samedi 29 juin 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (6)

La part de Voltaire entrepreneur ne pourra lui venir que du moment où le royaume de France entrera lui-même dans la guerre. Ce qui nous conduit à l'année 1743, et à la lettre que le poète-guerrier-fournisseur adresse le 8 juin au comte d'Argenson, ministre de la Guerre :
le comte d'Argenson secrétaire d'état à la guerre en 1743


« Je me flatte, monseigneur, que je partirai vendredi pour les affaires que vous savez. C’est le secret du sanctuaire, ainsi n’en sachez rien. Mais si vous avez quelques ordres à me donner, et que vous vouliez que je vienne à Versailles, j’aurai l’honneur de me rendre secrètement chez vous à l’heure que vous me prescrirez. Nous perdons sans doute considérablement à nourrir vos chevaux. Voyez si vous voulez avoir la bonté de nous indemniser en nous faisant vêtir vos hommes. Je vous demande en grâce de surseoir l’adjudication jusqu’à la fin de la semaine prochaine. Mon cousin Marchand [fournisseur aux armées, cousin de Voltaire] attend deux gros négociants qui doivent arriver incessamment et qui nous serviront bien

Or, s'il est intéressé à titre personnel aux fournitures pour la guerre, bien sûr Voltaire n'en est pas moins rémunéré par le ministre des Finances pour l’influence qu’il a pu, et qu'il peut encore, avoir sur le roi de Prusse. Ainsi reçoit-il le lendemain 9 juin 1743 une lettre de M. Orry où l’on peut lire ceci :

« Le roi, monsieur, s’est déterminé à vous envoyer où vous savez. Je donne l’ordre à M. de Montmartel de vous payer huit mille francs [40 années de travail] et une année de pension, qui est ce que M. Amelot m’a dit que vous demandiez. »

Ici, c'est donc Pâris de Montmartel qui agit en qualité de banquier de la cour du roi. Mais il se trouve que ce Parîs-là est également le banquier de l'ex-demoiselle Poisson et future Pompadour, pour laquelle il agit ainsi que le rapporte Yves Durand : « Montmartel fournit l’argent au contrôleur général pour acheter le marquisat de Pompadour, dont le revenu est évalué à 10 ou 12 000 livres de rente [50 à 60 années de travail]. »

Ainsi, après être devenue, par mariage le 4 mars 1741, Mme Le Normant d’Étiolles, Jeanne-Antoinette Poisson se trouvait transformée en une marquise de Pompadour désormais tout à fait présentable à ce bougre de Louis XV.
Mme de Pompadour


Or, à travers elle et Voltaire (et sous le contrôle étroit des frères Pâris), on peut dire que le royaume de France est déjà en route pour l'une de ses pires catastrophes millitaires... à échéance d'une vingtaine d'années tout de même, car, pour l'instant, on n'en est encore qu'à des hors-d'oeuvre tout à fait ragaillardissants...

La diplomatie du royaume de France est alors décidément en panne. Car, une fois saisie la Silésie au détriment de Marie-Thérèse d'Autriche, Frédéric de Prusse ne songe plus à faire la guerre... pour le compte de Louis XV. Certes, Voltaire s'active de toutes les façons auprès de lui et de ses représentants, et croit même parfois que les combats vont enfin reprendre, mais il ne cesse d'être démenti par le comportement réel du roi de Prusse, qui prend, par ailleurs, un malin plaisir à se jouer de lui. Or, en l'absence d'importants mouvements de troupes, les fournitures de vivres ne s'insèrent pas dans le cadre des urgences qui leur sont très nécessaires pour faire monter les prix... De plus, comme nous le savons maintenant, Voltaire est l'homme des coups rapides et de forte dimension. Il sait que certaines situations basculent parfois en quelques instants. Aussi reste-t-il sur ses gardes, tout en rongeant son frein.

Il faut enfin souligner ce fait essentiel qu'il est, cette fois-ci, l'un des promoteurs directs de cette guerre qui ne demande que peu de choses pour produire tous ses effets. Il est lui-même dans l'action, et peu à peu une jouissance nouvelle le saisit. Elle transparaît dans la lettre qu'il adresse le 5 juillet 1743 à ses amis le comte et la comtesse d'Argental :

     « Eh bien, mes adorables anges, ce petit hémisphère est plus fou et plus malheureux que jamais, et moi ne suis-je pas un des plus infortunés de la bande ? Les uns vont mourir de faim ou par l’épée des ennemis vers le Danube, les autres sur le Mein, et moi où vais-je, où suis-je ? J’ai bien peur de mourir de chagrin loin de vous. »

De chagrin?... Non, évidemment. D'autant que, comme l'indique la même lettre, une petite idée commence à faire son chemin dans son esprit en ébullition :

« Le roi de Prusse est réellement indigné des persécutions que j’essuie, il veut absolument m’établir à Berlin… »

A quelle fin? Qu'y a-t-il là de particulièrement stimulant pour Voltaire? C'est qu'après l'affaire de Silésie, l'Europe entière a compris que Frédéric était capable de véritables exploits guerriers. Voilà donc le chef idéal qui fait défaut aux armées du royaume de France. C'est ce que le poète écrit le 13 juillet 1743 au roi de Prusse :

« Que ne ferait point cette nation si elle était commandée par un prince tel que vous ! »

Il faut donc faire passer le roi de Prusse dans la dimension qui est véritablement la sienne : celle d'un conquérant. La guerre prendra alors une dimension européenne, le roi de Prusse devenant une sorte de fer de lance pour le royaume de France.

Voici maintenant Voltaire embarqué dans les grandes manoeuvres... Le 21 juillet 1743, il écrit au ministre des Affaires étrangères Amelot de Chaillou, à propos de Frédéric de Prusse:

     « [...] je vous demande, monseigneur, si vous ne jugez pas que ce prince accepterait aisément des subsides en cas de besoin, et s’il ne pourrait pas tenir lieu de ce qu’était autrefois la Suède à l’égard de la France. Je vois ce prince craindre la Russie, et l’Autriche, et n’aimer ni les Anglais ni les Hollandais. Je suppose qu’il s’unit étroitement avec Sa Majesté [Louis XV], et vous savez sans doute que c’est le comble des voeux de son ministre à la Haye qui peut tout sur le secrétaire d’état son oncle, et qui est fort aimé de sa majesté prussienne ; ni l’un ni l’autre ne le font agir, je le sais, mais l’un et l’autre peuvent assurément le déterminer à ce que lui-même approuve et désire. Je suppose donc que cette union pût se faire avec autant de secret que de bonne foi ; je prends alors la liberté de vous demander si Sa Majesté [Louis XV] ferait difficulté de donner des subsides au roi de Prusse et s’il ne serait pas très aisé d’ôter aux alliés une partie des subsistances de l’année prochaine en les achetant vers le mois de janvier par avance pour le compte du roi de Prusse, soit pour Vezel, soit pour Magdebourg, sous cent prétextes plausibles. »

Or, en matière de subsistances, l'entrepreneur Voltaire est toujours là, lui qui a bien redit six jours plus tôt au comte d'Argenson ministre de la Guerre :

 « Marchand, père et fils, ne demandent qu’à vêtir et alimenter les défenseurs de la France. »

Coup double, au moins... Ce serait un bon début! (à suivre)






lundi 24 juin 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (5)


Michel Cuny














Très significativement, Jean-Louis Wagnière sait comment il convient d'interpréter le comportement de Voltaire :
« J’avoue qu’il avait la faiblesse de craindre que s’il m’avait fait de son vivant une petite fortune, je ne l’eusse quitté, ainsi que ma femme qui lui a été aussi attachée pendant plus de vingt ans. »
Il est même plus que probable que le secrétaire avait eu l'occasion de lire l'endroit du "Dictionnaire portatif" où son maître avait développé une conception très significative de l'"Égalité" :
« Le genre humain tel qu’il est, ne peut subsister à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommes utiles qui ne possèdent rien du tout. Car certainement un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre, et si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître de requêtes qui vous la fera. »
Ainsi les belles promesses n'avaient-elles d'autre sens que d'acheter la fidélité de Jean-Louis Wagnière et de son épouse, et, au surplus, d'entretenir leur productivité... Car - même si nous sommes là dans ce que les Voltairomenteurs nous présentent comme le paradis de Ferney - cette productivité n'était rémunérée que d'une façon qui ne dérogeait pas, là non plus, à l'ordinaire de ce temps-là. Voici ce que notre témoin privilégié dit du sort qui leur était réservé, à sa femme et à lui :
« Elle n’avait que cent francs de gages, et moi deux cents. Il avait placé sur ma tête en 1766 une rente de 360 livres, mais je n’en jouissais pas. »
Ah que tout cela ressemble donc... au loto d'aujourd'hui!...

