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vendredi 6 avril 2012

Les Confessions (10) : autoportrait

La volonté de se décrire et de se définir est omniprésente dans l'oeuvre autobiographique de Rousseau. Prenons l'exemple de l'autoportrait du livre III des Confessions. Il débute par un bel effet d'oxymore : "Deux choses presque inalliables s'unissent en moi...". D'emblée, et comme dans le préambule, Rousseau se présente comme un être d'exception. D'une part, les passions sont "vives", le tempérament est "ardent" ; d'autre part, les idées sont "lentes à naître" et "embarrassées". Quelques lignes plus bas, il est question de "vivacité de sentir" mais également de "lenteur de penser".
portrait de Ramsay
Si elle révèle un être hors-normes, cette opposition vient également redorer le blason du Rousseau mondain, de ce Diogène plus maladroit que cynique. Chez les habitués des cercles parisiens, le Genevois a laissé l'image d'un orateur médiocre, souvent balourd, incapable d'improviser et de soutenir une conversation brillante. Quinze ans plus tard (entre 1765 et 1770), l'auteur cherche à corriger le regard du public. Ne vous fondez pas sur les apparences, nous dit-il dans ce passage, mes qualités sont réelles mais indécelables en public. Il insiste sur ce dernier point, évoquant plus loin son "tact", sa "finesse" et sa "pénétration".  Jean-Jacques voudrait être "reconnu pour ce qu'il vaut", nous dit Starobinski dans La Transparence et l'Obstacle. En public, il ne "parvient pas à paraître ce que son sentiment lui assure qu'il est." 
Peut-être faudrait-il également rappeler qu'à cette même période (après 1765), les philosophes ont diffusé avec succès l'image d'un Rousseau charlatan, d'un sophiste capable d'épouser n'importe quelle idée, pour peu qu'elle le distingue. Sa pensée lui aurait même été soufflée par Diderot, en cette journée lointaine où le Genevois lui rendait visite à Vincennes !
On comprend mieux, dès lors, l'acharnement de Rousseau à vouloir prouver son authenticité et ses qualités, fussent-elles cachées au premier abord. Autant dans les Confessions que dans les Rêveries, cette volonté apparaît même obsessionnelle. Parmi toutes les souffrances qu'il évoque longuement dans son oeuvre autobiographique, celle-ci reste pourtant tue. "Le sentiment intérieur de sa valeur ne lui suffit pas", conclut Starobinski dans son essai , "sa valeur n'existe pour lui que si elle lui est confirmée par l'admiration d'autrui."

