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mercredi 16 mars 2016

Rousseau vu par l'abbé Morellet (2)

Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur. 
 
Morellet

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Jusqu’à présent je n’ai parlé que du caractère moral de Jean-Jacques, de l’homme social ou plutôt insociable; je veux le considérer maintenant comme écrivain, et ensuite comme philosophe, deux côtés qu’il faut soigneusement distinguer en lui.
Ici je déclare que mon admiration pour J.-J. Rousseau, comme écrivain, est sans bornes; que je le crois l’homme le plus éloquent de son siècle; que je ne connais rien de plus entraînant que les beaux endroits de son Discours sur l’Inégalité, de son Émile, de sa Lettre à l’archevêque, et de son Héloïse. Son éloquence est abondante, et n’en est pas moins énergique. Les développements qu’il donne à une même idée, la fortifient loin de l’affaiblir. La dernière forme qu’elle prend est toujours plus frappante que celle qui précède; de sorte que le mouvement va sans cesse croissant, pour opérer enfin une persuasion intime et forte, même lorsqu’il établit une erreur, si une grande justesse et d’esprit et de raison ne nous en défend pas. Je pense que, de réflexion et après coup, il a dû rejeter lui-même plusieurs de ses paradoxes; mais il m’est impossible de croire qu’au moment où il les établit, il n’en ait été parfaitement convaincu: car on ne persuade pas comme il fait, sans être soi-même persuadé.  (...)

Rousseau romancier :
Je me rappelle encore les transports d’admiration et de plaisir que j’éprouvai à la lecture des premiers ouvrages de Rousseau, et le bonheur que me donna plus tard la lecture d’Héloïse et d’Émile. Par la vive impression que j’en recevais, j’aurais pu conjecturer moi-même que je n’étais pas absolument incapable de faire un jour quelque chose de bien, et me guérir ainsi d’une assez grande défiance que j’ai eue longtemps de mes forces telles quelles. Je prends cette occasion d’avertir les jeunes gens, que le caractère qui peut faire le plus espérer d’eux, est cette admiration pour les bons ouvrages portée à une sorte d’enthousiasme: celui à qui cet organe manque ne fera jamais rien.
J’ai parlé d’Héloïse: ce n’est pas qu’aujourd’hui je m’en dissimule les défauts que je ne faisais alors qu’entrevoir. Héloïse est souvent une faible copie de Clarisse; Claire est calquée sur Miss Howe. Le roman, comme composition dramatique, ne marche pas. Plus d’une moitié est occupée par des dissertations fort bien faites, mais déplacées, et qui arrêtent les progrès de l’action. Telles sont les lettres sur Paris, le duel, le suicide, les spectacles. A peine resterait-il deux volumes, si l’on retranchait tout ce qui n’est point du sujet. Quelle comparaison peut-on faire d’une composition pareille avec Clarisse, cette grande machine dans laquelle tant de ressorts sont employés à produire un seul et grand effet, où tant de caractères sont dessinés avec tant de force et de vérité, où tout est préparé avec tant d’art, où tout se lie et se tient? Quelle différence encore dans le but moral des deux ouvrages ? Quel intérêt inspire l’héroïne anglaise, et combien est froid celui que nous prenons à Julie ? Elle est séduite comme Clarisse, mais ne s’en relève pas comme elle; au contraire, elle s’abaisse davantage encore en épousant Wolmar sans l’aimer, tandis qu’elle en aime un autre. On me la montre mariée, bonne mère de famille, élevant bien ses enfants, remplissant froidement ses devoirs d’épouse; mais le tableau de ces vertus domestiques serait bien mieux placé dans une femme qui eût toujours été chaste et pitre; et c’est blesser la morale que de les supposer à une fille corrompue avant son mariage, et qui n’aime pas son mari.
la Nouvelle Héloïse
Rousseau a voulu, quelque part, non seulement excuser cette immoralité, mais la tourner à son avantage: cette apologie n’est qu’un tissu de sophismes.
Quant à l’Émile, c’est, sans contredit, et le meilleur ouvrage de Rousseau, et un excellent ouvrage. La douce loi qu’il impose aux mères, l’éducation physique et morale de la première enfance, la marche et les progrès de l’instruction du jeune age, la naissance des passions, la nature de la femme et ses droits, ses devoirs, résultant de son organisation même, etc., tous ces sujets, et une infinité de vues saines et vraies, donnent à l’Émile un caractère d’utilité, qui le met dans la première classe des ouvrages dont la lecture a contribué ou peut contribuer à l’instruction des hommes. Au reste, même force et même éloquence dans le style, où le raisonnement se trouve heureusement entremêlé et fondu avec les mouvements oratoires, à la manière de Pascal, et d’Arnaud, et de Malebranche; vrai modèle d’une discussion philosophique et animée, raisonnable et pathétique, dont nos harangueurs révolutionnaires, sans en excepter Mirabeau lui-même, sont restés bien loin.
Je sais que l’on a dit que le fond des idées de l’Émile est tout entier dans Plutarque, dans Montaigne et dans Locke,, trois auteurs qui étaient constamment dans les mains de Jean-Jacques, et dont il a suivi toujours les traces; mais je ne regarde pas cette observation comme suffisante pour diminuer la gloire d’avoir mis si habilement en oeuvre ces matériaux que fournissait la nature. Des idées si vraies, si justes, si près de nous, sont à tout le monde, comme l’arbre d’une forêt avant que la main de l’homme l’abatte et le façonne en canot, en charrue; mais, comme l’arbre aussi, elles deviennent la propriété de celui qui les a façonnées, qui les a revêtues de l’expression la plus pure, embellies de la plus vive couleur, et les a rendues capables de pénétrer et de convaincre nos esprits.
Emile

Rousseau philosophe

Si je veux donc maintenant examiner Rousseau comme philosophe, je dirai qu’il est vraiment philosophe dans son Émile; mais aussi je ne crains pas d’affirmer que, dans la plupart de ses autres ouvrages, non seulement il ne mérite pas ce titre, mais qu’il n’a enseigné que la plus fausse et la plus funeste philosophie qui ait jamais égaré l’esprit humain.
On voit que c’est surtout contre ses livres de politique que je porte cet anathème, et je ne le prononce qu’après avoir consacré toute mon intelligence et toute ma vie aux questions et aux recherches où le philosophe de Genève me semble avoir adopté des principes faux, contraires à la nature même de l’homme qu’il a prétendu suivre, et subversifs de tout état social.
Sa première erreur, et peut-être celle qui a entraîné toutes les autres, a été son paradoxe extravagant sur la part funeste qu’il attribue aux sciences et aux arts dans la corruption et le malheur des hommes. Je ne combattrai pas cette doctrine, qu’il faut en effet regarder comme folle, si l’on ne veut pas, pour être conséquent, retourner dans les bois, se vêtir de peaux de bêtes et vivre de gland; mais je confirmerai de mon témoignage un fait déjà connu, qui doit nous suffire pour apprécier l’autorité du philosophe ennemi de la civilisation et des lettres.
Il conte, livre VIII des Confessions, et dans une lettre à M. de Malesherbes, qu’il allait voir souvent Diderot à Vincennes, où il avait été mis pour sa Lettre sur les Aveugles, dans laquelle il enseigne l’athéisme. « Je pris un jour, dit-il, le Mercure de France; et, tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’académie de Dijon, pour le prix de l’année suivante: Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs? A l’instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme….. Ce que je me rappelle bien distinctement, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite au crayon sous un arbre. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet et la suite inévitable de ce moment d’égarement... »
l'illumination de Vincennes
Or, voici ce que j’ai appris de Diderot lui-même, et ce qui passait alors pour constant dans toute la société du baron d’Holbach, où Rousseau n’avait encore que des amis. Arrivé à Vincennes, il avait confié à Diderot son projet de concourir pour le prix, et avait commencé même à lui développer les avantages qu’avaient apportés à la société humaine les arts et les sciences. Je l’interrompis, ajoutait Diderot, et je lui dis sérieusement: « Ce n’est pas là ce qu’il faut faire; rien de nouveau, rien de piquant, c’est le pont aux ânes. Prenez la thèse contraire, et voyez quel vaste champ s’ouvre devant vous: tous les abus de la société à signaler; tous les maux qui la désolent, suite des erreurs de l’esprit; les sciences, les arts, employés au commerce, à la navigation, à la guerre, etc., autant de sources de destruction et de misère pour la plus grande partie des hommes. L’imprimerie, la boussole, la poudre à canon, l’exploitation des mines, autant de progrès des connaissances humaines, et autant de causes de calamités, etc. Ne voyez-vous pas tout l’avantage que vous aurez à prendre ainsi votre sujet? » Rousseau en convint, et travailla d’après ce plan. Ce récit, que je crois vrai, renverse et détruit toute la narration de Jean-Jacques. Je n’empêche pas, au reste, ceux qui aimeront mieux l’en croire que Diderot et toute la société du baron d’Holbach, de se contenter en cela; mais je rapporte ma conviction, qui a été de bonne foi.
Ce premier paradoxe une fois embrassé par Jean-Jacques, il fut assez naturellement conduit à ceux qui remplissent son discours sur l’inégalité des conditions.
Mais c’est surtout dans le Contrat social qu’il a établi des doctrines funestes, qui ont si bien servi la révolution, et, il faut le dire, dans ce qu’elle a eu de plus funeste, dans cet absurde système d’égalité non pas devant la loi, vérité triviale et salutaire, mais égalité de fortunes, de propriétés, d’autorité, d’influence sur la législation, principes vraiment destructeurs de tout ordre social.
S’il était besoin d’appuyer de preuves cette opinion sur les ouvrages politiques de Rousseau, j’en apporterais une assez forte que me fournit le discours prononcé en 1794, au mois de vendémiaire, par le président de la Convention, lorsqu’on alla déposer au Panthéon les cendres du philosophe genevois. L’orateur de la Convention s’exprime ainsi :
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« Moraliste profond, apôtre de la liberté et de l’égalité, il a été le précurseur qui a appelé la nation dans les routes de la gloire et du bonheur; et si une grande découverte appartient à celui qui l’a le premier signalée, c’est à Rousseau que nous devons cette régénération salutaire, qui a opéré de si heureux changements dans nos mœurs, dans nos coutumes, dans nos lois, dans nos esprits, dans nos habitudes. « Au premier regard qu’il jeta sur le genre humain, il vit les peuples à genoux, courbés sous les sceptres et les couronnes; il osa prononcer les mots d’égalité et de liberté.
« Ces mots ont retenti dans tous les coeurs, et les peuples se sont levés.
« Il a le premier prédit la chute des empires et des monarchies; il a dit que l’Europe avait vieilli, et que ces grands corps, prêts à se heurter, allaient s’écrouler comme ces monts antiques, qui s’affaissent sous le poids des siècles. »
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Si l’on considère qu’à cette époque la révolution, à laquelle l’orateur félicite Rousseau d’avoir puissamment coopéré, avait déjà répandu sur la nation un déluge de maux et de crimes, on s’étonnera sans doute qu’il ait été loué des plus funestes effets de ses ouvrages; mais on reconnaîtra du moins, qu’en lui attribuant en partie les maux de la révolution, je ne fais que suivre la route que m’ont tracée ses panégyristes et ses admirateurs.
La seule restriction qu’on puisse apporter à ce reproche, et qu’il soit même juste de faire, c’est que, dans sa théorie des gouvernements, il paraît n’avoir pas écrit pour une grande nation; mais, outre qu’il n’a pas prononcé assez nettement cette modification à ses principes, il n’en est pas moins vrai que c’est en les appliquant, par ignorance ou par mauvaise foi, à ou grand pays comme la France, qu’on a préparé tous les malheurs dont nous avons été les témoins et les victimes.