Eh, Candide !... Voudrais-tu, toi aussi, jouir ?... Sais-tu bien de quoi tu parles, mon pauvre ami ?...
N'empêche, 200 livres par an... pour un employé qui voyait passer sous ses yeux, de jour en jour, les lettres de change (2000 livres ici, 3000 livres là) issues de la traite des Noir(e)s, des spéculations sur la dette publique, et des guerres proches ou lointaines... il fallait bien avoir de quoi rêver, n'est-ce pas?

Voilà ce qui enchante les Voltairomenteurs... Ils trouvent cela tout à fait succulent... Car, aujourd'hui encore... C'est pourquoi "Candide", de page en page... Faire faire la génuflexion... Etc.

Et puis bientôt, l'affaire "Calas"!... Décidément, c'est à s'étrangler de colère... Mais, patience, nous y viendrons.... bien sûr. Dix-huit ans après la lettre d’un petit poète désargenté au cardinal Dubois, premier ministre du Régent, voici que s’ouvre la correspondance du richissime Voltaire avec le cardinal de Fleury, premier ministre de Louis XV : en octobre 1740, le décès de l’empereur Charles VI vient d’ouvrir la crise de la succession d’Autriche.


le cardinal de Fleury (1653-1743)
Pour dépecer les territoires que la pragmatique sanction attribue à Marie-Thérèse, la France a besoin de complices : le roi de Prusse a retenu son attention ; et Voltaire, qui entretient avec Frédéric une correspondance remontant à l’époque où le futur roi n’était encore que prince royal, paraît très bien placé pour pousser à la guerre l'homme apparemment le mieux à même de savoir faire couler le sang dans le sens des intérêts du royaume de France. C'est ce que le cardinal de Fleury a fait savoir à Voltaire qui lui répond le 2 novembre 1740 :
« J’apprends avec la plus vive reconnaissance le retour de vos bontés pour moi ; mon remerciement sera de tâcher de les mériter toute ma vie. »

Ce qu'il confirme deux jours plus tard : «
Je ne peux résister aux ordres réitérés de sa majesté le roi de Prusse. Je vais, pour quelques jours, faire ma cour à un monarque qui prend votre manière de penser pour son modèle. » 
Faire sa cour? Eh bien, voilà ce que cela donne, par exemple, car nous ne retenons là que de petits échantillons.

À Frédéric II, roi de Prusse, le 28 novembre 1740 :

"
Ce superbe arsenal où la main de la guerre
Tient la destruction des plus fermes remparts,
Me paraît à la fois le monument des arts,
Le séjour de la mort, de Mars et du tonnerre.
Mais d’où partent ces doux concerts ?
C’est Achille qui chante, Apollon qui l’inspire ;
Il porte entre ses mains et l’épée et la lyre ;
Il fait le destin de l’empire,
Il fait plus, il fait de beaux vers."

«
Lisez, sire, cette lettre que je reçois de M. le cardinal de Fleury. Trente particuliers m’en écrivent de pareilles ; l’Europe retentit de vos louanges

Au même, le 1er décembre 1740 :

«
Adieu grand homme, adieu Coquette,
Esprit sublime, et séducteur,
Fait pour l’éclat, pour la grandeur,
Pour les muses, pour la retraite. »

« Adieu, vous dont l’auguste main,
Toujours au travail occupée,
Tient pour l’honneur du genre humain
La plume et la lire, et l’Épée […]. »

Encore, le 15 décembre 1740 :
« Vous ouvrez d’une main hardie
Le temple horrible de Janus ;
Je m’en retourne tout confus 
Vers la chapelle d’Émilie. »
« Sire, je prie le dieu de la paix et de la guerre qu’il favorise toutes vos grandes entreprises, et que je puisse bientôt revoir mon héros à Berlin, couvert d’un double laurier, etc. »
Et puis, le 31 décembre 1740 : 
« Prêt à le raffermir vous ébranlez l’empire : 
C’est à vous seul ou d’être, ou de faire un César ; 
La gloire et la prudence attellent votre char. 
On murmure ; on vous craint, mais chacun vous admire

Voltaire n'est pourtant plus un enfant, ni un adolescent : c'est un flagorneur de quarante-six ans...
...tout occupé à préparer des flots de sang, et à ramasser sa part... Mais quelle part? (à suivre)

jeudi 20 juin 2013

Rousseau vu par Michel Onfray

Directeur de l'université populaire de Caen, Michel Onfray a pour habitude de poser un regard aigu et critique sur les figures les plus marquantes de notre histoire littéraire. En 2012, année du tricentenaire Rousseau, il se montre fidèle à sa réputation de trouble-fête en lançant cette charge féroce contre le philosophe genevois.
Pourtant, comme tant d'autres avant lui, on découvre avec stupeur que si l'enseignant-philosophe-écrivain-chroniqueur (...) a bien lu Rousseau, il lui reste malheureusement à bien le comprendre...



TROIS CENTS ANS ÇA SUFFIT… 
Michel Onfray


"Tricentenaire de la naissance de Rousseau ! Adolescent, je l’aimais, mais il faut être adolescent pour aimer le philosophe genevois… Bon signe de l’aimer à dix sept ans, mauvais de l’aimer plus tard. Car cet homme acariâtre, atrabilaire, paranoïaque, misanthrope, mégalomane, a couché sur le papier nombre d’idées qui, reprises par de sinistres personnages, sont devenues depuis trois siècles des armes de destruction massive de l’humanité.

Saint-Just et Robespierre s’emparent de la justification de la peine de mort donnée dans Le Contrat Social, de la critique de la propriété formulée dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes de la haine de l’athéisme et de l’hédonisme, doublée d’une célébration de l’idéal ascétique calviniste avec obligation à la vertu transformée en ciment d’une religion laïque, thèses développées dans La Profession de foi du vicaire Savoyard. Ainsi armés conceptuellement, ces dictateurs ont  conduit des milliers d’hommes à la guillotine pour ensanglanter une Révolution française qui s’annonçait pourtant sous de bons auspices avec l’abolition des privilèges.

Cette Révolution française, via Marx et le marxisme, puis Lénine, fournit la matrice au socialisme autoritaire de la révolution industrielle. Le marxisme recycle en effet ce schéma simpliste : l’homme naît bon, la société le corrompt, changeons de société, nous retrouverons la bonté primitive de l’homme. Le schéma chrétien dans lequel s’inscrit la pensée rousseauiste facilite les choses. Pour les Chrétiens : il existe un paradis  au début de l’humanité ; le péché originel en clôt les portes ; mais on peut les ouvrir à nouveau par la révolution spirituelle d’une conversion ; alors l’Eden perdu devient promesse d’une vie éternelle. Pour les marxistes : le paradis, c’est la société d’avant la propriété ; le péché originel correspond à l’appropriation, à l’enclos des terres, à la barrière ; le salut passe par l’abolition des  clôtures et la réalisation du communisme des biens ; arrive alors une société sans classes, sans exploitation, sans domination, sans négativité, sans mal… Les camps, les barbelés, les exécutions capitales ont montré la dangerosité de ces rêveries d’un penseur solitaire.(...)"

