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lundi 23 octobre 2023

Colloque sur la naissance de la République - Intervention de Florence Ga...

  

Les députés Alexis Corbière (LFI) et Pierre Dharréville (GDR) ont organisé le 21 septembre dernier, un colloque pour fêter la naissance de la République, le 21 septembre 1792. A cette occasion, des personnalités politiques, des historiens ou encore des auteurs de bande dessinées se sont exprimés sur ce qu'était pour eux, la République, et ce qu'elle représentait. Dans cette vidéo, vous retrouverez l'intervention de Florence Gauthier, historienne spécialiste de la Révolution Française sur 1789-1794, le combat entre une République du Peuple souverain contre une aristocratie des riches.

samedi 9 février 2019

Florence Gauthier et la question de la souveraineté (2)


Le cercle Le Vent Se Lève (média né en 2016) organisait le 30 novembre dernier une conférence autour de la thématique de la souveraineté populaire telle qu’elle a été théorisée et mise en pratique sous la Révolution française. 
Florence Gauthier, historienne des révolutions de France et de Saint-Domingue Haïti, professeur à l’Université Paris 7-Diderot, a centré son intervention sur l’enjeu des débats sur la souveraineté pendant l’époque révolutionnaire, de 1789 à 1795. Nous retranscrivons ici une partie de son intervention




En ville, le peuple s’organise en assemblées générales électorales en quartiers de commune, appelés sections de commune. Ce fut l’institution révolutionnaire par excellence: les assemblées générales électorales pour les États généraux se sont maintenues et sont devenues le lieu de réunion des citoyens des deux sexes, pour préparer des manifestations, lire de façon collective les journaux, discuter des lois et reprendre peu à peu les pouvoirs locaux de la commune.

L’Assemblée a bien supprimé dans sa Constitution de 1791 les assemblées générales communales démocratiques, mais le mouvement populaire ne lui obéit pas. Par contre, le mouvement populaire découvre que la Constitution de cette Assemblée nationale viole les principes de la Déclaration des droits et c’est bien cette contradiction qui fut le ressort de la Révolution.

La Révolution du 10 août 1792.

En août 1792, la situation s’est gravement dégradée : le roi a réussi, avec la complicité de l’Assemblée, à déclarer la guerre dans l’espoir que les armées ennemies vont venir le rétablir sur son trône. Cette haute trahison du roi conduit le mouvement populaire à organiser sa propre défense et, le 10 août 1792, les Parisiens et les volontaires de tout le pays, qui viennent des départements pour défendre les frontières du Nord, renversent la Constitution de 1791 et la monarchie. Le roi est emprisonné et la Révolution convoque une nouvelle assemblée constituante, la Convention.
 
massacre des Gardes Suisses (août 1792)
La Convention est élue au suffrage universel par les assemblées générales électorales communales et le système électoral est celui du mandataire révocable. La Convention proclame la République démocratique : comme avec la Déclaration des droits de 1789, le principe de la souveraineté populaire est rétabli, avec le système électoral du mandataire révocable.

Cependant, un nouvel obstacle apparaît, celui du nouveau « côté droit » de la Convention, formé du parti de la Gironde. La Gironde va réussir au début de la Convention girondine à rassembler une majorité de voix sur ses propositions. La Gironde a peur du mouvement populaire et d’une république démocratique et continue de s’opposer au programme paysan, qui propose une réforme agraire supprimant la féodalité et protégeant les biens communaux et leurs droits.

Le programme paysan est complété par le mouvement populaire urbain qui est victime de la politique de liberté illimitée du commerce des subsistances : il s’agit de détruire les protections des marchés publics et d’imposer des pratiques spéculatives qui cherchent à privatiser le marché afin d’imposer les prix. Nous connaissons bien ces pratiques aujourd’hui. A l’époque, l’offensive capitaliste visait le marché des subsistances : il faut bien comprendre que la hausse des prix provoque des famines et se révèle mortelle pour les salariés aux revenus fixes.

Le mouvement populaire avait élaboré le programme du Maximum pour répondre à cette offensive mortifère : il défendait « le droit à l’existence et aux moyens de la conserver comme premier des droits de l’homme » et avait même, en la personne de Robespierre, exprimé cela par un concept remarquable : celui « d’économie politique populaire » pour se libérer de « l’économie politique despotique ». Le mouvement populaire s’exprimait avec le courant appelé la Montagne. Mais la Gironde lui répondit à nouveau par la Loi martiale. La Convention était une assemblée constituante et la Gironde prépara la discussion sur la Constitution, mais l’interrompit en février 1793, craignant la poussée démocratique. Elle réussit ainsi à gouverner sans constitution jusqu’à sa chute.

De plus, la Gironde déclara une guerre de conquête avec l’objectif d’occuper la rive gauche du Rhin : la guerre était un moyen de prendre le pouvoir et de créer une diversion. Mais, les peuples occupés n’aimèrent pas la conquête girondine et se défendirent si bien que la politique girondine échoua : l’adversaire menaçait maintenant les frontières de la République. C’est alors que la majorité de la Convention changea et exprima son refus de la politique girondine.

La Révolution des 31 mai-2 juin 1793

Comme pour le 10 août, le peuple organisa sa propre défense et ce furent les assemblées générales des sections de Paris, appuyées par les volontaires partant aux frontières, qui organisent une nouvelle insurrection le 31 mai 1793.

Que demandaient-ils ?

Non la dissolution de la Convention, mais le rappel des députés de la Gironde qu’ils jugeaient infidèles depuis plusieurs mois. Le 31 mai, les sections parisiennes vinrent à la Convention réclamer les 32 députés et ministres qui avaient perdu leur confiance. La discussion dura jusqu’au 2 juin et les mandataires infidèles furent destitués.
arrestation des Girondins (juin 1793)

Voilà un exemple remarquable de l’application de l’institution du mandataire révocable par le peuple souverain. Ces 31 mai-2 juin furent pacifiques, il n’y eut ni mort ni blessé. Et les 32 rappelés furent assignés à résidence, chez eux. La Montagne, qui n’était pas majoritaire en voix à la Convention, fit des propositions qui emportèrent la majorité des députés. Le premier débat de la Convention montagnarde fut celui sur la Constitution qui fut votée le 26 juin suivant, avec une Déclaration des droits naturels, proche de celle de 1789 et une Constitution fondée sur le principe de la souveraineté populaire et de la démocratie communale.

Le 17 juillet, la Convention votait enfin la grande Loi agraire qu’attendaient les paysans : suppression des rentes féodales, partage des terres entre seigneurs et paysans, reconnaissance de la propriété des biens communaux aux communes, partage égal des héritages entre les enfants des deux sexes, y compris les enfants naturels et ouvrait une série de mesures pour distribuer des lopins de terre aux paysans sans terre.

La politique du maximum concernant le marché des subsistances fut enfin appliquée et la politique montagnarde prit en mains la défense des frontières. Pour mener à bien cette politique, la Convention montagnarde renforça la souveraineté populaire au niveau de l’application des lois.

Ce sera mon dernier point.

L’exécutif était, depuis 1789, décentralisé : il n’y avait plus d’appareil d’État. L’application des lois se faisait au niveau local des communes, des districts, des départements par des administrateurs élus par les assemblées générales communales. En décembre 1793, la Convention montagnarde organise le Gouvernement révolutionnaire. Pour empêcher la non application des lois, tactique des contre-révolutionnaires élus dans les instances démocratiques, la loi du Gouvernement révolutionnaire décida que l’application des lois se ferait au niveau de la Commune, sous le contrôle des assemblées générales sur leurs administrateurs élus. Ce fut ainsi que la législation que je viens de rappeler a pu s’appliquer avec une grande rapidité et répondre au mouvement populaire et surtout mettre fin à la guerre civile.

