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vendredi 6 décembre 2019

Marion Sigaut sur les relations incestueuses du roi Louis XV

Je ne résiste pas au plaisir de relayer ce rectificatif, récemment mis en ligne par Marion Sigaut, concernant les relations incestueuses que Louis XV aurait eues avec sa fille Adélaïde.
"J'ai voulu aller plus avant dans les sources",  annonce d'un ton sentencieux l'historienne d'E&R. 

Reconnaissons-le, cela a attisé ma curiosité... 
Quoi, des sources nouvelle sur une question maintes fois abordée dans les innombrables biographies consacrées au roi Louis ?
Tout ouïe, j'écoute donc l'historienne nous dévoiler ces fameuses "sources" : d'abord les Mémoires de Mme du Hausset, femme de chambre de la Pompadour ; puis le Journal du Duc de Croy, lieutenant général des armées du roi ; et enfin, les Mémoires du Duc de Luynes, un proche de la reine au moment des faits présumés...
En somme, trois ouvrages publiés au XIXè siècle (sans doute disponibles en ligne ?), que tout étudiant dix-huitièmiste connaît, mais que notre historienne vient visiblement de découvrir...
A l'entendre dénoncer les "ragots" qui couraient alors sur le compte du roi (ce qu'elle dit de Voltaire est au demeurant exact !), je n'ai pu m'empêcher de penser à ces mêmes propos de caniveau qu'elle a autrefois relayés et sur lesquels elle fait à présent amende honorable...




 


mardi 19 février 2019

L'image du roi au XVIIIè siècle (3)


En 1758, l'affaire Moriceau de la Motte va mettre en évidence cet affaiblissement de l'autorité royale. Arrêté au cours de l'été pour avoir (soi-disant) écrit des placards séditieux contre la personne du roi, cet huissier des requêtes de l'Hôtel va payer au prix fort les décisions enregistrées par le Parlement à la suite de l'affaire Damiens (voir ci-dessous).


 Voyons ce que nous disent les archives de la Bastille à propos de cette arrestation et des premiers interrogatoires.
extrait des archives de la Bastille

extrait des archives de la Bastille
Expéditif (l'arrêt est daté du 6 septembre !), le Parlement condamna à mort cet "auteur de propos séditieux et attentatoires à l'autorité royale". 
Arrêt du Parlement

Alors qu'elle se voulait exemplaire, cette exécution publique fut loin de produire les effets escomptés. Lisons ce que nous en rapporte Barbier dans son Journal.  

Du mercredi 6 septembre, arrêt de la Tournelle.

Le sieur Moriceau de La Motte, huissier des Requêtes de l'hôtel, cerveau brûlé, fanatique et frondeur du gouvernement, homme de cinquante-cinq ans au moins (il s'est marié depuis huit mois et a épousé une maîtresse qu'il avoit), s'est avisé il y a un mois ou deux d'aller dîner dans une auberge rue Saint-Germain de l'Auxerrois, à une table d'hôte de douze personnes, et là, ayant fait tomber la conversation sur la terrible affaire de Damiens, il a parlé avec emportement sur la manière dont ce procès a été instruit, contre le gouvernement, même contre le Roi et les ministres. On dit qu'un abbé qui était à côté de lui lui fit sentir doucement l'imprudence de pareils discours, et que cela ne l'empêcha pas de continuer. Soit par les gens de l'auberge, soit par quelqu'un de la table inquiet des suites d'une pareille déclamation, M. le lieutenant général de police a été averti, et le lendemain cet huissier a été arrêté et conduit à la Bastille, et le scellé mis sur ses papiers. Sur son interrogatoire, il a été renvoyé au Châtelet. Par sentence du 30 août dernier; il a été ordonné qu'ayant fait droit sur les plaintes et accusations du procureur du Roi, il serait appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, les preuves demeurant en leur entier. Mais à la prononciation de la sentence, le procureur du Roi, M. Moreau, a déclaré se rendre appelant a minima. On dit que dans ses papiers on a trouvé des placards qui ont été affichés devant et depuis l'assassinat du Roi aux portes des jardins publics et autres. On lui a demandé d'où il tenait ces placards; à quoi il a répondu qu'il les avait arrachés. Mais ces placards n'étaient ni collés ni percés de clous pour avoir été attachés. (…) Cet huissier n'a été appliqué à la question au Châtelet, où il a été renvoyé, que lundi 11 septembre, pour éviter la veille d'une fête ou dimanche. Son arrêt a été crié dans les rues, à midi. Il est convenu, dit-on, à la question, qu'il avait composé les placards; il a fait l'amende honorable avec tranquillité et bien de la résignation, regardant tout le monde d'un air assez gai, priant le peuple de prier Dieu pour lui. Il a conservé le même air en allant à la Grève; il a monté à l'Hôtel de Ville, où il a été environ une heure. On ne sait pas ce qu'il y a dit, mais il n'a fait venir personne. ll s'est mis à genoux un quart d'heure au pied de la potence pour faire sa prière, et il a été pendu sur les cinq heures. Il y avait dans son passage et à la Grève grande affluence de peuple. Quelques-uns disaient qu'on ne fait point mourir pour des paroles et de simples écrits; d'autres espéraient qu'il aurait sa grâce; mais on a voulu faire un exemple sur un bourgeois de Paris, homme ayant une charge, pour réprimer la licence d'un nombre de fanatiques, qui parlent trop hardiment du gouvernement par un esprit de parti, qui est une suite du jansénisme porté loin depuis trois ou quatre ans. On dit qu'en sortant du Châtelet il a demandé des prières, en disant qu'il était la victime des circonstances du temps.


 Cette protestation populaire rapportée par Barbier révèle en fait l'évolution des mentalités. Désormais, dans l'esprit du public, on ne devrait plus avoir le droit de faire "mourir pour des paroles et simples écrits". Le crime de "lèse-majesté humaine" (à l'encontre du roi) ne saurait donc plus être puni de mort.
En perdant sa grandeur et une part de dignité, le roi s'est malheureusement humanisé. 
Or, on ne pend point qui lèse une telle majesté.


 
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jeudi 14 février 2019

L'image du roi au XVIIIè siècle (2)

(pour lire le début de l'article, c'est ici)
Le crime de lèse-majesté humaine commis par Damiens contre la personne du roi (en janvier 1757 : concernant les faits, voir ici) révèle à quel point l'image du monarque s'est dégradée dans l'opinion publique.
Si la déclaration royale d'avril 1757 illustre la volonté du pouvoir de réaffirmer son autorité, elle apparaît surtout comme une décision inique, notamment dans les milieux proches des Encyclopédistes.


  Car en l'espace d'un demi-siècle, les esprits ont évolué, séduits non seulement par la théologie janséniste (très présente dans les milieux populaires) mais également par les enseignements des nouveaux philosophes. Quant les premiers professent que seul Dieu est sacré, les Encylopédistes rappellent que l'autorité est conférée au roi par le biais d'un "contrat fait ou supposé" avec son peuple.
(voir notamment l'article "autorité politique" de Diderot ici ). Le débat des années 1750 autour de la nécessaire soumission du monarque aux "lois essentielles du royaume" a insensiblement introduit le ver dans le fruit du "nostrum placitum" royal ("notre plaisir"), désormais perçu comme arbitraire et injuste.
Comme l'explique l'historien David Garrioch, l'imagerie va s'adapter à cette évolution, représentant de plus en plus souvent le roi comme un père nourricier, le protecteur bienveillant du peuple, et non plus comme l'incarnation terrestre de la puissance de Dieu.
Or, si l'autorité de Dieu ne saurait être contestée, "la puissance paternelle a ses bornes", comme le rappelle Diderot dans son article. D'autant que Louis le XVè donne une bien piètre image du père à ses sujets. Ce n'est pas tant son libertinage que les satiristes raillent que l'influence grandissante de ses maîtresses à la Cour. Ainsi lit-on dans cette "poissonnade" (du nom de la Pompadour) :
  
Cette catin subalterne
Insolemment le gouverne,
Et c'est elle qui décerne
Les honneurs à prix d'argent ;
Devant l'idole tout plie,
Le courtisan s'humilie ;
Il subit cette infamie,
Et n'est que plus indigent, gent, gent, gent.

Plus tard, en plus d'être soupçonné d'impuissance, Louis XVI devra supporter d'innombrables insinuations concernant les infidélités de la reine.

Louis, si tu veux voir
Bâtard, cocu, putain,
Regarde ton miroir,
La Reine et le Dauphin... 