Dans ce passage, Michel Onfray commet le même contresens (volontaire ?) que les dictateurs qui se réclamaient de Rousseau et qu'il prétend dénoncer. Relisons pour mémoire ce passage du Contrat Social dans lequel le philosophe affirme que "la souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point... les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires." En somme, s'il proclame (comme d'autres avant lui) la souveraineté du peuple, Rousseau ajoute que cette souveraineté est inaliénable et qu'il appartient au peuple seul de l'exercer ! On l'a compris, toute forme de démocratie représentative est inévitablement condamnée à trahir celui dont elle se revendique.

Robespierre et ses amis révolutionnaires ? Ils trahissent Rousseau en confiant le pouvoir à la Convention.
Lénine ? Ils trahit Rousseau en instaurant une assemblée constituante après la révolution d'octobre.
Staline ? Il trahit Rousseau en imposant un régime oligarchique et en se portant à sa tête.

Faut-il le rappeler à Michel Onfray ? La pensée politique de Rousseau n'est en aucun cas compatible avec l'événement révolutionnaire, et encore moins avec la mise en place d'un régime représentatif. Contrairement à celle de Marx (qui en appelle à la lutte des classes), cette même pensée est davantage critique que constructive. Loin de la caricature qu'en propose Michel Onfray, Rousseau ne croit en aucun cas à un retour en arrière, ni à un renversement du cours de l'histoire et encore moins à un rétablissement de "la bonté primitive de l'homme". Dans son Discours sur l'origine de l'inégalité, il s'interroge avant tout sur l'origine des sociétés, des institutions et des lois pour en conclure ceci : que malgré les apparences, tout ordre politique sert à protéger le petit nombre (appelons-les : riches) du grand nombre (appelons-les : pauvres).
Hostile à ceux qu'il appelait les "séditieux", Rousseau aurait sans nul doute détesté tous les révolutionnaires auxquels Michel Onfray tente malencontreusement de le rattacher...
 
Michel Onfray

mercredi 19 juin 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (4)

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Développant une tension presque irrésistible pour Voltaire, la guerre se fait attendre...

     Lettre au comte d'Argental, vers le 1er décembre 1734 :

     « Est-il vrai qu’on parle de paix ? Mandez-moi je vous en prie ce qu’on en dit. Il n’y a point de particulier qui ne doive s’y intéresser, en qualité d’âne à qui on fait porter double charge pendant la guerre. »
Charles-Augustin d'Argental (1700-1788)


Evidemment le "particulier", c'est ce qui amuse tout particulièrement la grande bourgeoisie internationale... En effet, quelle est donc cette "double charge" qui pèse sur les particuliers? Elle consiste, d'une part, à devoir participer à des guerres qui ne sont pas les leurs : en servant de chair à canon, soit au titre de la bataille elle-même, soit au titre des bavures qui l'accompagnent... Elle consiste, d'autre part, à payer les impôts qui rémunéreront les vrais grands profiteurs de ce jeu de massacre.

Or, comme nous le verrons : Voltaire, les impôts?... Connaît pas!... Qu'elle soit internationale, cela signifie en effet très précisément que cette bourgeoisie-là ne paie pas d'impôts. Cela fait évidemment partie de sa définition.

Faudrait-il alors croire que les Voltairomenteurs reçoivent un petit quelque chose - ne serait-ce qu'un peu de pommade dans le dos - de la part de ces grandes fortunes qui constituent le circuit mondial de l'impérialisme? En tout cas, elle est très bien montée, la marionnette Voltaire... et relayée depuis combien de décennies?... par... l'Education Nationale...

Bon... Et si maintenant nous retournions à la boucherie... qui tarde... oh, misère, qu'elle tarde!... Et les chefs, hein, qu'est-ce qu'ils font, les chefs?

     Lettre au duc de Richelieu, le 30 juin 1735 :

     « Vous attendez apparemment, Messieurs du Rhin, que l’Italie soit nettoyée d’Allemands, pour que vous fassiez enfin quelque beau mouvement de guerre, ou peut-être pour que vous publiiez la paix à la tête de vos armées. »

Mais, coupons net. Tout ceci n'est pas pour les enfants du peuple... Laissons les Voltairomenteurs nous en faire des tonnes sur la beauté morale de leur criminel préféré.

Et avec un homme de notre peuple, Wagnière, le secrétaire de l'ignoble Voltaire, faisons les comptes du patron...
Wagnière (1739-1802)


Wagnière avait été le porte-plume de Voltaire durant les vingt et une dernières années de la vie de celui-ci. Sachant lire et écrire, il était déjà un travailleur qualifié... pas un manouvrier à 200 livres, bien sûr. Par ailleurs, puisque Voltaire était l'un des hommes les plus riches du monde de son temps (nous parlons, bien sûr, de la planète, et non pas du seul "beau monde"), et au surplus, s'il faut en croire la belle cohorte des Voltairomenteurs, un personnage généreux (tout spécialement du côté de Ferney), nous sommes tout à fait fondés à penser que Wagnière n'a pas dû être spécialement miséreux, etc.

Ben, voyons.

Certes, Wagnière aura été pendant les vingt et une dernières années de la vie de Voltaire son très fidèle secrétaire. Ce qui place en 1757 son arrivée auprès du maître, c'est-à-dire bien longtemps après les combats en Italie des années 1734-1735 qui nous occupent ici. Cependant, son témoignage ne peut pas ne pas nous intéresser. Il doit d'ailleurs s'appuyer sur des confidences, ou sur des mises au point, effectuées par le grand homme en telle ou telle occasion.

Ecoutons donc Jean-Louis Wagnière :

      « La compagnie chargée de la fourniture des vivres dans la guerre d’Italie, y intéresse M. de Voltaire. Il eut pour sa part plus de sept cent mille francs[3500 années de travail !!!...] de bénéfice qu’il plaça en viager. »

La somme est évidemment écrasante... Mais, au regard de la dimension des sommes accumulées dans les années précédentes, nous voyons qu'il ne s'y trouve rien d'excessif : elle leur est tout à fait congruente... Voltaire est donc ici parfaitement égal à lui-même. C'est dire aussi qu'on (on?) peut lui faire confiance. Si bon chien chasse de race, il est désormais évident que Voltaire est très naturellement le vrai chien de chasse de la grande bourgeoisie internationale... Le Royaume de France n'a qu'à bien se tenir!... (Rien que ça, évidemment, pour ceux qui connaissent l'Histoire.) Et ce ne sont pas les rentes en viager que l'on consent au roi Très-Chrétien - c'est-à-dire à lui à travers sa noblesse - qui vont l'aider à se tirer de là! (Mais les Voltairomenteurs la connaissent-ils vraiment eux-mêmes, cette Histoire? Ne sont-ils pas que les valets besogneux de la grande bourgeoisie internationale?)

Encore un mot à destination des naïfs... Pour que la grande bourgeoisie internationale puisse mettre en oeuvre ces entreprises colossales (et tout spécialement chiffrées par elle selon une comptabilité extrêmement précise) que sont pour elle les guerres, encore faut-il qu'elle ait dans sa main des capitaux d'une certaine dimension, c'est-à-dire d'une dimension certaine : le fantassin à cinq sous par jour n'est certes pas cher..., mais il s'abîme vite, et il en faut beaucoup, des milliers, des dizaines de milliers, etc., et pas que pour quelques jours. Il doit donc y avoir, entre les cinq sous (le coût du travail) et les sommes investies par la grande bourgeoisie pour le mettre en oeuvre, une proportion suffisante. C'est bien sûr celle que l'on retrouve dans ses revenus issus du sang des autres...