La décentralisation communale sous le contrôle des assemblées générales communales dissuadait efficacement les actes contre-révolutionnaires. Pour conclure sur la souveraineté populaire : il n’y a pas eu de dictature avec la Convention montagnarde, mais au contraire un approfondissement de la démocratie communale, expression de la souveraineté du peuple, qui contrôlait les pouvoirs publics, le législatif par le système électoral du mandataire révocable et l’exécutif par la décentralisation et l’application des lois au niveau de la commune.

Le 9 thermidor-17 juillet 1794, les opposants à cette République démocratique et sociale faisaient tomber la Montagne sur un simple vote et détruisirent cette souveraineté populaire, clé de cette expérience.
Les conséquences du 9 thermidor sur la souveraineté populaire

Je précise que ce qui a été maintenu de cette période démocratique a été la réforme agraire : les divers régimes qui ont suivi thermidor, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la restauration des Bourbons etc. n’ont jamais osé défaire la réforme agraire, qui s’est maintenue en France.

Il faut souligner que ce fut une des rares réformes agraires en faveur des paysans qui ait pu se maintenir, ce n’a pas été le cas ni en URSS ni en Chine au XXe siècle. Louis XVIII répondait à ses Ultraroyalistes, qui lui demandaient de rétablir la féodalité en France : « Messieurs, voulez-vous rallumer la guerre civile en France ? ». Alors, les Ultraroyalistes se sont calmés.

Par ailleurs, il est important de savoir que la Déclaration des droits naturels de l’homme et du citoyen a été expulsée, depuis thermidor, du droit constitutionnel français. Vérifiez dans les Constitutions de la France qui ont suivi, c’est une recherche intéressante à vérifier. Et ce n’est que plus de 150 ans après, en 1946, à la suite d’une guerre terrible contre fascisme et nazisme que la Déclaration des droits de 1789 a été réintroduite dans le droit constitutionnel français. Puis, l’ONU a voté sa « Déclaration universelle des droits de l’homme » en 1948.

Enfin, les droits politiques des femmes qui existaient depuis le Moyen Âge, ont eux aussi été supprimés à l’occasion des diverses Constitutions avec leurs diverses formes d’aristocratie des riches depuis Thermidor.

Après la répression sauvage de la Commune de Paris de 1871, la Troisième République a annoncé le rétablissement du suffrage universel, mais c’est inexact : les femmes en étaient exclues et la misogynie, soit une forme de division du peuple, fut légalisée depuis.

Et ce n’est qu’avec la Déclaration des droits, en 1946, que les droits politiques des femmes ont été rétablis en France, les deux ensemble: il est certain que la Résistance a été un grand moment de retrouvailles avec « le sens commun du droit ».

Mais de nouveau, ce dernier est attaqué avec virulence.

lundi 4 février 2019

Florence Gauthier et la question de la souveraineté (1)


Le cercle Le Vent Se Lève (média né en 2016) organisait le 30 novembre dernier une conférence autour de la thématique de la souveraineté populaire telle qu’elle a été théorisée et mise en pratique sous la Révolution française. 
Florence Gauthier, historienne des révolutions de France et de Saint-Domingue Haïti, professeur à l’Université Paris 7-Diderot, a centré son intervention sur l’enjeu des débats sur la souveraineté pendant l’époque révolutionnaire, de 1789 à 1795. Nous retranscrivons ici une partie de son intervention







Au XIVe siècle, le roi proposa d’intégrer ses sujets à la prise de décision politique en créant les États généraux dans le royaume de France (il existe d’autres dénominations comme les Cortès en Espagne ou le Parlement en Angleterre). C’était le grand conseil du roi et tous les corps du royaume envoyaient leurs mandataires, chargés de leur mandat : à savoir, les communautés villageoises, les corps de métiers urbains, les communes urbaines et les deux ordres du clergé et de la noblesse, organisés eux aussi en corps avec leurs mandataires.



Le peuple, réuni dans le Tiers état dans le royaume de France, participait aux décisions politiques du royaume et surtout, avait le droit précieux de consentir le montant des impôts. Droit précieux que nous avons perdu, mais qui vient pourtant d’entrer en mouvement revendicatif récemment. Retenons qu’à partir des États généraux, la souveraineté était partagée entre le roi et ses sujets selon la Constitution du royaume, fondée sur ce contrat social éclairé par la conscience populaire du « sens commun du droit ».



Je dois préciser maintenant le système électoral de tous ces corps : c’est celui du fidei commis en latin, commis de confiance ou mandataire révocable par ses électeurs. Nous ne le connaissons plus, il a disparu en France depuis la répression brutale de la Commune de Paris de 1871 et il est interdit dans la Constitution actuelle comme je viens de le rappeler. Le commis de confiance est une institution que nous connaissons encore sous des formes qui ne sont pas celles du système électoral.



Un médecin que l’on choisit : si on trouve qu’il ne convient plus, on en choisit un autre, tout simplement. Un ministre est choisit par un roi ou par une assemblée habilitée à le faire. Si le ministre ne fait pas ce qu’on lui demande, il est remplacé tout simplement.



Dans le système électoral médiéval, l’assemblée générale des communautés villageoises, à titre d’exemple, choisissait ses mandataires pour se rendre aux États généraux : ce mandataire était chargé d’un mandat et il était entretenu par les mandants ou électeurs. S’il ne remplissait pas son mandat, ses mandants le rappelaient et le remplaçaient, tout simplement. L’institution du mandataire, choisie, contrôlée par ses mandants et révocable si elle trahit son mandat a été celle du système électoral dans toutes les élections depuis le Moyen-âge et a duré des siècles et faisait partie intégrante de la culture politique du peuple, mais aussi du clergé ou de la noblesse. L’institution du mandataire n’est pas une institution démocratique en soi, mais elle le devient lorsque c’est un corps comme les assemblées générales de communes qui le pratiquent.



Or, depuis le XVIIe siècle, le roi n’a plus convoqué les États généraux. Je ne peux expliquer les raisons faute de temps. Et, depuis ce moment, la monarchie a été qualifiée de « despotique et tyrannique » parce que les sujets du roi étaient exclus de la prise de décision politique. En 1789, la crise de la monarchie française était telle que le roi ne pouvait plus gouverner. Louis XVI a choisi de convoquer à nouveau les États généraux. Ce choix d’une solution politique, en associant ses sujets aux décisions à prendre pour le futur, est à mettre à son actif. Et la société s’en est largement réjouie.