lundi 14 mars 2016

Rousseau vu par l'abbé Morellet (1)

Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur.  


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Je l’ai constamment jugé avec plus d’indulgence que mes confrères les philosophes lorsqu’ils ont été brouillés avec lui (ndlr : après 1758, Rousseau s'était effectivement brouillé avec le clan encyclopédiste). Je le défendais et l’ai défendu bien longtemps contre eux auprès d’eux-mêmes. Je n’ai cédé qu’à l’évidence des faits pour le croire défiant jusqu’à la déraison, et ingrat jusqu’à la haine envers ses bienfaiteurs et ses amis.
J’ai été longtemps témoin de la manière dont il était traité, caressé, choyé par les gens de lettres, qu’il a depuis rendus ses ennemis, ou décriés comme tels en tant de manières et avec tant d’adresse et d’éloquence. Il n’y a point d’égards qu’on ne lui montrât dans les sociétés littéraires où je l’ai vu. Diderot, dont il s’est plaint si amèrement, était son adorateur, et je dirai presque son complaisant. Nous allions souvent, Diderot et moi, de Paris à son ermitage près Montmorency, passer avec lui des journées entières. Là, sous les grands châtaigniers voisins de sa petite maison, j’ai entendu de longs morceaux de son Héloïse, qui me transportaient ainsi que Diderot; et nous lui exprimions l’un et l’autre, chacun à notre manière, notre juste admiration, quelquefois jointe à des observations critiques, qui ne pouvaient que relever à ses yeux le bien que nous lui disions du reste. En un mot, j’ose l’affirmer, jamais homme de lettres n’a trouvé auprès des autres gens de lettres plus de bienveillance, de justice, d’encouragement, que cet homme qui a rempli ses ouvrages de satires contre les gens de lettres ses contemporains, et les a traduits à la postérité comme sans cesse occupés de le décrier et de lui nuire. Je rappellerai, à ce propos, une autre imputation non moins injuste que j’ai essuyée de lui quelques années plus tard, et qui servira à montrer encore son caractère défiant.
Il était revenu depuis peu de Suisse, après que l’espèce de persécution qu’il avait essuyée fut tout à fait ralentie, Mme Trudaine de Montigny, qui l’avait recherché à son retour, et qui était folle de ses ouvrages, dont elle sentait fort bien le mérite, était parvenue, à force de cajoleries, à apprivoiser sa misanthropie et à l’attirer chez elle, où il venait dîner en très petit comité. La première fois qu’elle me fit dîner avec lui, je trouvai un homme sérieux et froid, et tout différent pour moi de ce que je l’avais toujours vu. Je hasardai quelques avances pour me concilier un accueil un peu plus favorable, mais sans succès. Le lendemain, je demande à Mme Trudaine l’explication de la froideur de Rousseau: elle me dit qu’elle la lui a demandée, et qu’il avait répondu que j’avais fait pour l’archevêque de Toulouse, parlant au nom de l’assemblée du clergé, une instruction pastorale où il était fort maltraité. Je m’expliquai avec lui dans l’entrevue suivante, et je lui affirmai, ce qui était vrai, que je n’avais fait de ma vie d’instruction pastorale, ni pour M. l’archevêque de Toulouse, ni pour aucun évêque. Il s’excusa, se rétracta et me serra la main; mais je voyais dans son retour même que l’impression qu’il avait reçue ne s’effaçait point.
On trouvera peut-être que je me suis trop étendu sur la conduite de Jean-Jacques envers moi, objet de peu d’importance sans doute; mais on me pardonnera ces détails, si l’on considère qu’en écrivant mes Mémoires, je me suis surtout proposé de faire connaître les hommes célèbres avec lesquels j’ai vécu; et parmi eux J.-J. Rousseau a mérité un des premiers rang dans l’admiration publique.
C’est là ce qui m’engage à donner encore quelques détails sur lui, persuadé que cette digression reposera mes lecteurs de ce que mes souvenirs m’entraînent à dire de moi.
Je parlerai d’abord de sa querelle avec ce bon M. Hume, en 1766, quoiqu’il y ait peu de chose à ajouter à ce qu’en a écrit Hume lui-même dans une lettre adressée à M. Suard (J'ai évoqué cette affaire ici). On y voit clairement, ainsi que dans la préface de l’éditeur, l’ingratitude, ou au moins la défiance extravagante et injuste du Genevois, et cette impression résulte du simple récit des faits. Mais, vivant dès lors dans la société de Mme la comtesse de Boufflers, avec Hume et Jean-Jacques, précisément à l’époque de leur départ pour l’Angleterre, j’ai été témoin de quelques faits relatifs à cette querelle, et je veux ici les conserver.
Je dirai donc que, la veille ou la surveille du départ, Hume, avec qui je dînais chez Helvétius, me mena chez Mme de Boufflers, à qui il allait faire ses adieux au Temple, à l’hôtel de Saint-Simon. Jean-Jacques y était logé. Nous y passâmes deux heures, pendant lesquelles je fus témoin de toutes les tendresses de toutes les complaisances de Hume pour le philosophe chagrin. 
Rousseau et Hume