 Et Wagnière dans tout ceci?... Pourquoi ne pas lui mettre le pied à l'étrier de la grande bourgeoisie internationale? Oh, le frisson que cela pourrait lui procurer. Ici, comme on va le voir, Voltaire s'amuse beaucoup. Laissons le secrétaire en faire le témoignage après la mort du patriarche de Ferney :

      « L’intention de mon maître était qu’après sa mort j’eusse vingt mille écus [60 000 livres ; 300 années de travail], y compris les huit mille francs [8000 livres ; 40 années de travail] portés sur son testament, et de me donner le surplus de la main à la main, en billets à mon ordre sur son banquier, M. Schérer, à Lyon. Il me les remit en mains en 1777 ; mais je crus, par respect et par crainte de lui laisser apercevoir le moindre doute sur sa bonne volonté à mon égard, que je ne devais pas les garder, et je les lui rendis. Je ne prévoyais point alors que par une fatalité et des circonstances bien étranges, je ne serais pas auprès de lui à sa mort, malgré ses instances, et que dans ses derniers moments il ne pût obtenir que son notaire vînt vers lui, quoiqu’il le demandât. »
le château de Ferney



      Avant de faire apparaître la réalité qui est sous-jacente à cette belle histoire de "gros sous", écoutons encore Wagnière :

      « Étant né sans fortune, n’ayant eu que des gages très modiques, mon maître ne m’ayant jamais fait de gratification de son vivant, ne lui ayant jamais parlé de mes intérêts, ayant perdu ma santé, passé ma jeunesse sans état assuré pour l’avenir, je me vis, à sa mort, chargé d’une mère, d’une femme et de deux enfants, et très embarrassé pour les soutenir. »

C'est dit : "que des gages très modiques", "mon maître ne m'ayant jamais fait de gratification de son vivant"... et après sa mort : rien?... Mais alors, les "gros sous"?... Ne sommes-nous pas chez le patriarche de Ferney, l'un des hommes les plus riches du monde!...

 Et d'une générosité dont les Voltairomenteurs ne cessent, aujourd'hui encore, de nous rebattre les oreilles!...

lundi 17 juin 2013

L'attentat de Damiens

interview d'Evelyne Lever et Marion Sigaut sur Europe 1

Lors de cette émission consacrée à l'attentat de Damiens (en 1757), Evelyne Lever et Franck Ferrand évoquent tout d'abord le supplice du régicide. Marion Sigaut revient ensuite sur l'une de ses intuitions, celle du lien entre cet attentat et l'affaire des enlèvements d'enfants en 1750.
Avec une délicatesse infinie, et en brillante historienne qu'elle est, Evelyne Lever lui rappelle alors une ou deux évidences...
Damiens


dimanche 16 juin 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (3)





Nous avons donc précédemment vu qu'à la toute fin du règne de Louis XIV, Salomon Lévi "eut l’adresse de se faire munitionnaire de l’armée impériale en Italie". Aussi, une vingtaine d'années plus tard, quand s'annoncent de nouvelles manoeuvres sur ce même terrain, Voltaire, à son tour, se prend à trépigner (lettre au marquis de Caumont du 25 octobre 1733):

« Apparemment qu’on veut avoir pris l’Italie avant de régler nos affaires. Voilà toute l’Europe en armes. »

Or, bien mieux organisé qu'il ne l'était au temps de sa lettre au cardinal Dubois en 1722, Voltaire sait qu'il n'aura pas à faire lui-même le voyage d'Italie. Il se placera sous la protection des frères Pâris, les plus gros financiers du royaume, qui sont alors de retour de l'exil que leur ont valu certaines de leurs malversations monumentales. Lui-même est désormais un homme très riche : outre les 30 000 à 150 000 livres récupérées en Angleterre à l'occasion de son bref passage dans le camp de la Réforme (l'équivalent de 150 à 750 années de travail !...), il s'était livré à des spéculations sur les dettes publiques du royaume de France (à coup d'usage de documents truqués) et du duché de Lorraine (en utilisant frauduleusement son nom d'origine, Arouet, en lieu et place de celui de la famille des Haroué).
Antoine Parîs (1668-1733)

Pour cette dernière affaire, nous pouvons d'ailleurs nous en tenir ici au coeur du récit que Voltaire lui-même en a fait dans une lettre adressée à Charles-Jean-François Hénault, vers le mois de septembre 1729 (selon les éditeurs de la Correspondance) :

« Nous trouvâmes à l’hôtel de la compagnie du commerce plusieurs bourgeois et quelques docteurs qui nous dirent que Son Altesse Royale avait défendu très expressément de donner des actions à tous les étrangers […] après de pressantes sollicitations, ils me laissèrent souscrire pour cinquante actions, qui me furent délivrées huit jours après, à cause de l’heureuse conformité de mon nom avec celui d’un gentilhomme de Son Altesse Royale, car aucun étranger n’en a pu avoir. J’ai profité de la demande de ce papier assez promptement; j’ai triplé mon or, et dans peu j’espère jouir de mes doublons avec des gens comme vous. »

René Pomeau, l'un des biographes du patriarche de Ferney, avoue ne disposer d'aucun élément permettant de mesurer les sommes en jeu dans cette dernière entreprise, quant à la première, il s'en tient à avancer une évaluation tournant autour de 1 million de livres (ce qui équivaudrait à un travail de 5000 années pour un manouvrier...)

C'est donc dans la masse de cette incroyable fortune que Voltaire ira puiser de quoi investir dans le sang qui ne tardera pas à couler en Italie... Mais va-t-il réellement couler?

Avec lui, nous retenons notre souffle... En attendant de voir si les Voltairomenteurs vont encore pouvoir taire longtemps la dimension de leur ignominie... ou de leur ignorance : nous leur laissons le choix de nous aider à les définir devant l'histoire humaine.

En compagnie de Voltaire, nous voici donc devant la console de commande des guerres telles qu'elles sont vécues et orchestrées par la grande bourgeoisie internationale. Notre tableau de bord nous permet de mesurer les enjeux qui vont être débattus à travers le sang, les blessures et la mort, mais aussi le courage, le dévouement, l'exaltation, et puis le crime, et puis le malheur, et puis la tragédie.

Mais, d'abord, il y a les intérêts matériels du commerce, des rois, des princes, etc., ainsi que Voltaire les énumère dans cette petite lettre - qui bruisse de son extrême satisfaction - qu'il adresse le 3 novembre 1733 à l'abbé Jacques-François-Paul Aldonce de Sade :

« Voulez-vous des nouvelles ? Le fort de Kehl vient d’être pris, la flotte d’Alicante est en Sicile, et tandis qu’on coupe les deux ailes de l’aigle impérial en Italie et en Allemagne, le roi Stanislas est plus empêché que jamais. Une grande moitié de sa petite armée l’a abandonné pour aller recevoir une paye plus forte de l’électeur roi. Cependant le roi de Prusse se fait faire la cour par tout le monde, et ne se déclare encore pour personne. Les Hollandais veulent être neutres et vendre librement leur poivre et leur cannelle. Les Anglais voudraient secourir l’empereur et ils le feront trop tard. Voilà la situation présente de l’Europe. »  

Or voici qu'enfin la zone d'investissement qui concerne plus particulièrement la fortune de notre guide s'apprête enfin à délivrer ses propres crimes. À Claude Brossette, le 20 novembre 1733 :

 « On a pris le fort de Kehl, on se bat en Pologne, on va se battre en Italie. »

Qui y approvisionnera les troupes? C'est décidé depuis quelques temps : les frères Pâris, ceux-là même qui ont Voltaire dans leur manche... Enfin, et c'est une première pour notre grand homme (au Panthéon dès 1791) : son argent (gagné après quelques milliers d'années de travail qui n'ont strictement aucun rapport avec les 39 années qui quantifient à ce moment-là sa propre existence...) va produire l'agitation (à cinq sous par jour, comme nous le savons selon l'un de ses précédents courriers) de plusieurs milliers de pauvres malheureux... Oui, et alors, qui s'en plaindra?... Soyons durs : préparons-nous à jouir!...


