jeudi 28 mars 2019

Révolution et redistribution des richesses dans les campagnes : mythe ou réalité ? (2)


Directeur d'études de l'EHESS, spécialiste de l'histoire économique et sociale des campagnes, Gérard Béaur a publié dans la revue Annales historiques de la Révolution française un très intéressant article consacré à la redistribution des richesses au cours de la période révolutionnaire. En voici quelques extraits.
 (lire l'article qui précède ici)
 



Les droits collectifs : un coup d’épée dans l’eau ?

Mais ce n’était pas tout. Les petits paysans avaient encore la faculté de l’emporter lors de la session de rattrapage que constituaient les redistributions de communaux. Ils pouvaient enfin essayer de conquérir des parcelles à la faveur des décisions prises par la Révolution.
En effet, tout au long du XVIIIe siècle, les réformateurs s’en étaient pris avec violence aux biens et aux pratiques collectifs. Agronomes, économistes et hommes politiques ne cessaient de militer pour la suppression de ce qui apparaissait comme une monstruosité, comme un frein à l’agriculture. Tandis que les droits d’usages empêchaient la clôture des terres et les innovations agronomiques, les biens communaux représentaient un scandaleux gaspillage et il convenait d’y mettre fin. En les partageant, on obtiendrait leur mise en culture et donc on accroîtrait l’espace cultivé, on permettrait un essor de la production agricole et on résoudrait les tensions rémanentes qui empoisonnaient l’approvisionnement en céréales (les passages sont soulignés par moi). De leur côté, les seigneurs exploitant le sentiment ambiant, s’employaient à en accaparer une partie quitte à en attribuer le solde à la communauté rurale, par les triages et cantonnements qui suscitaient des conflits inexpiables avec les paysans. Procès, sabotages en tout genre rythmaient un processus difficile, tissé de combats judiciaires, avec des avancées et des reculs de part et d’autre.    
Pourtant le gouvernement monarchique temporisait. Ne risquait-on pas d’acculer les pauvres à la misère en les privant de ces ressources modestes mais décisives et de les pousser à déserter les campagnes pour la ville ? N’allait-on pas accentuer la question sociale et occasionner des troubles extrêmement périlleux ? Une vague d’édits de partages promulgués par la couronne à partir de la fin des années 1760 entendit mettre un terme à l’indécision et prétendit faire disparaître les terres collectives. Il s’agissait d’attribuer un tiers des biens au seigneur et d’allouer le solde aux exploitants sous forme de lots inaliénables, viagers, mais la procédure restait facultative et elle était soumise à l’accord de la communauté. Des partages se produisirent effectivement en Flandre aux dépens des lambeaux de communaux qui n’avaient pas encore été appropriés, et tout aussi bien en Artois et en Lorraine, ponctuellement dans la région parisienne (Soissonnais, Picardie, Île-de-France) et en Alsace. Mais partout ailleurs les oppositions l’emportèrent. Opposition de la communauté hostile à l’idée de perdre un tiers des biens en jouissance commune, opposition de la part des laboureurs et des seigneurs qui entendaient bien conserver leurs droits d’accès sur ces pacages. Indécision des pauvres eux-mêmes, pris dans une terrible contradiction : dans l’ensemble avides d’arrondir leurs lopins, mais soucieux de ne pas perdre les droits d’usages lorsqu’ils en bénéficiaient sur les terres vaines et vagues. Le cas de l’Alsace est exemplaire à cet égard.

Dès le début de la Révolution, une forte pression s’exerça sur la Constituante pour qu’elle revienne sur les expropriations subies et engage une politique de partage. Si le triage (càd le 1/3 des communaux accordés en pleine propriété au seugneur) fut rapidement proscrit, il fallut attendre mars 1790 pour que l’Assemblée décide que les communautés pouvaient se pourvoir devant les tribunaux pendant 5 ans pour récupérer les biens arrachés par cette voie pendant les 30 années précédentes ; en août 1792, la loi attribua par principe les terres vaines et vagues aux communautés et leur conféra le droit de réclamer tous les biens extorqués « par l’effet de la puissance féodale », et enfin la loi de juin 1793 mit un terme aux atermoiements du gouvernement. Des sentences arbitrales rendues par des experts permettent aux communautés de récupérer les biens qui leur ont été confisqués. C’était souvent entériner les récupérations sauvages qui avaient succédé aux procédures judiciaires jusque-là souvent infructueuses et qui eurent dorénavant de larges chances d’aboutir. C’est par centaines que les communes entreprennent de reprendre les communaux perdus et ce sont des milliers et des milliers d’ha qui sont ainsi rétrocédés aux communautés. La portée de cette restitution fut cependant réduite par les dispositions prises après Thermidor et surtout pendant le Directoire. Elles autorisèrent, en effet, l’appel contre les décisions qui avaient renvoyé les communautés en possession de leurs biens et qui provoquèrent un nombre important d’annulations de sentences arbitrales.


