samedi 23 juin 2018

L'histoire de l'Encyclopédie

Grand orateur de l'ordre des francs-maçons, le chevalier de Ramsay invite (dès 1737) les Grands-Maîtres européens à "s'unir pour former les matériaux d'un Dictionnaire Universel des arts libéraux et de toutes les sciences utiles". "On a déjà commencé l'ouvrage à Londres", ajoute-t-il en guise d'encouragement. L'ouvrage auquel il fait référence est le Dictionnaire de Chambers, paru en 1728, dont l'originalité réside dans le ton agressif employé envers le gouvernement et la religion. Réédité dix fois entre 1728 et 1751, ce dictionnaire attire bientôt l'attention du libraire Le Breton, installé à Paris. On ignore si cet homme a appartenu à une loge, mais d'autres personnalités d'envergure telles que le duc d'Antin, Grand-Maître de la franc-maçonnerie française, encourageaient depuis des années le projet d'une traduction de cet ouvrage.


En 1745, Le Breton voit débarquer chez lui un gentilhomme anglais, John Mills, qui lui propose un manuscrit de la traduction de Chambers. Le 25 février 1745, Le Breton obtient le privilège de la Librairie, c'est-à-dire l'approbation des censeurs. Le prospectus publicitaire est aussitôt publié dans le Mercure de France (juillet/août 1745), et la souscription obtient dans la foulée un large succès. A la suite d'une dispute avec Mills, Le Breton décide de poursuivre l'entreprise seul, associé à trois autres libraires parisiens. Il lui faut pourtant un nouveau traducteur, et son choix se porte sur l'abbé de Gua, un géomètre membre de l'Académie des Sciences. Les registres des dépenses de l'Encyclopédie montrent que ce dernier (tout comme d'Alembert) est payé dès le mois de décembre 1745. Diderot, Eidous, Toussaint n'apparaissent sur ces registres qu'en janvier et février 1746.

L'abbé de Gua est placé à la tête du projet le 27 juin 1746. Les libraires s'engagent à lui verser une somme globale de 18000 livres en échange de la livraison de plusieurs volumes.

Cette direction ne durera pourtant que 14 mois.


Car très vite, l'abbé de Gua se révèle incontrôlable. Loin de se contenter d'une simple traduction de Chambers, il entreprend d'enrichir le dictionnaire de nouveaux articles, mais aussi d'en modifier certains autres.

Comme le souligne E. Badinter dans "Les passions intellectuelles", cet abbé aujourd'hui oublié est pourtant "le père originel de l'Encyclopédie".

En août 1747, affolés par les dépenses engagées et agacés par le retard pris, les Libraires décident de rompre leur contrat avec de Gua.

C'est à ce moment que Diderot entre véritablement en scène.

*** 

D'Alembert et Diderot nieront tous deux le rôle joué par l'abbé de Gua dans le projet encyclopédique. En octobre 1747, le registre des délibérations précise que les deux hommes prennent la direction de l'entreprise. Les Libraires versent 3000 livres à d'Alembert. Diderot, quant à lui, est censé percevoir une somme globale de 7200 livres (1200 livres à la sortie du 1er volume, puis 144 livres par mois). Si Voltaire s'indigne de la modicité de ce salaire, Diderot n'en a que faire. Fasciné par les perspectives qui s'offrent à lui, il rêve uniquement de " fouler aux pieds toutes les vieilles puérilités, renverser les lumières que la raison n'aura point posées..."
Les tâches sont clairement réparties entre les deux directeurs. Diderot assurera le travail éditorial mais également le dépassement du projet initial. D'Alembert, de son côté, profitera de sa notoriété pour recruter des collaborateurs, soit dans les salons qu'il fréquente déjà, soit à l'Académie des sciences. Autour de lui se groupent les savants ; autour de Diderot, on trouve de jeunes hommes de lettres et des philosophes souvent inconnus : ainsi, Toussaint se charge de la jurisprudence et Eidous s'occupe de la maréchalerie. Et puisque Rameau ne veut pas collaborer, on propose à Rousseau d'écrire les articles sur la musique. Approché par d'Alembert, l'académicien Lemonnier s'occupera de l'électricité ; puis vient d'Holbach, passionné de chimie. En plus de ces figures souvent connues, de nombreux abbés et autres médecins rejoignent les rangs des encyclopédistes.

Frontispice de l'Encyclopédie

Et quand l'argent vient à manquer, la généreuse Madame Geoffrin ouvre largement sa bourse.

Mais malgré ces très nombreux collaborateurs, Diderot est rapidement submergé par l'immensité du travail à effectuer. Dès qu'il manque quelqu'un pour traiter d'un sujet, c'est lui qui s'en charge. Pour la seule lettre A, il écrira plus de deux cents articles ! Les libraires ont vu juste en choisissant ce jeune philosophe presque inconnu, car même si les dernières années seront difficiles, Diderot poursuivra inlassablement sa tâche pendant 25 ans.
Le 28 juin 1751 paraît le premier tome de l'Encyclopédie. Prévu initialement à 1500 exemplaires, le tirage est finalement porté à 2050 volumes. Un an plus tard, les libraires jubilent : malgré le coût important de la souscription, ils ont déjà réuni plus de 2000 souscripteurs !

***

Le succès du 1er tome, paru au début de l'été 1751, va entraîner une vive réaction de la part des Jésuites. Entre octobre 1751 et mars 1752, le père Berthier (rédacteur au Journal de Trévoux) accuse à plusieurs reprises les maîtres d'oeuvre de l'Encyclopédie d'avoir plagié certains articles du Dictionnaire de Trévoux, publié depuis 1704 par les Jésuites : " on se sert souvent du dictionnaire de Trévoux… il serait à propos de citer ses sources " (oct. 51) ; " ...cet article est fort imité, qu’il est même copié en grande partie..." (déc. 51). En réponse à l'article AIUS LOCUTIUS, dans lequel Diderot réclamait un assouplissement de la censure, notamment pour les articles écrits "dans une langue savante"(comprenez : en latin), Berthier objecte que cette liberté "serait trop grande pour toute société où l'on respecte la Religion."Avant d'ajouter : " en matière de christianisme, la docilité du peuple et la soumission des simples sont des qualités générales qui conviennent à tous, à chacun, dans tous les temps et dans toutes les circonstances ". Et de conclure : "cet article aurait eu besoin d'une censure juridique."
Si dans leur gazette, les Jésuites gardent un ton mesuré, il n'en est pas de même dans les libelles et autres pamphlets qu'ils font pleuvoir sur le clan des encyclopédistes. Pour n'en citer qu'un exemple, découvrons ci-contre la gravure placée en exergue des
Réflexions d'un franciscain, petit ouvrage (paru début 1752) qui s'en prend violemment à Diderot.