Ah, y aurait-il un contre-temps? Y aurait-il pire qu'un contretemps, une suspension - momentanée? définitive? - de cette belle manifestation très sportive? Voltaire s'inquiète auprès d'un correspondant dont les spécialistes ne sont pas certains qu'il soit effectivement le sieur Berger. Sa lettre paraît être du mois d'octobre 1734 :

« On parle beaucoup d’une affaire en Italie. Je vous prie de me mander ce qui en est. »

Ici, nous nous trouvons au maximum de la souffrance qu'il peut arriver à la grande bourgeoisie d'endurer. C'est terrible! Proprement insupportable... la révocation encore possible de l'extrême jouissance tant attendue...

jeudi 13 juin 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (2)



Il faut tout de suite y insister : pour Voltaire, la transgression est une inégalable prometteuse de jouissance. Lorsque, de plus, elle s'accompagne du jaillissement du sang des autres, le voici bientôt transporté jusqu'à des sommets. Il est toutefois difficile de savoir en quoi sa pratique du théâtre a donné à ce dramaturge le schéma de mise à distance sans lequel la souffrance humaine tend à se partager par identification quasiment automatique. Quoi qu'il en soit, Voltaire est un vrai dur devant la souffrance d'autrui.

 Et qui est très certain de pouvoir, par l'écriture, convaincre qui il veut d'adopter son point de vue, c'est-à-dire le point d'où cette jouissance devient effective. Pour illustrer ceci, reprenons sa lettre du 23 août 1756 - il a tout de même maintenant 62 ans... - à la comtesse de Lutzelbourg :
« Dites-moi donc, Madame, vous qui êtes sur les bords du Rhin, si notre chère Marie-Thérèse, impératrice-reine, dont la tête me tourne, prépare des efforts réels pour reprendre sa Silésie. Voilà un beau moment ; et si elle le manque, elle n’y reviendra plus. »

Moment qui devrait donc être beau aux yeux de quiconque, et non pas au titre d'une tête qui viendrait à tourner en raison de qualités physiques ou autres de Marie-Thérèse, mais en conséquence du sang qu'elle s'apprête à faire couler...

   Jouissance, encore, qui ne peut guère, selon lui, faire défaut aux grands chefs de guerre. C'est ce que montre sa lettre du 27 août 1756 au duc de Richelieu :
« Je crois que ma chère Marie-Thérèse a grande envie de prendre ce temps-là pour reprendre, si elle peut, sa Silésie. Nous attendons toujours des nouvelles consolantes de quelque petit commencement d’hostilités. Le feu peut se mettre tout d’un coup aux quatre coins de l’Europe. Quel plaisir pour vous autres 
héros ! »
le duc de Richelieu

Or, ce sang qui doit couler ne paraît pas avoir quoi que ce soit d'humain, et il est essentiel pour Voltaire et ses disciples qu'il en aille effectivement ainsi, sans quoi la jouissance serait interdite... À François-Louis Allamand, le 17 septembre 1756 :

      « Tout est bien, tout est mieux que jamais. Voilà deux ou trois cent mille animaux à deux pieds qui vont s’égorger pour cinq sous par jour. »



     Et revoici l'essentielle comptabilité : cinq sous par jour... C'est ce que cela coûte pour que cela rapporte... à qui?

     Il est évidemment très important de savoir que c'est cette horreur (un clic?) qui est sous-jacente au rôle que les voltairomenteurs font tenir à "Candide" dans l'in-conscient de la jeunesse de France.
Nous leur souhaitons donc de... jouir... de leur rente de situation... tant qu'il en est temps encore...
Qui sont les vrais "saigneurs" de la guerre?

C'est Voltaire qui va nous le montrer à propos de cette Italie qui l'aura tant fait rêver... du côté des fleuves de sang et de l'or qui y barbote pour les "maîtres" de la finance internationale...

 Feuilletons cette Correspondance qui est tout simplement l'école du crime pour celles et ceux qui savent s'en réserver la lecture.
Le 28 mai 1722, et alors qu'il n'avait encore que 28 ans, Voltaire écrivait très tranquillement au cardinal Dubois, qui paraissait en passe de devenir le ministre prépondérant du Régent, une lettre comportant une offre de service en bonne et due forme. Mais de quel service? Lisons :
le cardinal Dubois
   
« Je peux plus aisément que personne au monde passer en Allemagne sous le prétexte d’y voir Rousseau [Jean-Baptiste et non pas Jean-Jacques] à qui j’ai écrit il y a deux mois que j’avais envie d’aller montrer mon poème [Henri IV] au prince Eugène et à lui. J’ai même des lettres du prince Eugène dans l’une desquelles il me fait l’honneur de me dire qu’il serait bien aise de me voir. Si ces considérations pouvaient engager Votre Éminence à m’employer à quelque chose, je la supplie de croire qu’elle ne serait pas mécontente de moi et que j’aurais une reconnaissance éternelle de m’avoir permis de la servir. »

   

     Mais de quelle expérience le jeune Voltaire peut-il alors se prévaloir? D'une expérience qui n'est pas tout de suite la sienne mais dont il connaît l'essentiel et qu'il pourrait donc reprendre pour son propre compte si le cardinal voulait bien lui en laisser le loisir. La voici avec ce caractère très internationaliste, c'est-à-dire d'alternance des trahisons, qui s'inscrit si bien dans les intérêts de la grande bourgeoisie. Le cardinal va comprendre aussitôt que ce petit poète n'est pas le premier venu, puisqu'il sait tout cela sur le bout des doigts :

     « Salomon Lévi, Juif, natif de Metz, fut d’abord employé par M. de Chamillart [ministre de la Guerre] ; il passa chez les ennemis avec la facilité qu’ont les Juifs d’être admis et d’être chassés partout. Il eut l’adresse de se faire munitionnaire de l’armée impériale en Italie ; il donnait de là tous les avis nécessaires à M. le maréchal de Villeroi ; ce qui ne l’empêchera pas d’être pris à Crémone. Depuis, étant dans Vienne, il eut des correspondances avec le maréchal de Villars. Il eut ordre de M. de Torcy, en 1713, de suivre milord Marlborough, qui était passé en Allemagne pour empêcher la paix, et il rendit un compte exact de ses démarches. Il fut envoyé secrètement par M. Le Blanc [autre ministre de la Guerre], à Siertz, il y a dix-huit mois, pour une affaire prétendue d’État, qui se trouva être une billevesée. »

Etre "munitionnaire", c'est fournir le blé, les chevaux, les habits aux armées en campagne, ce qui implique de connaître à l'avance les mouvements de celles-ci pour être en mesure de définir les voies et délais d'approvisionnement. De ce côté, c'est en savoir presque autant que les chefs de guerre eux-mêmes. En réalité, c'est en savoir plus. Car, comme le montre la Correspondance des maîtres de Voltaire, les frères Pâris, ce sont les financiers qui déterminent la stratégie des guerres (nous aurons l'occasion d'y revenir).

  Etre "munitionnaire", c'est - ainsi que le montre la description des allées et venues de l'exemplaire Salomon Lévi - avoir en mains toutes les cartes de la possible trahison, celle qui se paie d'autant plus cher qu'elle engage la victoire ou la défaite de tel ou royaume, de telle ou telle principauté, et à travers des situations d'extrême urgence...
Par conséquent, dans le cadre de l'Europe de ce temps-là, c'est à cet endroit qu'occupent les munitionnaires que passent les flux principaux de la finance internationale...



Et aujourd'hui?... Allez, bachelières et bacheliers, tout cela n'est décidément pas pour vous... Et comme, plus tard, il n'y a pas grand risque que vous reveniez sur tout cela, il suffira de vous avoir intoxiqué(e)s au bon moment avec "Candide" pour en avoir fini avec ce que votre conscience morale pourrait un jour exiger de vous en face de tel ou tel événement mondial (la Libye en 2011?)

dimanche 9 juin 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (1)

J'ai entrepris il y a quelques années de cela de parcourir l'immense correspondance de Voltaire. Face à l'ampleur de la tâche (plus de 20000 lettres, de mémoire...), je m'en suis finalement tenu à la période 1750-1770, très éclairante pour qui veut se faire un avis sur le patriarche de Ferney.
Eclairante sans doute, mais insuffisante...
C'est donc avec beaucoup d'intérêt que j'ai découvert les interventions de l'auteur Michel Cuny (disponibles sur youtube) ainsi que les articles qu'il a consacrés à l'empereur des philosophes. (http://voltairelorauprixdusang.hautetfort.com/)
En voici quelques extraits....
Michel Cuny
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Certes les religions ont réalisé assez fréquemment de très vilaines choses...