Balmer incarne un bien terne Louis XVI

Quand un père se montre aussi faible, dominé par les femmes et dénué de toute qualité virile, le fils est tôt ou tard amené à remettre en cause son autorité. Avant de le tuer...

(à suivre ici)

mardi 12 février 2019

L'image du roi au XVIIIè siècle (1)

En croisant les travaux d'Arlette Farge et ceux de David Garrioch, on comprend mieux comment l'image du roi s'est peu à peu transformée au cours du siècle, perdant progressivement tous les attributs de sa puissance jusqu'à n'être plus qu'un "bon père du peuple" dont on pouvait contester l'autorité. 

Reconnu "roi par la grâce de Dieu" (et non plus par "la volonté du peuple"...), Louis le XIVè avait autrefois imposé une représentation jupitérienne du monarque, la foudre à la main et l'aigle à ses pieds.
Louis XIV, par Ch. Poerson en 1652
 Le tableau de J. Jouvenet nous rappelle que ce roi thaumaturge détenait de fait le pouvoir ("le Roi te touche, que Dieu te guérisse") de guérir les tuberculeux.
 On le voit représenté ci-dessous en chef de guerre victorieux, couronné par la Victoire, divinité ailée qui le coiffe des rameaux de laurier.
tableau de P. Mignard (1673)
 A titre de comparaison, rappelons que son arrière-petit-fils Louis XV perpétua un temps la tradition des écrouelles (dès 1723) mais qu'il y renonça définitivement en 1739, lorsque son confesseur lui refusa l'absolution de ses péchés adultérins. Vainqueur à Fontenoy en 1745, on le retrouve (ci-dessous habillé de gris, accompagné du Dauphin) sur le champ de bataille, en maître de guerre  certes dominateur mais déjà privé de tout attribut divin.

la bataille de Fontenoy, par P. Lenfant
 Les portraits équestres de Louis XVI seront quant à eux fort rares. Celui présenté ci-dessous date de 1791 et est l'oeuvre de Carteaux. Si le roi est encore représenté l'épée à la main, on remarque que l'arrière-plan est désert et que le monarque apparaît bien emprunté, presque falot.
 Deux autres tableaux, le premier de Debucourt (1784), le 2nd de Hersent (1817), représentent le roi modestement vêtu, en figure paternelle faisant l'aumône aux pauvres.


En moins d'un siècle, l'incarnation de Dieu sur terre s'est transformée en un simple père de famille bienveillant.

(à suivre ici)

mercredi 10 janvier 2018

Louis XV, par Sainte-Beuve (2)

Ste Beuve rapporte ensuite le récit que fait le duc de Liancourt de la mort de Louis XV.
 
 
 
MÉMOIRES SUR LA MALADIE LOUIS XV

La maladie d’un roi, d’un roi qui a une maîtresse, et une c.... pour maîtresse; d’un roi dont les ministres et les courtisans n’existent que par cette maîtresse, dont les enfants sont opposés d’intérêts et d’inclination à cette maîtresse, est une trop grande époque pour un homme qui vit et qui est destiné à vivre à la Cour, pour ne pas mériter toutes ses observations. C’est d’ailleurs un événement à peu près unique dans la vie, et qui sert plus qu’aucun autre à la connaissance parfaite de cette classe d’hommes qu’on appelle courtisans. Destiné, comme je l’étais, à voir un jour le roi malade, je m’étais toujours proposé de suivre avec la plus grande attention toute la scène de sa maladie, et tous les différents mouvements qu’elle devait produire. L’idée que j’avais avec toute la Cour de l’effet que ferait sur le roi le second accès de fièvre, rendait à ma curiosité ce moment intéressant. Il me l’était d’ailleurs encore plus par le renvoi, que je regardais comme certain, de sa maîtresse, et par la chute d’un ministre, et d’un ministre odieux, qui devait être la suite nécessaire du renvoi de cette maîtresse. La santé du roi, le soin qu’il en avait, sa vigueur, paraissaient devoir éloigner cet événement, quand tout à coup il arriva au moment où on s’y attendait le moins.
Le mercredi 27 avril au matin, le roi, étant à Trianon de la veille, se sentit incommodé de douleurs de tête, de frissons et de courbature. La crainte qu’il avait de se constituer malade, ou l’espérance du bien que pourrait lui faire l’exercice, l’engagea à ne rien changer à l’ordre qu’il avait donné la veille. Il partit en voiture pour la chasse; mais, se sentant plus incommodé, il ne monta pas à cheval, resta en carrosse, fit chasser, se plaignit un peu de son mal, et revint à Trianon vers les cinq heures et demie, s’enferma chez Mme Du Barry, où il prit plusieurs lavements. Il n’en fut guère soulagé, et quoiqu’il ne mangeât rien à souper, et qu’il se couchât de fort bonne heure, il fut plus tourmenté pendant la nuit des douleurs qu’il avait ressenties pendant le jour, et auxquelles se joignirent des maux de reins. Lemonnier fut éveillé pendant la nuit; il trouva de la fièvre. L’inquiétude et la peur prirent au roi; il fit éveiller Mme Du Barry. 
Mme du Barry