Les élections du Tiers état se sont faites au premier niveau des assemblées générales des habitants des deux sexes des communautés villageoises, dans les villes divisées en quartiers ou par corps de métiers et ont choisi leurs mandataires chargés du mandat des cahiers de doléances. Les mandataires de ce premier niveau se sont retrouvés au chef-lieu de bailliage et ont choisi, parmi eux, les mandataires qui iraient à Versailles, mandatés par la refonte des doléances en un cahier de bailliage. Les États généraux, convoqués selon la tradition le 1er mai, se sont réunis à Versailles le 5 mai 1789.

ouverture des Etats Généraux (mai 1789)


Les États généraux se transforment en Assemblée nationale constituante



A Versailles, un noyau de députés proposa de donner une Constitution à la France et parvint à entraîner une majorité de députés, ouvrant ainsi l’acte 1 de la Révolution : le 20 juin 1789 par le Serment du Jeu de Paume, ces députés se déclaraient, par leur propre volonté, « Assemblée nationale constituante » et juraient de ne point se séparer avant d’avoir réalisé cette Constitution. La réponse du roi fut la répression : il se préparait à réprimer militairement les députés et la ville de Paris, qui suivait avec passion ce qu’il se passait à Versailles.

 
serment du Jeu de Paume

Pourquoi cette réponse du roi ? Parce que l’Assemblée nationale constituante lui a retiré sa souveraineté. Et pourquoi a-t-elle pu le faire ? Parce qu’elle était une assemblée de mandataires révocables devant leurs électeurs et il s’agissait bien de la souveraineté populaire en acte : les mandataires de tous les habitants du royaume.



L’acte 2 de la Révolution s’est produit en juillet 1789, au moment où le roi préparait la répression. Ce fut le peuple entier qui se souleva, sous forme de jacqueries énormes, dans quasiment tout le pays. Les Jacques armés s’en prirent à la féodalité et commencèrent le brûlement des titres de seigneurie, exprimant clairement leur refus de maintenir plus longtemps la féodalité. De plus, villes et campagnes prirent le pouvoir local et créèrent les Gardes nationales avec des citoyens volontaires. Ce soulèvement appelé par les contemporains « Grande Peur » entraîna l’effondrement de la grande institution de la monarchie. Pourquoi ? Parce que les intendants et les gouverneurs militaires, agents du roi, se cachèrent tant ils avaient peur.



En août 1789, le roi avait perdu sa souveraineté, son épée et son administration. La nouvelle situation du pays, au lendemain de la Grande Peur, va mettre en lumière le débat de fond sur la question centrale de la souveraineté. Le mouvement populaire de juillet a empêché le roi de réprimer : le peuple s’est armé avec les Gardes nationales et c’est lui qui a sauvé l’Assemblée constituante.



L’Assemblée vote deux décisions importantes : le 4 août, elle vote un décret rendant hommage à la jacquerie : « L’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal ». Mais elle ne l’appliquera pas. Et, le 26 août, elle vote une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui expose la théorie politique que je résume : les principes éthiques sont contenus dans l’article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », et dans le droit de résistance à l’oppression (Art. 2), elle fonde la société politique sur le principe de la souveraineté populaire et sur la suprématie du pouvoir législatif sur l’exécutif.



Mais, le principe de l’égalité en droits va diviser l’Assemblée en un « côté droit » qui refuse la Déclaration des droits et un « côté gauche » qui s’engage à défendre les principes de la Déclaration des droits.



A partir de là, le « côté droit » de l’Assemblée va passer à l’offensive et voter une Constitution établissant une monarchie constitutionnelle et une aristocratie des riches, qui réserve, comme son nom l’indique, les droits politiques à un certain niveau de richesses. C’est la Constitution de 1791, qui a été mise en application de septembre 1791 au 10 août 1792, qui l’a renversée.

Que faisait le mouvement populaire de 1789 à 1792 ?



Il s’est organisé d’une manière autonome : les paysans d’une part, qui représentent plus de 85 % de la population, vont poursuivre les jacqueries. Pourquoi ? Parce que l’Assemblée nationale ne répond pas à leur programme de suppression de la féodalité et de récupération des biens communaux usurpés par les seigneurs.




Les jacqueries vont reprendre et imposer leur rythme à la Révolution. Depuis juillet 1789, il y eut cinq autres jacqueries, soit deux par an entre 1789 et 1793, qui éclatent à travers le pays, renforcent le mouvement paysan et son pouvoir local et récupèrent, dans les faits, des communaux usurpés avec les droits d’usage et poursuivent le brûlement des titres féodaux. L’Assemblée nationale a décrété la Loi martiale contre toutes les formes du mouvement populaire, mais n’a pas les moyens de l’appliquer. Pourquoi ? Parce que les paysans se protègent en s’armant et que les soldats ne sont pas toujours disposés à réprimer : c’était cela aussi la Révolution. L’Assemblée nationale, avec la Loi martiale, a déclenché une guerre civile ouverte.

(à suivre ici)
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samedi 1 septembre 2018

La Révolution fut-elle bourgeoise ? par Florence Gauthier

"La tradition marxiste voit dans les révolutions de la liberté et de l’égalité, qui précédèrent la Révolution russe de 1917, des “révolutions bourgeoises”. On sait que Marx a laissé des éléments d’analyse, qui présentent des moments différents et même contradictoires de sa réflexion, correspondant à l’évolution de ses connaissances et de sa compréhension de la Révolution française. Le schéma interprétatif, dont il sera question ici, a été produit par la tradition marxiste et est, lui-même, une interprétation des analyses laissées par Marx.
Toutefois, mon propos n’est pas de reconstituer comment un tel schéma interprétatif a été produit, bien que ce travail reste à faire, il est même urgent, mais, plus précisément de chercher à savoir si ce schéma interprétatif correspond à la réalité historique.
(...) 
l'historienne Florence Gauthier