On y voit le bras de Saint-François flageller un philosophe, pendant que le commentaire précise : Vous aussi, vous devez craindre la corde de Saint-François. 

La violence du ton est d'autant plus surprenante que, quelques mois plus tôt, Berthier et ses comparses se montraient encore enthousiastes à l'égard du projet encyclopédique. Qu'a-t-il pu se passer entretemps ? Nul besoin d'être grand clerc pour le deviner. Il suffira de rappeler qu'au moment de la sortie du 1er tome, Diderot et d'Alembert avaient déjà réuni 2000 souscriptions. Comment les Jésuites auraient-ils pu accepter un triomphe qui les reléguait brutalement au rang de simples faire-valoir ? L'analyse que propose le marquis d'Argenson dès janvier 1752 me semble une nouvelle fois frappée au coin du bon sens : 
"...les jésuites veulent détruire cet ouvrage...Voilà donc que les jésuites, pour satisfaire leur ambition et pour avancer leur tyrannie, vont se servir d'un beau et noble prétexte d'accuser d'irréligion tout ce qui leur sera contraire ... Il est clair que ce grand dictionnaire va être incessamment supprimé, et je prédis que, les libraires se plaignant de leur ruine, on en donnera le privilège aux jésuites qui se mettront en leur lieu et place, continueront ce livre autant en mauvais et en plat qu'il était en bon; ils obligeront leurs protégés de l'acheter, et voilà comme ces bons pères ne veulent plus souffrir qu'on fasse de livres sans eux." 
(in Journal du marquis d'Argenson).

Et les gazettes de confirmer :

extrait du périodique l'Abeille du Parnasse (1752)
 
Rien ne prouve que les Jésuites aient conçu un tel projet, mais début 1752, plusieurs témoignages (notamment celui de Melchior Grimm) viennent conforter cette hypothèse. Au demeurant, la Compagnie de Jésus peut compter sur plusieurs alliés d'envergure : ainsi, Mgr de Beaumont, archevêque de Paris (et proche des Jésuites) ne cache pas son hostilité à l'égard des nouveaux philosophes ; Jean-François Boyer, ancien évêque de Mirepoix et précepteur du Dauphin est pour sa part considéré comme le chef du parti dévot... Et leur influence politique fait d'eux des ennemis redoutables. D'ailleurs, le clan des Encyclopédistes ne va pas tarder à s'en rendre compte...
 
l'abbé de Prades (1720-1782)



Avec l'affaire de l'abbé de Prades,  l'Encyclopédie va subir une première attaque en règle de la part des Jésuites et des Jansénistes réunis. En novembre 1751, ce jeune théologien soutient  devant les docteurs de la Sorbonne sa thèse de fin d'études. Les huit membres du jury lui accordent leur approbation, et voilà l'abbé promu docteur sans que personne ne trouve à y redire. Pourtant, quelques jours plus tard, deux autres théologiens de la Sorbonne font part de leur indignation auprès des Jésuites. De Prades aurait non seulement remis en cause les miracles de Jésus-Christ, mais il aurait également prétendu que le peuple chinois était présent sur terre bien avant le Déluge !

Aussitôt, Jansénistes et Philosophes sautent sur l'occasion pour accabler de leurs sarcasmes la faculté de théologie. Les uns se moquent de ces querelles qu'ils jugent dépassées, les autres dénoncent le laxisme grandissant de la faculté. Alerté, le pouvoir royal ordonne de soumettre la thèse au Parlement, qui demande aussitôt à la Sorbonne de sévir. En janvier 1752, dix propositions soutenues par l'abbé sont déclarées hérétiques et contraires aux bonnes moeurs. 

De l'impiété de l'abbé de Prades à celle de ses amis Encyclopédistes, il n'y a qu'un pas que Jansénistes et Jésuites s'empressent de franchir pour s'en prendre aussitôt au dictionnaire. Si le périodique jésuite continue de pointer du doigt ses insuffisances (erreurs, plagiat...) et certaines des positions soutenues par les co-directeurs d'Alembert et Diderot, le journal janséniste évoque pour sa part une dangereuse entreprise de subversion.

Sous la pression, le pouvoir royal rend alors un arrêt (février 1752) qui interdit d'imprimer et de vendre de nouveaux exemplaires de l'Encyclopédie sous peine d'une amende de mille livres. L'abbé de Prades est quant à lui décrété de prise de corps. Il trouvera son salut dans la fuite en gagnant la Hollande, puis Berlin, où Frédéric II le nomme aussitôt lecteur.

A Paris, Diderot est effondré. Pendant ce temps, ses adversaires exultent...
 ***
L'arrêt d'interdiction visant les 2 premiers tomes précise que "Sa Majesté a reconnu que dans ces deux volumes on a affecté d'insérer plusieurs maximes tendant à détruire l'autorité royale, à établir l'esprit d'indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à élever les fondements de l'erreur, de la corruption des moeurs, de l'irréligion et de l'incrédulité" 
( 7 février 1752).


Le 11, on décrète l'arrestation de l'abbé de Prades, auteur de la thèse scandaleuse. Par chance, ce dernier a eu le temps de fuir et de trouver refuge, via la Hollande, chez le "roi philosophe" Frédéric II qui l'accueille à bras ouverts. 

Pour sa part, Diderot joue la prudence, quittant discrètement Paris pour se cacher à Langres, auprès de sa famille, où il demeurera jusqu'au début de l'été. 

A en croire le Journal de Barbier (février 52), "cet arrêt du Conseil n'a été donné que pour apaiser les criailleries des Jésuites, et autres religieux..."

De son côté d'Argenson prétend que "le plus vilain rôle est celui des Jansénistes, qui ne veulent de tolérance que pour eux seuls".