Dans le même temps, la Convention montagnarde donna enfin satisfaction aux paysans en accordant le partage des communaux. Il s’agissait d’un partage en pleine propriété, par tête, avec interdiction de revente pendant 10 ans, et soumis à l’accord d’un tiers des membres de la communauté. Là encore, il convient de s’interroger sur la portée de l’opération. Pour certains historiens, elle fut considérable, pour d’autres, elle eut peu d’effets. Le bilan est d’autant plus délicat que cette loi ne fut qu’une courte parenthèse et que rapidement les gouvernements revinrent en arrière. Dès prairial an IV, la loi est suspendue. Elle l’est définitivement et les partages sont dorénavant interdits, avant que la loi de ventôse an XII ne confie aux conseils de préfecture le soin d’arbitrer les contestations qui peuvent s’exprimer. C’est dans la plus grande confusion que certains partages sont maintenus et d’autres annulés, en fonction des vices de procédure, ou de l’absence d’application ou encore de l’humeur du préfet.

Encore une fois, les inégalités géographiques sont considérables. Ici, il y avait peu de communaux, là ils étaient très étendus. Ici, la volonté de partage était vive, là elle était inexistante. Pour simplifier, les partages furent peu nombreux dans les montagnes et dans l’Ouest, soit parce que les communaux étaient indispensables à l’économie rurale, soit parce qu’ils étaient rares, soit encore parce que le droit de propriété était mal assuré (en Bretagne). En revanche, ils furent nombreux au nord de Paris, et dans le Nord-Est, là où la tension était déjà vive sur cette question sous l’Ancien Régime, soit parce que la pression des pauvres était forte, soit parce que les laboureurs estimaient en avoir moins besoin. Localement, la redistribution fut donc tantôt assez large, tantôt inexistante. En règle générale, sauf exceptions notables, elle ne fut intense que dans les zones où il ne subsistait déjà que des lambeaux de communaux. Les rétrocessions furent nombreuses dans les zones où les tensions étaient demeurées vives à l’intérieur même de la communauté rurale, dans le Nord-Est notamment, elles furent faibles là où les communautés restèrent coites.

Ainsi, la redistribution fut-elle beaucoup plus limitée qu’elle aurait pu l’être. Pour plusieurs raisons. La principale fut que les communautés eurent peu de temps pour se décider et que de nombreuses annulations furent prononcées. La seconde était que les communautés demeuraient extrêmement divisées et que leurs membres eux-mêmes étaient sans doute indécis. Pourtant, il est certain que certains micro-propriétaires purent profiter de l’aubaine et qu’ils furent parfois nombreux à s’emparer de biens mis gratuitement à leur disposition.

lundi 18 mars 2019

Révolution et redistribution des richesses dans les campagnes : mythe ou réalité ? (1)

Directeur d'études de l'EHESS, spécialiste de l'histoire économique et sociale des campagnes, Gérard Béaur a publié dans la revue Annales historiques de la Révolution française un très intéressant article consacré à la redistribution des richesses au cours de la période révolutionnaire. En voici quelques extraits.


LA TERRE


On sait quelle débauche d’énergie a été dépensée par les historiens autour de ce que l’on a fini par considérer comme « l’événement le plus important de la Révolution ». La mise à l’encan des biens du clergé, puis des émigrés, suspects, condamnés… a déclenché un transfert de propriété qui a paru inouï aux contemporains comme aux historiens. Elle a provoqué (…) une avalanche d’études minutieuses qui avaient pour objet les ventes passées en un village, en un canton, en un arrondissement, un département et dont il était très difficile de sortir une synthèse, tant les résultats paraissaient disparates. Quelle avait été l’ampleur de cette expropriation ? Pendant très longtemps, on a hésité. Aujourd’hui on sait.