Nous le laissâmes vers les neuf heures du soir, et nous allâmes passer la soirée chez le baron d’Holbach : Hume lui exprima sa satisfaction du service qu’il croyait rendre au petit homme, comme il l’appelait; et il nous dit qu’il allait, non seulement le mettre pour jamais à l’abri des persécutions, mais qu’il se flattait de le rendre heureux; ce qui était, assurément, bien au-delà de son pouvoir. Le baron l’écouta paisiblement; et, quand il eut fini: « Mon cher M. Hume, lui dit-il, je suis fâché de vous ôter des espérances et des illusions qui vous flattent; mais je vous annonce que vous ne tarderez pas à être douloureusement détrompé. Vous ne connaissez pas l’homme. Je vous le dis franchement, vous allez réchauffer un serpent dans votre sein. » Hume parut un moment choqué de ce propos. Je m’élevai contre le baron; je défendis Jean-Jacques. Hume dit qu’il ne pouvait lui fournir aucun sujet de querelle; qu’il allait le conduire chez M. Davenport, son ami; qu’on aurait pour lui tous les égards que méritaient ses talents et ses malheurs, et qu’il espérait que les prédictions sinistres du baron seraient démenties. Ils partent. A trois semaines ou un mois de là, comme nous étions rassemblés chez le baron, il tire de sa poche et nous lit une lettre de Hume, où celui-ci nous apprend la querelle d’Allemand que lui fait Jean-Jacques. Qui fut penaud? ce fut moi, en me rappelant la chaleur que j’avais mise à le défendre contre les prédictions du baron. Quant au reste de la société, Grimm, Diderot, Saint-Lambert, Helvétius, etc., qui connaissaient mieux que moi le caractère de Rousseau, ils n’en furent point étonnés.
En lisant le récit artificieux que Jean-Jacques a composé de cette querelle, j’ai fait une remarque, qui me revient à l’esprit en ce moment. On sait que le grand reproche de Rousseau à M. Hume, c’est de l’avoir emmené en Angleterre, pour le montrer comme l’ours à la foire. Voici le premier trait qui lui donne cette idée, devenue tout de suite une conviction. Couché à l’auberge, dit-il, dans la même chambre que Hume, il l’a entendu dire la nuit, et en rêvant, je le tiens! parodie du mot du roi de Perse, chez qui s’était réfugié Thémistocle. Or, j’ai pensé que M. Hume, qui savait fort mal le français, ne s’est pas énoncé en français dans un rêve, mais en anglais; et, comme Rousseau n’entendait pas un mot d’anglais, je conclus que le propos est inventé.
On ne peut s’empêcher de regarder comme une manie, comme un délire, ce caractère ombrageux qui lui faisait trouver presque un ennemi dans tout homme qui lui faisait des avances ou lui avait rendu service; et cette folie mérite quelque pitié: mais elle n’en est pas moins odieuse, et doit éloigner à jamais tout homme raisonnable de celui que la nature a si malheureusement organisé, quelque talent qu’elle lui ait d’ailleurs départi.
J’ai ouï conter à Rulhière, mon confrère à la feue Académie française, connu par sa jolie pièce des Disputes et par son Histoire de la révolution de Russie, qu’après avoir recherché Jean-Jacques, et obtenu de lui un accueil assez obligeant, un matin où il était allé lui rendre visite, Jean-Jacques, sans provocation, sans qu’il se fût rien passé entre eux de nouveau et d’extraordinaire, le reçut d’un air d’humeur très marqué, et, continua froidement de copier de la musique, comme il faisait avec affectation devant ceux qui venaient le voir, en répétant qu’il fallait qu’il vécût de son travail. Il dit à Rulhière, assis au coin du feu: M. de Rulhière, vous venez savoir ce qu’il y a dans mon pot; eh bien, je satisferai votre curiosité; il y a deux livres de viande, une carotte et un oignon piqué de girofle. Rulhière, quoique assez prompt à la repartie, fut un peu étourdi de l’apostrophe, et cessa bientôt ses visites à Jean-Jacques, chez qui il menait la belle Mme d’Egmont, et à qui ils avaient montré l’un et l’autre beaucoup d’intérêt, d’admiration et d’amitié.
On ne peut imaginer de motifs plus frivoles et plus déraisonnables que ceux pour lesquels il se brouille avec ses meilleurs amis : avec le baron d’Holbach, parce que celui-ci paraît croire qu’il n’est pas bien habile compositeur en musique, et que, s’il est capable de faire un joli chant, il ne l’est pas, d’en faire avec sûreté, la basse et les accompagnements, ce qui était parfaitement vrai, ou parce que le baron lui a envoyé cinquante bouteilles devin de Bordeaux, après lui avoir entendu dire que c’était le seul vin dont son estomac s’accommodât, ce qui était, dit-il, insulter à sa pauvreté, en lui donnant plus qu’il ne pouvait rendre; avec la plupart des autres, parce qu’il s’aperçoit que ses amis n’approuvent pas le mariage ridicule qu’il contracte avec sa dégoûtante Thérèse, ou parce que les gens de lettres qu’il fréquente sont, dit-il, les moteurs de la persécution qu’il essuie des parlements, de la cour, de Genève, de l’Angleterre, de l’Europe; avec Diderot, pour une indiscrétion qu’il lui attribue: Diderot lui fait voir, pièces en main, qu’elle n’est pas de lui, mais de Saint-Lambert, qui l’avoue; il paraît convaincu, et, à quinze jours de là, il imprime, dans un de ses ouvrages, une note sanglante, par laquelle il diffame l’homme qui s’est justifié auprès de lui, et brise, à jamais, tous les liens qui lui avaient attaché Diderot si tendrement et si longtemps.
J’ajouterai, comme une observation capitale, que J.-J. Rousseau n’était rien moins que simple ce qui est une grande tache dans un caractère. Il mettait une extrême affectation à parler de sa pauvreté, à la montrer, à s’en faire gloire. Il nous disait, quand nous allions le voir Diderot et moi, qu’il nous donnait du vin de Montmorency, parce qu’il n’était pas en état d’en acheter de meilleur. En montrant son pot au feu dans le coin de sa cheminée, il avait l’air de dire: vous voyez qu’un homme comme moi est obligé de veiller lui-même, sa marmite, tant est grand l’ingratitude du siècle! Jeune encore, et transporté d’admiration pour le talent et d’amour pour les lettres, je ne démêlais pas alors ces intentions; mais lorsque d’autres traits du caractère de cet homme célèbre, ou même d’autres actions moins équivoques, m’ont eu mis sur la voie, je me suis vu forcé d’expliquer ainsi toute sa vie. 

(à suivre ici)

mardi 8 juillet 2014

La Révolution, vue par Morellet (4)

Homme d'Eglise et Encyclopédiste, l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires. Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
 
l'abbé Morellet
Quelques mouvements, avant-coureurs de nos calamités, avaient inquiété déjà, vers le mois d’avril 1789, les amis d’une sage réforme; bientôt toutes leurs espérances sont trompées, une horrible anarchie se prépare. J’y ai survécu avec mes regrets, le souvenir de quelques bonnes actions, et un reste d’effroi.
Une assemblée, convoquée sous le titre d’États-Généraux, se faisant, de son autorité privée, Assemblée nationale, devenant toute-puissante par l’abolition des ordres, abaissant l’autorité royale, envahissant les possessions du clergé, anéantissant les droits anciens de la noblesse, altérant la religion dominante, s’emparant de la personne du roi; le monarque en fuite; une constitution qui ne laisse subsister qu’un simulacre de monarchie; une seconde assemblée sans autre caractère que celui de la faiblesse des moins mauvais, dominée par les méchants; ceux-ci parvenant à former une troisième assemblée pire que les premières; la royauté insultée et avilie; l’habitation du souverain souillée de meurtres, sa déchéance, sa captivité; le trône, enfin, renversé, et la France devenue république; le jugement et la mort du roi sur un échafaud, suivie de celle de son auguste et malheureuse compagne et de sa vertueuse soeur; les nobles, les prêtres, emprisonnés, massacrés par milliers; les propriétés partout envahies, les autels profanés, la religion foulée aux pieds: tels sont les faits que rassemble cette époque, où les événements ont été d’un tel poids et se sont pressés en si grand nombre, que l’on croit avoir vécu des années en un mois et des mois en un jour, comme un quart d’heure d’un rêve pénible semble, au réveil, avoir rempli toute la duré d’une longue nuit.
Quand je rappelle ces grands événements dans le compte que je rends de ma vie, ce n’est pas que j’en aie été moi-même pars magna; en effet, quoique mes liaisons avec beaucoup de gens en place, et mes travaux, et l’espèce de connaissances que j’avais cultivées et que mes ouvrages indiquaient, eussent pu fort naturellement me faire appeler aux assemblées, je n’ai été membre d’aucune et je n’ai occupé aucune place dans l’état, mais je me suis trouvé assez lié avec les premiers auteurs de ce grand mouvement, et assez mêlé à la révolution, pour que, dans la suite de mes souvenirs, j’aie encore à parler des affaires publiques en parlant de moi.
Le 12 juillet 1789, le prince de Lambesc, est insulté aux Tuileries, à la tête du régiment Royal-Allemand; les bustes de M. Necker et du duc d’Orléans sont promenés dans Paris; on pille, dans la nuit du 12 au 13, les boutiques des armuriers.
charge du prince de Lambesc aux Tuileries
Le 13 fut marqué, par le pillage de la maison de Saint-Lazare, celui du garde-meuble, l’enlèvement des armes déposées aux Invalides, l’armement du peuple.
Enfin, le 14, le siège et la prise de la Bastille; le meurtre du gouverneur, le marquis de Launay, et M. de Flesselles; et les jours suivants, l’assassinat de M. Foulon et de M. Berthier, son gendre, ouvrirent cette longue carrière de crimes, où se précipitèrent les factions.
J’étais à Auteuil le 12, et je n’en revins que le 13 au matin. Je vis de près, dans les journées. suivantes, l’horrible agitation du peuple.
la triste fin de Flesselles et De Launay
Je passai, à mes fenêtres, dans la rue Saint-Honoré, près la place Vendôme, une grande partie de la nuit du 13 au 14, à voir des hommes de la plus vile populace armés de fusils, de broches, de piques, se faisant ouvrir les portes des maisons, se faisant donner à boire, à manger, de l’argent, des armes. Les canons traînés dans les rues, les rues dépavées, des barricades, le tocsin de toutes les églises, une illumination soudaine, annonçaient les dangers du lendemain. Le lendemain, les boutiques sont fermées; le peuple s’amasse, l’effroi et la fureur ensemble dans les yeux. Je connus dès lors que le peuple allait être le tyran de tous ceux qui avaient quelque chose à perdre, de toute autorité, de toute magistrature, des troupes, de l’Assemblée, du roi, et que nous pouvions nous attendre à toutes les horreurs qui ont accompagné, de tout temps, une semblable domination. J avoue que, dès ce moment, je fus saisi de crainte à la vue de cette grande puissance jusques-là désarmée, et qui commençait sentir sa force et à se mettre en état de l’exercer tout entière; puissance aveugle et sans frein, le vrai Léviathan de Thomas Hobbes, dont l’écriture a dit: Non est super terram potestas, quae comparetur ei, qui factus est, ut nullum timeret….. Ipse est rex super universos filios superbiae.
Je renvoie aux historiens les événements publics de la révolution, qui ont suivi le 14 juillet, la nuit du 4 août, le 5 octobre, la translation de l’Assemblée à Paris, etc.
Au mois de septembre, j’écrivis un petit ouvrage intitulé Réflexions du lendemain, dont le but était de relever la précipitation et les vices des opérations faites sur les biens ecclésiastiques; et principalement sur les dîmes. J’accordais que les biens ecclésiastiques ne sont pas essentiellement des propriétés, comme les propriétés incommutables et patrimoniales; mais j’établissais en même temps qu’ils sont des propriétés usufruitières, et par cela même aussi réelles, aussi sacrées que toutes les autres.
Cet ouvrage fut suivi, au mois de décembre 1789, d’un autre écrit, sous ce titre: Moyens de disposer utilement des biens ecclésiastiques. J’y abandonne la prétention du clergé de former un corps politique possédant des biens en propriété incommutable, comme ordre ou corps de l’état; j’admets le principe établi par l’Assemblée nationale, que la possession des fonds et des dîmes du clergé n’est qu’usufruitière; et je propose, au lieu d’attribuer sans profit pour la nation plus de 70 millions de dîmes aux propriétaires, ce qui ne laisserait pas de quoi pourvoir aux frais du culte, de conserver au clergé sa dîme et ses fonds, en exigeant de chaque bénéficier le tiers de son revenu, désormais affecté au paiement et à l’extinction successive de la dette nationale. Ce tiers, même en n’exigeant aucune taxe des cures à portion congrue et les portant à 1200 livres, selon le vœu de l’Assemblée, était estimé à plus de 30 millions; somme qui pouvait s’accroître beaucoup par l’abolition des ordres monastiques et la vente de leurs biens.
Mais ces plans modérés, qui sauvaient en grande partie les biens du clergé et le clergé lui-même, n’étaient pas du goût des réformateurs, dont l’ambition démocratique ne recula pas devant de plus grandes injustices.
J’ai décrit plus haut ma jolie possession de Thimer, dont le revenu, ajouté à ce que j’avais d’ailleurs du gouvernement et à la pension de quatre mille francs sur les économats, me formait plus de trente mille livres de rente. Bientôt fut décrétée la vente des terres et maisons attachées aux bénéfices, et l’expulsion des titulaires. En juin 1790, je me rendis à Thimer pour la dernière fois. Là, je vis vendre à l’enchère la maison que j’avais réparée, meublée, ornée à grands frais, les jardins que j’avais commencé à planter, une habitation où j’avais déjà vécu heureux, où je pouvais me flatter d’achever le reste de ma vie; et forcé d’abandonner toutes ces jouissances à un étranger qui m’a chassé de chez moi, j’ai répété souvent :
Barbarus has segetes, etc.
Thimert, où Morellet possédait un prieuré