Cependant cette inquiétude du roi ne paraissait encore point fondée, et Lemonnier, qui connaissait sa disposition naturelle à s’effrayer de rien, regardait cette inquiétude plutôt comme un effet ordinaire d’une telle disposition que comme le présage d’une maladie. Il voyait avec les mêmes yeux les douleurs dont le roi se plaignait, et en rabattait dans son esprit les trois quarts, toujours par le même calcul. Voilà ce qui arrive toujours aux gens douillets; ils sont comme les menteurs à force d’avoir abusé de la crédulité des autres, ils perdent le droit d’être crus quand ils devraient réellement l’être. Mme Du Barry, qui connaissait le roi comme Lemonnier, pensait comme lui sur la réalité des douleurs dont le roi se plaignait et s’inquiétait, mais regardait comme un avantage pour elle les soins qu’elle pourrait lui rendre, et l’occupation qu’elle pourrait lui montrer avoir de lui. La bassesse de M. d’A.....la servit parfaitement dans cette circonstance. Ce plat gentilhomme de la chambre, au mépris de son devoir, renonça au droit qu’il avait d’entrer chez le roi, d’en savoir des nouvelles lui-même, de le servir, pour empêcher d’entrer ceux qui avaient le même droit que lui, et pour laisser le roi malade passer honteusement la journée à un quart de lieue de ses enfants, entre sa maîtresse et son valet de chambre. C’est là où commence l’histoire des plates et viles bassesses de M. d’Aumont; elles tiendront quelque place dans ce récit. Il est de cette lâche espèce d’hommes qui n’ont pas même le courage d’être bas et vils pour leurs intérêts, et dont la platitude est toujours au service de celui qui a l’apparence de la faveur.
Lemonnier, l'un des médecins du roi
Cependant il était trois heures, et personne n’avait encore pu pénétrer chez le roi. On n’en savait qu’imparfaitement des nouvelles, et par celles qui transpiraient on jugeait le roi seulement incommodé d’une légère indisposition. Mme Du Barry en avait fait part à M. d’Aiguillon, qui était à Versailles, et avait, d’après ses conseils, formé le projet de faire rester le roi à Trianon tant que durerait cette incommodité. Elle passait par ce moyen plus de temps seule auprès de lui, plus que tout encore elle satisfaisait son aversion contre M. le Dauphin, Mme la Dauphine et Mesdames, en écartant le roi d’eux, et rendait vis-à-vis de lui leur conduite embarrassante. L’incertitude où était Lemonnier de la suite de cette incommodité, l’embarras dont était dans une chambre aussi petite le service du roi, le scandale et l’indécence dont ce séjour prolongé devait être, rien ne pouvait déranger Mme Du Barry de ce projet déraisonnable et indécent, conçu pour narguer la famille royale. M. d’Aumont s’y prêtait de toute sa bassesse, et n’avait même mandé à personne l’état du roi, pour faciliter à cette femme le parti qu’elle voudrait prendre. La famille royale n’en était même pas instruite par lui, mais elle l’était d’ailleurs ; et n’osant pas venir, comme elle l’aurait voulu, pénétrer dans son intérieur pour savoir de ses nouvelles, elle se bornait à désirer qu’on le déterminât à revenir à Versailles. La Martinière, sur la nouvelle de l’incommodité du roi, qui s’était répandue, avait accouru à Trianon, et y trouva le parti pris d’y faire rester le roi jusqu’à sa parfaite guérison, que l’on jugeait devoir être dans deux ou trois jours, cette incommodité n’étant alors jugée qu’une forte indigestion. Quelque désir qu’eût Lemonnier de faire revenir le roi à Versailles, il n’avait pas la force de s’opposer à la volonté de Mme Du Barry. Sa position, et plus encore son caractère, l’engageaient à tout ménager, et, ne voulant rien mettre contre lui, il ne pouvait pas avoir cette conduite franche et assurée, cette décision ferme et inébranlable qu’à l’honnêteté désintéressée. Le caractère brusque et décidé de La Martinière lui donnait cette force. Ce vieux serviteur du roi avait, depuis qu’il lui était attaché, pris l’habitude de lui parler avec une liberté qui tenait de la familiarité, et même souvent de l’indécence. Il ne s’était jamais adressé qu’au roi pour tout ce qu’il avait obtenu de lui, et avait pris sur son esprit un ascendant qui le faisait réussir dans tout ce qu’il lui demandait, et qui même l’en faisait craindre. Il s’était, quatre ans auparavant, opposé à l’arrivée de Mme Du Barry. Il savait qu’il lui déplaisait et, sans s’en embarrasser, il n’agissait pas plus contre elle qu’en sa faveur. La résolution où il trouva le roi de demeurer à Trianon ne l’empêcha pas de travailler fortement à l’en détourner, et il y réussit avec facilité ; car le roi, qui n’avait jamais eu dans sa vie la volonté des autres, n’avait pas plus la sienne dans ce moment. Il fut donc décidé, malgré le désir obstiné de Mme Du Barry que le roi partirait pour Versailles dès que les carrosses qu’on avait envoyé chercher seraient arrivés. Pour donner une idée de la manière brusque et souvent grossière dont La Martinière parlait au roi, je rapporterai que le roi, déterminé à suivre son avis, lui disait, en lui parlant de sa maladie et de la diminution journalière de ses forces: « Je sens qu’il faut enrayer. » — 
« Sentez plutôt, lui répliqua La Martinière, qu’il faut dételer. »
M. de Beauvau, M. de Boisgelin, M. le prince de Condé, qui, par le manège de M. d’Aumont dont j’ai parlé, n’avaient pas encore pu voir le roi de la journée, le virent enfin à quatre heures; et quoiqu’ils le trouvassent très affaissé, très inquiet et très plaignant, ils jugèrent son état moins inquiétant et moins douloureux qu’il ne le disait, toujours par la connaissance de sa pusillanimité. Cependant les voitures étaient arrivées, et le roi s’était laissé porter dans son carrosse, se plaignant toujours beaucoup de mal de tête, de maux de reins, de maux de coeur. Ses plaintes continuelles, ses inquiétudes, sa profonde tristesse, confirmèrent M. de Beauvau et les autres dans l’opinion qu’ils avaient de sa faiblesse et de sa peur; et il n’y avait personne à Trianon ou à Versailles qui imaginât encore que l’incommodité du roi pût être le commencement d’une maladie. Cependant tout Paris fut averti que le roi avait resté dans son lit jusqu’à quatre heures, qu’il était revenu en robe de chambre et au pas de Trianon, et qu’il s’était couché en arrivant. Tous les princes, tous les grands officiers arrivèrent; j’arrivai comme les autres, mais sans beaucoup d’empressement, parce que je voulais voir, avant de partir de Paris, une personne qui me tenait plus au coeur que le roi et toute la Cour, et que par parenthèse je ne vis pas. Je trouvai à mon arrivée le roi couché. Lemonnier, que je vis, me dit qu’il espérait, comme tout le monde, que la fièvre du roi cesserait dans la nuit, mais que son affaissement lui faisait craindre que non, et qu’alors le lendemain matin il lui demanderait du secours et de choisir un renfort de médecins. J’appris aussi que la famille royale, qui était venue le voir à son arrivée, n’y était restée qu’un instant, et que le roi lui avait dit qu’il l’enverrait chercher quand il voudrait la voir. Tout cela était l’effet des persécutions de Mme Du Barry, qui, enragée du retour du roi à Versailles, voulait se renfermer avec lui autant qu’il serait possible, et en exclure ses enfants. Quand je dis que Mme Du Barry voulait, j’entends que M. d’Aiguillon voulait; car cette femme, comme les trois quarts de celles de son espèce, n’avait jamais eu de volonté. Toutes ses volontés se bornaient à des fantaisies, et toutes ses fantaisies étaient des diamants, des rubans, de l’argent. L’hommage de toute la France lui était à peu près indifférent. Elle était ennuyée de toutes les affaires dont son odieux favori voulait qu’elle se mêlât, et n’avait de plaisir qu’à gaspiller en robes et en bijoux les millions que la bassesse du contrôleur général lui fournissait avec profusion; soit crainte, soit goût, soit faiblesse, elle était entièrement livrée aux volontés despotiques de M. d’Aiguillon, qui, s’en étant servi quatre ans plus tôt pour se tirer des horreurs d’un procès criminel, l’avait employée depuis pour l’aider à se venger de tous ses ennemis, c’est-à-dire de tous les gens honnêtes, et pour se servir de tout le crédit qu’elle avait sur la faiblesse apathique du roi. Il lui avait conseillé de tenir le roi à Trianon ; il la pressait actuellement de s’enfermer le plus souvent avec lui, et d’en écarter les princes et Mesdames. Il lui conseillait aussi de s’appliquer à ne faire appeler que tard ceux qui avaient droit d’entrer chez le roi et d’obtenir de lui qu’il les fit sortir de bonne heure. Il voulait qu’il ne fût livré qu’à elle et à ceux qu’elle y introduirait. Le roi, comme je l’ai dit, avait déjà fait acte de soumission en disant à ses enfants de ne pas revenir sans qu’il les envoyât chercher. Il l’avait fait encore en n’appelant ses grands-officiers à Trianon qu’à quatre heures, et en les congédiant à neuf heures et demie; et voilà vraisemblablement ce qui se serait passé pendant le cours de la maladie du roi, si elle se fût prolongée sans devenir plus grave.
l'agonie de Louis XV
 
Je quittai donc Lemonnier, après en avoir appris l’état du roi, et après avoir su que lui-même en était exclu par Mme Du Barry, qui y était actuellement renfermée seule, ou avec M. d’Aiguillon. Cependant la fièvre se soutint dans la nuit avec assez de force, il y eut même de l’augmentation; les douleurs de tête devinrent plus fortes, et nous apprîmes à huit heures du matin qu’on allait saigner le roi. Cette saignée avait été ordonnée par Lemonnier, d’accord avec La Martinière. Nous apprîmes aussi qu’on avait été chercher à Paris Lorry et Bordeu. Lemonnier, suivant son projet de la veille, avait demandé au roi du secours, et l’avait prié de choisir ceux des médecins qu’il désirait appeler en consultation. Il a dit n’en avoir proposé aucun, et cela est vrai; le roi les avait choisis l’un et l’autre, toujours d’après Mme Du Barry. L’un était son médecin; l’autre l’était de M. d’Aiguillon; et celui-ci avait engagé la maîtresse à déterminer le roi à ce choix, espérant se servir d’eux, suivant ses besoins, dans le cours de la maladie. Lassonne fut aussi appelé; mais comme il était médecin de Mme la Dauphine, il le fut purement du choix de Lemonnier. La nouvelle de la saignée fit arriver tous les courtisans; ceux qui avaient des charges, ceux qui n’en avaient pas, tout accourut, et le cabinet se trouva bientôt rempli de gens qui désiraient savoir des nouvelles du roi et n’avaient aucun moyen de s’en procurer. Il ne sortait encore presque personne de la chambre, et ceux qui en sortaient ne parlaient pas; on ne disait rien. 
(à suivre)

vendredi 15 décembre 2017

Louis XV, par Sainte-Beuve (1)

 Un portrait sans concessions de Louis XV par Sainte-Beuve.



Qu’était-ce que Louis XV? On l’a beaucoup dit, on ne l’a pas assez dit : le plus nul, le plus vil, le plus lâche des coeurs de roi. Durant son long règne énervé, il a accumulé comme à plaisir, pour les léguer à sa race, tous les malheurs. Ce n’était pas à la fin de son règne seulement qu’il était ainsi; la jeunesse elle-même ne lui put jamais donner une étincelle d’énergie. Tel on le va voir au sortir des bras de la Du Barry, dans les transes pusillanimes de la maladie et de la mort, tel il était avant la Pompadour, avant sa maladie de Metz, avant ces vains éclairs dont la nation fut dupe un instant et qui lui valurent ce surnom presque dérisoire de Bien-aimé. Il existe un petit nombre de lettres curieuses de Mme de Tencin au duc de Richelieu, écrites dans le courant de 1743; informée par son frère, le cardinal, de tout ce qui se passe dans le Conseil; cette femme spirituelle et intrigante en instruit le duc de Richelieu, alors à la guerre. Rien que ses propres phrases textuelles ne saurait rendre l’idée qu’elle avait du roi; il est bon d’en citer quelque chose ici comme digne préparation à la scène finale qui eut lieu trente ans plus tard.
 
