Un portrait sans concessions de Louis XV par Sainte-Beuve.
Qu’était-ce que Louis XV? On l’a beaucoup dit, on ne l’a pas assez dit : le plus nul, le plus vil, le plus lâche des coeurs de roi. Durant son long règne énervé, il a accumulé comme à plaisir, pour les léguer à sa race, tous les malheurs. Ce n’était pas à la fin de son règne seulement qu’il était ainsi; la jeunesse elle-même ne lui put jamais donner une étincelle d’énergie. Tel on le va voir au sortir des bras de la Du Barry, dans les transes pusillanimes de la maladie et de la mort, tel il était avant la Pompadour, avant sa maladie de Metz, avant ces vains éclairs dont la nation fut dupe un instant et qui lui valurent ce surnom presque dérisoire de Bien-aimé. Il existe un petit nombre de lettres curieuses de Mme de Tencin au duc de Richelieu, écrites dans le courant de 1743; informée par son frère, le cardinal, de tout ce qui se passe dans le Conseil; cette femme spirituelle et intrigante en instruit le duc de Richelieu, alors à la guerre. Rien que ses propres phrases textuelles ne saurait rendre l’idée qu’elle avait du roi; il est bon d’en citer quelque chose ici comme digne préparation à la scène finale qui eut lieu trente ans plus tard.
Qu’était-ce que Louis XV? On l’a beaucoup dit, on ne l’a pas assez dit : le plus nul, le plus vil, le plus lâche des coeurs de roi. Durant son long règne énervé, il a accumulé comme à plaisir, pour les léguer à sa race, tous les malheurs. Ce n’était pas à la fin de son règne seulement qu’il était ainsi; la jeunesse elle-même ne lui put jamais donner une étincelle d’énergie. Tel on le va voir au sortir des bras de la Du Barry, dans les transes pusillanimes de la maladie et de la mort, tel il était avant la Pompadour, avant sa maladie de Metz, avant ces vains éclairs dont la nation fut dupe un instant et qui lui valurent ce surnom presque dérisoire de Bien-aimé. Il existe un petit nombre de lettres curieuses de Mme de Tencin au duc de Richelieu, écrites dans le courant de 1743; informée par son frère, le cardinal, de tout ce qui se passe dans le Conseil; cette femme spirituelle et intrigante en instruit le duc de Richelieu, alors à la guerre. Rien que ses propres phrases textuelles ne saurait rendre l’idée qu’elle avait du roi; il est bon d’en citer quelque chose ici comme digne préparation à la scène finale qui eut lieu trente ans plus tard.
« Versailles, 22 juin 1743... Il faudrait, je crois,
dit-elle, écrire à Mme de La Tournelle (Mme de Châteauroux)
pour qu’elle essayât de tirer le roi de l’engourdissement où
il est sur les affaires publiques. Ce que mon frère a pu lui dire
là-dessus a été inutile : c’est, comme il vous l’a
mandé, parler aux rochers. Je ne conçois pas qu’un homme
puisse vouloir être nul, quand il peut être quelque chose.
Un autre que vous ne pourrait croire à quel point les choses sont
portées. Ce qui se passe dans son royaume paraît ne pas le
regarder : il n’est affecté de rien; dans le Conseil, il est d’une
indifférence absolue; il souscrit à tout ce qui lui est présenté.
En vérité, il y a de quoi se désespérer d’avoir
affaire à un tel homme. On voit que, dans une chose quelconque,
son goût apathique le porte du côté où il y a
le moins d’embarras, dût-il être le plus mauvais. » Et
plus loin: « Les nouvelles de la Bavière sont en pis... On
prétend que le roi évite même d’être instruit
de ce qui se passe, et qu’il dit qu’il vaut encore mieux ne savoir rien
que d’apprendre des choses agréables. C’est un beau sang-froid !
