mercredi 28 septembre 2016

Entretiens philosophiques avec P. Dortiguier : Diderot

 

Si Pierre Dortiguier se montre de temps à autre excessif, ce petit exposé sur Diderot se révèle très instructif.

Pierre Dortiguier
 

mardi 20 septembre 2016

Dialogues chrétiens à propos de l'Encyclopédie (2)

Ce petit pamphlet très acide est généralement attribué à Voltaire. Comme à son habitude, le patriarche de Ferney en nia la paternité...

(lire l'article précédent ici)

Voltaire
 
 ***

SECOND DIALOGUE
ENTRE UN PRÊTRE ET UN MINISTRE PROTESTANT

LE PRÊTRE.

Entrez, entrez, monsieur. Vous me trouvez ici bien échauffé ; ne croyez pas, je vous prie, que ce soit en parlant de controverse que ma bile s’est allumée; je ne songe plus ni à Calvin ni à Luther; ce n’est plus contre les réformateurs que je veux écrire; ce ne sera plus le mot d’hérétique que je ferai résonner dans mes écrits et dans mes sermons. Je veux poursuivre les philosophes, les encyclopédistes: et voilà les vrais schismatiques. Il faut que nous oubliions tous nos démêlés, que nous nous passions mutuellement nos dogmes et notre doctrine, et que nous nous réunissions contre cette engeance pernicieuse qui a voulu nous détruire : car, ne vous y trompez pas, ils en veulent également à tous les ecclésiastiques, à toutes les religions; il prétendent établir l’empire de la raison. Et nous resterions tranquilles dans ce danger ! 
 
LE MINISTRE.

Monsieur, je loue infiniment le dessein où vous êtes de perdre ceux qui veulent nous décréditer, mais j’en blâme la manière ; il faut s’y prendre plus doucement, et par là plus sûrement : presque toujours on se nuit à soi-même en poursuivant son ennemi avec trop de passion et d’acharnement. Je sais bien aussi qu’il ne faut pas trop raisonner, et que ces gens-là sont assez subtils pour en imposer à ceux qui examinent. Mais il faut décrier les auteurs, et alors l’ouvrage perd certainement son crédit; il faut adroitement empoisonner leur conduite ; il faut les traduire devant le public comme des gens vicieux, en feignant de pleurer sur leurs vices; il faut présenter leurs actions sous un jour odieux, en feignant de les disculper ; si les faits nous manquent, il faut en supposer, en feignant de taire une partie de leurs fautes. C’est par ces moyens-là que nous contribuerons à l’avancement de la religion et de la piété, et que nous préviendrons les maux et les scandales que les philosophes causeraient dans le monde s’ils y trouvaient quelque créance. 
 
LE PRÊTRE.

Voilà qu’on vous surprend toujours dans ce malheureux défaut de la tolérance qui vous a séparés de nous, et qui s’oppose aux progrès de votre religion. Ah ! Si, comme nous vous brûliez, vous envoyiez à la potence, aux galères, il y aurait un peu plus de foi parmi vous autres, et l’on ne vous reprocherait pas de tomber dans le relâchement. 
Vous me direz peut-être que notre zèle s’est bien ralenti, et que si nous n’avions pas les billets de confession, on ne distinguerait plus notre religion de la vôtre; mais laissez faire les jansénistes et les auteurs du Journal chrétien.

LE MINISTRE.

Il est vrai que nos idées sont différentes sur les moyens d’étendre la foi ; mais nous avons eu quelques-uns de ces moments brillants que vous regrettez, et le supplice de Servet doit exciter votre admiration et votre envie. La corruption des moeurs met des entraves à notre zèle; mais je réponds de moi et de mes confrères, et si l’autorité séculière voulait seconder le zèle ecclésiastique, nous offririons de bon coeur sur le même bûcher un sacrifice à Dieu, dont l’odeur lui serait certainement bien agréable. 

LE PRÊTRE.

Je suis enchanté de ce que vous me dites, et je vois que nous ne différons que par la conduite, et non par les intentions. Puisque nous pensons de même, exterminons donc les philosophes : tout est permis contre eux ; supposons leur des crimes, des blasphèmes ; déférons les au gouvernement comme ennemis de la religion et de l’autorité ; excitons les magistrats à les punir, en y intéressant leur salut ; et s’ils se refusent à nos pieux desseins, flétrissons les encyclopédistes dans nos écrits, anathématisons-les dans la chaire, et poursuivons-les sans relâche. 