jeudi 29 décembre 2011

Les Confessions (9) : Louise d'Epinay et Rousseau

"Elle était fort maigre, fort blanche, de la gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi pour me glacer : jamais mon coeur ni mes sens n'ont su voir une femme dans quelqu'un qui n'eût pas des tétons..."
Louise d'Epinay
C'est ainsi que Rousseau décrit Louise d'Epinay, dix ans après son séjour à l'Ermitage de la Chevrette. Si le portrait n'est guère flatteur, il vient surtout battre en brèche les rumeurs qui ont couru Paris dans les années 1756/57. A cette époque, Louise a déjà mauvaise réputation : on lui prête de nombreuses aventures, et sa récente rupture avec son amant Francueil n'a rien arrangé, d'autant qu'il a bien vite été remplacé par Grimm, l'un de meilleurs amis de Jean-Jacques.
Lorsque Rousseau accepte son invitation, Louise est évidemment ravie. Là voilà, elle, l'égale des grandes salonnières parisiennes puisqu'elle accueille sous son toit, en protectrice, l'une des figures les plus en vue du moment !
"Me voilà donc enfin chez moi, dans un asile agréable et solitaire..." s'exclame d'ailleurs Rousseau au livre IX des Confessions. Hélas, dès le retour de la belle saison, Madame d'Epinay emménage à la Chevrette, et le voilà qui déchante déjà: "...je compris que je m'étais chargé d'une chaîne dont l'amitié seule m'empêchait de sentir le poids : j'avais aggravé ce poids par ma répugnance pour les sociétés nombreuses."
Ce thème de l'aliénation au "puissant" est omniprésent dans l'oeuvre de Rousseau, et il s'explique par sa conception toute personnelle de l'amitié : contrairement aux autres philosophes (Voltaire surtout, mais également Diderot et d'Alembert), le Genevois refuse toute relation de subordination, il revendique même d'être traité d'égal à égal par les personnes de premier rang. Il aura d'ailleurs la même attitude plus tard en s'installant chez le Maréchal de Luxembourg, l'un des hommes les plus éminents du royaume.
l'ermitage de la Chevrette
A l'opposé, on imagine ce qu'attend Louise de son illustre protégé : une présence, une compagnie, une conversation régulière, des apparitions dans ses réceptions à la Chevrette, et surtout le prestige qui en découle...
"Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement nécessaire, je m'y livrai sans résistance, et le trouvai, du moins la première année, moins onéreux que je ne m'y serais attendu..." conclut Rousseau en évoquant la fin de l'année 1756. Tout va se gâter au printemps suivant avec l'entrée en scène de Sophie d'Houdetot, la cousine et belle-soeur de Louise.
Nous y reviendrons...

mercredi 15 juin 2011

Les Confessions (8) : Rousseau chez le Comte de Gouvon


Jean-Jacques donne la leçon
Employé comme laquais chez le comte de Gouvon, le jeune Jean-Jacques trouve l'occasion de se distinguer lors d'un dîner, alors que les convives s'interrogent sur la signification de la devise "tel fiert qui ne tue pas". C'est lui, Jean-Jacques, qui apprend à cette tablée d'aristocrates que le mot "fiert" ne vient pas du latin "ferus" mais du verbe "ferit".

Par le biais de ce récit (livre III des Confessions), Rousseau illustre une thèse énoncée dans plusieurs de ses ouvrages théoriques, notamment son Discours sur l'Inégalité : l'ordre social est injuste puisqu'il récompense de fausses valeurs et non le véritable  talent. Rousseau conclut d'ailleurs son récit par un propos plus général qui confirme cette analyse : "ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel et vengent le mérite avili des outrages de la fortune."
Jean-Jacques et Mlle de Breil
Et si Jean-Jacques n'est pas à sa vraie place (celle du laquais réduit au silence), les autres ne le sont pas non plus ! Qu'ont-ils de nobles, ces maîtres incapables de déchiffrer la devise de leur propre maison ? A quoi doivent-ils leur place sinon au hasard de la naissance ? Bien avant Beaumarchais, Rousseau s'insurge déjà contre cette anomalie.

Une fois encore, le récit prend donc une valeur démonstrative. Et dans le même temps, Rousseau montre que son expérience passée a nourri sa pensée. Celle-ci n'est donc pas qu'une construction intellectuelle fabriquée de toutes pièces, et sur la tard, afin de le singulariser aux yeux de l'opinion publique ! Dans les premiers livres des Confessions, on devine constamment la volonté que ressent le Genevois de rechercher dans son enfance l'origine de son système philosophique. Ce système est authentique, ne cesse-t-il de clamer, comme pour faire taire les soupçons que font peser sur lui les insinuations de Grimm et des autres.
Rappelons que dès 1762, dans sa Correspondance Littéraire, l'Allemand dénonçait déjà le "rôle de singularité" pris par Rousseau après le succès de ses premiers écrits...
Le thème du masque, encore et toujours...