« Versailles, 22 juin 1743... Il faudrait, je crois, dit-elle, écrire à Mme de La Tournelle (Mme de Châteauroux) pour qu’elle essayât de tirer le roi de l’engourdissement où il est sur les affaires publiques. Ce que mon frère a pu lui dire là-dessus a été inutile : c’est, comme il vous l’a mandé, parler aux rochers. Je ne conçois pas qu’un homme puisse vouloir être nul, quand il peut être quelque chose. Un autre que vous ne pourrait croire à quel point les choses sont portées. Ce qui se passe dans son royaume paraît ne pas le regarder : il n’est affecté de rien; dans le Conseil, il est d’une indifférence absolue; il souscrit à tout ce qui lui est présenté. En vérité, il y a de quoi se désespérer d’avoir affaire à un tel homme. On voit que, dans une chose quelconque, son goût apathique le porte du côté où il y a le moins d’embarras, dût-il être le plus mauvais. » Et plus loin: « Les nouvelles de la Bavière sont en pis... On prétend que le roi évite même d’être instruit de ce qui se passe, et qu’il dit qu’il vaut encore mieux ne savoir rien que d’apprendre des choses agréables. C’est un beau sang-froid ! » Elle rappelle au duc de Richelieu la démarche que tenta Frédéric au commencement de la guerre : ce prince engageait la France a attaquer la reine de Hongrie au centre, en même temps que lui, il entrerait en Silésie. « Vous devez vous ressouvenir que, quand vous vous fîtes annoncer à Choisy, dans un moment où il était en tête-à-tête avec Mme de La Tournelle pour lui faire part des propositions du roi de Prusse, il ne montra aucun empressement pour recevoir l’envoyé, qui voulait lui parler sans conférer avec les ministres. Ce fut vous qui le pressâtes de vous donner une heure pour le lendemain ; vous fûtes étonné vous-même, mon cher duc, du peu de mots qu’il articula à cet envoyé, et de ce qu’il était comme un écolier qui a besoin de son précepteur. Il n’eut pas la force de se décider ; il fallut qu’il recourût à ses Mentors... Le roi de Prusse jugeait Louis XV d’après lui ;... mais il avait mal vu, et ne tarda point d’abandonner un allié dont il reconnaissait la nullité, quand il eut retiré tous les avantages qu’il attendait de la campagne
Le roi ira-t-il ou non à l’armée? il fallut monter à cet effet toute une machine: « Mon frère, écrit Mme de Tencin, ne serait pas très éloigné de croire qu’il serait très utile de l’engager à se mettre à la tête de ses armées. Ce n’est pas qu’entre nous il soit en état de commander une compagnie de grenadiers; mais sa présence fera beaucoup; le peuple aime son roi par habitude, et il sera enchanté de lui voit faire une démarche qui lui aura été soufflée. Ses troupes feront mieux leur devoir, et les généraux n’oseront pas manquer si ouvertement au leur... » On touche là les ficelles de la campagne tant célébrée de 1744.
le bien-aimé
 
Nous pourrions multiplier ces citations accablantes : « Rien dans ce monde ne ressemble au roi, » écrit-elle en le résumant d’un mot. Tel était Louis XV dans toute sa force et dans toute sa virilité, à la veille de ce qu’on a appelé son héroïsme : ce qu’il devint après trente années encore d’une mollesse croissante et d’un abaissement continu, on le va voit lorsque, dans sa peur de la mort, il tirera la langue quatorze fois de suite pour la montrer à ses quatorze médecins, chirurgiens et apothicaires.
On ne peut s’empêcher de penser, à bien regarder la situation de la France au sortir du ministère du cardinal de Fleury, que si le duc de Choiseul et Mme de Pompadour elle-même n’étaient venus pour s’entendre et redonner quelque consistance et quelque suite à la politique de la France, la révolution, ou plutôt la dissolution sociale, serait arrivée trente ans plus tôt, tant les ressorts de l’État étaient relâchés ! Et la nation, les hommes de 89, qui se formulent à l’amour du bien public, à l’aspect de toutes ces bassesses; n’auraient pas été prêts pour ressaisir les débris de l’héritage et donner le signal d’une ère nouvelle.
Il y avait, rappelons-le pour ne pas être injuste dans notre sévérité, il y avait, au sein de ce Versailles d’alors et de cette Cour si corrompue, un petit coin préservé, une sorte d’asile des vertus et de toutes les piétés domestiques dans la personne et dans la famille du Dauphin, père de Louis XVI. Ce prince estimable et tout ce qui l’entourait, sa mère, son épouse, ses royales soeurs, toute sa maison, faisaient le contraste le plus absolu et le plus silencieux aux scandales et aux intrigues du reste de la Cour. Il serait touchant de rapprocher les détails de sa fin prématurée et sa mort si courageusement chrétienne, de la triste agonie du roi son père. On raconte qu’à son dernier automne (1765), ayant désiré revoir à Versailles le bosquet qui portait son nom et dans lequel s’était passée son enfance, il dit avec pressentiment, en voyant les arbres à demi dépouillés : « Déjà la chute des feuilles! » Et il ajouta aussitôt: « Mais on voit mieux le ciel ! » Nous avons en ce moment sous les leur une suite d’anecdotes et de particularités intéressantes sur ce fils de Louis XV, qu’a rassemblées M. Varin, conservateur à la bibliothèque de l’Arsenal, et nous y reviendrons peut-être quelque jour; mais aujourd’hui il nous a paru utile de présenter isolément, et sans correctif, le spectacle d’une mort beaucoup moins belle, et qui, dans ses détails les plus domestiques (c’est le lot des monarchies absolues), appartient de droit à l’histoire.
Le Dauphin, fils de Louis XV, quelque hommage qu’on soit disposé à rendre à ses qualités et à ses vertus, n’était pas de ceux desquels on peut dire autrement que par une fiction de poète; Tu Marcellus eris; tout en lui révèle un saint, mais c’était un roi qu’il eût fallu à la monarchie et à la France. Louis XVI, héritier des vertus de son père, ne sut pas être ce roi, et rien n’autorise à soupçonner que le père lui-même, s’il eût vécu, eût été d’étoffe à l’être. Il reste clair pour tous qu’avec Louis XV mourant, la monarchie était condamnée déjà, et la race retranchée. Voyons donc comment Louis XV était en train de mourir.
On ne dira pas: Voilà comment meurent les voluptueux, car les voluptueux savent souvent finir avec bien de la fermeté et du courage. Louis XV ne mourut pas comme Sardanapale, il mourut comme mourra plus tard Mme Du Barry, laquelle, on le sait, montée sur l’échafaud, se jetait aux pieds du bourreau en s’écriant, les mains jointes : « Monsieur le bourreau, encore un instant! » Louis XV disait quelque chose de tel à toute la Faculté assemblée.
Et quel était donc celui qui va épier et prendre ainsi sur le fait les pusillanimités et les misères du maître durant sa maladie suprême? Dans cette ancienne monarchie, les rois et les grands ne songeaient pas assez à qui ils se révélaient ainsi dans leur déshabillé et dans leur ruelle. Parmi cette foule de courtisans qui se livraient au torrent de chaque jour, et qui songeaient à profiter de ce qu’ils observaient sans le dire, il se rencontrait parfois des écrivains et des peintres, des moralistes et des hommes. Qu’on relise les surprenantes et incomparables pages de Saint-Simon où revivent les scènes si contrastées de la mort au grand Dauphin: les princes avaient parfois de tels historiographes à leur Cour sans s’en douter. Les Condé logeaient dans leur hôtel La Bruyère. La duchesse du Maine avait parmi ses femmes cette spirituelle Delaunay qui a écrit: « Les grands, à force de s’étendre, deviennent si minces, qu’on voit le jour au travers; c’est une belle étude de les contempler, je ne sais rien qui ramène plus à la philosophie. » Et encore : « Elle (la duchesse du Maine) a fait dire à une personne de beaucoup d’esprit que les princes étaient en morale ce que les monstres sont dans la physique: on voit en eux à découvert la plupart des vices qui sont imperceptibles dans les antres hommes. » C’est en effet dans cet esprit qu’il faut étudier les grands, surtout depuis qu’on a appris à connaître les petits : ce n’est pas tant comme grands que comme hommes qu’il convient de les connaître. De tout autres qu’eux à leur place auraient fait plus ou moins de même. La vraie morale à en tirer, c’est, sans s’exagérer le présent, et tout en y reconnaissant bien des grossièretés et des vices, de ne jamais pourtant regretter sérieusement un passé où de telles monstruosités étaient possibles, étaient inévitables dans l’ordre habituel.
mort de Louis XV
 