Dès les années 1930, Lecarpentier avançait une première fourchette oscillant entre 6 et 10 % pour les biens du clergé qui fut reprise par Georges Lefebvre dans un article longtemps décisif et qui garde encore toute sa pertinence. À ce compte, les biens de seconde origine représentant peut-être les 2/3 des biens de première origine, auraient compté pour 4 à 7 %. Donc au total 10 à 17 % des terres auraient changé de mains à la suite des mesures révolutionnaires. Le remarquable travail de synthèse conduit par Bernard Bodinier et Éric Teyssier permet d’affirmer de manière certaine qu’on doit se situer dans le bas de la fourchette, soit un peu moins de 6 % pour les biens ecclésiastiques, un peu moins de 10 % au total.


C’est à la fois beaucoup et peu. Que quelque 5 millions d’ha passent ainsi brutalement de main en main ce n’est certes pas une petite affaire. Mais que moins de 10 % des terres soient concernées, ce n’est pas si exceptionnel qu’on pourrait le penser de prime abord.  (…). En forçant le trait, on pourrait prétendre, comme je l’ai déjà fait ailleurs, que nulle part l’affaire des biens nationaux n’avait eu aussi peu d’importance et que nulle part on n’en avait autant parlé. Oui, mais voilà, la Révolution française inaugura un mouvement radical et l’exporta avec les armées révolutionnaires aussi bien qu’avec la diffusion des nouvelles idées. Elle posa ainsi avec acuité la question de la légitimité des possessions ecclésiastiques et en même temps celle de l’inviolabilité des biens des « ennemis de la Patrie ». Enfin, elle mit brutalement à la disposition des acquéreurs potentiels, jusque-là réfrénés dans leur appétit foncier, des biens-fonds particulièrement convoités.

Reste à se demander qui profita de l’aubaine et s’empara des biens ainsi aliénés. Les historiens ont multiplié les tentatives pour essayer de savoir qui avait bien pu se porter acquéreur. Il semblerait que la paysannerie n’ait recueilli que des miettes (NDLR : les passages sont soulignés par moi) avec les biens de première origine, notamment en 1791 lorsque les biens furent mis en adjudication en bloc. Certes, il ne manque pas d’exemples où les paysans se coalisèrent, bloquèrent les enchères, découragèrent les concurrents de la ville, mais ils ne purent s’adjuger que quelque 20 à 30 % des biens. À partir de l’an II, la vente par lots changea la donne avant les désastreuses mises en vente du Directoire et les paysans purent sauter sur l’occasion. Au total, ils s’adjugèrent peut-être un tiers des propriétés mises en vente, soit peut-être 1,5 million d’ha, ce qui est considérable et leur procura un gain de l’ordre de 3 % du sol. Si l’on admet qu’ils détenaient de 40 à 45 % du sol à la veille de la Révolution, ils auraient vu leur part passer à 43 ou 48 %. C’est appréciable, ce n’est pas un raz-de-marée. Ils auraient accru leur part foncière de l’ordre de 10 %, tandis que les propriétaires profitaient au maximum de la dépossession du clergé. Ce n’était pas une révolution foncière mais un véritable chambardement.

Encore ignorons-nous, cependant, comment cette redistribution foncière agit sur le corps social. Qui étaient ces acheteurs ? Des sans-terre qui devenaient tout à coup micro-propriétaires ? Des micro-propriétaires qui obtinrent une croissance plus ou moins forte de la taille de leur patrimoine ? Ou de gros propriétaires qui soit acquirent des biens supplémentaires à la marge, soit amplifièrent considérablement une assise foncière déjà solide ?