     Et voici venir Voltaire, une sorte de saint homme "laïque", l'une des divinités du Panthéon républicain... Oui, oui, oui.
      Or, il y a maintenant un accès à la Correspondance de ce très illustre personnage : elle a été publiée en 13 volumes dans la collection de la Pléiade, voici quelques années. Et, d'une façon plus ou moins stupéfiante, tout change d'un bout à l'autre, de lettre en lettre... Car c'est l'essentiel des guerres du XVIIIème siècle qui nous saute au visage à travers les personnages qui les décident et qui en retirent des fortunes, dont... Voltaire. Ainsi le voyons-nous comme si nous étions à ses côtés, et ceci pendant près d'une soixantaine d'années, celles qui conduisent tout droit à la Révolution de 1789.
Candide découvre le nègre de Surinam
      De cette lecture attentive et d'une analyse précise des événements du temps, un livre est né.

     Pour commencer notre lecture de la
Correspondance, n'y allons pas par quatre chemins...
    
…et rappelons que "Candide" a été publié en janvier 1759, c’est-à-dire tout juste après que Voltaire ait fait le compte des sommes colossales que lui a déjà rapportées la guerre en cours, c’est-à-dire celle que l’on dénommera plus tard : Guerre de Sept-Ans (1756-1763). Voici, en effet, l'essentiel de ce qu'il avait écrit le 14 octobre 1758 - c'est-à-dire quelques semaines plus tôt - à son homme d'affaires, Jean-Robert Tronchin :
    
«
Comptons, mon cher correspondant, afin que je ne fasse pas de sottises. »      « Voilà donc 456 000 livres [c’est-à-dire l’équivalent de 2280 années de travail pour un manouvrier de l’époque (200 livres par an), le fantassin ne touchant, lui, en moyenne, que 150 livres !!!...] et plus pour payer 240 000 livres [1200 années de travail !...] ou environ ; restera entre vos mains 216 000 livres [1080 années de travail !!!...].      Que la guerre continue, que la paix se fasse, que les hommes s’égorgent ou se trompent, vivons et buvons . »    

C'est bien cette lettre-là qui mériterait d'être commentée par les futur(e)s bachelières et bacheliers!

     On ne va pas tarder à comprendre pourquoi il ne faut surtout pas qu'elles et ils y viennent. En termes modernes, nous pouvons distinguer bourgeoisie et grande bourgeoise, et rattacher la première à des intérêts qui sont, pour l'essentiel, circonscrits à la sphère nationale, tandis que la seconde trouve sa dimension spécifique dans sa capacité à savoir et pouvoir jouer sur les équilibres et les déséquilibres internationaux.

     Voltaire est ainsi un véritable héros de la grande bourgeoisie (internationale) en ce qu'il a été, par son courage physique (dont on ne souligne pas assez l'importance), et par son aptitude à une dépravation d'un caractère spécifique - qu'aujourd'hui on pourrait qualifier d'(anti)-patriotique - un pionnier de l'au-delà des frontières.
      Sa passion pour cette gymnastique de caractère international débouchait très naturellement chez lui sur une quantification qui devait lui permettre d'en vérifier la pertinence. Pour chaque changement de camp, il anticipait les possibilités de gain, et ne lâchait pas prise avant d'être parvenu à ses fins.
la reine Marie Leczinska
       C'est ainsi que, dans les derniers jours du mois d'août 1725 - il n'avait alors que 31 ans -, nous le voyons rejoindre à Fontainebleau la cour de la jeune reine Marie Leszczynska, puis recevoir de celle-ci au début du mois de novembre une pension de quinze cents livres (soit un versement annuel de l’équivalent de 7,5 années de travail pour un manouvrier), alors qu'entre-temps, c'est-à-dire le 6 octobre 1725, il avait osé écrire une lettre dans laquelle il offrait de trahir le roi Très-Chrétien Louis XV au profit de son pire ennemi, le réformé George Ier, roi de Grande-Bretagne et d’Irlande :
     
« Il y a longtemps que je me regarde comme un des sujets de Votre Majesté. J’ose implorer sa protection pour un de mes ouvrages. C’est un poème épique dont le sujet est Henri IV, le meilleur de nos rois. La ressemblance que le titre de père de ses peuples lui donne avec vous, m’autorise à m’adresser à Votre Majesté. J’ai été forcé de parler de la politique de Rome, et des intrigues des moines. J’ai respecté la religion réformée ; j’ai loué l’illustre Élisabeth d’Angleterre. J’ai parlé dans mon ouvrage avec liberté, et avec vérité. Vous êtes, Sire, le protecteur de l’une et de l’autre ; et j’ose me flatter que vous m’accorderez votre royale protection pour faire imprimer dans vos États un ouvrage qui doit vous intéresser, puisqu’il est l’éloge de la vertu. »
      Déjà, Voltaire n'est plus sujet du roi de France... Son poème est en effet destiné à monter en épingle l'ex-réformé, et catholique d'occasion, Henri de Navarre par ailleurs auteur de l'édit de Nantes (1598) que le roi Très-Chrétien Louis XIV avait révoqué en 1685... Bien fait pour séduire le roi d'Angleterre, ce poème réunit bravement les intrigues des moines (Rome), d'un côté, et de l'autre le respect pour la religion réformée...
      Passé en Angleterre, Voltaire va bientôt y vendre, en souscription et dans une édition luxueuse, cette petite bombe diplomatique qui rassemblera autour de lui non seulement le roi, mais, ainsi que le rapporte son biographe René Pomeau, l’essentiel du "corps diplomatique de l’Europe protestante : ambassadeurs d’Angleterre en exercice ou en retraite, envoyés à Londres de la Hollande, du Danemark, du Brunswick, de la Suède. Apparemment Voltaire avait choisi son camp, qui n’était pas celui du roi très-chrétien. L’ambassade française à Londres était restée à l’écart."
      Quant au prix de cette trahison magistrale, les évaluations des contemporains oscillent, nous dit-on, entre 30 000 et 150 000 livres (de 150 à 750 années de travail !...)
      Il y aura ensuite quelques années de roucoulade auprès de Louis XV, jusqu'au délire poétique à propos de la victoire de Fontenoy, puis la trahison en faveur du roi Frédéric de Prusse, que suivra très rapidement la trahison en sens inverse, l'accueil par la ville de Genève, mais bientôt la mise en jeu, à travers quelques manoeuvres auprès du duc de Choiseul, des intérêts fondamentaux de celle-ci, etc...
      En chacune de ces occasions, Voltaire ramasse le gros lot, leçon qui n'a jamais été perdue de vue par ses suiveurs, les champions de la grande bourgeoisie internationale. Aujourd'hui encore.....

lundi 3 juin 2013

Rousseau vu par Bernardin de Saint-Pierre (6)


Quelques lignes encore, qui témoignent de la rencontre entre Bernardin de St-Pierre et Rousseau. J'ai repris la scène du Mont Valérien pour l'intégrer quasiment en l'état dans le voile déchiré...