Le schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise” s’est peu à peu constitué en préjugé et, comme tel, sa fonction est d’empêcher de penser. Je voudrais maintenant montrer à travers trois exemples significatifs cette fonction du préjugé.
Je commencerai par le problème de la perte de visibilité d’une conception éthico-politique révolutionnaire de la liberté républicaine, qui s’est pourtant largement exprimé pendant la révolution, et qui a été depuis, recouvert par un libéralisme économique privilégié de façon unilatérale, entre autres par les tenants du schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise”.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 a été le produit de trois siècles d’expériences et de réflexions, centrées sur l’idée de droit naturel universel. La philosophie du droit naturel moderne, confrontée aux conquêtes coloniales, à l’extermination des Indiens, à la mise en esclavage des Noirs, aux massacres des guerres de religion, au despotisme de l’Etat, à l’expropriation des petits producteurs, à la prostitution de subsistance, s’affirme, dans un effort cosmopolitique, comme la conscience critique de la “barbarie européenne”.
La Déclaration des droits de 1789 n’a donc pas été l’œuvre de quelques jours. Son objectif était de mettre un terme au despotisme et à la tyrannie. La monarchie de droit divin était de nature despotique. Le roi n’était responsable que devant Dieu. Il devait cependant respecter la “constitution” du royaume, mais son irresponsabilité autorisait le despote à outrepasser ces limites purement morales et à devenir un tyran.
En établissant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la révolution voulait mettre un terme au despotisme qui reposait sur une théorie pratique du pouvoir sans limites autres que morales (le bon prince), donc sans droit. Le principe de souveraineté populaire détruisait celui de droit divin et restituait la souveraineté, comme bien commun, au peuple. Ce faisant, le principe de souveraineté populaire s’accompagnait de la séparation entre politique et théologie : au cœur de la doctrine des droits de l’homme et du citoyen se trouve la liberté de conscience, ce fruit précieux produit par les hérétiques, qui affirmèrent contre tous les dogmatismes doctrinaux, l’existence d’un droit naturel attaché à la personne et qui passe avant tout pouvoir ici-bas et s’impose à toutes les institutions créées par les hommes.
Dans ce sens, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fondait un contrat social sur la protection des droits personnels et du droit collectif de souveraineté populaire, c’est-à-dire sur des principes traduits concrètement en termes de droit.
S’appuyant sur les expériences hollandaise et anglaise et sur celle des Etats-Unis, la Déclaration des droits établissait le principe lockéen du pouvoir législatif, expression de la conscience sociale, comme pouvoir suprême.
À contrario, le pouvoir exécutif était considéré comme dangereux par nature. En effet, le despotisme se caractérisait, et se caractérise toujours, par une confusion de l’exercice des pouvoirs législatif et exécutif. L’exécutif devait donc être subordonné étroitement au législatif et responsabilisé, c’est-à-dire contraint de rendre des comptes rapidement, de façon à permettre de l’empêcher de nuire dès que possible.
Insistons sur ce point : l’objectif des révolutions de 1789 et de 1792-94 était de déclarer les droits de l’homme et du citoyen, de construire un pouvoir législatif suprême et d’inventer des solutions nouvelles pour parvenir à subordonner l’exécutif, dangereux dès qu’il est autonome, au législatif.
La théorie de la Révolution des droits de l’homme et du citoyen fonde une liberté républicaine : la Déclaration des droits affirme que le but de l’ordre social et politique est la réalisation et la protection des droits de liberté des individus et des peuples, à condition que ces droits soient universels, c’est-à-dire réciproques, et ne soient donc pas transformés en leur contraire, c’est-à-dire en privilèges. Cette théorie de la révolution affirme également possible une société fondée non sur la force, mais sur le droit. Ici, la légitimité du droit devient le problème même de la politique.
Il se produisit un conflit exemplaire pendant la Révolution lorsqu’éclata la contradiction entre la liberté politique fondée sur un droit personnel universel et ce que l’on appelle la liberté économique. Développons ce point.
Le mouvement populaire, et en particulier paysan, remit en question non seulement l’institution de la seigneurie, en se réappropriant les tenures et les biens communaux usurpés par les seigneurs, mais aussi en s’opposant à la concentration de l’exploitation agricole réalisée par les gros fermiers capitalistes.
Par ailleurs, la société était menacée par les transformations de type capitaliste dans le marché des subsistances. La guerre du blé commençait : les gros marchands de grains cherchaient à s’entendre avec les gros producteurs pour substituer aux marchés publics, contrôlés par les pouvoirs publics, un marché de gros privé. Ces marchands devenaient capables, dans certains lieux comme les villes, de contrôler l’approvisionnement du marché et d’imposer les prix. La spéculation à la hausse des prix des subsistances fut un des problèmes majeurs de cette époque, comme l’ont remarquablement montré les travaux d’Edward Palmer Thompson en particulier.
Les économistes dits libéraux de l’époque, en fait d’inspiration physiocratico-turgotine soutenaient, avec beaucoup de conviction, que le droit à l’existence et aux subsistances du peuple n’était qu’un préjugé, que, dans le moyen terme, il serait assuré par la liberté indéfinie du commerce des grains, qui devait résoudre le problème de la production et de la consommation pour tous, par l’harmonie des intérêts individuels en concurrence.
Or, l’Assemblée constituante se rallia à la politique des économistes dits libéraux, proclama la liberté illimitée de la propriété et vota la loi martiale pour réprimer les résistances populaires. La contradiction qui éclata entre le droit de propriété, qui n’est pas universel, et le droit naturel à la vie et à la conservation de l’existence, fut exemplaire. Deux conceptions de la liberté s’affrontèrent. Le libéralisme économique révéla son caractère pseudo libéral en renonçant à l’universalité du droit et en rompant ainsi avec la théorie de la Révolution des droits de l’homme et du citoyen. La Constitution de 1791 viola la Déclaration des droits en imposant un suffrage censitaire, qui restreignait le droit de vote aux chefs de famille mâles et riches, maintint l’esclavage dans les colonies, au nom de la préservation des propriétés, nous l’avons déjà aperçu avec Barnave, et appliqua la loi martiale provoquant une guerre civile en France et dans les colonies : la grande insurrection des esclaves commença à Saint-Domingue en août 1791, et ne s’arrêta plus jusqu’à l’abolition de l’esclavage et l’indépendance de l’île.
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La Révolution du 10 août 1792 renversa cette constitution. Le mouvement démocratique remit la Déclaration des droits à l’ordre du jour et réclama un nouveau droit de l’homme : le droit à l’existence et aux moyens de la conserver. Les droits économiques et sociaux furent une véritable invention de cette période.
La liberté illimitée du droit de propriété et la loi martiale furent abrogées. Un programme d’économie politique populaire, dénommé ainsi à l’époque, s’élabora de 1792 à 1794 : le mouvement paysan réalisa une véritable réforme agraire, en récupérant la moitié des terres cultivées et les biens communaux. La seigneurie juridique et politique fut supprimée et la communauté villageoise lui succéda. La politique du Maximum reforma les marchés publics et créa des greniers communaux, qui permirent de contrôler les prix et de réajuster prix, salaires et profits.
Par ailleurs, la citoyenneté fut pratiquée de façon nouvelle. Le suffrage universel se restreint légalement aux hommes, mais, dans la pratique, de nombreuses assemblées primaires étaient mixtes et offraient le droit de vote aux femmes : les citoyens des deux sexes participaient réellement à la formation de la loi en discutant dans leurs assemblées, en pétitionnant et en manifestant. Citoyens et députés constituaient ensemble le pouvoir législatif, pouvoir suprême, créant une expérience originale d’espace public de réciprocité du droit (11), ce qui était la définition même que l’on donnait alors à la république : un espace public allant s’élargissant et permettant aux citoyens, non pas seulement de communiquer, mais de décider, d’agir et de s’instruire.
Cette économie politique populaire inventa une solution originale en subordonnant l’exercice du droit de propriété des biens matériels au droit à la vie et à l’existence, premier droit de l’homme. Le droit à la vie est une propriété de tout être humain, qui passe avant le droit des choses.
Rien de plus libéral au sens fort et authentique du terme que ce programme d’économie politique subsumé sous le droit naturel : l’exercice de la liberté est en effet lié à la nature universelle de l’homme, c’est une qualité réciproque fondée sur l’égalité en droits pour tous reconnue par la loi, tandis que la liberté économique indéfinie n’est pas une liberté civile, mais une liberté antinomique de la liberté politique républicaine, destructrice de tout pacte social, donc de toute société politique. C’est alors par antiphrase que l’économie classique se veut politique, à moins de considérer le politique comme nécessairement despotique, ce qui était, il est vrai, le cas des économistes physiocrates et turgotins, comme des économistes qui firent appel à la loi martiale.
On aperçoit ici que cette conception éthico-politique révolutionnaire de la liberté est proche des préoccupations de Marx, lorsqu’il commente la loi relative au vol de bois, ainsi que des critiques qu’il formule sur le droit de propriété dans les déclarations des droits de 1789 et de 1793 dans Sur la question juive, et encore dans sa Critique du droit hégélien, à propos du pouvoir législatif.
Pourtant, le schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise” se révèle incapable de prendre en considération cette grande lutte entre ces deux conceptions de la liberté que je viens de rappeler, et se limite à une justification unilatérale du libéralisme économique, révélant son impuissance à saisir cette réalité historique.
Je voudrais maintenant rappeler la dimension cosmopolitique de la Révolution des droits de l’homme et du citoyen, qui est restée largement ignorée de l’historiographie et entre autres, de la tradition marxiste de la “révolution bourgeoise”.
Précisons tout d’abord que la Révolution qui eut lieu en France prend place dans un grand cycle de révolutions ouvertes par les indépendances de la Corse (1729) et des Etats-Unis, suivies des Révolutions de l’Europe, de celle d’Haïti, puis à nouveau, au début du XIXe siècle, des colonies portugaises et espagnoles d’Amérique. Autrement dit, la Révolution en France ne fut pas isolée, et prend place au beau milieu d’un mouvement de décolonisation de l’Amérique. La dimension mondiale de ce cycle révolutionnaire mérite d’être prise en considération !
En 1789, le Royaume de France était une puissance conquérante en Europe, et colonialiste hors d’Europe. Des penseurs des Lumières avaient déjà analysé ce système en le reliant aux formes d’économie de domination fondées sur l’échange inégal. Ce système impérialiste avait été désigné par les termes de “ barbarie européenne”, par Las Casas puis repris par Diderot et Mably, par exemple.
Thomas Paine, juste au moment où il allait être élu député à la Convention, publiait Les droits de l’homme, dans lequel il critiqua les fondements anthropologiques du droit public européen. Il réfuta la dénomination “d’état civilisé” que s’attribuait l’Europe, par opposition à ‘’l’état de sauvage”. Paine montra le rapport intime qui existait entre la politique despotique des états européens à l’intérieur et à l’extérieur. Le système économique et la politique coloniale ont provoqué, écrit-il, une crise sociale qui est la honte de l’Europe et ce système n’entretient ni un état civilisé, ni un état sauvage, mais un état de barbarie. Paine espérait que les révolutions en Europe et dans le domaine colonial européen allaient ouvrir un processus de renversement des politiques de puissance. Il formula cette perspective dans les termes suivants : ”Droits de l’homme ou barbarie ” !
Il existait bien à cette époque un courant de pensée et d’action critique de l’impérialisme européen, non européocentrisme, et qui exprima la menace que la barbarie européenne représentait, en Europe même, et pour le monde.
Voici une des dimensions les plus intéressantes de l’histoire de la fin du XVIIIe siècle.
Précisons que la théorie révolutionnaire des droits de l’homme et du citoyen posa le problème, non pas seulement en termes politiques par rapport à une société politique isolée, mais de façon cosmopolitique en intégrant les relations qu’une société particulière entretient avec les autres peuples.
L’objectif de la constitution des droits de l’homme et du citoyen ne fut pas, en effet, de construire une souveraineté nationale étanche aux droits des autres peuples. Ici aussi le droit naturel des peuples à leur souveraineté impliquait le principe de réciprocité du droit universel.
En 1790, l’Assemblée constituante renonça solennellement aux guerres de conquête en Europe. La République démocratique, après s’être libérée de la guerre de conquête, véritable diversion que les Girondins tentèrent de septembre 1792 à mars 1793, alla plus loin en soutenant la révolution des esclaves de Saint-Domingue, en abolissant l’esclavage dans les colonies françaises et en menant une politique commune contre les colons esclavagistes et leurs alliés anglais et espagnols. Une perspective décolonisatrice prenait corps, mais elle fut arrêtée, puis renversée, par le 9 thermidor et ses suites.
La Constitution thermidorienne de 1795 renoua avec une politique de conquête en Europe et coloniale, hors d’Europe. Cette constitution qui supprima les institutions démocratiques et le suffrage universel, prépara le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte. Déjà, lors de l’expédition d’Egypte en 1798, Bonaparte avait des esclaves. En 1802, Bonaparte devenu Consul, lança ses armées dans les Antilles et en Guyane, pour rétablir l’esclavage. Ce qui provoqua l’indépendance de la République haïtienne en 1804.
Malgré les appels réitérés des historiens des révolutions coloniales - pensons en particulier à C.L.R. James et A. Césaire - il faut bien reconnaître, à la suite d’Yves Bénot, les silences étonnants de l’historiographie de la Révolution française sur le problème colonial. Plus troublant est le silence des historiens marxistes, de quelque tendance qu’ils soient d’ailleurs, orthodoxes ou dissidents comme on dit, mais le résultat est le même.
Là encore, le schéma interprétatif de la “révolution bourgeoise” se révèle incapable de saisir la réalité historique. Et nous avons même vu comment on a pu mettre Barnave, l’esclavagiste, dans la filiation intellectuelle de Marx, et ceci au nom de Marx ! Voilà où nous en sommes !