L’homme qui a écrit les pages qu’on va lire n’est pas difficile à deviner et à reconnaître son grand-père (lui-même nous l’indique) était collègue d’un duc de Bouillon durant la maladie du roi à Metz, en 1744, et le voilà qui se trouve à son tour côte à côte d’un due de Bouillon dans cette maladie royale de 1774. Il nomme chacun des principaux seigneurs qui sont en fonction autour de lui, et s’en distingue; il n’est donc ni le grand-chambellan (M. de Bouillon), ni le premier gentilhomme de la chambre (M. d’Aumont); ce ne peut être que leur égal, le grand-maître de la garde-robe en personne, M. le duc de Liancourt, qui avait alors la survivance du duc d’Estissac, son père, et qui s’exerçait la charge; c’est celui même que tout le monde a connu et vénéré sous le nom de duc de La Rochefoucauld-Liancourt, et qui n’est mort qu’en mars 1827. Voilà le témoin, un des plus vertueux citoyens, un homme de 89, tel qu’il s’en préparait à cette époque dans tous les rangs, et particulièrement au sein de la jeune noblesse éclairée et généreuse. De pareils spectacles, il faut en convenir, étaient bien propres à exciter de nobles coeurs et à leur donner la nausée des basses intrigues. Si l’on veut connaître le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, sa vie est partout, son souvenir revit dans de nombreuses institutions de bienfaisance. Ce fut lui qui, grâce à cette même charge de grand-maître de la garde-robe, pénétrant de nuit jusqu’à Louis XVI, le faisant réveiller pour lui apprendre la prise de la Bastille, et lui entendant dire comme première parole : C’est une révolte! lui répondit : Non, Sire, c’est une révolution ! Tel est l’homme qui, jeune et condamné par les devoirs de sa charge à subir le spectacle des derniers moments de Louis XV, eut l’idée de nous en frire profiter. Ami de M. de Choiseul, ennemi du ministère d’Aiguillon et de la maîtresse favorite, il eût pu dire aux approches du danger, comme Saint-Simon à la nouvelle de la mort de Monseigneur: « La joie néanmoins perçoit à travers les réflexions momentanées de religion et d’humanité par lesquelles j’essayois de me rappeler. » A nos yeux comme aux siens, est-il besoin d’en avertir? de pareils récits et les turpitudes mêmes où ils font passer ont un sens sérieux: la nécessité et la légitimité de 89 sont au bout, comme une conséquence irrécusable. La scène où l’on réveille Louis XVI et le contrecoup fatal de celles où, quinze ans auparavant, on suivait la fin honteuse de Louis XV. L’enseignement historique ressort avec toute sa gravité. C’est dans cette conviction qu’en livrant ces pages au public, nous sommes assuré de ne manquer en rien ni à la mémoire ni à la pensée de celui qui les a écrites.
Nous reproduisons la copie qui est entre nos mains, sans chercher à y apporter même la correction, ni à plus forte raison, l’élégance. M. Lacretelle, qui fut attaché au duc de Liancourt, comme secrétaire intime pendant les premières années de la Révolution, a raconté, dans un intéressant chapitre de ses Dix années d’épreuves, comment on vivait à Liancourt, en cette sorte de paradis terrestre, et quelles occupations rurales, bienfaisantes ou littéraires y variaient les heures : « Après de laborieuses recherches, écrit M. Lacretelle, après avoir dépouillé une vaste et touchante correspondance, il (le duc de Liancourt) rédigeait ses Mémoires, les soumettait à ma critique, à ma révision. J’avoue que ce fut d’abord pour moi une torture que de chercher des embellissements à un travail tout uni, mais parfaitement conforme au sujet. Mon style me paraissait à moi-même trop ambitieux et trop fleuri. Je voyais bien l’auteur en portait tout bas le même jugement ; Il me dit un jour : Ma prose fait tache dans la vôtre. Ce compliment plus ou moins sincère fut pour moi un avertissement d’user avec réserve de mon métier de polisseur. Plus j’y mis de discrétion et d’économie, et mieux nous nous entendîmes. » Nous ne nous sommes pas même cru en droit de nous permettre ce soin si sobre ; à part un ou deux endroits où la copie était évidemment fautive, nous en avons respecté tout le négligé. Cette copie provient de celle que possède la Bibliothèque de l’Arsenal, et qui, perdue dans la masse des papiers de M. de Paulmy, a été récemment retrouvée par M. Varin.

(à suivre ici

mardi 8 novembre 2016

La bataille de Fontenoy (1745)

 

Louis était alors surnommé le Bien-Aimé. Plus pour très longtemps, il est vrai...

mercredi 19 août 2015

L'éveil de Louis XV à la sexualité (2)


Désireuse de faire passer à Louis son goût pour les jeunes éphèbes, la Cour décide alors d'employer les grands moyens.
Fin juin 1724, à l'occasion d'un voyage vers Chantilly, on joint au convoi royal un sérail de 17 jeunes femmes auxquelles on confie l'impérieuse mission de déniaiser le souverain ! 
Louis adolescent
Dans son Journal de Paris, Marais dresse la liste complète de ces expertes en amour, parmi lesquelles Madame de la Vrillière, dont les talents en la matière sont connus de tous... Le lendemain du départ, le mémorialiste Barbier lance déjà les paris sur l'identité de l'heureuse élue : "On croit dans Paris qu'on va faire de grandes affaires à Chantilly ; mais le sujet véritable du voyage est très croustilleux ; on veut tâcher de donner au roi du goût pour les femmes... C'est madame de la Vrillière qui est chargée de la commission ou de le faire .... la petite duchesse d'Epernon, qui est très jolie et très jeune, ou de le prendre pour elle-même. Ce dernier sera plus aisé, car la jeune duchesse ne pourra pas faire tout ce qu'il faut pour cela, au lieu que Madame de la Vrillière, qui est jolie et qui est femme d'expérience, mènera le roi dans quelque bosquet et lui fera faire..."
De son côté, Marais rapporte le contenu des chansons qui courent au même moment dans Paris :

Sur l'issue de cette cocasse équipée, les interprétations divergent. Sans doute s'est-elle achevée par un fiasco que l'historien Jean-Christian Petitfils explique de manière fort édulcorée : "Fleury avait élevé son docile élève dans la crainte du péché et l'avait mis en garde contre la liberté de moeurs de la Cour: aucune des capiteuses sirènes venues à Chantilly déployer leurs grâces ne parvint à l'embarquer pour Cythère..."
Si l'on ignorait tout des moeurs de l'adolescent, on pourrait peut-être croire en cette image du prince vertueux. Mais en l'occurrence, cette analyse nous semble pour le moins contestable...
Un brin fataliste, Barbier nous fait néanmoins part de ses regrets :
"Il ne paraît pas qu'on ait réussi dans le dessein du voyage de Chantilly. Le roi ne songe qu'à chasser et il ne veut point tâter du.... J'avoue en mon particulier que c'est dommage, car il est bien fait et beau prince ; mais si c'est son goût, qu'y faire ? Il est en place à ne se point gêner."
Ce constat d'échec est pourtant contredit par une autre chanson de l'époque qui prétend que le jeune Louis aurait finalement cédé aux avances de la "grand-mère" (trente-six ans !!!) Madame de Vrillière.

A la fin, notre jeune roi
S’est soumis à la douce loi
Du dieu qu’on adore à Cythère,
Laire lan laire.
De dix-sept bêtes qu’il courut,
Quoique tous fussent en rut,
Il n’a choisi qu’une grand-mère.
Mais quoique l’objet de son choix
Ne soit pas un morceau de roi,
C’était la meilleure ouvrière.
Pour dresser un jeune courrier
Et l’affermir sur l’étrier,
Il lui fallait une routière ;
Aussi, depuis cet heureux jour
Tout tremble sous elle à la cour,
Tant de sa conquête elle est fière. (...)