   Avant de préciser :


Tout cela est plus que vraisemblable. Le parti dévot et les Bons Pères disposaient d'appuis à la Cour, le Parlement était sous influence janséniste, tout ce beau monde se haïssait mais savait à l'occasion s'allier contre ces nouveaux impies. 
Comment le Roi aurait-il pu leur résister ?

extrait du Journal de Barbier (fév 52)

Par chance, les Encyclopédistes disposent eux aussi de leur réseau d'influence. La Pompadour et Malesherbes constituent en l'occurrence des soutiens puissants, à défaut d'être toujours fidèles. D'autre part, et on néglige trop souvent ce motif, la suppression de l'Encyclopédie provoquait un sérieux manque à gagner pour les Libraires parisiens, qui jouaient bien évidemment de cet argument pour s'en plaindre auprès du Directeur de la Librairie. Dans le même temps, on fait planer la menace d'une poursuite de l'impression à l'étranger, d'où les propositions affluent. En août 1752, dans une lettre à Voltaire (qui séjourne alors à Potsdam auprès de Frédéric), d'Alembert écrit : "Nous connaissons bien mieux que personne tout ce qui manque à cet ouvrage. Il ne pourrait être bien fait qu'à Berlin, sous les yeux et avec la protection et les lumières de votre prince philosophe..."
Malesherbes, directeur de la Librairie

Désireux de ménager les deux camps, Malesherbes imagine un projet de réorganisation, qui supprimerait à l'avenir tout risque de scandale. Détaillant son idée, Malesherbes écrit à l'abbé de Bernis, un proche de la favorite : "j'ai pris les mesures que j'ai crues les plus efficaces ; par exemple pour la théologie, l'un des censeurs est chargé de vérifier sur un exemplaire de chaque volume, si toutes les pages ont été vues ou paraphées par lui ou l'un de ses confrères."

Forts de ces arguments (la faillite des Libraires étant mise dans la balance), la Pompadour et ses proches obtiennent du roi qu'il revienne sur sa décision et autorise les Encyclopédistes à reprendre le travail.

En tout et pour tout, l'interdiction aura donc duré trois mois...

***
Le troisième volume de l'Encyclopédie sort en novembre 1753, tiré à 3100 exemplaires. Dans l'avertissement des éditeurs, d'Alembert explique : "Dès que le premier volume de l'Encyclopédie fut public, l'envie qu'on avait eue de lui nuire, même lorsqu'il n'existait pas encore, profita de l'aliment nouveau qu'on lui présentait. Peu satisfaite elle-même des blessures légères que les traits de sa critique faisaient à l'Ouvrage, elle employa la main de la Religion pour les rendre profondes..."

En lisant ces quelques lignes, Jansénistes, Jésuites et autres dévots fulminent. Malgré les puissants appuis dont ils bénéficient, ils viennent en effet de perdre la première bataille. 

Dans le camp opposé, deux arguments ont semble-t-il pesé de tout leur poids : 

- d'abord, les protestations répétées des Libraires auprès de Malesherbes. En perdant l'Encyclopédie, ils courent assurément à la faillite, tant les frais engagés ont été conséquents.

- ensuite, la menace de poursuivre l'impression en Prusse, qui irrite jusque dans les allées de Versailles. Frédéric a déjà attiré à lui Voltaire et Maupertuis : si d'Alembert et Diderot leur emboîtaient le pas, le royaume de France aurait alors perdu ses esprits les plus brillants.

Disons-le tout net : avec cette défaite des clercs, on voit déjà se dessiner un avenir dans lequel l'intérêt religieux sera le plus souvent sacrifié sur l'autel de l'argent...

le journaliste Elie Fréron

Pour autant, les adversaires de l'Encyclopédie ne désarment pas. Lorsque sort le premier numéro du périodique l'Année Littéraire (en février 1754), Diderot et d'Alembert ignorent encore que son fondateur, le dénommé Elie Fréron, est animé d'une haine sans égale pour tous ces nouveaux philosophistes. Les toutes premières lignes du premier numéro se dispensent d'ailleurs de tout commentaire :  " C'est une vérité , Monsieur, que l'amour de la Philosophie , poussé à l'excès , nuit aux beaux Arts et au bon goût. Les Lettres tombèrent chez les Romains , lorsqu'ils se virent assaillis d'un essaim de Philosophes. Le nombre en devint si considérable qu'ils mirent la famine dans Rome , et qu'on fut obligé de les chasser pour faire vivre les bons Citoyens. Nous n'en sommes pas encore là; mais l'étude de la Philosophie commence parmi nous à prévaloir sur la belle Littérature ; le plus mince écrivain veut passer pour Philosophe : c'est la maladie , ou, pour mieux dire, la folie du jour. Elle se répand de proche en proche, et laisse partout des traces d'une orgueilleuse présomption. On se croit né pour donner des leçons à la Terre; on prend un ton de Maître ; on s’érige en Prophète , en Oracle ; on emprunte les paroles de la Divinité même..."


d'Alembert

S'ensuit une interminable diatribe contre Diderot, et contre ses Pensées sur l'interprétation de la Nature. Au cours de cette même année, celui que Jean Orieux qualifie de "serpent" (dans sa biographie sur Voltaire) va distiller des propos tout aussi venimeux à l'encontre de Rousseau et d'Alembert. Lorsque ce dernier est reçu à l'Académie Française (décembre 1754), voici comment le journaliste salue son entrée :


"M. d'Alembert, de l'Académie des Sciences, vient d'être reçu encore de l'Académie Française. Il a pris séance le jeudi dix-neuf de ce mois. Il convient lui-même à la tête de son remerciement, que livré dès son enfance a des études abstraites , il a été obligé depuis de s'y consacrer par l'adoption qu'a daigné faire de lui une Compagnie savante ; qu'ainsi ce n'est point à ses écrits que les Académiciens Français ont accordé leurs suffrages, mais à ses sentiments pour eux, à son zèle pour la gloire des Lettres. Cependant sa Préface de l'Encyclopédie , son Essai sur les gens de Lettres , son extrait de deux Volumes in 4 des Mémoires de Christine Reine de Suède, sa Traduction de quelques morceaux de Tacite , où il y a quelques contresens à la vérité, ses éloges historiques de M.Jean Bernoulli et de feu M. l'Abbé Terrasson, sont des titres qui peuvent passer pour Littéraires, et justifier son élection. (…)"  
Analysant dans le détail le discours de réception, Fréron montre que le grand géomètre est surtout un petit orateur maîtrisant fort mal la langue française. Il conclut son article par ce constat implacable : Presque tout le discours de ce récipiendaire est écrit de ce style contraint, embarrassé… 

Evidemment, Jansénistes et Jésuites saluent avec bienveillance l'entrée en lice de ce nouvel allié. Mais de son côté, Diderot supporte de plus en plus mal les attaques dont lui et ses proches sont victimes. Malgré la sortie des tomes 4 et 5 (octobre 1754, puis novembre 1755), le projet encyclopédique commence en fait à le lasser. 