Pour conclure, je voudrais simplement rappeler quelques faits qui s’opposent fortement aux résultats que l’on se plait à attribuer aux “révolutions bourgeoises”. Elles auraient, nous dit-on, permis en même temps que l’avènement du capitalisme, celui de la démocratie et des droits de l’homme.
Tout d’abord, faut-il justifier, comme certains le font sans aucun recul critique, l’avènement du capitalisme ? En ce qui concerne l’avènement parallèle de la démocratie et des droits de l’homme, que l’on me permette de prouver la fausseté de cette affirmation, en ce qui concerne l’histoire française.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 déclarait des droits naturels attachés à la personne et donc universels. Mais la Constitution de 1791 viola la Déclaration des droits et établit un système censitaire, que l’on appela à l’époque l’aristocratie de la richesse : le droit de suffrage n’était pas ici attaché à la personne, mais à la richesse, c’est-à-dire à des choses. La Révolution du 10 août 1792 renversa cette Constitution de 1791 et la Constitution de 1793 renoua avec les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est-à-dire des droits naturels attachés à la personne. Ce fut entre 1792 et 1794 que des institutions démocratiques apparurent : démocratie communale, députés et agents élus de l’exécutif, décentralisation administrative responsabilisée, apparition d’un espace public s’élargissant. Ce processus fut arrêté et réprimé à la suite du 9 thermidor et la Constitution de 1795 supprima les institutions démocratiques et les communes, et établit à nouveau un système censitaire. Au moment où “la bourgeoisie” prenait le pouvoir, elle supprima les institutions démocratiques.
Mais elle fit plus, elle rompit avec la théorie de la révolution : en effet, la Constitution de 1795 répudia la philosophie du droit naturel moderne et la Déclaration des droits naturels attachés à la personne et réciproques. Voilà qui est important et que l’historiographie affecte encore trop souvent de ne pas comprendre.
Sous le Consulat et l’Empire, Bonaparte, en rétablissant l’esclavage, fit perdre jusqu’au souvenir de la philosophie du droit naturel moderne et de l’idée même d’une déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En fait de démocratie, il n’y en eut plus trace en France pendant près d’un siècle. Ce furent les révolutions de 1830, 1848, 1871, qui redéployèrent les idées de démocratie et de droits de l’homme, et imposèrent la stabilisation du suffrage universel masculin avec la IIIe République. Quant à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, répudiée en 1795, elle ne fit sa réapparition qu’en... 1946, avec le droit de vote des femmes, soit plus de 150 ans après sa déclaration et à l’issue d’une guerre mondiale effroyable contre le nazisme.
On ne voit pas que démocratie et droits de l’homme soient advenus avec le capitalisme. Ce serait faire croire que la philosophie du droit naturel moderne, théorie de la révolution des droits de l’homme et du citoyen, aurait été l’idéologie des capitalistes, alors qu’elle était l’expression de la conscience critique de la barbarie européenne."

mercredi 1 novembre 2017

Florence Gauthier à propos du droit naturel (2)


Entretien avec Florence Gauthier (historienne Paris Diderot)

 (lire la première partie ici)
 