 

Quelques jours après la vente de ma maison et du corps de ferme qui en dépendait, je quittai le pays pour n’y plus revenir. Le concierge et sa femme, tous deux d’un âge avancé, et les plus honnêtes gens du monde, leurs trois enfants, deux garçons qui étaient mes jardiniers, et une jolie fille âgée de 16 ans, qui avait soin de ma laiterie, un homme de basse cour, intelligent et sûr, que j’avais tous gardés de mon prédécesseur, et que je traitais beaucoup mieux que lui, se désolaient et fondaient en larmes. Le curé et le vicaire, qui m’étaient aussi très attachés, partageaient notre douleur. Cette séparation me fit une impression si déchirante, que la plaie en saigne encore toutes les fois que mes souvenirs me reportent à ce triste moment
Je ne parle là, comme on voit, que de l’habitation et du domaine qu’on m’enlevait, et non des rentes en dîmes. C’est qu’en me recherchant bien, je sens que c’est en effet l’habitation et le petit domaine que je regrette, et non le revenu.
Cette observation sur moi-même me donne occasion de faire remarquer tout ce qu’il y avait d’odieux dans cette spoliation, et combien elle dut être accablante surtout pour des hommes plus âgés et plus pauvres que moi. Mais la perte de mon bénéfice n’était rien: voici une douleur bien plus cruelle. Je vais raconter comment s’est rompue alors, entre Mme Helvétius et moi, une liaison qui datait de trente ans. Le malheur de ces temps funestes et l’intolérance des gens de parti auraient dû épargner au moins une si fidèle amitié.
Mme Helvétius, de la maison de Ligniville, une des plus anciennes de Lorraine, après la mort de son mari, arrivée en 1771, avait acheté une maison d Auteuil, où elle s’était déterminée bientôt après à fixer son séjour toute l’année, en renonçant à venir à Paris passer l’hiver. Elle m’y avait d’abord donné un très joli logement, formé d’un petit bâtiment isolé, au fond de son jardin. Depuis sept ou huit ans, j’avais préféré un autre appartement dans le corps de logis sur la rue; j’avais là une bibliothèque assez nombreuse, tirée de mon cabinet de Paris, la vue des coteaux de Meudon au midi, au nord celle du jardin de Mme de Boufflers. Je venais passer communément à Auteuil deux ou trois jours de la semaine, en y apportant mon travail.
Anne-Catherine Helvétius
La société de Mme Helvétius était alors formée, outre moi, de deux hommes de lettres habitant sa maison, et vivant avec elle dans une grande intimité.
L’un, l’abbé de Laroche, était un ex-bénédictin qu’Helvétius avait sécularisé tant bien que mal, en obtenant un bref de Rome, appuyé d’un titre de bibliothécaire du duc des Deux-Ponts, homme de sens et d’un assez bon esprit, honnête et désintéressé, attaché à Helvétius par la reconnaissance. En 1771, il se trouvait en Hollande, où il était allé porter le manuscrit de l’Homme, qu’Helvétius lui avait donné. En apprenant la nouvelle de sa mort, il revint, auprès de sa veuve, et se dévoua entièrement à elle. C’est l’époque où je fis mon premier voyage en Angleterre, pressé par le lord Shelburne et par M. Trudaine. Je ne pouvais laisser échapper une occasion que la modicité de ma fortune ne me permettrait pas de retrouver. Je partis donc, laissant auprès de madame Helvétius l’abbé de Laroche, qui méritait bien sa confiance, et qui lui fut, en effet, d’un grand secours. Depuis ce temps, l’abbé ne l’a plus quittée.
L’autre homme de lettres, qui formait avec l’abbé de Laroche et moi la société intime et assidue de Mme Helvétius, était M. de Cabanis, jeune homme âgé de vingt-un à vingt-deux ans lorsqu’elle l’avait connu. Il était fils d’un bourgeois de Brive-la-Gaillarde, subdélégué de l’intendant de Limoges, et pour qui M. Turgot avait conçu de l’estime et pris de la confiance, lorsqu’il avait administré cette province. Le jeune homme, d’une jolie figure, avec beaucoup d’esprit et de talent, avait obtenu aussi la bienveillance de M. Turgot. Madame Helvétius l’avait vu chez lui, et avait partagé l’intérêt qu’il inspirait à tout le monde. Il avait fait un voyage en Pologne à la suite d’un évêque de Wilna que nous avions vu à Paris, grand économiste, et qui le destinait à concourir à quelque plan d’instruction publique qu’il projetait dans son pays. Il était revenu avec une santé bien languissante. Madame Helvétius lui proposa de venir se réparer à Auteuil, et véritablement elle a pu se flatter de l’avoir rappelé à la vie. La tranquillité du séjour, la salubrité de l’air, une chère bonne et saine, achevèrent de le rétablir.
L’abbé, Cabanis et moi, nous avions vécu ensemble sous le même toit plus de quinze ans, sans avoir jamais la moindre altercation. Je les aimais tous les deux, l’abbé de Laroche moins que Cabanis; mais j’avais surtout pour celui-ci une estime véritable et une tendre amitié. Si la différence d’âge ne lui laissait point partager ce sentiment, il le payait au moins, je crois, de quelque bienveillance et même de quelque estime. Nous vivions fort paisiblement auprès de la même amie, qui n’avait pour. aucun des trois une préférence qui aurait déplu aux deux autres, lorsqu’éclatèrent les premiers mouvements qui ont amené la révolution, et puis en 1789 la révolution elle-même.
Jusque-là nos opinions politiques et philosophiques différaient peu; la liberté, la tolérance, l’horreur du despotisme et de la superstition, le désir de voir réformer les abus, étaient nos sentiments communs. Mais nos opinions commencèrent à devenir un peu divergentes vers le mois de juin 1789, où le peuple de Paris prit un degré d’agitation qui faisait craindre de plus terribles excès, et où l’Assemblée elle-même paraissait recevoir ses impressions du peuple. Une grande inquiétude entra dès lors dans mon esprit; je craignis qu’on ne passât bientôt le but, ce qui est toujours pis que de rester en deçà, parce qu’en ce gène on peut bien ajouter de nouveaux pas à ceux qu’on a déjà faits lorsqu’on est encore en arrière, mais on ne revient jamais sur ceux qu’on a dits de trop. J’étais à Auteuil exprimant toutes mes craintes le 12 juillet, où le grand mouvement de Paris, causé par le renvoi de M. Necker, commença d’éclater. Je ne pouvais faire partager mes inquiétudes à l’abbé de Laroche ni à Cabanis. Ces messieurs croyaient fermement aux projets qu’on attribuait au roi ou aux princes, de canonner Paris à boulets rouges, et de dissoudre l’Assemblée nationale; et contre ces projets prétendus, tous les moyens leur paraissaient bons. Les agitations des clubs, les motions incendiaires du Palais-Royal, les résistances ouvertes à l’autorité, les prisons de l’Abbaye Saint-Germain forcées, pour délivrer quelques soldats aux gardes justement punis, tout cela ne leur déplaisait point. Ils allaient tous deux, depuis quelque temps, exagérant insensiblement leurs principes. Cabanis s’était lié avec Mirabeau; plusieurs autres députés des plus violents, tels que Volney, l’abbé Sieyès, Bergasse, qui a depuis compris qu’il était allé trop loin; Chamfort qui, sans être député, mettait à défendre les opinons les plus emportées l’adresse de son esprit et la noirceur de sa misanthropie, fréquentaient Auteuil et y laissaient des traces de leurs sentiments. Il était dès lors difficile que nous fussions d’accord. Les disputes se multipliaient, et devenaient tous les jours plus vives.
Mme Helvétius avait alors un parti raisonnable à prendre; c’était de rester neutre entre ses amis; de se retrancher dans son ignorance, et d’embrasser un doute modeste sur de si hautes questions. Elle devait même ce doute à l’estime et à l’attachement qu’elle me montrait depuis tant d’années; elle pouvait croire que, m’étant occupé toute ma vie de ces grands objets, avec un esprit droit qu’on ne me refusait pas, les opinions des ses autres amis ne devaient pas avoir pour elle plus d’autorité que la mienne. Si même ce parfait scepticisme était impraticable pour un caractère vif comme le sien, elle pouvait, je ne dirai pas me dissimuler ses sentiments mais souffrir que j’eusse les miens, et me les laisser défendre sans en être blessée.
Voilà ce qu’elle ne fit qu’à demi; au moins quand nous étions en société; car, dans le tête-à-tête, elle m’écoutait comme autrefois, et alors elle convenait que mes adversaires n’avaient pas toujours raison.
Je vivais pourtant au milieu de ces contradictions renouvelées sans cesse, et sous une sorte d’oppression qui tenait souvent mes opinions captives, me réduisait au silence, et me forçait d’entendre débiter les maximes les plus fausses, les doctrines les plus funestes, et quelquefois jusqu’à des espèces d’apologies des crimes qui ont accompagné la révolution, lorsqu’un événement changea tout à coup ma situation de la manière la plus triste et la plus imprévue.
(à suivre)