Il ignore que le plus dur reste à venir... 

***

L'attentat commis par Damiens sur la personne du roi (voyez ici) va porter un coup terrible au projet encyclopédique. Au cours des premières semaines de l'instruction, ce sont tout d'abord les Jansénistes puis les Jésuites qui sont montrés du doigt. Dans son opuscule "Lettre d'un patriote", paru peu après l'attentat, l'avocat Pierre-Jean Grosley écrit à ce sujet : "dans cette affaire, on trouve les Jésuites partout et cependant, à peine sont-ils nommés dans la procédure."

Pierre-Jean Grosley

Se sentant menacés, ces derniers vont aussitôt trouver un terrain d'entente avec les Jansénistes pour dénoncer les Encyclopédistes, ces séditieux ! 
Les réactions ne se font pas attendre. Trois mois après les faits, en avril 1757, paraît une déclaration royale concernant la Librairie : elle prévoit que toute personne convaincue d'avoir, sans permission, composé ou fait composer, imprimer, colporter un ouvrage tendancieux, sera punie de mort. Ceux qui n'auront pas dénoncé la présence d'imprimerie dans leur immeuble seront affligés d'une amende de 6000 livres.






On imagine la panique qui s'empare des Libraires associés ! Face à des censeurs souvent tatillons, c'est prendre un risque inconsidéré que de poursuivre la parution. D'ailleurs, comme toujours quand le vent devient contraire, d'Alembert envisage une nouvelle fois d'abandonner l'entreprise.

Profitant de cette occasion inespérée, les adversaires des philosophes prennent leur plume et inondent Paris d'une pluie de pamphlets. Dans son périodique l'Année Littéraire, le venimeux Fréron (soutenu par la Cour) s'emploie à ramasser dans le caniveau les plus vils libelles, désignant ainsi le coupable du doigt.

Extrait de l'ode sur l'attentat du 5 janvier, parue dans l'Année Littéraire

  Les circonstances s'y prêtant, les dévots, les Jésuites et autres Jansénistes acceptent de taire leurs querelles pour se liguer contre l'ennemi commun. Ainsi, les auteurs du Journal de Trévoux, de la Religion Vengée (ou réfutation des auteurs impies) et des Nouvelles Ecclésiastiques vont faire feu de tout bois tout au long de l'année 1757.

Dans le Mercure d'octobre paraît sous le titre Avis Utile une petite fantaisie décrivant les nouveaux philosophes sous les traits d'une tribu sauvage : les Cacouacs. L'auteur en est l'abbé Odet Giry de Saint-Cyr, un jésuite sous-précepteur des Enfants de France et confesseur du Dauphin. En voici les premières lignes :

Extrait de l'Avis Utile

"Ce sont peut-être les seuls êtres dans la nature qui fassent le mal pour le plaisir, précisément, de faire du mal" ironise même le brave Jésuite dans l'une de ses pointes assassines. Et ses bons mots sont repris dans le Tout-Paris, que ce nom de Cacouacs amuse fort ! D'autant que, dans la foulée, paraît un second ouvrage, encore plus acide que le précédent !


Le sérieux de l'entreprise encyclopédique s'accommode mal de ce persiflage permanent. D'autant que commentant cet ouvrage qui se moque pêle-mêle de Voltaire, de Montesquieu et de la jeune génération des philosophes, Fréron écrit : "J'aurais souhaité que l'auteur n'ait point parlé de M. de Voltaire et de M. de Voltaire. Ils peuvent être Cacouacs, mais ils sont d'un ordre si élevé qu'on les dégrade en les confondant avec deux ou trois petits philosophes. C'est allier les aigles avec les roitelets..."

Pour d'Alembert, la coupe est pleine. Il a beau se plaindre de ces insultes au directeur de la Librairie (Malesherbes), rien n'y fait. "Ils ne seront jamais que d'insolents médiocres" répond Fréron, lorsque Malesherbes tente de calmer le jeu. Cette fois, c'en est trop ! Dans une lettre adressée à un contributeur, le codirecteur de l'Encyclopédie annonce sa décision :


l'attentat de Damiens (janvier 1757)
 ***
L'année 1758 sera un long chemin de croix pour Diderot.
Comme on l'a vu, la désertion de d'Alembert porte un rude coup à l'Encyclopédie.  Mais à relire la correspondance du géomètre, on se demande si cette défection est liée aux attaques subies (celles de Palissot et Fréron, notamment) ou bien aux nouvelles exigences financières du codirecteur de l'ouvrage. Celui qui, quelques années plus tôt, avait lancé son fameux mot d'ordre "liberté, vérité, pauvreté" est entretemps devenu membre prestigieux de toutes les académies d'Europe et pensionné par plusieurs mécènes. Et l'idéal des premiers temps à cédé la place à d'autres motivations plus vénales, comme le prouvent ses demandes de rallonge auprès des libraires.

Diderot en est d'ailleurs conscient, d'autant qu'il réclamera lui aussi une réévaluation de son salaire.

lettre à Sophie Volland, juillet 1762

Ce qui lui pèse, c'est de se retrouver seul face à ses adversaires et confronté à un immense ouvrage à achever. Surtout qu'après d'Alembert, ce sont Duclos et Marmontel qui quittent à leur tour l'entreprise.

Et dans le même temps, depuis Genève, l'agaçant Voltaire multiplie les appels du pied pour poursuivre l'impression à l'étranger.