LE MINISTRE.

Je le veux bien, et je crois même que notre union secrète produira un très bon effet ; ce pieux syncrétisme ne sera point soupçonné du public, qui, voyant les deux partis acharnés contre ces gens-là, ne manquera pas de les croire très criminels ; mais cependant que gagnerons-nous à tout cela ? Je vous avoue que j’aime bien à décrier ceux qui attaquent la religion et ses ministres (...)

 je n’ai jamais prêché contre les encyclopédistes ; il faudra des sermons tout neufs ; ma santé est faible, et pourrait se ressentir de ce travail ; aussi je ne vous en ferai pas sur la controverse, mais je pourrai vous en retourner trois ou quatre des miens sur cette matière. 
Vous vous êtes scandalisé de ce que je pensais à l’intérêt; mais vous cesserez bientôt de l’être lorsque vous saurez que j’applique cet argent à de bonnes oeuvres, et que je destine cette pension à l’entretien d’un pauvre homme auquel je m’intéresse très particulièrement. Ne vous étonnez donc pas si je vous demande qu’elle soit payée régulièrement, et même d’avance si cela se peut. (...)

philosophe en prison
LE PRÊTRE.

J’approuve tout ce que vous avez fait, les motifs en sont louables, et je vous estimerais fort si vous aviez un peu plus de chaleur contre nos ennemis. Chacun a sa manière: je vous avoue que je préfère les voies abrégées; j’aime mieux persécuter. Travaillez tout doucement par la sape, tandis que j’irai avec le fer et le feu renverser et brûler tout ce qui m’opposera quelque résistance. 
 
LE MINISTRE.

Bonjour, monsieur; j’avais oublié de vous dire que tout ceci doit être fort secret entre nous, et que tout ce que j’écrirai doit être anonyme. N’oubliez pas non plus la pension, et souvenez-vous qu’elle est destinée à un pauvre homme. 
 
LE PRÊTRE.

Bonjour, monsieur; n’oubliez pas les sermons, et souvenez-vous qu’ils ne sauraient être trop forts. 

dimanche 18 septembre 2016

Dialogues chrétiens à propos de l'Encyclopédie (1)

Ce petit pamphlet très acide est généralement attribué à Voltaire. Comme à son habitude, le patriarche de Ferney en nia la paternité...
Voyez ce qu'il en disait dans cette lettre adressée à Seynas, lieutenant de police de Lyon.
« Monsieur, souffrez que j’aie l’honneur de m’adresser à vous. Un nommé Rigollet, espèce de libraire de votre ville a envoyé un libelle affreux, imprimé par lui, à un nommé Bardin, libraire genevois. Ce libelle est intitulé Dialogues chrétiens par M. V***, Genève, 1760. L’église de Lyon et celle de Genève y sont également insultées. J’ai porté mes plaintes au conseil de Genève...."


***

DIALOGUES CHRÉTIENS
OU PRÉSERVATIF CONTRE L’ENCYCLOPÉDIE. (1760)

DIALOGUES CHRÉTIENS ...
 
PREMIER DIALOGUE
ENTRE UN PRÊTRE ET UN ENCYCLOPÉDISTE.


LE PRÊTRE.

Eh bien! malheureux, jusqu’à quand voulez-vous donc outrager la religion et décrier ses ministres? 

L’ENCYCLOPÉDISTE.

Je n’outrage point la religion, que je professe et que je respecte ; je me tais sur ses ministres, et je ne comprends point ce qui peut allumer ainsi votre bile et m’attirer ces injures. De quel droit d’ailleurs me faites-vous ces questions? Quelle est votre mission? 

LE PRÊTRE.

Quelle est ma mission ? la piété, le zèle, la charité chrétienne. Vous triompheriez bientôt, messieurs les athées, s’il ne se trouvait pas encore des hommes religieux qui ont le courage de s’opposer à vos pernicieux desseins. Je me suis ligué avec deux prêtres comme moi pour soutenir les autels, que vous vouliez renverser. Tous trois, pleins de l’amour de Dieu et de l’avancement de son règne, nous avons déclaré une guerre éternelle à tous ceux qui examinent, qui discutent, qui approfondissent, qui raisonnent, qui écrivent, et surtout aux encyclopédistes. 
Nous faisons un Journal chrétien (Trublet, Jouannet ou Dinouart en étaient les rédacteurs) dans lequel, après avoir premièrement critiqué leurs ouvrages, nous examinons ensuite leur conduite, que nous trouvons ordinairement vicieuse et criminelle ; et lorsqu’elle nous paraît innocente, nous disons que la chose est impossible, puisqu’ils ont travaillé à l’Encyclopédie.