lundi 7 juillet 2014

La Révolution, vue par Morellet (3)

Homme d'Eglise et Encyclopédiste, l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires.

Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
 
l'abbé Morellet
Je vais donc essayer, dans ma dernière observation, d’assigner la principale cause des maux et des désordres qui ont suivi la convocation des États-Généraux et le doublement du tiers. Cette cause a été l’erreur ou l’oubli qui a fait méconnaître les vrais principes, tant dans la composition des assemblées primaires et des assemblées d’électeurs, que dans celle de l’assemblée des représentants; on n’a pas vu que la propriété territoriale seule devait donner même les premiers droits politiques, et, à plus forte raison, qu’à elle seule appartenait le droit de la représentation dans une assemblée qui allait changer peut-être la constitution et la législation, ou, ce qui est la même chose, le gouvernement des propriétés.
On sent bien que le doublement du tiers dans la représentation pouvait être plus ou moins dangereux pour les nobles et le clergé, selon que l’élection des représentants serait faite dans des vues plus ou moins démocratiques par des classes plus ou moins infimes du peuple; selon qu’on exigerait pour être représentant plus ou moins de fortune et de propriété. Que serait-ce, si l’on n’exigeait rien?
Après avoir décidé ou accordé le doublement du tiers, M. Necker devait songer à bien composer la représentation qui formerait ce tiers doublé, puisqu’il allait mettre dans ses mains le destin de la France. C’était à lui, plus qu’à personne, à chercher les moyens d’avoir des représentants pris dans de telles classes de la société, qu’ils eussent eux-mêmes un intérêt de propriété qui les détournât de violer la propriété d’autrui; des députés qui n’eussent point des vues d’une démocratie exagérée, qui ne fussent pas ennemis de l’autorité royale. Négliger de veiller sur l’organisation d’une assemblée qui allait faire la destinée publique, c’était oublier le premier de ses devoirs et faite courir les plus grands risques à la fortune des particuliers et de l’État.
Or, telle est la faute impardonnable commise par M. Necker. Après avoir doublé le tiers, il a laissé au conseil à débattre, comme autant de questions oiseuses, quelles conditions il faudrait remplir pour assister aux assemblées primaires et nommer les électeurs, quelles pour élire, quelles pour être élu.
Necker, ministre d'état en 1788
Le conseil lui-même, séduit par les idées populaires, a prescrit des conditions presqu’illusoires, par la facilité qu’on avait à les remplir: le paiement d’une imposition de trois journées de travail pour être admis aux assemblées primaires ou aux premiers droits politiques, ce qui faisait entrer dans ces assemblées les cinq sixièmes des mâles adultes du royaume, c’est-à-dire, environ cinq millions d’hommes; et pour être représentant, le paiement d’une imposition de la valeur d’un marc d’argent; ce qui ne suppose qu’une propriété insuffisante à faire vivre le propriétaire, et avec laquelle il peut n’avoir ni intérêt véritable à la prospérité publique, ni instruction, ni loisir, ni enfin, aucune des qualités nécessaires dans le représentant d’une grande nation.
Sitôt que la composition des assemblées primaires, électorales et nationale, eût été réglée sans égard aux droits de la propriété territoriale, dès lors durent naître de grandes inquiétudes dans l’esprit des hommes modérés, qui avaient voulu le doublement du tiers pour vaincre la résistance que pouvaient opposer les deux premiers ordres à la réforme des abus dont ils profitaient, mais qui n’avaient pas voulu que la propriété, ce palladium de la société, fût livrée sans défense aux entreprises d’une multitude indifférente ou avide. Que feraient ces assemblées primaires, composées en partie d’hommes sans propriété? Elles nommeraient des représentants qui, pour la plupart, n’en auraient pas davantage, et le sort des propriétés se trouverait dans les mains d’une assemblée, dont plus de la moitié n’aurait aucun intérêt à leur conservation, et un grand nombre, des intérêts contraires.
C’est cet oubli de la propriété dans la formation des États-Généraux qui a été la véritable source de nos malheurs.
Il est évident que, dans la disposition des esprits au moment de ce grand acte politique, on ne pouvait mettre des barrières trop fortes au-devant de la propriété, menacée de tous les côtés par les mouvement populaires. La propriété territoriale devait être surtout protégée; car, dans cette multitude qui allait environner rassemblée et influer sur ses délibérations, les rentiers étaient en assez grand nombre pour défendre leurs intérêts.
Or, c’est, malheureusement, ce que des hommes très éclairés et très bien intentionnés ont reconnu trop tard; la faute n’est pas dans le doublement du tiers, elle est dans la forme de convocation. Sans doute l’empire des anciens usages ne permettait de convoquer l’assemblée que par ordres; mais on devait ne la laisser composer dans chaque ordre, et même dans le tiers-état, que de propriétaires, si l’on voulait sauver la propriété, ou, ce qui est la même chose, la société politique tout entière.
Lorsqu’on traitait de la composition des assemblées nationales au temps qui a précédé la convocation, et à l’occasion des états de Bretagne et de Dauphiné, on opposait les nobles et le clergé au tiers-état, sans considérer ni les uns ni les autres comme propriétaires. Les nobles et le clergé, possesseurs d’une grande partie des biens territoriaux, et qui pouvaient faire valoir ce titre avec tant d’avantage, ne s’en avisaient pas; ils alléguaient des priviléges anciens, qui leur donnaient le droit de concourir à la législation: ou du moins de consentir à l’imposition selon tels et tels usages, et non leur titre de propriété, qui aurait fondé leur droit sur une base bien plus solide.
Les nobles, et le clergé ne disaient pas : « La propriété territoriale, ce grand objet de l’intérêt de toute nation, est presqu’en entier dons nos mains. Il importe à la nation, et même à la partie de la nation qui est occupée des travaux de la culture et des arts; sans lesquels l’ordre social ne pourrait subsister, de défendre les propriétés de toute atteinte. Il est donc bien nécessaire qu’une assemblée nationale, revêtue d’un très grand pouvoir, soit composée d’hommes intéressés à la conservation des propriétés, assez éclairés pour connaître ce qui peut la blesser; ayant assez de loisir pour se livrer exclusivement à ce soin; et toutes ces qualités, en général, ne se trouvent réunies que dans les propriétaires. »
Ce raisonnement, qui eut embarrassé le partisans d’une représentation démocratique, les nobles et le clergé ne le faisaient pas; ils se défendaient généralement comme ordres, comme jouissant de privilèges qu’ils croyaient justes; mais ils ne faisaient pas valoir leur véritable titre, leur véritable droit, celui de la propriété, et la nécessité de la défendre pour le bien de tous.
En recherchant les sources d’une méprise si grossière, on la trouve il faut le dire, dans l’orgueil et les préjugés des deux premiers ordres, qui les détournaient d’invoquer le principe de la propriété, parce que, même en supposant qu’on l’adoptât, nombre de bourgeois, d’hommes de loi, de négociants, d’entrepreneurs de différents genres d’industrie, eussent siégé avec eux au même titre, puisque c’eût été comme propriétaires. Et ils ne voyaient pas qu’en les y admettant comme tels, ils eussent acquis autant de défenseurs de leurs droits réels et légitimes.