En fait, derrière les moyennes, les inégalités furent flagrantes. Les villages dans lesquels le clergé possédait peu de choses furent de bien faibles vainqueurs et il en fut de même lorsque les seigneurs s’abstinrent d’émigrer. Mais quelles perspectives alléchantes ouvraient l’antique domination foncière d’un couvent ou d’un chapitre, l’émigration d’un ou plusieurs nobles gros propriétaires ! Dans tel village, ce fut la ruée, dans tel autre, on se contenta de grappiller le peu qui était offert. Tout le monde ne pouvait pas habiter dans le district de Cambrai avec un évêque qui d’un seul coup offrait à toutes les convoitises environ 40 % du sol, tout le monde ne pouvait pas se précipiter sur les 8500 ha du chapitre cathédral de Chartres. Il fallait bien plus souvent se contenter de la mise en vente de 1 % du sol, parfois 2 ou 3 au maximum. La mise en vente des biens nationaux introduisit ainsi une profonde césure entre les ruraux dont l’origine était purement aléatoire. Ce n’était pas la seule. Là où une couche de paysans riches pouvaient se porter adjudicataires, les gains furent importants, là où la société rurale était composée de pauvres hères, ils furent bien maigres. Là, où une petite ville proche abritait des bourgeois aux féroces appétits, la concurrence fut trop forte, là où nul bourgeois ne se trouvait à pied d’œuvre, les perspectives étaient beaucoup plus encourageantes.

À ce jeu, il est probable que la région parisienne fut le lieu des meilleures affaires, car le clergé y possédait de vastes fermes et la noblesse détenait de larges parties du sol : il suffisait qu’elle veuille bien émigrer, ce qu’elle fit fréquemment. Les gros fermiers tirèrent le meilleur parti d’une conjoncture aussi avantageuse malgré la pression de la bourgeoisie (et de la noblesse) parisienne. Ils furent nombreux à se porter acquéreurs des terres ainsi mises à leur disposition, à commencer par la ferme qu’ils mettaient jusque-là en valeur contre un fermage. Rétrospectivement, tout paraît d’une simplicité biblique et on sait qu’ils firent une excellente affaire puisque avec la dépréciation de l’assignat, cette terre leur coûta fort peu. En réalité, ils durent certainement longtemps hésiter. Car, contrairement à ce que rapporte une légende tenace, les biens nationaux ne furent nullement bradés au cours des premières années. L’empressement fut grand et il fallut payer le prix. Quand Antoine-François Chartier, le fermier du Plessis-Gassot, se résolut à acheter la ferme qu’il exploitait jusque-là à bail, il dut certainement passer quelques nuits difficiles. Il s’endettait en effet pour de nombreuses années et immobilisait ainsi durablement de l’argent dont il avait sans doute besoin ailleurs. Mais pouvait-il laisser passer cette occasion unique d’être maître chez lui et de s’emparer d’une terre qu’il considérait comme sienne puisque sa famille la cultivait depuis si longtemps et qui représentait le fondement de son statut social ? Pouvait-il prendre le risque de se retrouver fermier d’un autre laboureur, voire d’être mis à la porte par un confrère soucieux de mettre lui-même en valeur la terre ainsi durement acquise ? Pour difficile qu’elle fût, la décision s’imposait d’elle-même. Nul ne pouvait prévoir la formidable dégringolade de l’assignat qui allait lui permettre comme à tant d’autres de se dégager en payant en « monnaie de singe ». (à suivre ici)
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mardi 12 mars 2019

Rousseau vu par Jean Starobinski (1)


C'est avec Jean Starobinski que je suis arrivé à Jean-Jacques. Certains chapitres de La Transparence et l'Obstacle (je songe à "la solitude" et "les malentendus") ont constitué un précieux fil rouge dans cette quête.

 Et notamment la question suivante :
 
" ...l'on se demandera si toute la théorie historique de Rousseau n'est pas une construction destinée à justifier un choix personnel. S'agit-il pour lui de vivre selon ses principes ? Tout au contraire, n'a-t-il pas forgé des principes et des explications historiques à seule fin d'excuser et de légitimer son étrange vie, sa timidité, sa maladresse, son humeur inégale, cette Thérèse si fruste avec qui il s'est mis en ménage ? (...) Au moment où il s'en prend aux vices de la société, il n'a personne à ses côtés et ne veut avoir aucun allié. Il se rend d'autant plus solitaire qu'il élève une protestation plus générale. (D'aucuns diront : il se veut solitaire, ce qui l'oblige à élever la protestation la plus générale."