L’ENCYCLOPÉDISTE.

Voilà un projet qui me paraît bien raisonnable, et rien assurément ne sera plus chrétien que cet ouvrage. Mais, dites-moi, je vous prie ; ne craignez-vous point la police ? Croyez-vous qu’elle tolère une entreprise de cette nature ? A quel titre osez-vous sonder les coeurs et faire la confession de foi des auteurs qui vous déplaisent ? Pensez-vous qu’abusant de votre caractère, et sous le prétexte trivial et spécieux de défendre la religion, que personne ne songe à attaquer, dont les fondements sont inébranlables, et qui est sous la protection des lois et du gouvernement, vous puissiez établir une inquisition, et que l’on souffre une pareille témérité ? 

LE PRÊTRE.

Une inquisition ! Ah! s’il y en avait une en France, vous seriez un peu plus contenus, vous autres impies ! Mais je n’en désespère pas; le pape qui occupe si glorieusement la chaire de saint Pierre vient de se brouiller avec la cour de Portugal en protégeant les jésuites, auxquels elle voulait contester le droit de corriger les rois ; il a envoyé un visiteur apostolique en Corse sans consulter la république de Gênes, et, depuis son arrivée dans ce pays-là, le zèle des mécontents s’est bien ranimé: tout cela me donne de grandes espérances, et si son prédécesseur avait pensé comme lui, nous aurions la consolation de voir ce sage tribunal établi parmi nous. 
Vous parlez de la police ! Ne s’est-elle pas déclarée assez hautement en proscrivant l’Encyclopédie, ce dépôt d’hérésies et de schismes, ce recueil d’impiétés et de blasphèmes, qui respire à chaque page la révolte contre la religion et contre l’autorité? Ne vient-elle pas en dernier lieu de permettre qu’on exposât sur le théâtre toutes les horreurs de votre morale (allusion à la comédie Les Philosophes, écrite par Palissot) ? Les conclusions du procureur général (le procureur Omer Joly de Fleury) contre l’Encyclopédie n’ont-elles pas été plus fortes que le mandement de notre archevêque (Christophe de Beaumont) ? Les discours académiques, qui sont lus au roi et de tout l’univers, ne sont-ils pas des déclamations contre vous ? Et vous comptez encore sur la police ! Tremblez que sa main ne s’arme contre les auteurs, après avoir sévi contre l’ouvrage; tremblez qu’elle ne vous plonge dans des cachots, d’où vous ne sortirez que pour être traînés à la Grève, et précipités de là dans le feu éternel qui est préparé au diable et à ses anges. 

L’ENCYCLOPÉDISTE.

Voilà une terrible déclaration; et je ne m’attendais pas, en travaillant innocemment à cet ouvrage, où j’ai inséré quelques articles sur les arts, de travailler pour la Grève et pour l’enfer. 
La police, en effet, a supprimé l’Encyclopédie : peut-être y avait-il des choses qui n’étaient pas de l’essence d’un dictionnaire, et qu’il aurait été plus convenable de ne pas y mettre ; mais je réponds que les estimables auteurs de cet ouvrage n’ont en que les intentions les plus pures, et n’ont cherché que la vérité : si quelquefois elle leur a échappé, c’est qu’il est dans la nature humaine de se tromper : la vérité ne s’effraye point des recherches, elle reste toujours debout, et triomphe toujours de l’erreur. Voyez les Anglais; cette nation sage et éclairée a livré les questions les plus délicates à la discussion et à l’examen. M. Hume, ce fameux sceptique, est aussi honoré parmi eux que l’homme le plus soumis à la foi ; vous savez aussi bien que moi qu’elle est un don de Dieu, et qu’il ne faut pas s’emporter contre ceux qui, manquant de ce précieux flambeau, veulent y suppléer par la conviction qui résulte de l’examen. Nos magistrats, dont la religion surprise s’est alarmée trop légèrement, rendront justice aux vues utiles de ces hommes éclairés, qui travaillaient à la gloire de la nation en instruisant l’univers. L’Europe entière demande avec tant d’empressement la continuation de cet ouvrage qu’ils seront forcés de se rendre à ce cri général. (le privilège de l'Encyclopédie venait d'être révoqué)

LE PRÊTRE.

