mardi 7 juillet 2020

Les Etats Généraux vus par Jean-Christian Petitfils (1)


Les extraits qui suivent proviennent d'une contribution de l'écrivain Jean-Christian Petitfils au Livre Noir de la Révolution Françaisen (2008). 
Il propose ici une relecture très personnelle de la convocation des Etats Généraux.
 
JC Petitfils

Qu'allait faire Louis XVI? À un Conseil élargi, tenu le 27 décembre, les discussions furent particulièrement vives. Les avis divergeaient parmi les ministres et secrétaires d'État. En définitive, Louis se prononça en faveur de la double représentation du tiers. La reine, exceptionnellement conviée au Conseil, qui s'était exclamée au cours de la crise de mai: « Je suis la reine du tiers, moi! », approuva. Une question subsistait, celle du vote.
Devait-il se faire par tête ou par ordre? Il fut décidé que les ordres régleraient eux-mêmes la question. C'était déjà un progrès, même si les fondements de la société d'ordres n'étaient pas remis en cause, pas plus, bien entendu, que la souveraineté royale. Plus importante était l'acceptation par le monarque de la tenue d'états généraux périodiques, chargés de voter les nouveaux impôts notamment, première étape d'un système de monarchie constitutionnelle. Pour tenir compte de la volonté populaire, Louis XVI bousculait jusqu'à la sacro-sainte constitution coutumière de son royaume, défendue par ses prédécesseurs! Osera-t-on encore dire qu'il n'était pas un roi réformateur?
Cependant, la situation économique s'était aggravée. En raison d'un automne et d'un hiver très rigoureux (le gel avait partiellement paralysé l'économie du royaume), la misère avait gagné les campagnes, jetant sur les routes des milliers de désœuvrés et de chômeurs. La disette, voire dans certaines zones la famine, menaçait. La question du ravitaillement des villes devenait épineuse, malgré le retour au contrôle des approvisionnements (la « police des grains») dès septembre 1788 et les achats de farine à l'étranger. Le prix du pain atteindra le 14 juillet 1789 un record, jamais égalé depuis la mort de Louis XIV. Le climat social s'alourdissait. Un climat pré-insurrectionnel s'installait, encouragé par l'attente des états généraux. On ne comptait plus les pillages de boulangeries, de greniers à sel ou de granges dîmières. Des émeutes de la misère éclataient un peu partout en province, jusque dans les grandes villes.
La bataille électorale pour la désignation des députés aux états généraux se déroula cependant dans une totale liberté d'opinion. Journaux, pamphlets, libelles, brochures proliférèrent. Les autorités se montrèrent fort libérales, supprimant la censure et autorisant la réouverture des clubs. Les sociétés de pensée, les loges franc-maçonnes, les comités mesmériens, sans leur attribuer le rôle primordial que certains ont cru leur assigner, contribuèrent grandement à la mise en forme des cahiers de doléances et à la diffusion de modèles pré-rédigés. L'historien Augustin Cochin l'a fort bien montré. La plus importante des associations politiques était la « Société des Trente », fer de lance du parti national, qui comptait dans ses rangs les ducs de La Rochefoucauld, de Luynes, de Montmorency-Luxembourg, le marquis de La Fayette, Mgr de Talleyrand-Périgord, évêque d'Autun, le vicomte de Mirabeau, Condorcet, les frères Lameth, le président Le Peletier de Saint-Fargeau, l'avocat général Hérault de Séchelles, le conseiller Du Port ...
Dans la foisonnante littérature politique qui circulait à cette époque, deux ouvrages connurent un franc succès : les Mémoires sur les états généraux du comte d'Antraigues, rousseauiste et violemment anti-absolutiste, qui représentait le courant aristocratique et réactionnaire, nostalgique de la féodalité, et Qu'est-ce que le tiers état?, paru anonymement au début de 1789 et dont l'auteur était l'abbé Sieyès. Ce dernier brûlot occupe une place capitale dans l'histoire de la pensée politique en ce qu'il énonce avec une clarté inégalée le principe de la souveraineté nationale. On connaît la formule lapidaire par laquelle il commence:
 « Qu'est-ce que le tiers état? Tout.
Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique? Rien.
Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »
Formule percutante, mais inexacte si l'on poursuit la lecture de l'opuscule: Sieyès, en réalité, déniait toute représentativité aux deux autres ordres constitutifs de la nation, le clergé et la noblesse.
« Le tiers est la nation tout entière », martelait-il. Ce sera donc à lui d'être le « tout ». « Le tiers seul, dira-t-on, ne peut pas former les états généraux. Eh bien, tant mieux ! Il composera une assemblée nationale. » L'abbé posait ainsi la question de la souveraineté nationale, détentrice non seulement du pouvoir législatif, mais aussi du pouvoir constituant, ce qui signifiait implicitement la subordination totale du monarque à la volonté politique exprimée par l'«assemblée nationale» à venir. Jusque-là, la souveraineté royale tirait sa puissance et sa justification - en dehors, bien sûr, de l'affirmation de son origine divine - du monopole du pouvoir politique qu'il assumait face à la diversité des corps et des ordres. La souveraineté nationale, exprimée par Sieyès, était exclusive de la souveraineté monarchique.
Louis XVI, évidemment, ne pouvait faire sienne cette théorie.
Il considérait que les états généraux représentaient la diversité des intérêts du pays et non les opinions ou les idées politiques. En aucune manière, même s'il acceptait désormais leur consultation périodique, il ne pouvait voir en eux autre chose qu'un organe consultatif destiné à éclairer ses décisions. Selon la bonne tradition monarchique, la plénitude des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire lui revenait. Lui seul faisait corps avec la nation.
Il escomptait donc que cette diversité des intérêts à représenter apparaîtrait au cours de la campagne électorale. C'est la raison pour laquelle, contrairement à Marie de Médicis au moment des états de 1614, il n'intervint pas dans la bataille des candidats ou l'élaboration d'un programme. Il ne s'était évidemment pas rendu compte qu'il avait perdu le monopole du politique et que la bataille avait changé de front. « Il ne s'agit plus que très secondairement du roi, du despotisme et de la Constitution ; c'est une guerre entre le tiers et les deux autres ordres », observait le journaliste Mallet du Pan en janvier 1789.
Pourtant, la situation ne paraissait nullement alarmante. La brochure de l'abbé Sieyès n'énonçait qu'un point de vue minoritaire et fort radical que les autres membres du parti national ne reprenaient pas encore à leur compte. Des quelque 60 000 cahiers de doléances ressortait une aspiration générale à la liberté et au respect de la propriété. Beaucoup souhaitaient la suppression des lettres de cachet, la réunion périodique des états généraux, le consentement de l'impôt et de l'emprunt par la représentation nationale ... Tout cela était d'ailleurs plus ou moins acquis, hormis peut-être la disparition pure et simple de la justice retenue du roi (les lettres de cachet), qui permettait de régler sans publicité ni retard des questions délicates, touchant parfois à l'honneur des familles. En revanche, personne ne remettait en cause le caractère monarchique du régime. Nombre de cahiers qualifiaient Louis XVI de « roi sauveur », « père du peuple, régénérateur de la France », «monarque libérateur », «meilleur des rois» vers qui convergeait un « transport d'amour et de reconnaissance». .. Globalement, le peuple souhaitait ardemment une alliance entre la Couronne et le tiers, contre les aristocraties.

(à suivre)