mardi 26 avril 2011

Les Confessions (7) : le vol des pommes

Au risque de me répéter, je crois que l'un des grands drames personnels de Rousseau réside dans l'interminable combat qu'il a mené pour sembler authentique aux yeux de ses contemporains. Rien de plus insupportable à ses yeux que ce soupçon de duplicité qui pèse sur lui depuis 1750. Le Rousseau qu'il devient alors est-il vrai ou bien Jean-Jacques joue-t-il un rôle destiné à le distinguer ?
Jean-Jacques et son maître
Les Confessions illustrent cette volonté de rendre authentique le personnage Rousseau. En montrant l'enfant qu'il était, le Genevois met en scène son parcours personnel afin d'en prouver la cohérence et la vérité. Ainsi, dans le livre 1er, l'épisode de la "chasse aux pommes" mérite qu'on s'y arrête quelques instants. 
Rappelons les faits : Jean-Jacques se trouve alors en apprentissage chez son maître Ducommun. Ce dernier le maltraite tant que l'adolescent devient menteur et bientôt voleur. Un jour, tenté par quelques pommes rangées au fond d'une dépense, il se met en tête de les voler à l'aide d'une broche confectionnée à la hâte. Alors qu'il parvient à ses fins, son maître entre dans la pièce et découvre le larcin. Cet épisode héroï-comique a été maintes fois commenté et on ne s'attardera pas ici sur les qualités narratives de l'extrait. Mais dans les premiers livres de Confessions, chaque récit est suivi ( parfois précédé) d'un long commentaire où apparaissent les intentions véritables du philosophe. Lisons une fois encore ce que nous dit Rousseau :
"La convoitise et l'impuissance mènent toujours là. Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons, et pourquoi tous les laquais doivent l'être ; mais dans un état égal et tranquille, où tout ce qu'ils voient est à leur portée, ces derniers perdent en grandissant cet honteux penchant." Et plus loin : "Je jugeais que me battre comme fripon, c'était m'autoriser à l'être."
En somme, cet épisode confirme ce qu'avance le philosophe dans son Discours sur l'Inégalité, puis dans l'Emile et le Contrat Social. L'inégalité des conditions est effectivement source de tous les maux. D'ailleurs, même son expérience personnelle le prouve ! 

On ne saurait donc le soupçonner d'avoir conçu un système de pensée auquel il ne croit pas, ni d'avoir cherché à se singulariser en prenant le contrepied des auteurs de son temps...
A bien y regarder, pourtant, l'authenticité de ce souvenir semble douteuse, surtout lorsqu'on compare le récit de Rousseau à celui que fait Saint-Augustin dans ses Confessions. Il ne s'agit plus là d'un vol de pommes, mais d'un vol de poires !
Saint-Augustin
"Il y avait dans le voisinage de notre vigne un poirier chargé de fruits qui n'avaient rien de tentant, ni la beauté ni la saveur. En pleine nuit (selon notre exécrable habitude nous avions prolongé jusque-là nos jeux sur les places), nous nous en allâmes, une bande de mauvais garçons, secouer cet arbre et en emporter les fruits. Nous en fîmes un énorme butin, non pour nous en régaler, mais pour les jeter aux porcs. Sans doute nous en mangeâmes un peu, mais notre seul plaisir fut d'avoir commis un acte défendu.
Voilà mon coeur, ô Dieu, voilà mon coeur dont vous avez eu pitié au fond de l'abîme. Qu'il vous dise maintenant, ce coeur que voilà, ce qu'il cherchait dans cet abîme, pour faire le mal sans raison, sans autre raison de le faire que sa malice même. Malice honteuse, et je l'ai aimée ; j'ai aimé ma propre perte ; j'ai aimé ma chute ; non l'objet qui me faisait choir, mais ma chute même, je l'ai aimée. Ô laideur de l'âme qui abandonnait votre soutien pour sa ruine, et ne convoitait dans l'infamie que l'infamie elle-même
."
Témoignage surprenant, surtout quand on se souvient que Saint-Augustin est l'un des auteurs préférés de Rousseau...

