dimanche 31 août 2014

La Comtesse d'Olonne, comédie érotique (2)


Nicolas Racot de Grandval, né en 1676 à Paris où il est mort le 16 novembre 1753, est un compositeur, claveciniste et auteur dramatique français.
On lui attribue cette Comtesse d'Olonne, comédie érotique en un acte. 


(pour relire le début de la pièce) 

***

SCÈNE III 
{Parodie du « Cid ».)

ARGÉNIE, BIGDORE  

La comtesse d'Olonne, amoureuse du comte de Guiche, l'appelle.

ARGÉNIE

A moi, comte; deux mots.

BIGDORE

Parle. 


ARGÉNIE 

Ote-moi d'un doute : 
Connais-tu bien lypt.. ?

BIDGORE

Oui.

ARGÉNIE

Parlons bas; écoute : 

Sais-tu bien qu'il vaut mieux mille fois que le cul? 
Qu'en tous lieux on t'appelle un bougre, le sais-tu?

BIDGORE

Tels discours sont tenus par dames méprisées.

ARGÉNIE

Non, non ; nous savons bien tes histoires passées.

BIDGORE

A quatre pas d'ici, je t'en éclaircirai.

ARGÉNIE 


Jeune présomptueux!

BIDGORE

Je suis jeune, il est vrai, 

A peine ai-je vingt ans; mais aux c…es bien nées, 
La valeur n'attend pas le nombre des années.

ARGÉNIE

De t'attaquer à moi qui t'a rendu si vain, 

Toi qu'on ne vit jamais le v.. raide à la main?

BIDGORE

Je n'ai, jusqu'à présent, jamais trompé de belles, 

Et ton c…, si tu veux, en saura des nouvelles.

ARGÉNIE

Sais-tu bien qui je suis?

BIDGORE

Oui : tout autre que moi 

Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi. 
Mille et mille fouteurs, crevés à ton service. 
Semblent me présager un semblable supplice. 
J'attaque en téméraire un c… toujours vainqueur ; 
Mais j'aurai trop de force, ayant assez de cœur . 
A qui f…t Argénie il n'est rien d'impossible. 
Ton c… est invaincu, mais non pas invincible.

ARGÉNIE

La grandeur qui paraît aux discours que tu tiens, 

Par tes yeux chaque jour se découvrait aux miens ; 
Et, croyant voir en toi l'honneur de la jeunesse, 
Mon cœur te destinait en secret sa tendresse. 
Il est vrai que le bruit de ton peu de vigueur 
Avait, non sans raison, ralenti mon ardeur; 
Mais puisqu'il est certain, et qu'enfin tu m'assures 
Que tout ce qu'on a dit est autant d'impostures, 
Je viens t'offrir mon c…, m'abandonner à toi, 
Et me faire un plaisir de recevoir ta foi.

(Le comte de Gaiche en veut Jouir ; il se trouve impuissant et veut s'excuser en disant :)

BIGDORE

Madame, pardonnez à ce triste accident, 

Il vient de trop d'amour.

ARGÉNIE

Ah ! ne m'aimez pas tant 

Si votre trop d'amour cause votre impuissance, 
Honorez-moi, seigneur, de votre indifférence; 
Mais, puisque le destin vous a fait pour les culs, 
Pourquoi diable songer à faire des cocus ? 
Apprenez, apprenez enfin à vous connaître ; 
Sortez, ou je vous fais jeter par la fenêtre.


SCÈNE IV 

Le comte de Guiche, après avoir raconté son aventure à Manicamp, son giton, lui dit :

BIGDORE

Saisi du plus juste dépit. 

Je voulais me couper le v… ; 
Ma résolution fut vaine : 
Le cruel auteur de ma peine. 
Que la peur avait tout glacé 
Tout malotru, tout replissé, 
Était allé chercher son centre 
Et s'était sauvé dans mon ventre. 
Ne pouvant donc rien faire à ce bougre de v... 
Voilà ce qu'à peu près ma colère lui dit : 
« Toi qui fais le vaillant quand tu ne vois personne 
Et sur la foi duquel est fou qui s'abandonne. 
Infâme traître, à qui je peux donner le nom 
D'une partie honteuse, avec juste raison ; 
Toi qui ne pris jamais les gens que par derrière. 
Et par qui je ressemble au maréchal, mon père. 
Dis-moi pourquoi la peur t'a si fort raccourci : 
Que t'ai-je fait, ingrat, pour me traiter ainsi? » 
Mais, le lâche ! l'œil morne et la tête baissée, 
Semblait se conformer à ma triste pensée; 
C'était du temps perdu que lui rien reprocher : 
Il était à ma voix aussi sourd qu'un rocher.

SCÈNE V ET DERNIÈRE  

ARGÉNIE, BIGDORE
(Le comte de Guiche retourne à la comtesse d'Olonne et s'en acquitte à son honneur; elle lui dit :)
ARGÉNIE 


Je reconnais, seigneur, que j'étais dans l'abus. 
Or qu'aimez-vous le mieux ou des c... ou des culs? 
A présent vous avez de tous deux connaissance.