Le tiers, de son côté, se bornait à contester les privilèges que s’arrogeaient les deux premiers ordres; et, comme il les entendait de même, il n’avait pas de peine à les trouver fondés sur de faux titres. Il disait que les usages anciens ou antérieurs, quand on les eut supposés constants et uniformes, malgré le témoignage de toute l’histoire ne pouvaient prescrire contre la justice et la raison, ni faire oublier les besoins du peuple et ses droits. Mais ils ne répondaient pas à une objection qu’on ne leur faisait pas, et qui eût consisté à invoquer pour les deux premiers ordres le droit que la propriété leur donnait d’infliger sur le gouvernement, qui n’est, après tout, que la protection des propriétés.
Le tiers ne disait pas non plus pour lui-même que, depuis plusieurs siècles, la propriété territoriale ayant cessé peu à peu d’être exclusivement entre les mains de la noblesse, par les progrès de la richesse et du commerce, par la décadence des lois féodales, par les aliénations, les démembrements, les inféodations, les anoblissements, une grande partie des terres du royaume avait passé dans les mains des hommes du tiers, et qu’à ce titre leur appartenait sans doute aussi le droit de participer au gouvernement de la propriété. Le tiers n’alléguait point cet argument en faveur de ses droits; il n’opposait à la noblesse et au clergé que le nombre infiniment supérieur de ses membres, et nullement sa qualité de propriétaire, droit moins respectable à ses yeux que celui qu’il tirait du nombre seul de plus de vingt-cinq millions d’hommes, contrastant, avec les trois ou quatre cent mille nobles ou gens du clergé.
Les deux partis opposés, faisant ainsi abstraction de leurs véritables titres, l’opinion fut conduite à ne considérer les nobles et le clergé, d’une part, et le tiers, de l’autre, que par le seul rapport de leur nombre comparé. En ne considérant les hommes que comme des unités numériques, on ne vit plus la nation que là où l’on voyait le plus grand nombre; d’où ce raisonnement, répété dans tous les écrits du temps contre les prétentions des ordres, et notamment dans celui de Sieyes, Qu’est-ce que le Tiers? Opposez, disait-on, trois ou quatre cent mille nobles ou prêtres aux vingt-quatre millions qui forment le tiers-état, la nation ne peut être que dans les vingt-quatre millions, et non dans le million restant. Si donc les représentants de ces vingt-quatre millions se donnent un gouvernement et des lois sans le concours des représentants de ce million, ce gouvernement ne sera-t-il pas le gouvernement légitime de cette nation, et ces lois ne seront-elles pas obligatoires pour tous?
(...)
Il n’est pas douteux, et depuis longues années je ne doutais point, que le droit de constituer, de réformer le gouvernement, n’appartienne exclusivement aux propriétaires. Ce sont là des principes établis par la plupart des philosophes appelés économistes, tels que MM. Dupont, Letrône, Saint-Péravy, Turgot; et ces principes ont toujours été les miens.
On trouvera cette doctrine exposée et prouvée en dix endroits de mes divers ouvrages sur l’économie publique, dans mes nombreux manuscrits; et surtout dans un Traité des droits politiques. Et certainement la manière dont la question des États-Généraux a été posée d’abord, a écarté des esprits cette idée si juste et si vraie qui devait être la base, non seulement de toute organisation d’un assemblée nationale, mais encore des assemblées primaires et de celles où l’on nommerait le représentants.
C’est la doctrine qu’il eût fallu prêcher hautement, et dès le premier jour: car, on devait voir bien clairement que, si l’Assemblée nationale était composée, en grande partie, d’hommes sans propriété territoriale, comme l’étaient les trois quarts des membres du clergé, presque tout le Tiers et un assez grand nombre de nobles, on mettait en péril le premier intérêt social, celui de la propriété qui se trouverait violemment attaquée et insuffisamment défendue.
Il fallait déclarer que les nobles eux-mêmes n’avaient de véritable titre qui les appelât aux assemblées de la nation que leur propriété, et que le haut clergé y entrait aussi à titre de propriétaire usufruitier. Ce dernier titre, surtout, a été oublié, avec autant d’imprudence que d’injustice, dans la composition de l’ordre du clergé, imaginée et favorisée, à ce qu’il paraît, par M. Necker.
Il était cependant aisé de voir qu’en laissant entrer dans la représentation plus de deux cents curés à portion congrue, la propriété usufruitière ecclésiastique n’était plus représentée ; qu’on ôtait ainsi tout moyen de défense à cette partie du clergé qui, seule, avait quelque intérêt, quelque propriété, quelque chose à défendre ; et que ces mêmes hommes enfin, ennemis de leurs supérieurs par état, l’étaient aussi de la noblesse, comme appartenant au Tiers par leur naissance. On avait donc plus que doublé la Tiers, puisque, dès le premier jour, il se trouvait, aux États-Généraux, huit cents représentants nés parmi le peuple, et à peine quatre cents députés appartenant au haut clergé et à la noblesse.

Il résulte, de tout ce qui précède, que le doublement n’est pas ici la véritable faute, mais que cette mesure est devenue funeste ensuite par de nombreuses fautes qu’on pouvait éviter, et surtout par la composition vicieuse de l’assemblée, dont les membres, pour n’avoir pas été choisis parmi les propriétaires, ont fait bon marché des intérêts de la propriété, et favorisé toutes les entreprises suggérées contre elle par une populace avide de pillage et d’usurpation.
Tous ces débats ayant été terminés par un arrêt du conseil, du 27 décembre 1788, qui réglait le doublement du Tiers, on s’occupa des élections, et les assemblées primaires furent ouvertes.
Je me rendis à Thimer, dans le mois de février 1789, la veille du jour où devaient s’ouvrir les assemblées primaires à Châteauneuf. En y assistant régulièrement, j’appris ce que j’ignorais encore; c’est que des assemblées, formées de l’espèce du peuple que je voyais là, étaient inaccessibles à l’ordre, au bon sens, incapables de discussion, ingouvernables enfin. Je pris, dès lors, des hommes assemblés une très mauvaise idée, que les événements n’ont fait, ensuite, qu’affermir et fortifier.
Je ne fus pas élu, et je revins à Paris avec ma courte honte; cependant, pour n’avoir rien à me reprocher, et, cédant aux instances de mes amis, je me rendis encore à l’assemblée primaire des ecclésiastiques de ma section, qui se tenait dans la maison du curé de Saint-Roch : nous étions là soixante-dix ou quatre-vingts. J’eus assez bon nombre de voix; mais sept ou huit prêtres, en qui je ne pouvais réellement supposer plus de connaissance qu’à moi, me furent préférés. L’un d’entre eux était l’abbé Fauchet, qui s’est conduit, dans la première assemblée et dans la Convention, en vrai Jacobin, mais qui, depuis, ayant voulu s’arrêter en si beau chemin, a été convaincu de n’être plus assez patriote, et que ses coopérateurs ont envoyé à l’échafaud avec tant d’autres, pour n’avoir pas voulu les suivre jusqu’au bout. (à suivre)

vendredi 4 juillet 2014

La Révolution, vue par Morellet (2)

Homme d'Eglise et Encyclopédiste, l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires.
Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
 