lundi 27 décembre 2010

Les Confessions (6) : l'accusation de Marion

L'un des temps forts des Confessions se trouve dans le livre II, entièrement consacré à l'année 1728, lorsque Jean-Jacques devient domestique chez Mme de Vercellis à Turin. Un jour, il vole un petit ruban, et comme on découvre le larcin, il accuse la jeune cuisinière Marion de le lui avoir donné. On assiste alors à une véritable scène de procès en présence d'un juge (le comte de la Roque), d'une accusée (Marion) et d'un accusateur (Jean-Jacques). En lisant ce récit, on ne peut s'empêcher d'établir la parallèle avec la scène des peignes cassés (voir article dans ce blog), à cette exception près que les rôles sont désormais inversés. Cette fois, les apparences condamnent la jeune fille, et une nouvelle fois, elles décident du verdict puisque Marion est renvoyée. Pour dramatiser les conséquences de son méfait, Rousseau imagine le triste destin de Marion : "Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence avilie a pu la porter ?" Puis, sans transition, il évoque son propre cas : "l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon forfait". Très vite, enfin, il se fait son propre avocat : "si l'on m'eût laissé revenir à moi-même, j'aurais infailliblement tout déclaré." En somme, les véritables responsables, ce sont ceux qui se sont fondés sur les seules apparences pour prendre leur décision ! D'ailleurs, et Rousseau achève le livre II sur ces propos, ce crime aura eu une autre conséquence, plus décisive encore : "Il m'a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée du seul que j'aie jamais commis."
Ce récit est effectivement décisif dans l'entreprise apologétique de Rousseau : 
-il prouve tout d'abord au lecteur que la promesse du tout dire, annoncée dans le préambule ("voici ce que j'ai fait"), est effectivement respectée par l'auteur. S'il raconte un tel forfait, on peut être sûr qu'il racontera tout...
-s'il s'agit du "seul" crime jamais commis, c'est que l'abandon des enfants n'en est pas un. D'ailleurs, Rousseau n'y consacrera que quelques pages aux livres VII et VIII.

mercredi 22 décembre 2010

Les Confessions (5) : Rousseau et l'injustice

Si Rousseau condamne l'hypocrisie des relations mondaines, c'est parce qu'il a longtemps fréquenté les salons parisiens, qu'il a vu à l'oeuvre les orateurs les plus célèbres du moment, et qu'il connaît le sort réservé à ceux qui se révèlent incapables de briller en société. Dans ces lieux de sociabilité, peu importent votre valeur ou vos qualités, seules comptent l'apparence et l'image que vous offrez de votre personne. Dans le microcosme des hôtels Dupin, Geoffrin ou du Deffand, le paraître l'emporte toujours sur l'être.
Et à son grand désespoir, Rousseau ne parvient jamais à se mettre en valeur. Il n'a ni le sens de la  répartie, ni le talent de l'improvisation indispensable pour se faire valoir aux yeux des autres. Et l'indifférence qu'il suscite alors, Rousseau la vit comme une terrible injustice, convaincu qu'il est de ses qualités personnelles.
Au livre I des Confessions, un épisode illustre parfaitement cette supériorité regrettable du paraître sur l'être.   Jean-Jacques se trouve alors en pension chez les Lambercier. Un matin qu'il étudie seul dans une pièce, les peignes de Mlle Lambercier tombent à terre et se cassent. Comme l'explique Rousseau, "les apparences me condamnaient", et malgré ses dénégations, l'enfant est sévèrement corrigé afin qu'il avoue son forfait.
"Qu'on se figure... un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible..."
Le récit dit des peignes cassés vise un double objectif.
- montrer que la vie sociale corrompt l'innocence originelle, que cette 1ère injustice conduit l'enfant à "mentir", à se "mutiner", à se "cacher". La réussite est à ce prix, puisque l'honnêteté ne paie pas...
- authentifier (une fois encore !) Rousseau, montrer que son combat contre l'injustice sociale trouve sa source dans l'enfance du philosophe et non dans une quelconque posture. Le Genevois trouve là une preuve supplémentaire de la sincérité de son engagement. Il précise d'ailleurs quelques lignes plus bas : "le souvenir profond de la première injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l'y avoir pas beaucoup renforcé."