– Pendant la Révolution française, le droit naturel à l’existence est donc réapparu, mais comment est-il devenu le critère de la régulation du droit de propriété et d’une forme d’économie politique qualifiée de populaire ?
Florence Gauthier – Un des premiers actes de la Révolution fut de voter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789, une déclaration des droits naturels comme fondements de la société politique ! Voyons de plus près. L’article 1er reprend la formulation médiévale de la liberté contre l’esclavage : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Or, on vient de le voir, le capitalisme impérialiste avait imposé l’inverse en imposant, dans son empire, la conquête et l’esclavage, avec leurs formes spécifiques de misère. En 1789, on décidait de repartir dans la bonne direction : une grande espérance renaissait.
Voyons maintenant le droit à l’existence comme régulateur de la répartition du droit de propriété. Je résume très rapidement les grandes phases de la Révolution française. En juillet 1789, le mouvement populaire et en particulier paysan, le plus important alors, est entré sur la scène politique et a rétabli les pratiques démocratiques villageoises y compris dans les villes : et ces pratiques sont devenues celle de la Révolution, avec assemblées générales des citoyens et des citoyennes, selon la tradition populaire médiévale qui n’excluait pas les femmes de la vie politique locale.
Les paysans ont encore proposé aux seigneurs un nouveau contrat social. Il s’agissait cette fois de partager la seigneurie – une part au seigneur, leur part aux paysans – partage accompagné de la suppression des droits juridiques du seigneur, qui lui-même devenait un simple citoyen.

Mais la seigneurie commença par refuser dès 1789 et provoqua la guerre civile, qui rythma la Révolution, jusqu’en été 1793. De 1789 à 1792, la réaction seigneuriale soutint le régime de monarchie constitutionnelle et d’aristocratie des riches –tel était son nom-, qui fut renversée par la Révolution du 10 août 1792. 
Une République démocratique à suffrage universel fut alors établie, avec une nouvelle assemblée constituante, la Convention, et le mouvement populaire, rural et urbain, réclama le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, par ses actes comme par ses pétitions et décisions exprimées dans les assemblées communales.
Mais, de septembre 1792 à juin 1793, la Convention fut dirigée par le parti de la Gironde qui refusait une constitution démocratique et la réforme agraire. Et, pour les éviter toutes deux, la Gironde se lança dans une politique de guerre de conquête des peuples voisins. Elle échoua : les peuples voisins n’aimèrent pas la conquête et, à l’intérieur, elle provoqua une nouvelle révolution, celle des 31 mai-2 juin 1793.

C’est ainsi que la Montagne fut portée au pouvoir et commença par voter une Constitution et à répondre au mouvement populaire en réalisant la réforme agraire et la politique du maximum afin de développer la production d’une part et de l’autre, rééquilibrer prix, salaires et profits, par la législation depuis juin 1793 jusqu’au renversement de la Convention montagnarde, le 9 thermidor an II-27 juillet 1794.
La Constitution de 1793 proclamait l’existence de droits sociaux et la nécessité de les défendre.

Robespierre, en particulier, a théorisé cette politique sociale, réclamée par le mouvement populaire, dans différentes interventions dont son Discours sur les subsistances de 1792 et son Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1793. C’est là que nous allons faire connaissance avec le droit à l’existence comme régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété des biens matériels.
Robespierre s’inspire de la riche tradition du droit naturel de Gratien à Mably et critique la politique de hausse des prix des denrées de 1ère nécessité, menée par l’Assemblée depuis 1789. La politique de liberté illimitée du commerce des grains décidée avec l’aristocratie des riches puis prolongée par la Gironde, soit de 1789 à juin 1793, visait à hausser les prix des subsistances, dont le pain. La hausse des prix provoquait des disettes factices, car les pauvres qui n’avaient pas d’argent pour acheter le pain dont ils avaient besoin, voyaient les marchés garnis de grains, mais ne pouvaient y atteindre ! Cette politique faisait de l’achat des subsistances une propriété privée exclusive des marchands de grains. Robespierre propose une autre politique économique, fondée sur le droit à l’existence :
« Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes » 
On retrouve dans ce texte tout ce que je viens de rappeler sur le droit naturel et le droit de propriété distribué aux personnes privées sous condition.
Le premier des droits naturels est ici celui de se nourrir : droit à l’existence et aux moyens de la conserver. Robespierre en fait le critère de régulation des lois. Il commence par le droit de propriété qu’il soumet à cette condition du droit de se nourrir : « Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conservation est une propriété commune à la société entière » 
Robespierre précise les conditions de l’exercice de ce droit de propriété sur les denrées de première nécessité. L’achat de grains par les marchands et détaillants privés devra se faire sous condition de nourrir la population à un prix accessible en fonction de ses ressources. Pourquoi ? Parce que le droit de propriété privée devra se répartir en fonction des services que celle-ci doit rendre à la société.
Le sacré dans cette société politique, ce sont les droits naturels de l’homme que Robespierre hiérarchise : le droit à l’existence est le premier de ces droits, mais non le seul, parce qu’il est d’absolue nécessité. Il devient alors le régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété privée. Robespierre a énoncé le principe éthique sur lequel doit reposer la distribution politique des propriétés privées.
A l’écoute du mouvement populaire qui s’exprime dans la période de façon parfaitement audible et précise, Robespierre a participé activement à la mise en place de celle nouvelle politique économique d’une République démocratique et sociale, dont l’objectif est d’assurer le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, ce qu’il appela « l’économie politique populaire », par opposition à « l’économie politique tyrannique » ou « despotique ». Ces concepts sont remarquables et d’une troublante actualité…
Robespierre
Dans son Projet de Déclaration des droits, présenté à la Convention en avril 1793, Robespierre précise les principes de morale qui conditionnent la répartition de la propriété privée, les voici :
« La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi. »
La propriété des biens matériels relève de la décision politique collective, la loi, qui la conçoit comme un service à la société.
« Le droit de propriété est borné comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. »
La réciprocité du droit caractérise la notion de droit naturel : à chacun sa part des biens communs.
« Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. »
Les conditions éthiques de l’exercice du droit de propriété interdisent de faire n’importe quoi : ici les devoirs de l’exercice de ce droit consistent dans le respect de la réciprocité de la liberté, de l’existence et de la propriété des autres. La propriété de la personne s’appréhende sous ses deux aspects : sont visés, sur le plan personnel, toute forme d’esclavage ou d’aliénation de la personne et sur le plan matériel, le fait d’affamer les gens ou de mettre leur vie en danger.
Enfin, « Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral » 
La violation de ces conditions est grave puisqu’il s’agit de crimes contre les droits naturels de l’humanité.
« La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles »
On comprend ce que Robespierre entend lorsqu’il insiste sur le double caractère de la propriété privée légale : elle est à la fois privée et commune à la société. Par exemple, stocker des denrées de première nécessité pour faire hausser les prix relève de l’intérêt particulier du propriétaire des denrées et viole le droit aux subsistances des pauvres qui ne peuvent acheter leur nourriture et sont condamnés à la famine, ce qui lèse l’intérêt de la société. C’est alors un devoir du gouvernement de rétablir, par la loi, le double caractère de la propriété privée, à condition qu’elle reste un service à la société, ce qui lui donne ce double objectif de concevoir l’harmonisation entre « l’intérêt privé » et « l’intérêt commun ».
Que le droit de propriété privée résulte d’une décision politique des sociétés humaines, le monde entier le sait, aujourd’hui comme hier, et chaque choix politique imprime son éthique ou morale à la question, cela peut être celle du droit naturel selon Gratien, ou encore celle qui nous domine actuellement et qui redistribue la propriété sous la condition de privilégier les intérêts particuliers des banques et des multinationales, au détriment de l’intérêt général devenu aujourd’hui celui de l’humanité et de la nature.
La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles et le constat de Mably est, à nouveau, d’une inquiétante actualité :
« Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? ».

mercredi 18 octobre 2017

Florence Gauthier à propos du droit naturel (1)




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Entretien avec Florence Gauthier (historienne Paris Diderot)






– Vos travaux sur les Révolutions de France et de Saint-Domingue/Haïti mettent en lumière la philosophie du droit naturel dans la Révolution française. Vous y avez consacré plusieurs ouvrages, La Guerre du blé au XVIIIe siècle; Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme, 1789-1795-1802 L’Aristocratie de l’épiderme, le combat des Citoyens de couleur, 1789-1791 et un n° spécial « Droit naturel », de la revue Corpus en 2013. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette Déclaration des Droits Naturels de l’Homme et du Citoyen ?