l'abbé Morellet
Ceux qui ont observé Paris dès la première assemblée des notables, en 1787, savent quelle agitation s’y faisait sentir: on discutait dans les clubs toutes les questions, tous les plans, tous les projets; et ces clubs se multipliaient sous toutes les formes, et le nombre de leurs associés s’augmentait tous les jours. C’est sans doute à ces réunion qu’il faut attribuer la rapidité avec laquelle se propagea ce grand mouvement des esprits dans la capitale, et de là dans les provinces, avant coureur de mouvements bien plus violents et plus dangereux.
Aux clubs qu’on pouvait appeler publics, tels que tous ceux du Palais-Royal et des environs, il s’en joignit bientôt quelques autres particuliers, moins nombreux, plus actifs, et par-là même, se dirigeant mieux au but.
Le plus hardi de ces clubs était celui qui s’assemblait chez Adrien Duport, conseiller au parlement. Là, se trouvaient Mirabeau, Target, Roederer, Dupont, l’évêque d’Autun; et, d’après les noms de ces membres dominants, on peut croire que, dans leurs projets de réforme, ces messieurs ne marchaient pas avec une extrême timidité. On a prétendu que dès lors ils projetaient l’abolition des ordres, la spoliation du clergé, et quelques autres opérations de cette force. Cela se peut, et comme je n’étais point de ces assemblées, je ne puis rien nier ni affirmer avec assurance; mais outre que ces grands changements ne sont qu’un jeu en comparaison de ceux qu’on a faits depuis, j’observe qu’en général, les hommes ne franchissent pas de plein saut de si grands intervalles, et que souvent ou se fait honneur d’avoir tout voulu pour laisser croire qu’on atout prévu.
Adrien Duport : ce noble franc-maçon sera député aux Etats Généraux
J’ai peine à croire, d’ailleurs, que ceux-là même aient voulu d’abord tout ce qui s’est fait depuis; et je n’entends pas parler sans doute des spoliations, des infamies, des cruautés. Je fonde cette opinion sur ce que j’ai connu, par ma propre expérience des dispositions de plusieurs d’entre, eux, qui venaient aussi chez moi. En effet, j’établis alors une petite assemblée du même genre, mais où ne se produisaient que des sentiments plus modérés, et qui, par cette raison peut-être, ne se soutint pas si longtemps. Je réunissais, le dimanche matin, Roederer, Laborde Mèreville, l’évêque d’Autun, Lenoir, avocat du Dauphiné; Dufresne Saint-Léon, depuis commissaire à la liquidation; de Vaines et l’Étang, depuis commissaires à le trésorerie; Garat, avocat de Bordeaux; Pastoret, Trudaine le jeune, Lacretelle, etc.
Cette espèce de conférence se tenait, je dois le dire d’une manière édifiante. On y discutait le plus souvent sans disputer, on y apportait des observations écrites; on y proposait de grandes questions; mais de tous ceux que j’ai nommés, et dont plusieurs ont eu dans l’assemblée des opinions très violentes, je déclare qu’aucun n’en a montré de semblables parmi nous; ce qui n’est pas une petite preuve de l’altération progressive que le temps seul a apportée dans les opinions, et des suites funestes du délai.
L’effet naturel de ce délai fut l’accroissement sensible de l’agitation des esprits; c’est pendant ce temps perdu que la plus infime populace, se mêlant aux membres du tiers, s’est accoutumée à faire cause commune, et à s’identifier, pour ainsi dire, avec eux; et qu’elle les a, d’une autre part, animés, échauffés, entraînés à l’exagération et à la violence des mesures, en leur annonçant l’appui du peuple entier. C’est pendant ce délai que s’est élevée aux regards des députés l’idole de la popularité, idole impitoyable, à qui il a fallu bientôt, comme à Moloch, des victimes humaines. C’est enfin pendant ces six semaines que le tiers s’est avisé peu à peu de se regarder comme formant à lui seul la nation, et, qu’aidés des sophismes de l’abbé Sieyes, les députés se sont familiarisés avec cette étrange erreur, que la nation tout entière était représentée par une assemblée, où n’étaient ni les nobles ni le clergé, possesseurs d’une grande partie de la propriété et de la richesse nationales.
Sieyes, auteur du célèbre "qu'est-ce que le 1/3 Etat?"
Ce délai produisit donc un effet dangereux, qu’on n’a pas, je crois, assez remarqué: ce fut de rendre, dès l’abord, impuissante et nulle l’influence naturelle que devaient donner dans l’assemblée aux deux premiers ordres, leur ancienne dignité, leur crédit, leur fortune, et les droits de la propriété. Cette influence, fondée sur la nature même des hommes et les choses, se serait exercée naturellement, si les ordres se fussent aussitôt réunis : la présence des nobles et du clergé au milieu du tiers, dès l’origine, eut contenu entre de certaines limites les mouvements de l’assemblée; les opinions exagérées, combattues à propos, se seraient modifiées, au lieu qu’en leur laissant le champ libre, comme il est arrivé dans l’assemblée du tiers seul, elles n’ont plus connu de frein.
Les nobles et le clergé supérieur, refusant à ce moment de se réunir avec le tiers, m’ont paru commettre la même faute qu’un homme sans armes, qui, ayant affaire à un ennemi armé d’un long bâton, ne cherche pas à se prendre corps à corps avec lui, et court plus de risque parce qu’il n’est pas assez près de son ennemi.
On était si loin de penser que le seul doublement du tiers pût donner aux ennemis de la noblesse et du clergé une puissance exorbitante, que je me souviens très distinctement, d’avoir vu des hommes éclairés et d’intention droite, avant la composition du clergé et la convocation telle que la fit M. Necker, penser que le tiers doublé en nombre, mais attaqué par l’influence et la suprématie naturelle des nobles et du clergé, pourrait à peine encore défendre ses droits les plus justes, et obtenir des deux premiers ordres les sacrifices les plus légitimes: bien entendu qu’on supposait la noblesse non divisée en partis, et le veto conservé au roi.
C’est la réunion trop tardive des ordres qui a augmenté sans mesure la force et la malveillance du tiers, en tenant pendant si longtemps en opposition avec le peuple et séparés de lui tous les gens riches, et surtout le plus grand nombre des propriétaires. Par l’obstination même qu’ils ont prise à se tenir séparés, ils ont revêtu le caractère d’ennemis; tandis qu’en se rapprochant plus tôt, en se confondant avec le tiers-état, ils cessaient d’être un but particulier vers lequel se dirigeait toute l’action si puissante et si terrible de cette masse énorme qu’on appelle le peuple. Dans une réunion volontaire, ils eussent trouvé l’occasion et la force de détourner ou d’amortir les coups qu’on devait leur porter; ils eussent obtenu des modifications et de la mesure, non pour ceux de leurs privilèges qu’on pouvait regarder comme injustes et oppressifs; mais en faveur de leur possession et de leur propriété. Ils eussent gagné au moins de n’avoir pour ennemi que les députés du tiers dans l’assemblée nationale, au lieu qu’ils sont devenus les ennemis du peuple lui-même, ou plutôt d’une populace sans frein qui, dénuée de toute propriété, ne craint pas de violer les droits de la propriété.
Il faut joindre aux fautes que je viens de relever, plusieurs clauses maladroites de la déclaration du 23 juin; le refus de M. Necker de concourir à cette mesure; la faveur que le roi témoignait à quelques hommes, tels que M. de Broglie et M. de Breteuil, connus par leur opposition aux réformes que demandait l’opinion; enfin, le renvoi si imprudent du ministre qui avait le confiance publique.
Que dirai-je de l’étourderie et de la légèreté qui ont fait mettre en avant et puis retirer les troupes, laissé le peuple forcer les prisons, piller les Invalides, s’emparer de l’arsenal, prendre la Bastille?
En considérant toutes ces circonstances, et, cette multitude de fautes énormes, qui seules ont rendu funeste le doublement du tiers, comment ose-t-on rejeter tous nos malheurs sur ceux qui, cédant à une impulsion invincible de l’opinion publique, ont consenti à une représentation véritablement plus égale, et que la justice semblait ré clamer?
Le peuple aux Invalides (juillet 1789)
Oui, on pouvait doubler le tiers, et en même temps payer la dette nationale, conserver les propriétés inviolables, maintenir la force publique et sauver la nation et la monarchie. C’est là mon intime conviction, que j’espère faire passer dans l’esprit de tout homme impartial, et qui est au moins mon excuse.
MM. Mounier, de Lally, et une foule d’autres citoyens, zélés défenseurs de la cause publique, ont voulu le doublement du tiers, et par conséquent ils ont voulu armer le tiers d’une force qu’on pouvait redouter ; mais ils ont supposé qu’il resterait au roi et assez d’intérêt et assez de puissance pour arrêter la violence du mouvement de la majorité, contre la noblesse et le clergé, dans les questions où il ne s’agirait pas de leurs privilèges pécuniaires et des autres abus véritables, dont on pouvait et devait désirer la réforme; ils ont supposé aussi que la noblesse et le clergé subsistant auraient assez de force pour se défendre, et défendre en même temps la prérogative royale.
Ils ont cru que, pour rendre les états de quelque utilité pour la réforme des abus, il fallait consentir à une mesure juste et légitime; mais ils n’ont pu prévoir que l’insurrection du peuple armé, la faiblesse et les fautes du ministère feraient perdre en un instant au roi la force qu’il avait entre les mains pour défendre et sa propre autorité, et les propriétés des nobles et du clergé, envahies avec tant de violence et d’injustice, après le sacrifice fait par les deux ordres de ce qu’il y avait d’abusif dans leurs privilèges; ils n’ont ni prévu ni pu prévoir la corruption de l’armée, l’effervescence du peuple et son influence tyrannique eut les délibérations de l’assemblée : ils n’ont ni prévu ni pu prévoir que des manoeuvres infernales, qu’une corruption sans pudeur appelleraient, derrière les députés du tiers, un peuple agité, disposé à toutes les résolutions violentes, qui insulterait les défenseurs des opinions modérées contraires à celles qu’on lui suggérait, et dont les menaces sanguinaires étoufferaient toutes réclamations; qu’une assemblée, qui devait régler la destinée d’une grande nation, serait sans liberté et sans police intérieure; que les opinions y arriveraient toutes formées par un seul parti dans des assemblées populaires; ils n’ont, ni prévu ni pu prévoir, que sur une simple hésitation du roi à sanctionner les décret de l’importance la plus grave, cent mille homme armés se porteraient à Versailles, ensanglanteraient le palais de nos rois; que des assassins poursuivraient la reine jusque dans les bras de son époux; qu’on forcerait le monarque à venir se remettre aux mains de ce même peuple, où toute résistance lui deviendrait impossible, où, perdant toute liberté de refuser sa sanction, il n’entrerait plus pour rien dans la balance des pouvoirs.
Les partisans de l’opinion contraire insistent, et prétendent qu’on aurait pu et dû prévoir ce qu’ils ont eux-mêmes prévu. Ils ont annoncé, disent-ils, que sitôt qu’on donnerait au tiers l'égalité de voix, il abuserait de sa force pour opprimer les deux premiers ordres, objets de sa jalousie et de son mécontentement; ils ont annoncé que ce n’était pas connaître les hommes que de croire qu’on peut leur donner la toute-puissance, sans qu’ils abandonnent la route de la justice et du devoir.
J’ai répondu d’avance à ce lieu commun en observant que la toute-puissance n’était pas donnée au tiers dans un état de choses où le souverain, selon les instructions uniformes de tous les cahiers, gardait son veto absolu, sans lequel il n’est plus colégislateur ; et j’ai indiqué les circonstances impossibles à prévoir, qui ont fait perdre ce moyen de salut et disparaître le roi de la constitution.
Il est aisé d’être prophète après coup, et je n’hésite pas à dire que c’est là le seul don que je reconnaisse dans ceux qui, ne pouvant opposer à notre opinion la raison et la vérité, la combattent par des faits indépendants de cette opinion. Gardons-nous bien de prendre pour sagacité et prévoyance ce qui n’est que crainte et pusillanimité.
Celui qui craint tout, prévoit tout: l’imagination de l’homme effrayé parcourt le champ vaste des possibilités, et à force de terreurs il est assuré de ne voir rien arriver qu’il n’ait annoncé d’avance et qui ne l’ait déjà fait trembler.
Si un grand intérêt concourt à augmenter ces craintes, sa prévoyance sera plus pénétrante encore sans que je l’admire et que je l’envie davantage. Cette espèce de divination a dû être celle de toutes les personnes qui, ayant beaucoup à perdre dans un changement, ont vu la ruine entière de l’état dans les moindres altérations. Mais la ruine n’est pas arrivée par l’endroit que leurs plaintes accusent, et elle a eu bien d’autres causes qu’il était facile de prévenir. (à suivre)

jeudi 3 juillet 2014

La Révolution, vue par Morellet

Homme d'Eglise et Encyclopédiste, l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires.
Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
 