"Que je vous plains de ne pas faire l’Encyclopédie dans un pays libre! Faut-il que ce dictionnaire, cent fois plus utile que celui de Bayle, soit gêné par la superstition, qu’il devrait anéantir; qu’on ménage encore des coquins qui ne ménagent rien; que les ennemis de la raison, les persécuteurs des philosophes, les assassins de nos rois, osent encore parler dans un siècle tel que le nôtre! "  
(lettre à Diderot, janvier 1758)



Diderot

Excédé que le patriarche de Ferney donne raison à d'Alembert, Diderot finit par lui répondre :


"Votre avis serait que nous quittassions tout à fait l’Encyclopédie ou que nous allassions la conti­nuer en pays étranger, ou que nous obtinssions justice et liberté dans celui-ci. Voilà qui est à merveille; mais le projet d’achever en pays étranger est une chimère. (...) Abandonner l’ou­vrage, c’est tourner la dos sur la brèche, et faire ce que désirent les coquins qui nous persécutent. Si vous saviez avec quelle joie ils ont appris la déser­tion de d’Alembert, et toutes las manoeuvres qu’ils emploient pour l’empêcher de revenir! Il ne faut pas s’attendre qu’on fasse justice des brigands auxquels on nous a abandonnés; et il ne nous convient guère de le deman­der. Ne sont-ils pas an possession d’insulter qui il leur plaît, sans que personne s’en offense? Est-ce à nous à nous plaindre lorsqu’ils nous associent dans leurs injures avec des hommes que nous ne vaudrons jamais? Que faire donc? ce qui convient à des gens de courage: mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous avons fait, de l’imbécillité de nos censeurs. (...) Est-il honnête de tromper l’espérance de quatre mille souscripteurs, et n’avons-nous aucun engagement avec les libraires? si d’Alembert reprend, et que nous finissions, ne sommes-nous pas vengés? Ah! mon cher maître, où est le philosophe? (...). Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie, et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée; je suis las de tracasseries. Je crie depuis le matin jusqu’au soir: Le repos, le repos! Et il n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées; alors que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent? Il faut travailler; il faut être utile. On doit compte de ses talents. Être utile aux hommes! Est-il bien sûr qu’on fasse antre chose que les amuser, et qu’il y ait grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte? " 
(lettre à Voltaire, février 1758)




A ces tracasseries viennent bientôt s'ajouter la rupture avec Rousseau, puis la tempête provoquée par la sortie de l'ouvrage De l'esprit d'Helvétius. Pour les dévots, qui jettent aussitôt les hauts cris, les thèses soutenues par ce proche de Diderot fournissent un nouveau prétexte pour attaquer violemment l'Encyclopédie.

Rendons cet honneur à Diderot : malgré le découragement qui l'envahit alors, il continue de faire face envers et contre tous. Au mois de juin 1758, en pleine tourmente, il se résigne enfin au départ de d'Alembert, mais réaffirme auprès de Voltaire sa volonté d'achever son grand ouvrage



"...mon arrangement avec les libraires est à peine conclu. Nous avons fait ensemble un beau traité, comme celui du diable et du paysan de La Fontaine: les feuilles sont pour moi, le grain est pour eux; mais au moins ces feuilles me seront assurées. Voilà ce que j’ai gagné à la désertion de mon collègue. Vous savez sans doute qu’il continuera de donner sa partie mathématique. Il n’a pas dépendu de moi qu’il ne fit mieux. Je croyais l’avoir ébranlé; mais il faut qu’il se promène. Il est tourmenté du désir de voir l’Italie. Qu’il aille donc en Italie; je serai content de lui s’il revient heureux, etc."
***
La sortie de De l'esprit (juillet 1758), de Claude-Adrien Helvétius, va fournir aux dévots l'occasion inespérée de porter le coup de grâce à l'ennemi commun. Dans cet ouvrage, l'ancien fermier général s’en prend à l'archaïsme des structures sociales de l'ancien régime et plaide notamment en faveur d'une laïcisation de l'enseignement. Dans un numéro de la Correspondance Littéraire de l'été 1758, Diderot manifeste son enthousiasme auprès des lecteurs : "Tout considéré, c'est un furieux coup de massue porté sur les préjugés en tout genre. Cet ouvrage sera donc utile aux hommes...il sera pourtant compté parmi les grands livres du siècle."

Grave erreur ! Dès l'automne, le déchaînement est général. Helvétius est sommé de se rétracter et de faire amende honorable.

Les dévots, et plus encore les jansénistes, se jettent aussitôt sur leurs ennemis, multipliant les pamphlets contre les amis encyclopédistes d’Helvétius. Le 23 janvier 1759, la Cour et les Chambres citent à la barre huit ouvrages considérés comme subversifs. Parmi eux figurent De l’Esprit et le Dictionnaire encyclopédique.
Helvétius

Au cours de son très véhément réquisitoire (25 janvier 1759), l'avocat général Joseph Omer Joly de Fleury affirme qu'Helvétius est le bras armé et visible d'"une secte de prétendus philosophes."


 Et l’acte d'accusation qui suit est implacable :


« La société, l'Etat et la religion se présentent aujourd'hui au tribunal de la justice pour lui porter leurs plaintes. Leurs droits sont violés, leurs lois sont méconnues, l'impiété qui marche le front levé paraît, en les offensant, promettre l'impunité à la licence qui s'accrédite de jour en jour.

L'humanité frémit, le citoyen est alarmé; on entend de tous côtés les ministres de l'Eglise gémir à la vue de tant d'ouvrages que l'on ne peut affecter de répandre et de multiplier que pour ébranler, s'il était possible, les fondements de notre religion. (…)

Telle est la philosophie des faux savants de notre siècle. Ils se donnent gratuitement le nom d'esprits forts, et appellent lumière ce qui n'est que ténèbres. (…)

Eh ! quel mal leur a fait cette religion sainte pour exciter leur fureur? Si ses dogmes, ses cérémonies et sa morale les offensent, s'ils ne peuvent en être les disciples, pourquoi troubler l'Etat et vouloir disputer aux autres la liberté de suivre les maximes de la catholicité ?

Ils déchirent le sein de l'Eglise qui Ies a adoptés pour ses enfants ; comme si l'Etat était coupable à leurs yeux, parce qu'il est chrétien, ils conjurent la perte de l’un et de l'autre, et cherchent à les saper par les fondements. (…)

Des hommes qui abusent du nom de philosophe pour se déclarer par leurs systèmes les ennemis de la société, de l'État et de la religion, sont sans doute des écrivains qui méritent que la Cour exerce contre eux toute la sévérité de la puissance que le prince lui confie (…)

Vos prédécesseurs, Messieurs, ont condamné aux supplices les plus affreux, comme criminels du lèse-majesté divine, des auteurs qui avaient composé des vers contre l'honneur de Dieu, son Eglise et l'honnêteté publique (…)


La Cour rend son arrêt le 6 février. L'ouvrage d'Helvétius sera lacéré et brûlé au pied du grand escalier du Palais. Quant à l'Encyclopédie, les sept volumes déjà publiés seront relus et révisés par une commission de théologiens et d'avocats.