» Elle rappelle au duc de Richelieu la démarche que tenta
Frédéric au commencement de la guerre : ce prince engageait
la France a attaquer la reine de Hongrie au centre, en même temps
que lui, il entrerait en Silésie. « Vous devez vous ressouvenir
que, quand vous vous fîtes annoncer à Choisy, dans un moment
où il était en tête-à-tête avec Mme de
La Tournelle pour lui faire part des propositions du roi de Prusse, il
ne montra aucun empressement pour recevoir l’envoyé, qui voulait
lui parler sans conférer avec les ministres. Ce fut vous qui le
pressâtes de vous donner une heure pour le lendemain ; vous fûtes
étonné vous-même, mon cher duc, du peu de mots qu’il
articula à cet envoyé, et de ce qu’il était comme
un écolier qui a besoin de son précepteur. Il n’eut pas la
force de se décider ; il fallut qu’il recourût à ses
Mentors... Le roi de Prusse jugeait Louis XV d’après lui ;... mais
il avait mal vu, et ne tarda point d’abandonner un allié dont il
reconnaissait la nullité, quand il eut retiré tous les avantages
qu’il attendait de la campagne.»
Le roi ira-t-il ou non à l’armée? il fallut
monter à cet effet toute une machine: « Mon frère,
écrit Mme de Tencin, ne serait pas très éloigné
de croire qu’il serait très utile de l’engager à se mettre
à la tête de ses armées. Ce n’est pas qu’entre nous
il soit en état de commander une compagnie de grenadiers; mais sa
présence fera beaucoup; le peuple aime son roi par habitude, et
il sera enchanté de lui voit faire une démarche qui lui aura
été soufflée. Ses troupes feront mieux leur devoir,
et les généraux n’oseront pas manquer si ouvertement au leur...
» On touche là les ficelles de la campagne tant célébrée
de 1744.
le bien-aimé |
Nous pourrions multiplier ces citations accablantes :
« Rien dans ce monde ne ressemble au roi, » écrit-elle
en le résumant d’un mot. Tel était Louis XV dans toute sa
force et dans toute sa virilité, à la veille de ce qu’on
a appelé son héroïsme : ce qu’il devint après
trente années encore d’une mollesse croissante et d’un abaissement
continu, on le va voit lorsque, dans sa peur de la mort, il tirera la langue
quatorze fois de suite pour la montrer à ses quatorze médecins,
chirurgiens et apothicaires.
On ne peut s’empêcher de penser, à bien regarder
la situation de la France au sortir du ministère du cardinal de
Fleury, que si le duc de Choiseul et Mme de Pompadour elle-même n’étaient
venus pour s’entendre et redonner quelque consistance et quelque suite
à la politique de la France, la révolution, ou plutôt
la dissolution sociale, serait arrivée trente ans plus tôt,
tant les ressorts de l’État étaient relâchés
! Et la nation, les hommes de 89, qui se formulent à l’amour du
bien public, à l’aspect de toutes ces bassesses; n’auraient pas
été prêts pour ressaisir les débris de l’héritage
et donner le signal d’une ère nouvelle.
Il y avait, rappelons-le pour ne pas être injuste
dans notre sévérité, il y avait, au sein de ce Versailles
d’alors et de cette Cour si corrompue, un petit coin préservé,
une sorte d’asile des vertus et de toutes les piétés domestiques
dans la personne et dans la famille du Dauphin, père de Louis XVI.
Ce prince estimable et tout ce qui l’entourait, sa mère, son épouse,
ses royales soeurs, toute sa maison, faisaient le contraste le plus absolu
et le plus silencieux aux scandales et aux intrigues du reste de la Cour.
Il serait touchant de rapprocher les détails de sa fin prématurée
et sa mort si courageusement chrétienne, de la triste agonie du
roi son père. On raconte qu’à son dernier automne (1765),
ayant désiré revoir à Versailles le bosquet qui portait
son nom et dans lequel s’était passée son enfance, il dit
avec pressentiment, en voyant les arbres à demi dépouillés
: « Déjà la chute des feuilles! » Et il ajouta
aussitôt: « Mais on voit mieux le ciel ! » Nous avons
en ce moment sous les leur une suite d’anecdotes et de particularités
intéressantes sur ce fils de Louis XV, qu’a rassemblées M.