Un jour le préfet des jésuites lui demandait comment il était devenu si éloquent; il lui répondit : J'ai dit ce que je pensais. Il regardait la vérité comme le plus grand charme d'un écrivain ; il préférait les relations des missionnaires capucins à celles des jésuites. Il avait lu avec grand plaisir les PP. Marolle et Carly dans leurs missions d'Afrique, quoique remplies d'ignorance ; il me disait : Ces bons pères me persuadent, parce qu'ils parlent comme gens persuadés. Ce n'est pas d'ailleurs l'ignorance qui nuit aux hommes, c'est l'erreur; et presque toujours elle vient des ambitieux. Les auteurs modernes, disait-il, qui ont le plus d'esprit, font cependant peu d'effet, et inspirent peu d'intérêt dans leurs ouvrages, parce qu'ils veulent toujours se montrer. Quelle que soit la puissance de l'esprit, la vertu est si ravissante, que dès qu'on l'entrevoit au milieu même des inconséquences de la superstition et de l'ignorance, elle se fait aimer et préférer à tout. Voilà pourquoi Plutarque qui a le jugement si sûr, intéresse jusque dans ses superstitions ; 
buste de Plutarque
car quand il s'agit de rendre les hommes meilleurs et plus patriotes, il adopte les opinions les plus absurdes ; sa vertu le rend crédule ; il se passe alors entre elle et son bon esprit des combats délicieux. Il rapporte, par exemple, que la statue de la Fortune, donnée par les dames romaines, a parlé ; puis il ajoute, comme pour se persuader lui-même : Elle a parlé non-seulement une fois, mais deux. Ailleurs il remarque que sa petite-fille voulait que sa nourrice présentât la mamelle à ses compagnes et à ses jouets ; ceci semble un trait bien puéril ; mais quand il ajoute : Elle le voulait pour faire participer de sa table ce qui servait à ses plaisirs, on voit que la bonté du cœur lui paraît supérieure à tout. Cette bonté était la base fondamentale du caractère naturel de Rousseau ; il préférait un trait de sensibilité à toutes les épigrammes de Martial. Son cœur que rien n'avait pu dépraver, opposait sa douceur à tout le fiel dont nos sociétés s'abreuvent aujourd'hui. Cependant il aimait mieux les caractères emportés que les apathiques. J'ai connu, me disait-il un jour, un homme si sujet à la colère, que lorsqu'il jouait aux échecs, s'il venait à perdre, il brisait les pièces entre ses dents. Le maître du café voyant qu'il cassait tous ses jeux, en fit faire de gros comme le poing. A cette vue, notre homme ressentit une grande joie, parce que, disait-il, il pourrait les mordre à belles dents. Du reste c'était le meilleur garçon du monde, capable de se jeter au feu pour rendre service.
Rousseau me citait encore un Dauphinois, calme, réservé, qui se promenait avec lui en le suivant toujours sans rien dire. Un jour il vit cueillir à Rousseau les graines d'une espèce de saule, agréables au goût ; comme il les tenait à la main, et qu'il en mangeait, une troisième personne survint, qui, tout effrayée, lui dit : Que mangez-vous donc là ! c'est du poison. Comment, dit Rousseau, du poison ! — Eh oui ! et monsieur que voilà peut vous le dire aussi bien que moi. Pourquoi donc ne m'en a-t-il pas averti ? Mais, reprit le silencieux Dauphinois, c'est que cela paraissait vous faire plaisir. Ce petit événement ne l'avait point corrigé de goûter les plantes qu'il cueillait. Je me souviens qu'au bois de Boulogne, il me montra la filipendule, dont les tubercules sont bonnes à manger; j'en trouvai une qui avait deux racines; je me mis à en goûter, et je lui dis : C'est fort bon, on en pourrait vivre. Au moins, me dit-il, donnez-m'en ma part, et le voilà aussitôt à genoux sur le gazon, et creusant avec son couteau pour en chercher d'autres.
Il était gai, confiant, ouvert, dès qu'il pouvait se livrer à son caractère naturel. Quand je le voyais sombre : À coup sûr, disais-je, il est dans son caractère social, ramenons-le à la nature. Je lui parlais alors de ses premières aventures. Un soir nous étions à la Muette, il était tard ; étourdiment, je lui proposai un chemin plus court à travers champs. Distrait autant que lui, je m'égarai ; le chemin nous ramena dans Passy, le long de ses longues rues, où quelques bourgeois prenaient alors le frais sur la porte. La nuit approchait ; je le vis changer de physionomie ; je lui dis : Voilà les Tuileries. — Oui, mais nous n'y sommes pas. Oh ! que ma femme va être inquiète, répéta-t-il plusieurs fois ! Il hâta le pas, fronça le sourcil; je lui parlais, il ne me répondait plus. Je lui dis : Encore vaut-il mieux être ici que dans les solitudes de l'Arménie ; il s'arrêta et dit : J'aimerais mieux être au milieu des flèches des Parthes, qu'exposé aux regards des hommes. Je remis alors la conversation sur Plutarque : il revint à lui comme sortant d'un rêve.
La méfiance qu'il avait des hommes, s'étendait quelquefois aux choses naturelles. Il croyait à une destinée qui le poursuivait. Il me disait : La Providence n'a soin que des espèces, et non des individus. Mais vous la croyez donc, lui dis-je, moins étendue que l'air qui environne les plus petits corps ? Cependant je n'ai connu personne plus convaincu que lui de l'existence de Dieu. Il me disait : II n'est pas nécessaire d'étudier la nature pour s'en convaincre. Il y a un si bel ordre dans l'ordre physique, et tant de désordre dans l'ordre moral, qu'il faut de toute nécessité qu'il y ait un monde où l'âme soit satisfaite. Il ajoutait avec effusion : Nous avons ce sentiment au fond du cœur : je sens qu'il doit me revenir quelque chose.
Quatre ou cinq causes réunies contribuèrent à altérer son caractère, dont la moindre a suffi quelquefois pour rendre un homme méchant : les persécutions, les calomnies, la mauvaise fortune, les maladies, le travail excessif des lettres, travail qui trop souvent fatigue l'esprit et altère l'humeur. Aussi a-t-on reproché aux poëtes et aux peintres, des boutades et des caprices. Les travaux de l'esprit, en l'épuisant, mettent un homme dans la disposition d'un voyageur fatigué : Rousseau, lui-même, lorsqu'il composait ses ouvrages, était des semaines entières sans parler à sa femme. Mais toutes ces causes réunies ne l'ont jamais détourné de l'amour de la justice. Il portait ce sentiment dans tous ses goûts ; et je l'ai vu souvent, en herborisant dans la campagne, ne vouloir point cueillir une plante quand elle était seule de son espèce.
L'homme vertueux, me disait-il, est forcé de vivre seul ; d'ailleurs, la solitude est une affaire de goût. On a beau faire dans le monde, on est presque toujours mécontent de soi ou des autres. Comme il composait son bonheur d'une bonne conscience, de la santé et de la liberté, il craignait tout ce qui peut altérer ces biens, sans lesquels les riches eux-mêmes ne goûtent aucune félicité. 
Gluck
Dans le temps que Gluck donna son Iphigénie, il me proposa d'aller à une répétition : j'acceptai. Soyez exact, me dit-il ; s'il pleut nous nous joindrons sous le portique des Tuileries à cinq heures et demie ; le premier venu attendra l'autre, mais l'heure sonnée, il n'attendra plus : je lui promis d'être exact ; mais le lendemain je reçus un billet ainsi conçu : Pour éviter, monsieur, la gène des rendez-vous, voici le billet d'entrée. À l'heure du spectacle, je m'acheminai tout seul; la première personne que je rencontrai, ce fut Jean- Jacques. Nous allâmes nous mettre dans un coin, du côté de la loge de la reine. La foule et le bruit augmentant, nous étouffions. L'envie me prit de le nommer, dans l'espérance que ceux qui l'environnaient le protégeraient contre la foule. Cependant je balançai longtemps, dans la crainte de faire une chose qui lui déplût. Enfin, m'adressant au groupe qui était devant moi, je me hasardai de prononcer le nom de Rousseau, en recommandant le secret. A peine cette parole fut-elle dite, qu'il se fit un grand silence. On le considérait respectueusement, et c'était à qui nous garantirait de la foule, sans que personne répétât le nom que j'avais prononcé. J'admirai ce trait de discrétion rare dans le caractère national ; et ce sentiment de vénération me prouva le pouvoir de la présence d'un grand homme.
En sortant du spectacle, il me proposa de venir le lundi des fêtes de Pâques au mont Valérien. Nous nous donnâmes rendez-vous dans un café aux Champs-Elysées. Le matin nous prîmes du chocolat. Le vent était à l'ouest. L'air était frais ; le soleil paraissait environné de grands nuages blancs, divisés par masses sur un ciel d'azur. Entrés dans le bois de Boulogne à huit heures, Jean-Jacques se mit à herboriser. Pendant qu'il faisait sa petite récolte, nous avancions toujours. Déjà nous avions traversé une partie du bois, lorsque nous aperçûmes dans ces solitudes deux jeunes filles, dont l'une tressait les cheveux de sa compagne. Frappés de ce tableau champêtre, nous nous arrêtâmes un instant. Ma femme, me dit Rousseau, m'a conté que dans son pays les bergères font ainsi mutuellement leur toilette en plein champ. Ce spectacle charmant nous rappela en même temps les beaux jours de la Grèce, et quelques beaux vers de Virgile. Il y a dans les vers de ce poëte un sentiment si vrai de la nature, qu'ils nous reviennent toujours à la mémoire au milieu de nos plus douces émotions.
Arrivés sur le bord de la rivière, nous passâmes le bac avec beaucoup de gens que la dévotion conduisait au mont Valérien. Nous gravîmes une pente très roide ; et nous fûmes à peine à son sommet, que pressés par la faim, nous songeâmes à dîner. Rousseau me conduisit alors vers un ermitage où il savait qu'on nous donnerait l'hospitalité. Le religieux qui vint nous ouvrir, nous conduisit à la chapelle, où l'on récitait les litanies de la Providence, qui sont très-belles. Nous entrâmes justement au moment où l'on prononçait ces mots : Providence qui avez soin des empires ! Providence qui avez soin des voyageurs ! Ces paroles si simples et si touchantes nous remplirent d'émotion; et lorsque nous eûmes prié, Jean-Jacques me dit avec attendrissement : Maintenant j'éprouve ce qui est dit dans l'Évangile : Quand plusieurs d'entre vous seront rassemblés en mon nom, je me trouverai au milieu d'eux. Il y a ici un sentiment de paix et de bonheur qui pénètre l'âme. Je lui répondis : Si Fénelon vivait, vous seriez catholique. Il me repartit hors de lui et les larmes aux yeux : Oh ! si Fénelon vivait, je chercherais à être son laquais pour être son valet de chambre ! Cependant on nous introduisit au réfectoire ; nous nous assîmes pour assister à la lecture, à laquelle Rousseau fut très attentif. Le sujet était l'injustice des plaintes de l'homme : Dieu l'a tiré du néant; il ne lui doit que le néant. Après cette lecture, Rousseau me dit d'une voix profondément émue : Ah, qu'on est heureux de croire ! Hélas ! lui répondis-je, cette paix n'est qu'une paix trompeuse et apparente; les mêmes passions qui tourmentent les hommes du monde, respirent ici ; on y ressent tous les maux de l'enfer du Dante, et ce qui les accroît encore, c'est qu'on ne laisse pas à la porte toute espérance.
illustration de l'Emile