Un mois plus tard, après intervention du parti de la reine, le Conseil du Roi rend un nouvel arrêt qui révoque le privilège accordé à l'Encyclopédie en 1746. « L’avantage qu’on peut retirer d’un ouvrage de ce genre pour le progrès des sciences et des arts ne peut jamais balancer le tort irréparable qui en résulte pour les mœurs et la religion »


L'encyclique du pape Clément XIII (septembre 1759) étend ensuite la sentence à l'ensemble des fidèles : « nous condamnons et réprouvons ledit ouvrage… comme contenant une doctrine et des propositions fausses, pernicieuses et scandaleuses, induisant à l’incrédulité et au mépris de la Religion, ouvrant la voie à la corruption des mœurs et à l’impiété. Défendons à tous et chacun des Fidèles… de le lire, garder ou copier ; et cela sous peine d’excommunication… » 

Désormais, plus aucun libraire n'a le droit de vendre l'un des 7 volumes déjà parus, « à peine de punition exemplaire ».

En somme, l'arrêt de mort de l'Encyclopédie vient d'être prononcé...
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Décontenancés, Diderot et les Libraires associés en appellent au gouvernement, invoquant le risque de faillite ainsi que les avances déjà versées par les lecteurs. En guise de réponse, l'autorité royale charge Malesherbes de calculer au plus juste les remboursements à faire aux souscripteurs. En juillet 1759, le Conseil d'Etat rend donc un nouvel arrêt, condamnant les Libraires à restituer une somme de 72 livres à chacun d'eux (environ 4000).







Désormais sûrs de leur fait, les dévots paradent ouvertement, trop heureux de voir leur adversaire un genou à terre. Dans une de ses critiques parues dans le Journal Encyclopédique (1759), Chaumeix  laisse même exploser sa joie : "Que l'exemple que nous donnent aujourd'hui les Auteurs d'un dictionnaire foudroyé par toutes les puissances fasse connaître à ceux qui voudraient imiter ces Auteurs à quelle peine ils s'exposent; et que ceux à qui Dieu a fait la grâce de connaître la religion et d'y être attachés se consolent en voyant sur quelle base elle est établie." Les Jésuites exultent eux aussi, comme d'autres rapaces qui ont flairé l'odeur du sang. Le journaliste Fréron et Le Franc de Pompignan, dont nous avons déjà parlé (voir ici), en sont les exemples les plus marquants.   Victimes de ce qu'ils estiment être une injustice, les libraires  multiplient dans le même temps les plaintes auprès de Malesherbes, dont ils connaissent l'esprit de conciliation : "Si le nouvel arrêt était exécuté, nous nous trouverions condamnés à rendre plus qu'il ne nous reste... On ne nous reproche rien et cependant on nous traite, et pour la forme et pour le fond, comme des malfaiteurs... J'en appelle, Monsieur, à la bonté de votre coeur, qui m'est connue. Elle ne peut pas désapprouver la sensibilité aux humiliations accumulées." (lettre du libraire Durand, août 1759)

"L'arrêt du 21 juillet met notre société dans un labyrinthe dont je ne vois pas l'issue. Il est physiquement inexécutable ; et s'il devait avoir lieu pour un seul souscripteur, mille et davantage pourraient se présenter. Il n'y aurait pas alors d'autres moyens de garantir la société d'une ruine certaine que d'abandonner tout..." (lettre du libraire David, août 1759)
Malesherbes
Dans cette période cruciale, il convient d'ailleurs de souligner le rôle essentiel de Malesherbes, sans doute l'un des plus éminents représentants de cette noblesse libérale qui, au détour du siècle, sut s'affranchir des réflexes d'obéissance à l'autorité pour privilégier l'intérêt commun et l'avancée des idées. Au cours de cet été 1759, alors que le matériel de Diderot est sur le point d'être saisi, Malesherbes propose au directeur de l'Encyclopédie de le déménager chez lui afin de le mettre à l'abri. Puis, en évitant d'ébruiter l'arrêt du 21 juillet, il choisit de laisser les souscripteurs dans l'ignorance de la crise. Dans un mémoire adressé au Conseil et datant de 1770, on apprend en l'occurrence qu'"aucun souscripteur ne se présenta pour recevoir le remboursement de 72 livres. Le public désirait et espérait la continuation de l'Encyclopédie."

Par sa décision, Malesherbes évite donc la faillite des Libraires associés. Dans ce moment difficile, et plus tard également (songeons à son sacrifice lors du procès de Louis XVI), Malesherbes a révélé le visage rare d'un honnête homme. Rendons-lui du moins cet hommage...  

 
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Si les Libraires associés ont perdu une nouvelle bataille, ils n'ont pas encore perdu la guerre. A défaut de publier des textes, ils obtiennent de Malesherbes (8 septembre) l'autorisation de publier un recueil de mille planches réparties en 4 volumes. Les anciens souscripteurs ne paieront que 28 livres par volume (le remboursement exigé étant donc pris en compte). Les nouveaux souscripteurs paieront quant à eux 72 livres pour souscrire, puis 72 livres pour chacun des 4 volumes à venir.
L'autorisation de publier les planches annonce, de manière imminente, celle de publier des textes. D'ailleurs, dans son journal, au mois de février, Barbier annonçait que le VIIIè tome était déjà sous presse : "on met actuellement sous presse le huitième volume de l'Encyclopédie qu'on commence à imprimer."
volume de planches
 