On retrouve là encore ce lien de cause à conséquence, de l'expérience enfantine aux principes de l'adulte, un raisonnement récurrent dans les six premiers livres de l'autobiographie.

samedi 18 décembre 2010

Les Confessions (4) : Jean-Jacques chez Ducommun

C'est faire fausse route que de chercher les failles de Jean-Jacques dans son enfance. A fortiori, lorsque c'est lui-même qui la raconte dans les Confessions.
A mon sens, tout le personnage de Rousseau (mais aussi ses écrits) s'explique par cette journée décisive de 1749, lorsqu'il rend visite à Diderot en prison de Vincennes et qu'il décide d'écrire son Discours sur les Sciences et les Arts (voir articles de septembre). Le 2nd Discours (celui sur l'Inégalité) ne sera qu'un prolongement de cette première diatribe contre la société policée de Lumières.
Rousseau sera raillé pour ces propos ; ses amis les plus proches (Diderot, Grimm) l'accuseront d'ailleurs publiquement d'hypocrisie et de tartufferie, de jouer le rôle d'un Diogène du XVIIIème siècle. Comme le dira Grimm dans sa Correspondance Littéraire, "le rôle de la singularité réussit toujours à qui a le courage et la patience de le jouer.
Rousseau consacrera près de 20 ans et plusieurs oeuvres à prouver son authenticité.
Prenons l'exemple de son apprentissage chez le graveur Ducommun, raconté au livre I des Confessions. La "tyrannie" de ce jeune maître va très rapidement corrompre la bonté originelle du jeune Jean-Jacques. Il se définit lui-même comme un "enfant perdu" qui apprend "à convoiter en silence", "à dissimuler", "à dérober enfin". "Je ne voyais qu'objets de jouissances pour d'autres et de privations pour moi seul", précise-t-il pour expliquer sa métamorphose. D'un coup d'un seul, il vient d'illustrer la thèse de son Discours sur l'Inégalité. C'est la propriété, l'injustice, et l'inégalité sociale qui sont cause de tous nos maux. D'ailleurs, sa vie en est l'exemple même ! Pour souligner son propos, il ajoute quelques lignes plus bas : "La convoitise et l'impuissance mènent toujours là. Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons..."
Toujours ce lien de causalité, omniprésent dans les 6 premiers livres des Confessions
Voici quelle fut ma vie, voici ce que cela prouve... 
Et si on inverse la démarche : voici ce que j'affirme ; voici quelle fut ma vie. Voyez à quel point elle illustre la vérité de mes thèses...

lundi 13 décembre 2010

Les Confessions (3) : Rousseau et Paris

Au livre IV des Confessions, Rousseau raconte son entrée à Paris, alors qu'il est âgé de 18 ans à peine : 
" Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais ! La décoration extérieure que j'avais vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l'alignement des maisons me faisaient chercher à Paris autre chose encore. (...) En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanes et de vieux chapeaux."

Bon, Paris pue ; Paris est sale ; Paris est une ville bruyante et insupportable pour qui aime le calme. Tout cela, depuis Le Parfum de Süskind, nous le savions déjà.