Peu importe au fond que notre grand adolescent ait goûté ou non au plaisir dans les bras de la "meilleure ouvrière" du royaume... Il se rattrapera un an plus tard en compagnie de sa jeune épouse qu'il honora (selon ses dires) sept fois de suite au cours de la nuit de noces !
Après tant de manigances pour le ramener sur le droit chemin et le déniaiser, c'est donc la candide Marie qui aura décidé de l'orientation sexuelle du jeune Louis !
Quoi qu'en disent nos cagots, les adolescents d'aujourd'hui ont décidément bien des points en commun avec ceux d'autrefois...
 

lundi 17 août 2015

L'éveil de Louis XV à la sexualité (1)

Sans doute s'agit-il d'une forme de vice, mais je me délecte du regard que posent les traditionalistes sur notre lointain passé. Les uns pestent contre l'actuelle dépravation des moeurs, les autres plaident en faveur d'une restauration de l'ordre moral traditionnel, et dans leur curieuse Théogonie, tous s'entendent pour considérer que 1789 marque décidément la fin de notre âge d'or.
Car les preuves de la chute sont là ! clament-ils en choeur, tout en vociférant contre les textes et autres projets sur l'adoption, l'euthanasie, l'avortement, le mariage homosexuel ou encore la théorie du genre...
Dans le même temps, ils réécrivent le roman national, celui d'un Ancien Régime mythifié, porteur de repères moraux et de valeurs pérennes.
l'indicible Béatrice Bourges, porte-parole du Printemps Français
Marion Sigaut, éructant contre les instituteurs qui apprennent la masturbation à l'école...
Farida Belghoul, l'initiatrice de la sinistre JRE
Je pensais à eux tout récemment en lisant l'excellent Louis XV, libertin malgré lui de Maurice Lever, dans lequel l'historien rappelle notamment quelques anecdotes méconnues sur l'adolescence du roi bien-aimé.
L'une d'elles, datant de 1722, mérite d'être racontée.
Louis a 12 ans, et au grand désespoir de son entourage, il semble davantage attiré par les garçons que par les jeunes filles. Comme l'explique alors la duchesse de la Ferté, la galanterie des rois roulait l'un après l'autre sur les hommes et sur les femmes, qu'Henri II et Charles IX aimaient les femmes, et Henri III les mignons ; Henri IV aimait les femmes, Louis XIII les hommes, Louis XIV les femmes, et qu'à présent le tour des mignons était revenu (propos rapporté par Marais dans ses mémoires).
Parmi ses favoris les plus proches se trouvent le duc d'Antin, le duc de Gesvres et le duc de la Trémoille, alors âgé de 14 ans et premier gentilhomme de la chambre du roi. En compagnie de leurs amis d'Alincourt, Boufflers, Meuse (le futur Choiseul) et Rambure, ils ont pris pour habitude de se livrer à ce que Maurice Lever nomme des "débauches secrètes", et Jean-Christian Petitfils de "singulières nocturnales"... Celle d'août 1722 va provoquer un scandale public puisque ces derniers s'adonnent à leur bacchanale nocturne jusque sous les fenêtres du roi ! Plein de pudeur, le journaliste Barbier explique que "le marquis de Rambures... toute la bande" (à vous de compléter)...Cette fois, la Cour se doit de réagir. Comme nous l'explique le mémorialiste Marais, le maréchal de Villeroy fait exiler son petit-fils à Joigny, le duc de Boufflers est exilé en Picardie alors que le marquis de Rambure est mis à la Bastille.
Pour cette fois, le jeune Louis est épargné par le scandale.
Cela ne durera pas. Là encore, donnons la parole à Marais, en date du 27 juin 1724 :
"La Trémoille - Le propre jour que le maréchal de Villeroi est venu à Versailles, on a découvert que le jeune duc de la Trémoille, premier gentilhomme de la chambre du roi, lui servait plus que de gentilhomme et avait fait de son maître son Ganymède. Ce secret amour est bientôt devenu public..."
Dans la bouche de Voltaire, le propos se fait encore plus cru : 
"La Trimouille est exilé de la Cour. C'est pour avoir mis très souvent la main dans la braguette de sa majesté très chrétienne" (lettre de juillet 1724 à Madame la Présidente de Bernières).
En effet, dès le lendemain, son tuteur envoie le jeune Trémouille à l'académie "pour apprendre à régler ses moeurs" (Journal de Paris, Marais).

(à suivre)

vendredi 24 avril 2015

La maladie de Louis XV, par Sainte-Beuve (3)

le duc de Liancourt
François-Alexandre-Frédéric, duc de Liancourt puis duc de la Rochefoucauld-Liancourt, né le 11 janvier 1747, mort le 27 mars 1827, débuta comme militaire dans le corps des carabiniers. Son père, le duc d'Estissac, qui occupait auprès du roi Louis XV les fonctions de grand-maître de la garde-robe, le fit admettre, suivant la coutume du temps, dès l'âge de vingt et un ans, à la survivance de sa charge ; mais déjà à cette époque le jeune duc de Liancourt se montra peu courtisan. Accueilli comme un fils par le duc de Choiseul, il lui resta fidèle après sa disgrâce, ne consentit jamais à paraître chez Mme Du Barry, et se montra rarement à Versailles, « où le roi, a écrit son fils, lui montrait un visage sévère et mécontent». Aussi comprend-on sans peine les sévérités, très piquantes d'ailleurs, d'une relation de « la dernière maladie de Louis XV», que Sainte-Beuve lui attribue.
 