Vous nous citez sans cesse les Anglais, et c’est le mot de ralliement des philosophes ; vous avez pris à tâche de louer cette nation féroce, impie et hérétique ; vous voudriez avoir comme eux le privilège d’examiner, de penser par vous-mêmes, et arracher aux ecclésiastiques le droit immémorial de penser pour vous et de vous diriger. Vous voulez qu’on admire des gens qui sont nos ennemis de toute éternité, qui désolent nos colonies, et qui ruinent notre commerce; vous ne vous contentez donc pas d’être infidèles à la religion, vous l’êtes encore à l’État ! Le ministère aura peut-être la faiblesse de fermer les yeux sur votre trahison, mais nous trouverons les moyens de vous punir. 
On ne prononcera plus de discours à l’Académie qui ne soit une satire des philosophes anglais, et l’on n’adoptera dans le conseil de Versailles aucune des maximes de celui de Kensington.
 
L’ENCYCLOPÉDISTE.

Ce sera bien fait. Mais c’est assez parler des Anglais; et pour abréger notre conversation, dites-moi, je vous prie, d’où vient votre déchaînement contre les encyclopédistes ? Avez-vous lu leur ouvrage avec attention ?
 
LE PRÊTRE.

Non assurément; je ne suis pas assez scélérat pour avoir souillé mon esprit de la lecture d’un ouvrage aussi profane : je n’en ai pas lu un mot, je n’en lirai jamais rien ; je me contenterai de le décrier dans mon journal, et de faire imprimer toutes les semaines que c’est le livre le plus dangereux qui ait jamais été composé.
 
L’ENCYCLOPÉDISTE.

Votre projet est très sensé assurément; mais ne serait-il pas plus équitable de le juger après l’avoir lu que de vous en fier à des rapports peut-être infidèles et peut-être intéressés ? 
A quel égard encore vous a-t-on dit qu’il fût dangereux ? 
 
LE PRÊTRE.

A tous égards: la théologie n’est point celle de la Sorbonne; la morale n’est point celle des jésuites; la médecine n’est point celle de la faculté de Paris; l’art militaire est composé sur des mémoires prussiens; la marine et le commerce, sur des mémoires anglais; en un mot, tout en est détestable. 
 
L’ENCYCLOPÉDISTE.

Voilà qui est raisonner à la fin; et si vous m’aviez dit tout cela d’abord, notre dispute aurait été plus tôt terminée.
 
LE PRÊTRE.

Je vois que si je disais encore un mot, vous abjureriez la philosophie pour afficher la dévotion; mais nous ne voulons plus de toutes ces palinodies qui font rire les incrédules, et qui vous raccommodent avec les bonnes gens de notre parti, qui sont dupes de vos simagrées: les ouvrages que vous avez faits contre la religion et ses ministres restent, et la rétractation périt. Il faut que vous soyez toute votre vie un objet de scandale, que vous mouriez dans l’impénitence, et que vous soyez damné éternellement. Je ne veux plus de commerce avec vous, et je vous déclare que l’ouvrage est abominable d’un bout à l’autre; qu’il fallait non seulement le supprimer, mais encore le brûler; qu’il fallait faire le procès à tous ceux qui y ont travaillé, à ceux qui l’ont imprimé, à ceux qui l’ont acheté, et que vous êtes tous des athées, des déistes, des sociniens, des ariens, des semi-pélagiens, des manichéens, etc., etc., etc. 
N’avez-vous pas eu l’irréligieuse affectation de louer les anciens, qui étaient dans les ténèbres du paganisme, aux dépens des modernes, qui sont éclairés du flambeau de la révélation? N’avez-vous pas poussé l’impiété jusqu’à comparer le siècle idolâtre d’Auguste au siècle chrétien de Louis XIV ? 
 
L’ENCYCLOPÉDISTE.