Nous nous promenâmes quelque temps dans le cloître et dans les jardins. On y jouit d'une vue immense. Paris élevait au loin ses tours couvertes de lumière, et semblait couronner ce vaste paysage : ce spectacle contrastait avec de grands nuages plombés qui se succédaient à l'ouest, et semblaient remplir la vallée. Plus loin on apercevait la Seine, le bois de Boulogne et le château vénérable de Madrid, bâti par François Ier, père des lettres. Comme nous marchions en silence, en considérant ce spectacle, Rousseau me dit : Je reviendrai cet été méditer ici.
À quelque temps de là, je lui dis : Vous m'avez montré les paysages qui vous plaisent ; je veux vous en faire voir un de mon goût. Le jour pris, nous partîmes un matin au lever de l'aurore, et laissant à droite le parc de Saint-Fargeau, nous suivîmes les sentiers qui vont à l'orient, gardant toujours la hauteur, après quoi nous arrivâmes auprès d'une fontaine semblable à un monument grec, et sur laquelle on a gravé : Fontaine de Saint-Pierre. Vous m'avez amené ici, dit Rousseau en riant, parce que cette fontaine porte votre nom. C'est, lui dis-je, la fontaine des amours, et je lui fis voir les noms de Colin et de Colette. Après nous être reposés un moment, nous nous remîmes en route. A chaque pas, le paysage devenait plus agréable. Rousseau recueillait une multitude de fleurs, dont il me faisait admirer la beauté. J'avais une boîte, il me disait d'y mettre ses plantes, mais je n'en faisais rien ; et c'est ainsi que nous arrivâmes à Romainville. Il était l'heure de dîner ; nous entrâmes dans un cabaret, et l'on nous donna un petit cabinet dont la fenêtre était tournée sur la rue, comme celles de tous les cabarets des environs de Paris, parce que les habitants de ces campagnes ne connaissent rien de plus beau que de voir passer des carrosses, et que dans les plus riants paysages, ils ne voient que le lieu de leurs pénibles travaux. On nous servit une omelette au lard. Ah ! dit Rousseau, si j'avais su que nous eussions une omelette, je l'aurais faite moi-même, car je sais très-bien les faire. Pendant le repas, il fut d'une gaieté charmante ; mais peu-à-peu la conversation devint plus sérieuse, et nous nous mîmes à traiter des questions philosophiques à la manière des convives dont parle Plutarque dans ses propos de table.
Il me parla d'Émile, et voulut m'engager à le continuer d'après son plan. Je mourrais content, me disait-il, si je laissais cet ouvrage entre vos mains ; sur quoi je lui répondis : Jamais je ne pourrais me résoudre à faire Sophie infidèle ; je me suis toujours figuré qu'une Sophie ferait un jour mon bonheur. D'ailleurs, ne craignez-vous pas qu'en voyant Sophie coupable, on ne vous demande à quoi servent tant d'apprêts, tant de soins ? est-ce donc là le fruit de l'éducation de la nature ? Ce sujet, me répondit-il, est utile; il ne suffit pas de préparer à la vertu, il faut se garantir du vice. Les femmes ont encore plus à se méfier des femmes que des hommes. Je crains, répondis-je, que les fautes de Sophie ne soient plus contraires aux mœurs, que l'exemple de sa vertu ne leur sera profitable : d'ailleurs, son repentir pourrait être plus touchant que son innocence ; et un pareil effet ne serait pas sans danger pour la morale. Comme j'achevais ces mots, le garçon de l'auberge entra, et dit tout haut : Messieurs, votre café est prêt. Oh ! le maladroit, m'écriai-je ! ne t'avais-je pas dit de m'avertir en secret quand l'eau serait bouillante? Eh quoi, reprit Jean-Jacques, nous avons du café ? En vérité, je ne suis plus étonné que vous n'ayez rien voulu mettre dans votre boîte ; le café y était. Le café fut apporté, et nous reprîmes notre conversation sur l'Émile. Rousseau me pressa de nouveau de traiter ce sujet : il voulait remettre en mes mains tout ce qu'il en avait fait ; mais je le suppliai de m'en dispenser : Je n'ai point votre style, lui disais-je, cet ouvrage serait de deux couleurs. J'aimerais mieux vos leçons de botanique. Eh bien ! dit-il, je vous les donnerai ; mais il faudra les mettre au net, car il ne m'est plus possible d'écrire. J'avais renoncé à la botanique, mais il me faut une occupation : je refais un herbier.
Nous revînmes par un chemin fort doux, en parlant de Plutarque. Rousseau l'appelait le grand peintre du malheur. Il me cita la fin d'Agis, celle d'Antoine, celle de Monime, femme de Mithridate, le triomphe de Paul Émile, et les malheurs des enfants de Persée. Tacite, me disait-il, éloigne des hommes, mais Plutarque en rapproche. En parlant ainsi, nous marchions à l'ombre de superbes marronniers en fleurs. Rousseau en abattit une grappe avec sa petite faux de botaniste, et me fit admirer cette fleur, qui est composée. Nous fîmes ensuite le projet d'aller dans la huitaine sur les hauteurs de Sèvres. Il y a, me dit-il, de beaux sapins et des bruyères toutes violettes : nous partirons de bon matin. J'aime ce qui me rappelle le nord : à cette occasion je lui racontai mes aventures en Russie, et mes amours malheureuses en Pologne. Il me serra la main, et me dit en me quittant : J'avais besoin de passer ce jour avec vous.
Bernardin de Saint-Pierre