Varin, conservateur à la bibliothèque de l’Arsenal, et nous
y reviendrons peut-être quelque jour; mais aujourd’hui il nous a
paru utile de présenter isolément, et sans correctif, le
spectacle d’une mort beaucoup moins belle, et qui, dans ses détails
les plus domestiques (c’est le lot des monarchies absolues), appartient
de droit à l’histoire.
Le Dauphin, fils de Louis XV, quelque hommage qu’on soit
disposé à rendre à ses qualités et à
ses vertus, n’était pas de ceux desquels on peut dire autrement
que par une fiction de poète; Tu Marcellus eris; tout en
lui révèle un saint, mais c’était un roi qu’il eût
fallu à la monarchie et à la France. Louis XVI, héritier
des vertus de son père, ne sut pas être ce roi, et rien n’autorise
à soupçonner que le père lui-même, s’il eût
vécu, eût été d’étoffe à l’être.
Il reste clair pour tous qu’avec Louis XV mourant, la monarchie était
condamnée déjà, et la race retranchée. Voyons
donc comment Louis XV était en train de mourir.
On ne dira pas: Voilà comment meurent les voluptueux,
car les voluptueux savent souvent finir avec bien de la fermeté
et du courage. Louis XV ne mourut pas comme Sardanapale, il mourut comme
mourra plus tard Mme Du Barry, laquelle, on le sait, montée sur
l’échafaud, se jetait aux pieds du bourreau en s’écriant,
les mains jointes : « Monsieur le bourreau, encore un instant! »
Louis XV disait quelque chose de tel à toute la Faculté assemblée.
Et quel était donc celui qui va épier et
prendre ainsi sur le fait les pusillanimités et les misères
du maître durant sa maladie suprême? Dans cette ancienne monarchie,
les rois et les grands ne songeaient pas assez à qui ils se révélaient
ainsi dans leur déshabillé et dans leur ruelle. Parmi cette
foule de courtisans qui se livraient au torrent de chaque jour, et qui
songeaient à profiter de ce qu’ils observaient sans le dire, il
se rencontrait parfois des écrivains et des peintres, des moralistes
et des hommes. Qu’on relise les surprenantes et incomparables pages de
Saint-Simon où revivent les scènes si contrastées
de la mort au grand Dauphin: les princes avaient parfois de tels historiographes
à leur Cour sans s’en douter. Les Condé logeaient dans leur
hôtel La Bruyère. La duchesse du Maine avait parmi ses femmes
cette spirituelle Delaunay qui a écrit: « Les grands, à
force de s’étendre, deviennent si minces, qu’on voit le jour au
travers; c’est une belle étude de les contempler, je ne sais rien
qui ramène plus à la philosophie. » Et encore : «
Elle (la duchesse du Maine) a fait dire à une personne de beaucoup
d’esprit que les princes étaient en morale ce que les monstres
sont dans la physique: on voit en eux à découvert la plupart
des vices qui sont imperceptibles dans les antres hommes. » C’est
en effet dans cet esprit qu’il faut étudier les grands, surtout
depuis qu’on a appris à connaître les petits : ce n’est pas
tant comme grands que comme hommes qu’il convient de les connaître.
De tout autres qu’eux à leur place auraient fait plus ou moins de
même. La vraie morale à en tirer, c’est, sans s’exagérer
le présent, et tout en y reconnaissant bien des grossièretés
et des vices, de ne jamais pourtant regretter sérieusement un passé
où de telles monstruosités étaient possibles, étaient
inévitables dans l’ordre habituel.
mort de Louis XV |
L’homme qui a écrit les pages qu’on va lire n’est
pas difficile à deviner et à reconnaître son grand-père
(lui-même nous l’indique) était collègue d’un duc de
Bouillon durant la maladie du roi à Metz, en 1744, et le voilà
qui se trouve à son tour côte à côte d’un due
de Bouillon dans cette maladie royale de 1774. Il nomme chacun des principaux
seigneurs qui sont en fonction autour de lui, et s’en distingue; il n’est
donc ni le grand-chambellan (M. de Bouillon), ni le premier gentilhomme
de la chambre (M. d’Aumont); ce ne peut être que leur égal,
le grand-maître de la garde-robe en personne, M. le duc de Liancourt,
qui avait alors la survivance du duc d’Estissac, son père, et qui
s’exerçait la charge; c’est celui même que tout le monde a
connu et vénéré sous le nom de duc de La Rochefoucauld-Liancourt,
et qui n’est mort qu’en mars 1827. Voilà le témoin, un des
plus vertueux citoyens, un homme de 89, tel qu’il s’en préparait
à cette époque dans tous les rangs, et particulièrement
au sein de la jeune noblesse éclairée et généreuse.