Je me retire enchanté de votre érudition et de votre douceur, en vous exhortant à ne pas laisser refroidir le zèle dont je vous vois animé; voici un de vos adversaires, dont je vous recommande la conversion, puisque vous avez dédaigné la mienne. 


(à suivre) 

jeudi 15 septembre 2016

Diderot et l'autorité politique

Mis à part Rousseau dans son Contrat Social, aucun penseur des Lumières ne s'est interrogé sur la chose politique avec autant d'audace que Diderot. Dans cet article de l'Encyclopédie, le philosophe remet en question la légitimité de l'autorité politique...
Diderot

Autorité politique.  
Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l’état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d’une autre origine que de la nature. Qu’on examine bien, et on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé ; ou le consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux, et celui à qui ils ont déféré l’autorité.

Comme Hobbes et Rousseau avant lui, Diderot émet tout d'abord l'hypothèse d'un état de nature antérieur à toute société. L'état social étant ici sujet à caution, l'auteur ne saurait considérer ses institutions, notamment politiques, comme des absolus immuables.
Ce préalable étant posé, il envisage tour à tour les différentes formes d'autorité : l'autorité paternelle (limitée dans le temps), celle obtenue par la force et celle obtenue par le consentement des hommes. Celle-ci suppose l'établissement d'un contrat, nous explique Diderot. Les sujets acceptent de se démettre de leur autorité et la délèguent à l'un d'entre eux. Pourquoi le font-ils ? Parce qu'en échange, celui qu'on a mandaté s'engage à remplir sa part du contrat : il est contraint d'agir pour le bien public.
(...)

La puissance qui vient du consentement des peuples, suppose nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites : car l’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve à un autre homme ; parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu, dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu’absolu, qui ne perd jamais de ses droits, et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société, que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux : mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s’arroge pas les droits du créateur.  
Le renversement de perspective est quasi copernicien. Aucun roi ne détient naturellement l'autorité, il n'en est que le dépositaire. De fait, son autorité est donc soumise à des "conditions" et restreinte entre des "limites"


Ainsi, le bon plaisir (voir ci-dessus) ne saurait plus être une justification suffisante au moment de prendre telle ou telle décision.
Par ailleurs, aucun roi ne saurait plus se prévaloir de "la grâce de Dieu" (voir ci-dessous), puisque c'est l'homme et non Dieu qui lui a délégué l'autorité. Par la grâce de la nation serait sans doute une formule plus appropriée aux yeux du philosophe...

Même si personne ne conteste ses droits et pouvoirs, le roi est également soumis à des devoirs auxquels il ne saurait déroger. Il se doit avant tout d'être "avantageux à la république" et "utile à la société".
Un tel article ne pouvait passer inaperçu.
Les Jésuites furent les premiers à dénoncer l'insolence de Diderot. Dans le journal de Trévoux de mars 1752, le père Berthier écrit : "cet article a surpris bien des lecteurs : nous sommes de ce nombre"... Et de s'insurger :
 "Tout bon Français doit penser autrement", rappelle le Jésuite à ses lecteurs. Encore parlait-il du côté du manche...

samedi 10 septembre 2016

De l'obscurantisme...

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Qu’il me soit permis d’ajouter encore un mot sur l’idée qu’on se fait des maladies dont les individus qui composent le genre humain sont si souvent affligés. Elles viennent de Dieu ; c’est Dieu qui les envoie, la chose est indubitable (…) Que quelquefois… Dieu visite les peuples et les particuliers en leur envoyant immédiatement des maladies pour les humilier et les châtier, c’est sur quoi la Révélation ne laisse aucun doute. (…) Contre l’intervention immédiate de la Providence, tous les moyens humains, toutes les ressources de l’art sont parfaitement inutiles. Il n’y a point de préservatif contre les justes coups de la main divine, que de ne pas les attirer par une conduite vicieuse…





Essai apologétique sur l'Inoculation, 1755

Charles Chais (pasteur protestant suisse)