Florence Gauthier – Historienne des Révolutions de France et de Saint-Domingue/Haïti, je me suis intéressée aux questions agraires en étudiant la communauté villageoise, son système agraire communautaire, sa gestion des droits d’usage sur les biens communaux, ses modes de résistance aux usurpations seigneuriales et ses pratiques démocratiques, avant et pendant la Révolution française. J’ai rencontré encore l’offensive des économistes physiocrates qui, dans les années précédant la Révolution de 1789 ont cherché à détruire cette propriété communale et à introduire des rapports de type capitalistes dans le marché des denrées de première nécessité, à commencer par celui des subsistances. Je me suis tournée vers les colonies esclavagistes pour comprendre la Révolution de Saint-Domingue/Haïti et les politiques coloniales qui s’affrontaient pendant la Révolution et c’est ainsi que j’ai constaté que les archives des couches populaires de la société, comme celles des catégories supérieures, s’intéressaient toutes à la question des droits de l’homme, soit pour les défendre, soit pour les combattre.



J’ai alors porté mon attention sur le fait que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen déclarait des « droits naturels et imprescriptibles ». Je suis partie à la recherche de « ces droits naturels » parce que je ne trouvais guère de références explicites à ce sujet. Et pour cause ! En 1789, la Convocation des Etats généraux, réunis pour le 1er mai à Versailles comme le voulait la tradition, se sont transformés en Assemblée nationale constituante le 20 juin suivant, lorsqu’une majorité de députés s’est formée pour imposer au roi une constitution : ce fut l’Acte I de la Révolution, juridique ici, par le remplacement des Etats généraux convoqués par le roi, en une assemblée constituante élue par tous les sujets du Royaume. Puis, lorsque le roi refusa la constitution et tenta la répression contre les députés, le peuple, qui s’était impliqué en rédigeant ses doléances, s’arma pour se protéger lui-même. On était au début du mois de juillet.

Partout dans le pays, à la vitesse du tocsin qui prévenait les villages voisins, les gens s’armaient avec ce qu’ils trouvaient sous la main et les paysans se rendirent au château, exigèrent les titres de propriété seigneuriale et les brûlèrent, réclamant la suppression des rentes féodales. Le pouvoir municipal fut pris par les insurgés qui formèrent spontanément des gardes nationales de citoyens. Résultat : le mouvement dura trois semaines environ, le pays était transformé : la grande institution de la monarchie s’était effondrée car les responsables locaux, les intendants du roi, prirent la fuite et les gouverneurs militaires se firent tout discrets…



Une des premières mesures révolutionnaires fut le vote par l’Assemblée constituante de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789. Ce texte était le Manifeste de la Révolution, votée à l’unanimité par une Assemblée qui venait d’être sauvée par l’insurrection populaire. Que disait-il ? Je vais tenter de préciser ce qu’il y a dans le cœur de ce manifeste. La notion de droit naturel a permis de développer, depuis le Moyen-âge, des théories et des propositions constitutionnalistes, fondées sur le principe de la souveraineté populaire, dans le but de contrôler l’exercice des pouvoirs publics, législatif et exécutif. Le législatif représente l’expression de la conscience sociale et est constitué de l’ensemble des textes de la constitution votés par l’assemblée des députés, sous le contrôle effectif des citoyens.

Et en effet, le système électoral communal depuis le Moyen-âge, permettait ce contrôle effectif et voici comment : le député élu était un commis de confiance, choisi par les électeurs et responsable devant eux. Chargé d’une mission, ce commis de confiance devait en rendre compte à ses électeurs et, en 1789 par exemple, les mandataires étaient entretenus durant leur mission par leurs mandants. Enfin, si ces derniers considéraient que leurs mandataires avaient perdu leur confiance, ils étaient rappelés et tout simplement remplacés.

Mais je reviens au droit naturel.

La notion de « droit naturel » a été retrouvée au XIIe siècle et précisée par Gratien, juriste à l’Université de Bologne qui a repris les termes de droit naturel à l’ancien droit romain, en leur donnant une nouvelle signification afin d’exprimer la spécificité de ce mouvement venu de la société entière, pour la reconnaissance de la liberté et de la dignité humaine.

Gratien définit ce droit naturel comme un complexe de droits et de pouvoirs. Résumons :

– Un sentiment d’indignation connu de toute personne qui subit une violence et réclame justice.

– Un droit à la pensée critique et un pouvoir exercé selon la raison humaine.

– Gratien l’a décliné en « droit naturel de liberté qui appartient à tout être humain » : et voilà l’égalité qu’il définit comme la réciprocité de ce droit de liberté et de résistance à l’injustice et à l’oppression. Cette réciprocité, ou égalité, exprime la relation à l’autre et aux autres. On le voit, il s’agit bien d’un droit individuel ou personnel puisqu’il appartient à chaque être humain et réciproque parce qu’il prend en compte la relation à l’autre : l’autre a les mêmes droits que moi, j’ai le devoir de les respecter.






Les idées d’unité du genre humain et les termes de droit naturel viennent de l’antiquité grecque et romaine, héritage d’une société plus ancienne encore, puisque l’esclavage antique a contré le droit naturel de naître libre. Mais cette notion est là, à la fois offerte et niée, dans le droit romain : on la trouve dans la principale source du droit romain que nous conservions, le Code Justinien (VIe s.), dans la partie intitulée Digeste, Livre 1.

Mais ce fut au Moyen-âge, depuis la chute de l’Empire romain d’Occident, que ces termes de droit naturel ont été retrouvés et réappropriés pour exprimer le rejet de l’esclavage, puis du servage, et faire de la liberté et de la résistance à l’oppression le fondement du droit des sociétés de l’espace ouest-européen. Ce fut un tournant dans l’histoire du droit, que de concevoir ce droit naturel justifiant la résistance à l’oppression.


– Gratien a laissé le Decretum, écrit vers 1140, dans lequel on trouve le droit à l’existence des pauvres, mais ce droit est en rapport avec le droit de propriété, de quoi s’agit-il ?