De pareils spectacles, il faut en convenir, étaient bien propres
à exciter de nobles coeurs et à leur donner la nausée
des basses intrigues. Si l’on veut connaître le duc de La Rochefoucauld-Liancourt,
sa vie est partout, son souvenir revit dans de nombreuses institutions
de bienfaisance. Ce fut lui qui, grâce à cette même
charge de grand-maître de la garde-robe, pénétrant
de nuit jusqu’à Louis XVI, le faisant réveiller pour lui
apprendre la prise de la Bastille, et lui entendant dire comme première
parole : C’est une révolte!
lui répondit : Non,
Sire, c’est une révolution ! Tel est l’homme qui, jeune et condamné
par les devoirs de sa charge à subir le spectacle des derniers moments
de Louis XV, eut l’idée de nous en frire profiter. Ami de M. de
Choiseul, ennemi du ministère d’Aiguillon et de la maîtresse
favorite, il eût pu dire aux approches du danger, comme Saint-Simon
à la nouvelle de la mort de Monseigneur: « La joie néanmoins
perçoit à travers les réflexions momentanées
de religion et d’humanité par lesquelles j’essayois de me rappeler.
» A nos yeux comme aux siens, est-il besoin d’en avertir? de pareils
récits et les turpitudes mêmes où ils font passer ont
un sens sérieux: la nécessité et la légitimité
de 89 sont au bout, comme une conséquence irrécusable. La
scène où l’on réveille Louis XVI et le contrecoup
fatal de celles où, quinze ans auparavant, on suivait la fin honteuse
de Louis XV. L’enseignement historique ressort avec toute sa gravité.
C’est dans cette conviction qu’en livrant ces pages au public, nous sommes
assuré de ne manquer en rien ni à la mémoire ni à
la pensée de celui qui les a écrites.
Nous reproduisons la copie qui est entre nos mains, sans
chercher à y apporter même la correction, ni à plus
forte raison, l’élégance. M. Lacretelle, qui fut attaché
au duc de Liancourt, comme secrétaire intime pendant les premières
années de la Révolution, a raconté, dans un intéressant
chapitre de ses Dix années d’épreuves, comment on
vivait à Liancourt, en cette sorte de paradis terrestre, et quelles
occupations rurales, bienfaisantes ou littéraires y variaient les
heures : « Après de laborieuses recherches, écrit M.
Lacretelle, après avoir dépouillé une vaste et touchante
correspondance, il (le duc de Liancourt) rédigeait ses Mémoires, les soumettait à ma critique, à ma révision. J’avoue
que ce fut d’abord pour moi une torture que de chercher des embellissements
à un travail tout uni, mais parfaitement conforme au sujet. Mon
style me paraissait à moi-même trop ambitieux et trop fleuri.
Je voyais bien l’auteur en portait tout bas le même jugement ; Il
me dit un jour : Ma prose fait tache dans la vôtre. Ce compliment
plus ou moins sincère fut pour moi un avertissement d’user avec
réserve de mon métier de polisseur. Plus j’y mis de discrétion
et d’économie, et mieux nous nous entendîmes. » Nous
ne nous sommes pas même
cru en droit de nous permettre ce soin si
sobre ; à part un ou deux endroits où la copie était
évidemment fautive, nous en avons respecté tout le négligé.
Cette copie provient de celle que possède la Bibliothèque
de l’Arsenal, et qui, perdue dans la masse des papiers de M. de Paulmy,
a été récemment retrouvée par M. Varin.
(à suivre ici)
(à suivre ici)
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