Th. Tronchin, qui introduisit l'inoculation en France en 1756




Jenner inoculant un enfant



***



Vous avez voulu, Seigneur, nous prouver avec quelle facilité vous pouviez, au milieu de notre sécurité, nous faire éprouver le même sort. Nous avons entendu votre voix et compris les desseins de votre miséricorde. La terre a tremblé sous nos pieds ; nous avons compté les secousses ; nos maisons ont été agitées ; les murs de cet édifice sacré en portent encore les empreintes ; un peu plus de force dans les ébranlements, et il y aurait eu du bouleversement et de la destruction. Nous en avons été quittes pour la frayeur : puisse-t-elle être salutaire, efficace, permanente ! Oh ! Puisse-t-elle faire des impressions si profondes, que les distractions du monde, que la dissipation d’un siècle frivole ne soient pas capable de les effacer ! Craignons celui devant qui toute la nature tremble, et qui fait trembler la terre quand il lui plait. Craignons celui qui peut détruire ce globe qu’il a formé…



Extrait d’un sermon prononcé par Elie Bertrand (pasteur protestant suisse) après le séisme de Lisbonne en 1755


Lisbonne, une ville rayée de la carte du monde


***



Le Seigneur, mes très chers Frères a exercé sur nous dans sa justice ses plus redoutables vengeances, les douleurs de la mort nous ont assiégés pendant un an entier, des milliers de victimes ont été de toutes parts immolées à la colère de Dieu allumée par nos crimes, le deuil et les larmes ont fait le triste partage de cette ville désolée, devenue dans son affliction un sujet de crainte et d’horreur à toutes les nations de l’univers, qui des extrémités de la terre venaient auparavant y aborder avec empressement. Mais enfin nous éprouvons dans cet heureux jour que si le Dieu des miséricordes se fâche contre les pêcheurs, s’il les menace, son courroux ne dure pas toujours et cède à la fin à la bonté.



Extrait d’un mandement de Monseigneur l’évêque de Marseille qui ordonne de rendre à Dieu de solennelles actions de grâces de ce que par sa miséricorde la contagion a entièrement cessé dans Marseille (1721)

l'évêque de Marseille secourant une victime de la "colère de Dieu"

jeudi 8 septembre 2016

Travailler le dimanche ! (3)


Et pourtant...


Les trois extraits de mandements d'évêques que je reproduis ci-dessous ont été émis dans le temps où Faiguet de Villeneuve rédigeait son article d'Encyclopédie consacré au travail du dimanche.
Voyez le premier d'entre eux, daté de 1752.


Pour justifier la suppression des fêtes concernées, l'évêque d'Auxerre avance la multiplication des "divertissements criminels" ainsi que la nécessité de donner aux "pauvres" de "gagner leur vie, par le travail de leurs mains".

Partons dans le sud-ouest, et voyons ce que préconisait l'évêque d'Auch. 


Le constat est rigoureusement le même :  il s'agit de laisser aux "cultivateurs de la campagne et aux artisans des villes plus de jours libres pour vaquer à leurs travaux."

Quelques années plus tard, l'évêque de Basle se montre encore plus explicite :

 Puisque les Fidèles abusent "du loisir que leur donnent les fêtes", on réduira désormais le nombre de jours chômés.

*** 
On pourrait multiplier les exemples.
Partout dans le royaume, les autorités religieuses se rendent à la raison en supprimant des fêtes religieuses. 
En somme, ils rejoignent sur ce point les préconisations des encyclopédistes : pour lutter contre la pauvreté et la délinquance populaire, il faut augmenter le temps consacré au travail.
Jamais je n'ai entendu nos Anti-Lumières (voir ci-dessous) souligner cette surprenante coïncidence. Ou bien ?




mercredi 7 septembre 2016

Travailler le dimanche ! (2)


Les pourfendeurs des Lumières brandissent souvent cet article "Dimanche" comme une preuve de l'antihumanisme des philosophes. Marion Sigaut, que je citais dans le précédent article, leur reprochait un jour de vouloir instaurer le "travail gratuit" des paysans et autres ouvriers...
Si l'argument économique est effectivement mis en avant par l'Encyclopédie (on y avance le chiffre de 20 millions/an), l'historienne passe (une fois encore) à côté de l'essentiel...

Pour le comprendre, revenons quelque temps en arrière, et donnons la parole au camp adverse, à savoir les hommes d'Eglise.

***
 
César de Bus, reconnu Bienheureux par le Pape Paul VI
Cent cinquante ans plus tôt, voici ce que disait le célèbre prêtre César de Bus (1544-1607) à propos du dimanche
"les villes et les villages sont remplis de cette sorte de profanateurs du saint dimanche... qui vont... manger ou boire dans un cabaret tout ce qu'ils ont gagné dans la semaine à la sueur de leur visage ? Tandis que, peut-être, leur famille, n'a pas un morceau de pain... Combien y en a-t-il qui... tourmentent à leur retour une pauvre femme et des enfants, et par le désordre qu'ils causent, font de leur maison une véritable image de l'Enfer ?"