planche d'anatomie (1er volume)
La stratégie adoptée par Diderot est la suivante : pendant que sortiront les volumes de planches (le 1er paraîtra en janvier 1762), on commencera l'impression des volumes de textes.
Evidemment, les dévots enragent. Au moment de la révocation du privilège, Barbier décrivait dans son Journal le "contentement, non seulement des Jansénistes mais aussi des Jésuites, qui ont toujours été jaloux de n'avoir pas été choisis et employés dans quelque partie de cet ouvrage." Ce que rappelle Grimm dans sa Correspondance Littéraire de février 1759 : "les ennemis de l'Encyclopédie, quelque nombreux et quelque puissants qu'il soient, ont échoué dans leur grand projet qui était de retirer de retirer cette entreprise des mains de M. Diderot, et en profitant de ses immenses travaux, de la faire continuer par les Jésuites.
A lire les pamphlets venimeux des uns et des autres, on ne peut que confirmer la perspicacité de ces analyses...
Plus féroce encore, le journaliste Fréron fait dans le même temps écho à la plainte d'un ancien collaborateur de l'Encyclopédie (un dénommé Patte) qui prétend que Diderot a plagié de nombreuses gravures du savant Réaumur. Lassé de ces attaques répétées, Diderot continue pourtant de travailler nuit et jour. Il s'en émeut pourtant auprès de son amie Sophie Volland : "J'ai encore eu de la tracasserie d'auteur, jusques par-dessus les oreilles... Le Breton m'a enlevé pour aller travailler chez lui depuis onze heures du matin jusqu'à onze heures du soir. C'est toujours la maudite histoire de nos planches. Ces commissaires de l'Académie sont revenus sur leur premier jugement..." Par chance, après examen, l'Académie lavera définitivement Diderot de tout soupçon. Au grand dam de Fréron, comme on l'imagine...
 
Fréron, l'ennemi juré de Voltaire... et des encyclopédistes
Au moment d'achever cet article, une question me brûle les lèvres.
A ausculter les événements jour après jour, on peut se demander comment Diderot a pu assumer, sur une si longue période, une charge de travail aussi considérable ? D'Alembert ayant quitté l'aventure, Voltaire et Rousseau loin de Paris, comment a-t-il résisté, seul, à toutes ces épreuves ?
Ces interrogations resteront sans réponse.
Mais s'il m'est arrivé d'être sévère avec Diderot, force est de reconnaître que son acharnement et son courage suscitent l'admiration...  
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Entre 1760 et 1765, les ennemis de l'Encyclopédie vont tomber les uns après les autres. 



Evidemment, le scandale La Valette qui se conclut par l'expulsion des Jésuites (décidée en août 1762) constitue une immense aubaine pour Diderot et ses amis : " Voilà, mon amie, le billet d'enterrement des Jésuites " écrit-il à Sophie Volland (12 août 1762). "Me voilà délivré d'un grand nombre d'ennemis puissants... Ils se mêlaient de trop d'affaires... Ils brouillaient l'Eglise et l'Etat " Et d'analyser, en une formule aussi concise que brillante : "Ils prêchaient aux peuples la soumission aveugle aux rois ; aux rois l'infaillibilité du pape, afin que, maître d'un seul, ils fussent maîtres de tous." La chute des Jésuites va entraîner celle de Berthier et de son Journal de Trévoux. Le Dauphin le nomme aussitôt garde de la Bibliothèque et le charge de l'éducation de ses enfants, le duc de Berry (futur Louis XVI) et le comte de Provence. Lui, du moins, n'aura pas été chassé très loin...
expulsion des Jésuites
Les deux autres adversaires les plus acharnés, le janséniste Abraham Chaumeix et le journaliste Elie Fréron, vont à leur tour perdre tout crédit auprès de l'opinion parisienne. Mis à mal par plusieurs pamphlets de Voltaire, le premier quitte la France en 1763 (Catherine de Russie l'accueillera à bras ouverts) tandis que le second, toujours plus isolé, voit ses articles régulièrement caviardés par une censure désormais favorable aux Encyclopédistes. Enfin, la mort du Dauphin (décembre 1765) porte le coup de grâce au parti dévot.  Diderot sort donc vainqueur de ce combat qui l'aura opposé pendant près de quinze ans au Parlement, aux Jésuites, aux Jansénistes et au parti dévot...  Preuve que l'horizon s'éclaircit, les Libraires acceptent enfin de l'augmenter, comme en témoigne ce courrier à Sophie Volland : "Les libraires viennent enfin de m'accorder, outre la rente de 1500 livres qu'ils me font, 350 livres par volume de planches, et il y en aura quatre ; 350 livres par volume de discours, et l'on peut compter sur neuf".
D'ailleurs, même si elle n'a pas encore paru, l'oeuvre est désormais achevée. Le 29 septembre 1762, encore prudent, Diderot écrit à Voltaire : " Non, très cher et très illustre frère, nous n'irons ni à Berlin ni à Petersbourg achever l'Encyclopédie ; et la raison, c'est qu'au moment où je vous parle, on l'imprime ici et que j'en ai des épreuves sous mes yeux. Mais chut !" Oui, Diderot jubile... Il lui reste pourtant une dernière épreuve à traverser. Mais cette fois, l'adversaire sera issu de ses propres rangs...
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Un jour de novembre 1764, alors qu'il cherche à consulter un de ses articles dans l'un des dix volumes déjà imprimés (mais pas encore distribués, rappelons-le),  Diderot découvre avec stupeur que son texte a été retouché. Quelqu'un a repris en main la 1ère épreuve, à laquelle il a donné son "bon à tirer", et y a apporté des modifications ! Après inspection, il constate, la mort dans l'âme, que les autres volumes ont eux aussi été mutilés...

Seul le libraire Lebreton avait accès aux premières épreuves. D'ailleurs, le coupable reconnaît bientôt son crime. C'est lui qui qui s'est improvisé censeur, supprimant certains articles, en caviardant d'autres qui lui semblaient trop hardis. Et qu'on se le dise, il n'est pas question de réimprimer plus de 9000 pages !