Le souci, c'est que Jean-Jacques va y demeurer plus de vingt ans, sans que personne ne l'y contraigne d'une façon ou d'une autre. Lorsqu'il regagne Genève (en 1754), sa ville natale, malgré ses nombreuses déclarations d'intentions, on sent bien chez lui ce désir de revenir vers la lumière et les fastes parisiens.
Attirance et répulsion, voilà le lien complexe qui unit Rousseau à Paris. Durant ses premières années, il fréquente pourtant les salons en vogue, ceux de Mme du Deffand, de Mlle Quinault... Il est présent tous les soirs, comme les autres, à se montrer, à vouloir se faire remarquer. Hélas pour lui, il ne parvient pas à briller. Il passe même à ce point inaperçu que Mme Dupin, qui l'emploie comme secrétaire, lui donnera systématiquement congé les soirs où elle reçoit ses invités. Voilà les premières années parisiennes de Jean-Jacques : celle d'un parasite comme tant d'autres. Son système de notation musicale n'ayant connu aucun succès, il espère se faire valoir pas la musique (les Muses galantes) ou même la comédie (Narcisse). En vain. Les échecs se multiplient, et à la fin des années 1740, Rousseau se résigne presque à renoncer à ses rêves de gloire. "Je crois m'apercevoir chaque jour que c'est le hasard seul qui règle ma destinée...", écrit-il à Mme de Warens en 1748. Il faudra le succès du Discours sur les Sciences et les Arts (en 1750) pour que Rousseau accède enfin au rang des hommes qui comptent dans l'opinion parisienne.
C'est à partir de cette date, lorsque naissent les polémiques autour de ce même discours, lorsque Jean-Jacques devient célèbre, qu'apparaissent sous la plume les premières critiques sur Paris et la vie qu'on y mène. Dans le même temps, ses amis s'amusent de ce personnage devenu soudainement bourru, sauvage, de ce Diogène qu'ils connaissent trop bien pour le croire authentique. Et toute la question est là : lorsqu'il rompt avec Paris, Rousseau prétend redevenir lui-même. Alors qu'aux yeux des philosophes, s'il quitte Paris, c'est uniquement pour asseoir son nouveau personnage et convaincre l'opinion qu'il ne joue pas un rôle. 
J'achèverai cet article par ces propos de Grimm, extraits de sa Correspondance Littéraire : "Le rôle de la singularité réussit toujours à qui a le courage et la patience de le jouer." Vous l'aurez compris, c'est de son ancien ami Rousseau qu'il parle en ces termes...


samedi 11 décembre 2010

Les Confessions (2) : l'idylle des cerises

Dans le livre IV des Confessions, Rousseau raconte avec force détails cet épisode amoureux en compagnie des jeunes demoiselles Galley et  Graffenried.

"Après le dîner nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient apportés ; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois, Mlle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein ; et de rire. Je me disais en moi-même : "Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les leur jetterais ainsi de bon coeur."
La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs."

Imaginaire ou réel, dans l'esprit de Rousseau, cet épisode mérite d'être raconté aux lecteurs de son temps. Et une nouvelle fois, le Genevois donne à ce récit une valeur démonstrative. Notons tout d'abord cette volonté des jeunes gens de ne pas satisfaire immédiatement leur appétit. Ils retardent le moment de prendre "le café" et "les gâteaux". Chez Rousseau, le plaisir se situe davantage dans l'attente que dans l'acte lui-même. Ce n'est pas l'assouvissement du désir qui compte véritablement, c'est davantage le moment qui précède. Quelle leçon il donne là à tous ces mondains parisiens adeptes des plaisirs raffinés de la table et des repas gargantuesques ! Ici, on se contente de "cerises", et pourtant, ce modeste goûter donne lieu à une scène d'une sensualité inégalée. Rousseau prend d'ailleurs soin de préciser : "Jamais souper des petites maisons de Paris n'approcha de ce repas... pour la sensualité."
Visiblement, certains traumatismes restent profonds, et Rousseau conserve en lui le souvenir de ses mésaventures et de ses maladresses dans ces salons mondains qu'il a tant fréquentés par le passé. D'ailleurs, on peut noter que toute cette scène demeure silencieuse. Les trois jeunes gens n'ont pas besoin de parler, ils se comprennent immédiatement, ayant su spontanément s'ouvrir l'un à l'autre. Rousseau précise encore : 
"nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs." Voilà, tout est dit. Dans ce cadre naturel, loin des artifices parisiens, on peut redevenir soi-même, ne plus mentir, ne plus avoir à paraître... 