Combien trouve-t-on de textes de la sorte, qui tous condamnent la profanation du jour saint, autant à la ville qu'à la campagne, et qui enjoignent les fidèles d'observer ce temps de repos pour le consacrer à Dieu ?
Pour la seule ville de Paris, les archives de police regorgent de rapports faisant état de bagarres et de rixes au retour des guinguettes et autres débits de boisson.
Et les chroniqueurs de l'époque (d'Argenson, Marais) en disent tout autant...
Sans doute est-ce un crime, mais aux chants sacrés des matines et des vêpres, l'ouvrier du XVIIIè siècle semble préférer les gueulements dominicaux de ses compagnons de beuveries...

Et s'il ne s'agissait que du dimanche ! Car à ces 52 jours chômés, il faut ajouter un nombre incalculable de fêtes, jusqu'à 40 par an dans certains diocèses du royaume ! Ainsi, à la fin de l'Ancien Régime, Paris comptait encore 29 jours chômés en plus du dimanche ! A la Rochelle, l'ouvrier bénéficiait de 6 jours supplémentaires ! 
Et dire que certains remettent aujourd'hui en cause nos cinq semaines annuelles...
***
Si la question portant sur le nombre de jours chômés est devenue centrale au XVIIIè siècle, c'est que les autorités civiles et religieuses assistent d'une part à la désaffection progressive des lieux de culte, et d'autre part à une augmentation certaine de la violence populaire.
Mais alors, que faire ?
A cette question, l'Encyclopédie apporte évidemment sa réponse. On la connaît déjà : il faudrait réduire le nombre de fêtes car elles 
"nuisent plus qu'on ne saurait dire à toutes sortes d'entreprises et de travaux, et qu'elles contribuent même à débaucher les ouvriers : elles leur fournissent de fréquentes occasions de s'enivrer " (extrait de l'article "fêtes" de l'Encyclopédie). 
J'entends déjà les ricanements de certains : "les voilà démasqués, ces prétendus humanistes qui affirment oeuvrer pour le bien commun alors qu'en réalité, ils agissent pour le compte des puissances d'argent ! "
L'argument est a priori recevable. C'est d'ailleurs celui qu'avancent systématiquement les Anti-Lumières.
Et pourtant... 

suivre ici)
 



 

lundi 5 septembre 2016

Travailler le dimanche ! (1)

On connait le propos de Tocqueville selon qui "La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue." Et d'ajouter : "Si elle n'eût pas eu lieu, le vieil édifice social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard".
Du côté des Anti-Lumières, on prétend au contraire que ces événements révolutionnaires n'avaient rien de naturel, qu'ils ont été la conséquence d'un long travail de sape mené en premier lieu par les encyclopédistes (contre les pouvoirs spirituel et temporel) et conclu après 1789 par une minorité agissante, soi-disant représentative du peuple, mais oeuvrant en réalité pour les seuls intérêts des forces de l'argent.

*** 

Prenons l'exemple très significatif (et actuel !) du travail du dimanche, largement prohibé sous l'Ancien Régime, et présenté de la sorte par l'encyclopédiste (et économiste) Faiguet de Villeneuve :