Cependant les médecins n’étaient pas contents de l’effet de leur remède, et l’accablement continuel du roi et les autres accidents leur faisaient craindre une fièvre maligne. Ils disaient cependant encore que la maladie était une fièvre humorale, mais consultaient fréquemment entre eux, et se laissaient voir inquiets. Bordeu avait été chez Mme Du Barry, et lui avait annoncé une grande maladie pour le roi. Lorry avait dit à M. d’Aiguillon que l’état du roi pouvait devenir inquiétant; mais la maîtresse et son favori n’en croyaient encore rien et n’en voulaient rien croire. L’inquiétude commençait pourtant à se répandre dans tout Versailles; chacun commençait aussi à se faire un plan de conduite pour le cours de la maladie: je fis celui de veiller le roi, et de le soigner de ma présence tant qu’elle durerait. On avait toujours dit, et avec assez de raison, que je le servais fort à ma commodité, et on avait voulu me faire de cette légèreté un grand démérite à ses yeux; mais son apathie, qui lui rendait tout indifférent, l’avait empêché de s’en choquer, et j’avais usé plus que personne de cette facilité que l’on admirait en lui pour les gens qui l’approchaient, et qui n’était que l’effet de la plus complète indifférence. Cependant je ne voulais pas, dans le moment où il était malade, ne pas le soigner aussi bien et mieux que les autres; je croyais mon devoir attaché à ne le quitter que le temps absolument nécessaire pour mon repos ou mes repas. J’y voyais aussi mon intérêt, car j’acquérais par une conduite assidue pendant sa maladie, et par dix nuits passées auprès de son lit, le droit de reprendre après sa guérison mon train ordinaire de vie. J’étais déterminé aussi à cette conduite par le désir et le projet d’observer de près un événement aussi curieux, et de démêler les intrigues qu’il ferait nécessairement naître en abondance. Voilà quels étaient mon plan et mes motifs. Je me proposais aussi la plus grande retenue dans mes propos, et de ne rien faire paraître de l’envie que j’avais de tout ce qui pouvait amener le renvoi de la maîtresse et du ministre, sans cependant me permettre d’affecter jamais aucun sentiment contraire. Il était déjà dix heures du soir. Le roi avait été changé de son grand lit dans un petit, pour la commodité de son service ; son affaissement, ses douleurs, sa pesanteur augmentaient , et, malgré l’opinion qu’on avait de sa faiblesse et de sa peur, il paraissait bien évidemment qu’il commençait une grande maladie. Tout Versailles en était persuadé, excepté ceux qui ne voulaient pas l’être. Les médecins l’étaient comme tout le monde, et leur silence l’annonçait; ils ne parlaient qu’entre eux, et remettaient encore au lendemain à vouloir prononcer sur le caractère de la maladie. La famille royale, fort inquiète, était revenue après son souper voir le roi, et se préparait à rester tard dans la chambre à côté pour voir le commencement de la nuit, quand tout à coup la lumière, approchée du visage du roi sans la précaution ordinaire, éclaira son front et ses joues, où l’on aperçut des rougeurs. Les médecins qui entouraient le lit, à la vue de ces rougeurs qui étaient déjà des boutons élevés sur la peau, se regardèrent entre eux avec un accord et un étonnement qui fut l’aveu de leur ignorance. 
Stanley Weber dans le Soleil noir
Lemonnier voyait le roi depuis deux jours avec des maux de reins, 
de l’affaissement, des maux de coeur; les quatre autres voyaient depuis midi les symptômes augmentés, et aucun, même en tâtant le pouls, ne s’était douté que la maladie pût être la petite vérole. Tout le monde le vit dans ce moment, et il était inutile d’être médecin pour en être convaincu. Ceux-ci sortirent de la chambre du roi, et l’annoncèrent à la famille royale en disant qu’enfin on savait ce qu’était la maladie, qu’elle était bien connue, que le roi était préparé à merveille, et que cela irait bien. Le premier soin de tout le monde fut d’engager M. le Dauphin, qui n’avait jamais eu la petite vérole, à quitter l’appartement; Mme la Dauphine l’emmena. M. le comte de Provence, M. le comte d’Artois et leurs femmes sortirent aussi; Mesdames seules restèrent. Elles n’avaient pas eu plus la petite vérole que M. le Dauphin, et en avaient peur elles ne voulurent pas se rendre aux représentations que nous leur fîmes, et se montrèrent inébranlables dans le projet qu’elles avaient formé de ne point abandonner leur père. On aura peine à croire que cet acte de piété filiale ait excité aussi peu qu’il l’a fait l’intérêt public. Les gens qui en parlaient se contentaient de dire que c’était bien, mais les trois quarts n’en parlaient ni n’y pensaient; et cette indifférence, ce froid pour une action réellement aussi belle, aussi touchante, que l’on eût tant goûtée et vantée de particuliers, ne venait pas de l’occupation où était toute la Cour de la maladie du roi; elle n’était produite que par la plate et mince existence de Mesdames, que l’on connaissait sans envie du bien, sans âme, sans caractère, sans franchise, sans amour pour leur père. On fut persuadé que c’était pour faire parler d’elles, ou machinalement, qu’elles se soumettaient à un danger aussi évident. Leur oisiveté ordinaire fit croire à quelques-uns que c’était pour se donner une occupation ; d’autres crurent que Mmes de Narbonne et de Durfort, célèbres ouvrières en intrigues, avaient poussé Mmes Adélaïde et Victoire à cette conduite, dont elles espéraient retirer dans la suite l’intérêt; et que quant à Mme Sophie, qui était une manière d’automate, aussi nulle pour l’esprit que pour le caractère, elle avait, selon sa coutume, suivi par apathie la volonté et le projet de ses soeurs. Mais la meilleure raison encore du peu d’effet que faisait sur l’esprit de la Cour et de Paris la conduite véritablement respectable de Mesdames, c’était l’objet de leur sacrifice. Le roi était tellement avili, tellement méprisé, particulièrement méprisé, que rien de ce qu’on pouvait faire pour lui n’avait droit d’intéresser le public. Quelle leçon pour les rois! Il faut qu’ils sachent que, comme nous sommes obligés malgré nous de leur donner des marques extérieures de respect et de soumission, nous jugeons à la rigueur leurs actions, et nous nous vengeons de leur autorité par le plus profond mépris, quand leur conduite n’a pas pour but notre bien et ne mérite pas notre admiration; et, en vérité, il n’était pas besoin de rigueur pour juger le roi comme il l’était par tout son royaume.
Revenons à la maladie. La manière dont les médecins avaient annoncé à Mesdames la petite vérole du roi leur parut, non pas un présage, mais une assurance de guérison. Elles répétèrent qu’il était bien préparé, citant cinq ou six exemples de gens de soixante-dix ans qui avaient eu la petite vérole, et allèrent se coucher persuadées que le roi était en bon état, puisqu’il avait la petite vérole. Quelques personnes de l’intérieur prirent aussi part à cette joie, et presque tout le monde se dit dans le premier moment: « Voilà qui va bien ; c’est l’affaire de neuf jours et d’un peu de patience. » Je n’étais point de l’avis de tout le monde, et, sans dire le mien, je dis à Bordeu: « Écoutez ces messieurs qui sont charmés parce que le roi a la petite vérole. » — « Sandis ! dit Bordeu, c’est apparemment qu’ils héritent de lui. La petite vérole à soixante-quatre ans, avec le corps du roi, c’est une terrible maladie. » Il me quitta pour aller annoncer cette triste antienne à Mme Du Barry, qui n’avait pas vu le roi de la journée, et qu’il effraya infiniment en lui disant à peu près les mêmes choses qu’il m’avait dites. Peut-être lui fit-il le danger moins fort qu’il ne me l’avait fait; mais il m’a toujours assuré lui avoir dit, à cette première visite, qu’il n’y avait préparation qui tînt, et que l’inquiétude de tout ce qui s’intéressait au roi devait être fort considérable. Pendant que Bordeu était chez Mme Du Barry, on agitait, dans une chambre auprès de celle du roi, si on lui dirait ou si on lui cacherait qu’il avait la petite vérole.
 Mesdames, en s’en allant coucher, s’étaient reposées, pour la décision de cette question, sur notre prudence, et s’en rapportaient à notre avis et à celui des médecins. Je fus appelé comme les autres à ce conseil que je trouvai composé de toute la Faculté, hors Bordeu, de M. de Bouillon, de M. d’Aumont, de M. de Villequier. Les avis étaient assez partagés. Les médecins disaient beaucoup de mots sans prononcer rien qui conclût, et voulaient que nous décidassions. M. d’Aumont, plus verbeux que personne, faisait plus de phrases ; mais plus timide et plus sot, il n’était d’aucun avis ; son fils était un peu plus décidé pour qu’on cachât absolument au roi la nature de son mal, et M. de Bouillon voulait qu’on ne lui laissât rien ignorer. M. d’Aumont même se recordait à cet avis, car M. de Bouillon parlait plus fort, et c’est toujours ce qui entraîne les sots. 
le duc de Boullon, grand chambellan
J’étais le plus jeune, et, outre le peu de désir que j’avais de parler, ma jeunesse m’interdisait de donner mon avis sans qu’on me le demandât. Je fus interpellé, et je dis que je ne mettais point en doute que si le roi apprenait qu’il avait la petite vérole, cette nouvelle ne fût pour lui le coup de la mort. Je parlai de sa peur, de sa faiblesse, que je donnai pour motif de mon opinion, et je conclus avec fermeté à ce qu’on ne lui dît pas. On verra bien aisément que je donnais l’avis qui était le moins selon mes désirs; mais il était selon ma conscience, et j’aurais été coupable de soutenir celui de M. de Bouillon, dont pourtant je désirais l’exécution, puisqu’en donnant au roi la certitude qu’il avait une maladie aussi dangereuse, il le déterminait à recevoir les sacrements et à renvoyer tout cet odieux tripot, toute cette infâme et honteuse clique. D’ailleurs, je trouvais, au dedans de moi, assez juste que le roi, qui n’avait jamais dans sa vie goûté plus délicieusement aucun plaisir que celui d’inquiéter tous les gens qui l’entouraient sur leur santé, de leur annoncer la mort future ou prochaine, savourât d’avance, à son tour, la sienne, et se minât d’inquiétude. Je vis mon avis prévaloir, non sans regret, mais sans remords, et j’en aurais eu beaucoup de ne l’avoir pas donné, quoiqu’encore une fois je fusse très contrarié de le voir suivi. Il fut donc décidé qu’on ne parlerait point au roi du caractère de sa maladie, qu’on ne la lui nommerait point, mais qu’on ne l’empêcherait pourtant pas de la deviner, si le traitement qu’on lui ferait et les boutons qui se multiplieraient lui en donnaient connaissance.