Il y aurait encore bien des choses à dire sur cette conception du plaisir, très inspirée selon moi de la culture protestante. J'en suis d'ailleurs à chercher des textes qui pourraient me renseigner en cela.


vendredi 10 décembre 2010

Les Confessions (1) : le plaisir de la fessée...

Pour mon grand malheur, je n'ai jamais pu prêter foi au récit d'enfance proposé par Rousseau dans les premiers livres des Confessions. Contrairement à certains biographes, je n'ai d'ailleurs jamais cherché à prendre appui sur cette autobiographie pour retracer le parcours du philosophe genevois. Car comment un écrivain âgé de plus de cinquante ans pourrait-il se remémorer les faits marquants de ses jeunes années, alors qu'il ne dispose d'aucune pièce, d'aucun document, en dehors de ses quelques souvenirs ?

Prenons un exemple, peut-être l'un des plus célèbres du livre premier des Confessions : la fessée administrée par Mlle Lambercier au petit Jean-Jacques. Que nous dit Rousseau ? 

"Qui croirait que ce châtiment d'enfant reçu à huit ans... a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie?... En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de trouver autre chose... Même après l'âge nubile, ce goût bizarre...m'a conservé les moeurs honnêtes... Dans mes érotiques fureurs...j'empruntais imaginairement le secours de l'autre sexe, sans penser jamais qu'il fût propre à nul autre usage qu'à celui que je brûlais d'en tirer... Mon ancien goût d'enfant...m'a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes... N'osant jamais déclarer mon goût, je l'amusais du moins par des rapports qui m'en conservaient l'idée. Etre aux genoux d'une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres... étaient pour moi de très douces jouissances..."

Peu nous importe que cette scène ait réellement eu lieu. Ce qui compte, c'est le lien de causalité qu'établit systématiquement Rousseau (l'écrivain) entre les épisodes de son enfance et l'homme qu'il prétend être devenu. Or, que nous dit-il ici ? Que cette fessée a déterminé sa sexualité à venir, qu'elle lui a conservé des "moeurs honnêtes" jusqu'à un âge avancé. Que, même adulte, il n'a jamais rêvé d'autre chose que d'être dominé et soumis à une femme. Certains psychologues ont voulu y voir du masochisme. Là encore, cela ne présente que peu d'intérêt, dès lors qu'il nous avoue ce penchant. 

Pour ma part, (et c'est là mon "malheur"...), je continue de m'interroger sur les raisons de cet aveu et j'y vois plusieurs explications possibles.
-Rousseau cherche à couper l'herbe sous le pied à ceux de ses contemporains qui l'accusent d'être un "débauché", un "séducteur", voire un propagateur de maladies (relisez le Sentiment des Citoyens, écrit par Voltaire)
-En faisant cet aveu, il prouve au lecteur qu'il est capable de tout dire, même le plus honteux. Dès lors, on ne peut que croire en sa sincérité la plus totale. Pourquoi cacherait-il quelque chose puisqu'il se met à nu ?
-Ce récit bat en brèche une autre rumeur qui court dans Paris à son propos : Rousseau serait impuissant, ce qui expliquerait son peu d'empressement auprès des femmes. Or, ici, cette anecdote expliquerait les véritables raisons de ce comportement peu "viril"...
-Ce récit accrédite enfin la thèse d'un Rousseau différent de ses contemporains, incompréhensible pour eux, mais authentique. Non, il n'a pas jamais joué de rôle, ce n'est pas un de ces bateleurs de foire qui cherchent à se singulariser. D'ailleurs, toutes les facettes de son caractère se trouvent expliquées par son enfance, ce que prouve cet épisode.

Comme vous le constatez, les premiers livres de cette autobiographie offrent une richesse interprétative quasiment inégalée. Et dans le même temps, elle plonge le passionné dans un abîme de perplexité...