M. l’abbé de Saint-Pierre qui a tant écrit sur la science du gouvernement, ne regarde la prohibition de travailler le dimanche (...) que comme une règle de discipline ecclésiastique, laquelle suppose à faux que tout le monde peut chômer ce jour-là sans s’incommoder notablement. Sur cela il prend en main la cause de l’indigent et non content de remettre en sa faveur toutes les fêtes au dimanche, il voudrait qu’on accordât aux pauvres une partie considérable de ce grand jour pour l’employer à des travaux utiles, et pour subvenir par là plus sûrement aux besoins de leurs familles. Au reste on est pauvre, selon lui, dès qu’on n’a pas assez de revenu pour se procurer six cents livres de pain. A ce compte il y a bien des pauvres parmi nous.
l'abbé de Saint-Pierre
Quoi qu’il en soit, il prétend que si on leur accordait pour tous les dimanches la liberté du travail après midi, supposé la messe et l’instruction du matin, ce serait une œuvre de charité bien favorable à tant de pauvres familles, et conséquemment aux hôpitaux ; le gain que feraient les sujets par cette simple permission, se monte, suivant son calcul, à plus de vingt millions par an. Or, dit-il, quelle aumône ne serait-ce point qu’une aumône annuelle de vingt millions répandue avec proportion sur les plus pauvres ? N’est-ce pas là un objet digne d’un concile national qui pourrait ainsi perfectionner une ancienne règle ecclésiastique, et la rendre encore plus conforme à l’esprit de justice et de bienfaisance, c’est à-dire plus chrétienne dans le fond qu’elle n’est aujourd’hui ? A l’égard même de ceux qui ne sont pas pauvres, il y a une considération qui porte à croire que si après la messe et les instructions du matin, ils se remettaient l’après-midi à leur travail et à leur négoce, ils n’iraient pas au cabaret dépenser, au grand préjudice de leurs familles, une partie de ce qu’ils ont gagné dans la semaine ; ils ne s’enivreraient pas, ils ne se querelleraient pas, et ils éviteraient ainsi les maux que causent l’oisiveté et la cessation d’un travail innocent, utile pour eux et pour l’état.

Aux yeux de l'encyclopédiste, le travail dominical présenterait non seulement un intérêt économique (estimé ici à vingt millions), mais également un intérêt moral, en luttant contre la débauche populaire du dimanche après-midi.
A l'opposé, la pasionaria des Anti Lumières, Marion Sigaut, voit dans cette proposition le symbole même de ce qu'elle nomme l'antihumanisme des Lumières. Face à cette offensive libérale, l'Eglise s'est alors érigée en garante des droits sociaux traditionnels. Voyez plutôt :
Marion Sigaut
 
L’archevêque de Paris Mgr de Beaumont condamna l’ouvrage à la mode qu’il voyait comme anti-chrétien et la guerre éclata entre « les Lumières » et l’Eglise qui obtint, par deux fois, l’interdiction de la publication.Comment pouvait-on s’opposer à la diffusion d’un Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers ! Il suffit d’ouvrir le dictionnaire pour comprendre.
Prenons l’article Dimanche : il y est suggéré de lever l’interdit touchant au travail ce jour-là. L’idée, généreuse, consiste à dire que si les pauvres, une fois accomplies leurs dévotions le matin, avaient l’autorisation de travailler l’après-midi, « ce serait une œuvre de charité bien favorable à tant de pauvres familles ; le gain que feraient les sujets par cette simple permission, se monte à plus de vingt millions par an. »
En interdisant aux pauvres de travailler plus pour gagner plus, l’Eglise ne faisait-elle pas montre d’inhumanité ?
La sollicitude de l’Encyclopédie pour ceux qui n’ont que leurs bras pour vivre ne s’arrêtait pas aux plus pauvres, puisqu’elle suggéra d’autoriser le dimanche aux autres qui, ainsi, «n’iraient pas au cabaret dépenser, au grand préjudice de leurs familles, une partie de ce qu’ils ont gagné dans la semaine ; ils ne s’enivreraient pas, ils ne se querelleraient pas, et ils éviteraient ainsi les maux que causent l’oisiveté et la cessation d’un travail innocent, utile pour eux et pour l’état.»
Et ne serait-ce pas faire œuvre d’une grande utilité, - ce sera le maître-mot des idées nouvelles – que « d’employer quelques heures de ce saint jour pour procurer à tous les villages et hameaux certaines commodités qui leur manquent: un puits… une fontaine, un abreuvoir, une laverie, etc. surtout pour rendre les chemins beaucoup plus aisés qu’on ne les trouve d’ordinaire dans les campagnes éloignées. »

Faire travailler le peuple le dimanche pour lui interdire de s’amuser et compléter gratuitement ce que la corvée, qui lui incombait déjà totalement, ne pouvait encore fournir : l’humanisme des Lumières n’apparut pas de manière évidente à tout le monde.

Pour l'historienne, ce mano a mano se résume à une opposition entre les défenseurs du "vieil édifice social" (disons: l'Eglise) et les zélateurs d'une société nouvelle (disons : les encyclopédistes), soumise aux puissances de l'argent.

(A suivre ici)