André Morellet, que Voltaire surnommait "l'abbé mords-les"
Vers la fin de 1788, se faisaient déjà sentir avec force les mouvements qui préparaient la révolution française.
L’assemblée des notables, convoquée au mois de février de l’année précédente, avait commencé à agiter les esprits. Au mois d’avril, l’archevêque de Sens avait succédé à M. de Calonne. Le 23 août 1788, il avait cédé le ministère à M. Necker, celui-ci avait convoqué de nouveau les notables en octobre. La nouvelle assemblée avait eu pour principal objet de ses délibérations, la forme à donner aux États-Généraux promis par le roi.
Fallait-il suivre la forme de 1614, où les députés de la noblesse, du clergé et du tiers, intervenaient en nombre à peu près égal? ou donnerait-on au tiers un nombre de députés double, et égal au nombre des députés du clergé et de la noblesse réunis?
L’examen de cette question occupe la seconde assemblée de notables, ses débats, portés dans le public et suivis dans les clubs qui commençaient à se multiplier et à s’échauffer davantage, donnèrent à la nation entière, et surtout à la capitale, une agitation qu’il fut bientôt impossible de maîtriser.
Sitôt que le lièvre fut lancé, une foule de chasseurs se mirent à le poursuivre. Nombre d’écrivains traitèrent la question chacun à leur manière et dans des systèmes opposés.
J’écrivis moi-même et je fis imprimer des Observations sur la forme des états de 1614, où je défendis l’opinion du bureau de Monsieur, qui était pour le doublement du tiers.
A cet écrit j’en ajoutai bientôt un autre qui avait le même but, et que j’intitulai Réponse au Mémoire des Princes.
Je dirai ici avec douleur, que cet ouvrage apporta quelque altération à la bienveillance que m’avaient montrée jusque-là plusieurs personnes distinguées, et entre les autres, Mme la comtesse de Boufflers.

Mon opinion contrariait fortement la sienne. Elle s’expliqua sur ma brochure avec beaucoup de chaleur à M. le maréchal de Beauvau. J’arrivais un jour chez lui, pour dîner, comme elle en sortit. Mon cher abbé, me dit-il, si vous étiez venu un moment plus tôt, vous auriez entendu chanter vos louanges par ma cousine, Mme de Boufflers, qui m’a dit de vous pis que pendre; et je vous avertis que vous devez prendre cette expression à la lettre, car elle vous sait un mal de mort pour votre réponse aux princes; mais comme je partage vos torts, je ne vous en ferai pas pire chère: allons dîner.
Je conçus fort bien et j’excusai la colère de Mme de Boufflers: ses idées habituelles, ses liaisons, les préjugés de son état devaient l’irriter contre moi; et je fus moins blessé de ce petit ressentiment, qu’affligé de perdre la société d’une femme aimable et spirituelle qui m’avait toujours fort bien accueilli. Je m’abstins d’aller la voir jusqu’en 1794, où, sortie de prison après la mort de Robespierre, elle désira elle-même de renouer notre liaison.
Lorsqu’on porte ses yeux sur les événements postérieurs, on est, il faut l’avouer, bien naturellement conduit à blâmer cette opinion, et à rendu ceux qui l’ont défendue responsables des malheurs publics, qu’on regarde comme autant de suites de la composition de, la première assemblée.
Mais si l’on ne veut pas se presser de condamner, on reconnaîtra peut-être la vérité de quelques raisons qui doivent nous absoudre.
D’abord, au moment où l’on a accordé le doublement du tiers, on ne pouvait plus le refuser. Ensuite, cette mesure n’est devenue si funeste que par les fautes du gouvernement, qui furent alors si nombreuses et qu’on pouvait éviter. Enfin, après avoir consenti au doublement, on a négligé d’organiser les assemblées primaires et la représentation elle-même sur leurs véritables principes, c’est-à-dire, de fonder les droits politiques qu’on rendait. à la nation sur la base de la propriété; seul correctif puissant et efficace à l’introduction du tiers dans l’administration.
Pour se convaincre d’abord que le gouvernement, lorsqu’il a accordé le doublement du tiers, n’était plus en mesure de le refuser, il faut se reporter au moment où la question a été décidée, et se rappeler l’échauffement général des esprits, l’agitation, l’inquiétude, l’opinion presque universelle que les intérêts du tiers seraient encore sacrifiés dans une assemblée nationale, si, par son nombre même, il n’était pas en état de s’y défendre que la réforme des abus ne pouvant se faire, en beaucoup de points importuns, qu’aux dépens des privilégiés, et l’influence de leur rang, de leur richesse, devant attirer à leur parti beaucoup de membres du tiers, celui-ci perdrait nécessairement toutes ses causes; qu’après tout, les premiers ordres ne pouvaient, craindre pour leurs justes droits les suites du doublement, parce qu’ils auraient toujours, de leur côté, le roi et son veto (qu’on ne s’était pas encore avisé de mettre en question); qu’il était ridicule de prétendre que vingt quatre millions d’hommes, formant le tiers, n’eussent pas autant de représentants dans une assemblée nationale, que cent ou deux cent mille nobles ou prêtres, composant les deux ordres privilégiés; qu’enfin, argument bien plus fort que tous ceux-là, ces vingt-quatre millions d’hommes le voulaient : et il était vrai, en effet y qu’on était parvenu à le leur faire vouloir.
C’est aux personnes qui ont eu ces circonstances sous les yeux, qui ont vu et observé alors Paris et les provinces, dont la plupart prenaient l’exemple de la capitale et n’étaient guère moins ardentes qu’elle, c’est à ces personnes à prononcer s’il était possible de résister à ce torrent. Quant à moi, comme la plupart des hommes instruits et raisonnables que je connaissais, j’ai cru qu’il fallait s’y laisser aller, parce que toute résistance serait inutile, mais en tâchant de conduire la barque pour éviter les écueils.
J’ai dit encore que le doublement du tiers n’est devenu funeste qu’à la suite de fautes graves et multipliées commises par le gouvernement et par les deux premiers ordres eux-mêmes.
Ici surtout il faut se défendre du sophisme, post hoc, ergo propter hoc; et c’est celui des esprits routiniers, qui prononcent après coup que le doublement du tiers conduisait nécessairement à la destruction du clergé et de la noblesse, à l’anéantissement de l’autorité royale, enfin à tous les excès; car leur grand argument est que ces excès ont été commis.
Mais, en raisonnant ainsi, on oublie ou l’on feint d’oublier que ces funestes effets pouvaient être prévenus par un gouvernement ferme et sage, et que, si on ne les a pas arrêtés, c’est parce qu’on a commis des fautes grossières, impardonnables et décisives.
La première de ces fautes a été de retarder la convocation des États-Généraux, dont on ne pouvait plus se défendre, depuis que les parlements avaient déclaré leur incompétence à enregistrer l’impôt. Le mal était fait, si c’en était un; et il fallait tourner toutes les mesures à affaiblir ou à diriger l’action de ces grandes assemblées. En brusquant la convocation, on eût donné dans le sens des agitateurs; mais on leur eût ôté leurs prétextes et une partie de leurs moyens. Les notables, en délibérant, si longuement sur l’organisation des états, faisaient perdre un temps précieux. Si leur opinion devait coïncider avec l’opinion populaire, qui était déjà trop forte pour qu’il fût permis de la contrarier, il n’y avait qu’à convoquer les états après cette opinion; si elle devait y être contraire, on voyait dès lors qu’il ne serait pas possible de la suivre, comme en effet on ne la suivit pas, l’avis du seul bureau de Monsieur ayant été adopté contre celui des six autres bureaux, parce qu’on jugea avec raison qu’on ne pouvait plus faire autrement.
Une autre faute a été le retardement de l’assemblée générale, après l’arrivée des députés en avril 1789, causé par le refus des deux premiers ordres de vérifier leurs pouvoirs en commun. Il était, d’abord, déraisonnable de refuser de vérifier en commun des pouvoirs qui, au moins dans beaucoup de circonstances, devaient s’exercer en commun; et cette vérification commune, n’avait pour les deux ordres aucun danger.
Il est clair que, dans la position où se trouvaient la noblesse et le clergé, réduits l’un et l’autre à la défensive tout en commençant, il ne fallait pas s’obstiner à garder un petit poste sans importance, mais se replier plutôt et conserver ses forces pour un moment plus critique.

Cette complaisance eût été d’ailleurs d’un bon effet pour adoucir les esprits, dont la tendance générale était et devait être d’attaquer les privilèges abusifs du clergé et de la noblesse, qu’on avait l’air de vouloir défendre en chicanant dès l’abord et sur le premier degré.
Le peuple croyait difficilement, et les malintentionnés le détournaient de croire, que la noblesse et le clergé renonceraient à leurs anciens abus et se soumettraient à l’impôt comme les autres citoyens; que la noblesse abandonnerait les droits seigneuriaux, la tyrannie des chasses; que le clergé améliorerait le sort des curés à portion congrue, etc.; et cette incrédulité étant la grande force qu’on pouvait employer contre les deux premiers ordres, on devait voir qu’il n’y avait rien de plus pressé que de réaliser promptement toutes ces réformes, si, en effet, la noblesse et le clergé s’y prêtaient de bonne foi. Ces concessions, faites plus promptement, abattaient tout à coup la malveillance et calmaient l’agitation dirigée contre les deux ordres, en portant aussitôt le délibérations de l’assemblée et l’intérêt du peuple sur d’autres questions générales, auxquelles les nobles et le clergé n’étaient plus intéressés que comme citoyens.
On devait voir de plus, à l’ardeur des esprits, échauffés depuis près de deux ans par les assemblées des notables et par les clubs, et par des écrits sans nombre, qu’il ne fallait pas donner un aliment nouveau à ce feu couvant encore, mais tout prêt d’éclater en un grand incendie. (à suivre)