Florence Gauthier – Retournons au droit romain pour mieux comprendre cette question du droit à l’existence des pauvres, qui est en effet un droit de propriété. On y rencontre l’idée que l’usage des choses qu’offre le monde est commun au genre humain et les sociétés humaines doivent organiser cet usage qui est à la fois commun et privé. Un exemple : un paysan cultive une terre qui est commune à la société, mais les fruits de son travail lui appartiennent ; ou un chasseur chasse dans le bois commun et consomme le produit de sa chasse, etc

Le droit de propriété des biens matériels n’est pas considéré comme un droit naturel, à la différence des droits à la vie, à la liberté, à la résistance à l’oppression. L’exercice du droit de propriété relève d’une décision de la société politique qui réserve tels biens en commun, tels autres biens à des personnes privées. Mais, que les biens soient distribués à des particuliers ou à des collectivités, ils le sont sous condition de restitution en cas de nécessité. Il n’y a donc pas de propriété privée exclusive en ce qui touche à la répartition des biens matériels.



Gratien discute la question du droit des pauvres. Ecoutons-le :

" Nourrissez les pauvres, si vous ne le faites pas, vous les tuez " écrit-il dans le Decretum.

Les pauvres doivent être aidés parce qu’en tant qu’êtres humains, ils ont droit à leur part des biens de ce monde. En temps de détresse, la propriété privée a des devoirs vis-à-vis des autres et les pauvres ont un droit sur le superflu des riches. Un pauvre qui vole un riche ne fait que reprendre sa part du bien commun, écrit encore Gratien. Le droit à l’existence et aux moyens de la conserver est donc bien un devoir de la société selon la conception du droit naturel médiéval.

Prenons l’exemple de l’hospitalité partageuse. Une communauté villageoise pouvait accueillir de nouveaux venus et décider, en assemblée générale, de leur reconnaître le droit d’habiter là et d’obtenir le titre d’habitant (comme membre de la communauté) et l’accès aux droits d’usage collectifs, dont celui d’obtenir un terrain pour construire sa maison. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de périodes de misère au Moyen-âge, il y a eu des épidémies, des guerres dévastatrices, des accidents climatiques, mais la société a organisé des moyens d’accueil et d’entraide, au niveau local pour s’en défendre.


– On présente ordinairement les droits économiques et sociaux comme des idées récentes ; il semble, au contraire, qu’elles existent depuis bien longtemps. Toutefois, ces droits ont du être contrés de façon virulente et donner lieu à des luttes intenses, comme le laisse penser la puissante offensive actuelle contre les politiques de protection sociale…


Florence Gauthier – La conception d’un droit naturel partageux a été dominante au Moyen-âge. Elle a cependant été contrée par des courants de pensée qui refusaient d’aborder la place du genre humain dans la nature et dans la société, de cette manière partageuse entre chacun de ses membres. Nous connaissons bien ces adversaires du partage, qui ont organisé des systèmes qui réussirent à s’imposer. Prenons celui que nous connaissons le mieux et qui domine depuis le début du XIXe siècle : le capitalisme impérialiste, qui peut prendre encore des formes variées, bien qu’il tende à l’uniformisation. Il est apparu depuis la conquête du Nouveau monde, appelé ensuite Amérique, et s’est développé peu à peu, lorsqu’une poignée d’Européens réussit, par un concours de circonstances favorables, à mettre la main sur un continent énorme, qui est devenu leur champ d’expériences les plus criminelles : violences, massacres, pillages, extermination des peuples « indiens », puis déportation de captifs africains mis en esclavage en Amérique.



De nombreux Espagnols ont réagi avec vigueur, dès 1492, à ces violences et ont fait avancer la théorie du droit naturel, d’une part en dénonçant cet impérialisme nouveau, qualifié de crime contre les droits de l’humanité, et d’autre part en jetant les bases d’une alliance cosmopolitique défendant les droits naturels des peuples et des gens contre les conquêtes. Ce furent Las Casas et Vitoria à l’Université de Salamanque, au début du XVIe siècle qui le théorisèrent, ce qui fut repris et développé jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
Las Casas

Mais je n’ai pas le temps de développer cette question importante, ici, et je poursuis sur le droit à l’existence, avec toutefois en toile de fond, ce courant de droit naturel cosmopolitique refusant l’impérialisme.

Les conséquences du capitalisme impérialiste commencèrent à se faire sentir dès le XVIe siècle et de nombreuses révolutions, qui cherchaient à s’en libérer, se succédèrent, au nom du droit naturel dans cet espace ouest-européen. Je rappelle rapidement l’Indépendance hollandaise qui rejeta la domination espagnole au bout d’un siècle de résistance, puis la première Révolution d’Angleterre de 1640, qui vécut l’expérience d’un mouvement populaire faisant campagne pour une Constitution démocratique, éclairée par une Déclaration des droits naturels (birthrights en anglais, droits de naissance). John Locke en fut l’héritier et offrit, avec ses Deux Traités de gouvernement, en 1690, une théorie politique critique, qui nourrit le siècle suivant et inspira un renouveau de la pensée du droit naturel, largement diffusé par les Lumières au siècle suivant.

Portrait de Montesquieu

Voici comment Montesquieu abordait la question du droit à l’existence dans L’Esprit des Lois, en 1757. Il constatait l’expropriation des paysans de son temps et l’accroissement du nombre de misérables, et prenait la défense d’une redistribution de la propriété et des droits sociaux pour assurer le droit à l’existence :

« Quelques aumônes que l’on fait à l’homme nu dans les rues ne remplissent pas les obligations de l’état , qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne nuise pas à la santé »

Il est clair que Montesquieu connaît la philosophie du droit naturel et pense dans ce cadre : la société politique doit assurer le partage des biens afin que chacun ait accès à sa part des choses du monde et que cette part ne soit pas accaparée par une minorité sans scrupules. Tel est, selon, lui, le rôle d’une société politique et de son gouvernement.

 
l'abbé de Mably

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Mably fut un critique perspicace de l’économie politique des puissances européennes de son temps. Grand connaisseur des économistes écossais et, en France, des physiocrates et des turgotins, il constatait les résultats dévastateurs des expérimentations de cette économie politique, qui tendait à polariser les sociétés en une mince couche de plus en plus riche et une classe de bas salariés et de chômeurs de plus en plus misérables. Mably expose son rejet de l’esclavage, propre à la pensée du droit naturel, et le compare à la misère des sociétés modernes européennes : « Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? »

La misère lui apparaît comme une forme d’exclusion à l’accès aux droits sociaux et politiques. L’objectif premier est alors d’en proscrire la cause : « La mendicité déshonore et affaiblit un gouvernement. Les aumônes des riches ne réparent pas le mal ; et si vous ne voulez pas que les vices du riche profitent des vices des pauvres, proscrivez la pauvreté » 

Comment ? En renonçant aux politiques conquérantes en ouvrant un processus de décolonisation, réclamé à l’époque dans plusieurs colonies européennes et, à l’intérieur, en menant une politique capable de renouer avec les principes d’une société politique qu’il estime élémentaires, c’est-à-dire ceux du droit naturel, en commençant par rétablir un pouvoir législatif réellement représentatif de la société, afin qu’elle puisse délibérer et répondre aux problèmes qui se posent à elle.

Or, la monarchie, sans les avoir supprimés, ne convoquait plus les Etats généraux en France depuis le XVIIe s, raison pour laquelle on la qualifiait, à juste titre, de « despotique ». Mably réclama la convocation de cette vieille institution, afin qu’elle reprenne l’exercice du pouvoir législatif délibérant et ouvre des débats publics. Et, en 1789, la monarchie en crise profonde, en vint à convoquer les Etats généraux, choisissant une solution politique pour répondre aux graves problèmes qui s’imposaient alors.

(à suivre ici)