Cependant la joie qu’avaient eue MM. de Bouillon et d’Aumont, en apprenant que le roi avait la petite vérole, ne dura pas longtemps. Leur espérance ou plutôt leur certitude d’une guérison prochaine ne tarda pas à s’évanouir, et ils s’aperçurent, après quelques moments de réflexion, qu’un vieillard de plus de soixante ans, qui a la petite vérole, ne se porte pas bien, et est dans quelque danger. D’ailleurs, l’état du roi était même plus fâcheux que ne l’est communément à cette époque celui de ceux qui ont cette maladie. Son affaissement continuait; il se plaignait de douleurs sourdes de tête, et l’agitation était excessive malgré l’abattement. Il ne parlait pas, et avait les yeux fixes et hagards. La fièvre, qui était toujours très considérable, augmentait fréquemment et par bouffées, et Lemonnier, qui le veillait, en disant qu’il était comme il devait être, avait bien l’air de ne pas dire ce qu’il pensait. J’aurais dès lors été fort effrayé de l’état du roi si j’avais pris quelque intérêt à la conservation de ses jours. Son affaissement, le peu d’inquiétude qu’il témoignait, lui qui était l’homme du monde le plus douillet et le plus penaud, me paraissaient la preuve la plus décisive du danger de son état à ajouter au danger seul de la nature de sa maladie. MM. d’Aumont et de Bouillon, qui veillaient comme moi, se montraient d’une grande inquiétude. Ils se donnaient l’un et l’autre pour aimer le roi tendrement, et s’entretenaient toujours de ses rares et sublimes qualités. Leur conversation était souvent interrompue par de tendres et profonds soupirs, par des sanglots, par des gémissements, et quelquefois aussi par des moments de sommeil; car heureusement leur inquiétude et leur douleur ne leur ôtaient pas toute faculté de dormir. Sur le matin, et dans les moments où ils voyaient avec plus d’effroi l’état du roi, M. de Bouillon, qui, tout en pleurant, venait de s’éveiller, regarda tendrement La Martinière, et lui avançant les deux bras : « Vous voyez bien cela, lui dit-il, mon cher La Martinière, ce sont mes deux bras, c’est certainement ce que j’aime le plus au monde; eh bien! s’il les fallait pour sauver la vie du roi, je vous dirais : Mon ami, coupez-les-moi tous les deux; c’est un si bon maître! » Il est bon de remarquer, en passant, que ce si bon maître, que ce pauvre M. de Bouillon aimait tant, ne lui parlait jamais, disait toujours que c’était une triste et plate espèce, et lui avait, trois ou quatre ans auparavant, fait défendre, à la réquisition de son père, de paraître à la Cour, après en avoir dit tout le mal que l’on peut dire de quelqu’un. Il faut ajouter aussi que ce tendre serviteur du roi, qui l’aimait tant depuis vingt-quatre heures qu’il était malade, venait le voir environ huit jours par an quand il était en santé. Il y a des gens qui sont nés valets; je crois que, sans calomnie, on peut ranger M. de Bouillon dans cette classe, et cela est assez simple, si, comme on le dit, il est fils d’un frotteur. M. d’Aumont ne restait pas court aux expressions de douleur et de regret de M. de Bouillon; il enchérissait encore en assurance de dévouement, et, à l’offre que faisait l’autre de ses chers bras, il marquait peu d’étonnement, et disait, avec un verbiage emphatique et que j’aurais peine à rendre, que si au lieu d’une vie il en avait quatre, il les perdrait pour racheter celle du roi avec une satisfaction et un bonheur inimaginables, quoiqu’il priât d’observer qu’il était fort heureux dans ce monde. J’entendais cette scène dans un coin, près de ces messieurs, et, trouvant ma sensibilité bien au-dessous de la leur, je me taisais, et me contentais de ne pas rire. Cependant les médecins étaient arrivés pour la consultation, et, d’après l’état du roi et le compte de la nuit, ils avaient opiné pour les vésicatoires; ils avaient été mis, et quoiqu’en général ces messieurs ne disent pas leur avis, ils paraissaient peu contents. M. le duc d’Orléans, M. le prince de Condé, M. de Penthièvre, s’étaient déterminés à garder le roi et à s’enfermer avec lui. M. le duc de Chartres s’était retiré pour rester avec M. le Dauphin, pour le voir quand il le pourrait, et M. le duc de Bourbon avait suivi son exemple. La nuit du roi, qui avait été mauvaise, fut dite dans Versailles encore plus mauvaise qu’elle n’avait été réellement, et, hors M. d’Aiguillon, tout le monde croyait le roi à deux jours de sa mort. La joie était grande parmi les ennemis de sa maîtresse; on la voyait chassée dans la journée, on voyait tout le tripot dispersé, anéanti, écrasé, et chacun, se forgeant à son gré sa chimère la plus agréable, voyait le ministère présent succédé par lui ou par ses amis. M. le Dauphin, qui s’était montré triste et inquiet la veille au soir, le paraissait encore davantage le matin. Il s’était, ainsi que Mme la Dauphine et ses frères, renfermé dans son plus petit intérieur, et à son service près, qu’il voyait seulement à l’heure de son lever et de son coucher, il vivait en famille; il voyait aussi un demi-quart d’heure, à midi et demi, les princes qui ne voyaient pas le roi. Voilà comme il a passé le temps de la maladie. Il allait avec une grande exactitude aux prières des quarante heures, toujours avec une très bonne contenance, avec un air réellement abattu, et ne prenait part à rien en public.
le départ de la Du Barry (extrait du Soleil noir)
La nouvelle de la petite vérole fut se répandre à Paris, et chacun dans ce premier moment ne douta pas que le roi ne succombât à cette maladie. L’effet était bien différent dans le peuple que trente ans auparavant, où le même roi, malade à Metz, aurait réellement trouvé dans sa capitale un millier d’hommes assez fous pour sacrifier leur vie pour sauver la sienne, et où tout son peuple, d’une voix unanime, lui avait donné, on ne sait pas trop pourquoi, le beau nom de Bien-aimé, dont il n’a jamais senti la douceur et le prix. Sa philosophie avait fait de grands progrès depuis cette époque, et la conduite avilie du roi, les infamies qui avaient été faites en son nom et auxquelles sa faiblesse apathique s’était prêtée, avaient fort aidé à cette philosophie. On ne voyait point dans Paris de gens inquiets courir, s’empresser, s’arrêter, pour savoir de ses nouvelles. Tout avait l’air calme et tranquille, et tout était joyeux et content. Quoique ce sentiment fût le même à Versailles, l’air d’inquiétude y était plus général; c’est d’abord le pays du déguisement, et si le déguisement est permis dans un cas, c’est bien dans celui où quand on peut, sans blesser l’honneur, cacher ce qu’on pense, on ne peut pas le faire paraître sans étourderie et sans courir le risque à peu près sûr d’une Bastille éternelle. On parlait déjà, quoique vaguement, des sacrements dans tout le château; on disait que le roi, qui avait tant de religion, allait les demander dès qu’il se verrait bien malade, ce qui ne pourrait pas manquer d’arriver bientôt. Mesdames en étaient persuadées, et avaient l’air de le désirer. Elles en parlaient ainsi, et attendant le moment où la piété de leur père lui ferait désirer cette consolation dans sa maladie. Quelque ferme que l’on soit dans son opinion, quand on y attache un grand prix, et quelque raison que l’on croie avoir de l’être, on la voit encore avec plaisir être celle des autres, et cette idée y confirme davantage. Telle était la position où se trouvaient dans ce moment les ennemis du tripot; la connaissance qu’ils avaient du goût du roi pour les sacrements, de son idée sur l’efficacité d’un acte de contrition, et sur le besoin qu’il en avait, leur persuadait bien qu’on touchait au moment où son amour pour la religion, ou son envie de donner un bon exemple en ce genre, allaient lui faire demander son confesseur; mais leur opinion, partagée par Mesdames, la leur rendait encore plus certaine. Ils nageaient dans la joie, et cette joie n’était troublée alors par aucune inquiétude. La tranquillité n’était pas aussi entière en haut. Bordeu y était monté dans la matinée, et avait fort effrayé la maîtresse. Il lui avait dit dans ce moment que le roi était assez mal, que sa maladie prenait une mauvaise tournure, et qu’il lui conseillait de prendre ses arrangements pour partir bientôt, et pour partir d’elle-même, sans attendre qu’elle fût renvoyée. La manière de Bordeu est tranchante, assez franche, même quelquefois dure. Il était médecin de Mme Du Barry depuis sa naissance, et l’avait vue dans toutes les différentes époques de sa vie. Il l’amusait par ses contes et par sa gaieté, et avait alors plus de crédit que personne sur son esprit. C’est encore assez le propre des filles : les confidences qu’elles sont obligées de faire à leur médecin leur donnent presque toujours une entière confiance en eux, et on en voit peu n’en pas raffoler. Les conseils de Bordeu lui firent dans le moment assez d’impression; mais comme elle était fille dans toute l’acception du terme, et que les filles ne réfléchissent ni ne calculent, et n’ont aucune suite, après avoir un instant pleuré, elle dit qu’elle verrait, et parut peu inquiète de la santé du roi. Ce que je rapporterai de l’intérieur de Mme Du Barry dans tout le cours de ce récit, je le tiens de Bordeu, qui m’a toujours assuré me dire la vérité. Elle ne tarda pas de faire part à M. d’Aiguillon de sa conversation, et de l’inquiétude où elle était. Celui-ci était instruit de son côté par Lorry, et plus encore par M. d’Aumont, de l’état du roi, des inquiétudes de la nuit et de l’opinion générale. Soit qu’il affectât de n’y vouloir pas prendre part, soit que le si grand intérêt...
(récit inachevé...)
Sainte-Beuve