Mis devant le fait accompli, Diderot est contraint de se résigner. Mais la lettre qui suit, envoyée au libraire le 12 novembre, montre combien cette trahison l'a meurtri :

 
Diderot

"Ne m’en sachez nul gré, monsieur, ce n’est pas pour vous que je reviens ; vous m’avez mis dans le cœur un poignard que votre vue ne peut qu’enfoncer davantage. Ce n’est pas non plus par attachement à l’ouvrage que je ne saurais que dédaigner dans l’état où il est. Vous ne me soupçonnez pas, je crois, de céder à l’intérêt. Quand vous ne m’auriez pas mis de tout temps au-dessus de ce soupçon, ce qui me revient à présent est si peu de chose, qu’il m’est aisé de faire un emploi de mon temps moins pénible et plus avantageux. Je ne cours pas enfin après la gloire de finir une entreprise importante qui m’occupe et fait mon supplice depuis vingt ans ; dans un moment, vous concevrez combien cette gloire est peu sûre. Je me rends à la sollicitation de M. Briasson (libraire associé à l'entreprise). Je ne puis me défendre d’une espèce de commisération pour vos associés qui n’entrent pour rien dans la trahison que vous m’avez faite, et qui en seront peut-être avec vous les victimes. Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite ; vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées, et d’en recueillir quelque considération qu’ils ont bien méritée, et dont votre injustice et votre ingratitude les aura privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis : à peine votre livre paraîtra-t-il, qu’ils iront aux articles de leur composition, et que voyant de leurs propres yeux l’injure que vous leur avez faite, ils ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris. Les cris de MM. Diderot, de Saint-Lambert, Turgot, d’Holbach, de Jaucourt et autres, tous si respectables pour vous et si peu respectés, seront répétés par la multitude. Vos souscripteurs diront qu’ils ont souscrit pour mon ouvrage, et que c’est presque le vôtre que vous leur donnez. Amis, ennemis, associés élèveront leur voix contre vous. On fera passer le livre pour une plate et misérable rapsodie. Voltaire, qui nous cherchera et ne nous trouvera point, ces journalistes, et tous les écrivains périodiques, qui ne demandent pas mieux que de nous décrier, répandront dans la ville, dans la province, en pays étranger, que cette volumineuse compilation, qui doit coûter encore tant d’argent au public, n’est qu’un ramas d’insipides rognures. (...)  

À votre ruine et à celle de vos associés que l’on plaindra, se joindra, mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais. Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l’on vous citera dans l’avenir comme un homme capable d’une infidélité et d’une hardiesse auxquelles on n’en trouvera point à comparer. C’est alors que vous jugerez sainement de vos terreurs paniques et des lâches conseils des barbares ostrogoths et des stupides vandales qui vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu’il en arrive, je serai à couvert. On n’ignorera pas qu’il n’a été en mon pouvoir ni de pressentir ni d’empêcher le mal quand je l’aurais soupçonné ; on n’ignorera pas que j’ai menacé, crié, réclamé. Si, en dépit de vos efforts pour perdre l’ouvrage, il se soutient, comme je le souhaite bien plus que je ne l’espère, vous n’en retirerez pas plus d’honneur, et vous n’en aurez pas fait une action moins perfide et moins basse ; s’il tombe, au contraire, vous serez l’objet des reproches de vos associés et de l’indignation du public auquel vous avez manqué bien plus qu’à moi. Au demeurant, disposez du peu qui reste à exécuter comme il vous plaira ; cela m’est de la dernière indifférence. Lorsque vous me remettrez mon volume de feuilles blanches, je vous donne ma parole d’honneur de ne le pas ouvrir que je n’y sois contraint pour l’application de vos planches. Je m’en suis trop mal trouvé la première fois : j’en ai perdu le boire, le manger et le sommeil. J’en ai pleuré de rage en votre présence ; j’en ai pleuré de douleur chez moi, devant votre associé, M. Briasson, et devant ma femme, mon enfant, et mon domestique. J’ai trop souffert, et je souffre trop encore pour m’exposer à recevoir la même peine. Et puis, il n’y a plus de remède. (...)
 Ne vous donnez pas la peine de me répondre ; je ne vous regarderai jamais sans sentir mes sens se retirer, et je ne vous lirai pas sans horreur. "
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"Je suis blessé jusqu'au tombeau", écrit Diderot en découvrant la trahison de Le Breton. Il reste pourtant un dernier obstacle à surmonter : comment faire paraître les dix volumes déjà achevés, mais toujours interdits de parution ?

Comme souvent en pareille situation, on a recours à un artifice sur lequel les autorités ferment volontiers les yeux. C'est ainsi qu'en janvier 1766 se répand à Paris l'Avis suivant : "Samuel Fauche, Libraire à Neufchâtel en Suisse, donne avis au public qu'il a achevé d'imprimer la suite de l'Encyclopédie, dont il avait acquis les manuscrits après la publication des sept volumes imprimés à Paris (...) Ceux qui ont les sept premiers volumes de cet ouvrage et qui désireront s'en procurer la suite, sont priés de prendre chez les imprimeurs de Paris un écrit par lequel il soit constaté qu'ils ont souscrit pour cet ouvrage. Et les dix nouveaux volumes seront délivrés en feuilles au porteur de cet écrit, moyennant 200 livres."

En 1ère page, en lieu et place des libraires associés et de Diderot, on trouve désormais la mention  : "Mis en ordre par M***. A Neufchastel chez Samuel Fauche et Compagnie, libraires et imprimeurs". 

A la tête de la Librairie, le censeur Sartine feint de ne rien voir...

De son côté, l'Eglise continue d'éructer, comme le prouve cette nouvelle condamnation prononcée lors de l'Assemblée du Clergé en 1765:





Même si le groupe encyclopédique bénéficie de la perte d'influence du parti dévot, affaibli par la mort du Dauphin en décembre 1765, il convient donc de faire profil bas et de se montrer prudent. Hélas, l'euphorie qui règne alors chez les Libraires leur fait oublier cette règle des plus élémentaires.

Fort de ses appuis à la Cour où il compte plusieurs clients, Le Breton commet l'erreur d'y envoyer (sans autorisation !) quelques exemplaires des derniers volumes imprimés. Mis au courant de cette bravade, le ministre Saint-Florentin ordonne aussitôt de faire arrêter l'impertinent et de le conduire à la Bastille.

Et Sartine de commenter : "Cette punition était indispensable pour donner satisfaction au clergé à son assemblée prochaine".

Accompagné de son domestique, Le Breton ne passera évidemment que quelques nuits sous les verrous... 

Et à compter de ce jour, il ne sera plus jamais inquiété.

Depuis Genève, Voltaire a donc toutes les raisons de se réjouir de cette ultime victoire remportée par les Encyclopédistes.

"Il semble, écrit-il à d'Alembert, que tous ceux qui ont écrit contre les philosophes sont punis en ce monde : les jésuites ont été chassés ; Abraham Chaumeix s'est enfui à Moscou ; Berthier est mort d'un poison froid, et Vernet (un pasteur genevois) sera pilorié infailliblement

(juin 1766)

"Le grand et maudit ouvrage est fini" (lettre à Damilaville), conclut Diderot, 20 ans après s'être lancé dans cette formidable entreprise.