BIGDORE

Je fais des c... aux culs beaucoup de différence. 

Et si jusqu'à présent j'ai mieux aimé les culs. 
Reine, c'est que les c... ne m'étaient pas connus. 
Si faut-il convenir qu'on n'en peut voir un autre 
Plus haut, ni plus brillant, plus charmant que le vôtre. 
N'est-il pas vrai, mon cœur?

ARGÉNIE

Je crois, sans vanité. 

Qu'il n'en est pas beaucoup de cette qualité; 
Les enfants n'en ont pas fort ouvert le passage. 
Et tout le monde y trouve un air de pucelage.


samedi 30 août 2014

La Comtesse d'Olonne, comédie érotique (1)

Nicolas Racot de Grandval, né en 1676 à Paris où il est mort le 16 novembre 1753, est un compositeur, claveciniste et auteur dramatique français.
On lui attribue cette Comtesse d'Olonne, comédie érotique en un acte.
***

Le théâtre représente, à l'ouverture de la pièce, la comtesse d'OIonne couchée sur un lit de repos, sa femme de chambre assise dans un fauteuil à côté de son oreiller : la comtesse s'éveille en sursaut, épouvantée du rêve qu'elle vient de faire.




SCÈNE PREMIÈRE
ARGÉNIE, LISE

ARGÉNIE, croyant voir l'ombre du duc de Candale, son premier amant.

Fantôme impérieux, qui viens mal à propos.
Condamner mes plaisirs et troubler mon repos.
Va porter aux enfers ta noire jalousie
Et ne te mêle plus de censurer ma vie.
Chargé de tant d'horreurs, de quoi t'avises-tu
De revenir ici me prôner la vertu ?
Ne te souvient-il plus que je suis une femme
De qui le c.. brûlant sent la plus vive flamme
Et que de ton vivant, loin de me soulager,
Cruel, tu débandais, à me faire enrager?
Non, je ne te crains plus, tes menaces sont vaines,
Par ton heureux trépas, la mort brisa mes chaînes :
Depuis ce doux moment, prodiguant mes faveurs,
J'ai dans mes intérêts réuni tous les cœurs;
Il faut f..... ou mourir.

LISE

Il faut mourir ou f ..!
Est-ce donc la colère ou l'amour qui vous outre?
Madame, qu'avez-vous?

ARGÉNIE

Ah ! Lise, quel réveil !
Et que n'ai-je point vu dans mon triste sommeil ?
Au sortir du repas, me trouvant assoupie.
Sur ce lit de repos je me suis endormie;
Lorsque, me remplissant et d'horreur et d’efîroi.
Le jaloux Gandalin a paru devant moi.
« Infâme, m'a-t-il dit d'une voix effroyable,
Je viens te reprocher ta vie abominable ;
Ingrate, as-tu sitôt perdu le souvenir
De l'estime où mon feu pouvait te maintenir?
Dans le nombre des morts je n'étais pas encore
Quand tu m'associas Marcelin et Bigdore,
Ghrisante, Gastellor, l'Aventurier, l'Abbé;
Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé.
Que tu m'as fait souffrir ! Mais mon plus grand supplice
Fut de voir quels amants étaient à ton service;
Que, sans discrétion et sans cacher ton feu,
Tu fis, de plus en plus, à tout venant beau jeu.
Va, ton abaissement fait honte à ma mémoire .
Ma passion à part, il y va de ma gloire.
Les dieux, pour t'accabler de malheurs infinis.
Vont t'élargir le c. . . et raccourcir les v. . . ;
Les plus jeunes fouteurs auront mille faiblesses;
Toujours à contre-temps tu lèveras les fesses,
Et tes amants, contraints par une dure loi,
Au milieu du coït s'endormiront sur toi.
Pour un gueux impuissant l'amour te rendra folle.
Tes moindres maux seront chaude-pisse ou vérole ;
Enfin, bougresse, enfin, pour avoir trop foutu,
Un chancre confondra ton c. . avec ton cul. »
A peine eut-il fini ces mots épouvantables
Qu'il disparut.

LISE

Ciel ! Quels malheurs effroyables
Menacent vos beaux jours ! et quel affreux tableau !
N'appréhendez-vous pas de tomber en lambeau ?

ARGÉNIE

On ne peut de frayeur être plus agitée.

 
SCÈNE DEUX

ARGÉNIE, GÉLONIDE

La comtesse d'Olonne devient amoureuse du comte de Guiche et consulte la comtesse de Fiesque.

ARGÉNIE

Vous ne croiriez jamais, aimable Gélonide,
Que pour prendre un amant je fusse encor timide.
Cependant, je balance à recevoir le cœur
D'un garçon de vingt ans, d'un aimable vainqueur.
Qui me dit chaque jour qu'il m'aime, qu'il m'adore ;
Vous le connaissez bien, c'est le charmant Bigdore,
Qui, véritablement, en ressentant vos coups.
N'a pas eu de sujet de se plaindre de vous.
Le croyez-vous mon fait? Est-il homme solide?
Vous m'entendez fort bien, ma chère Gélonide.

GÉLONIDE

Madame, à tout ceci, d'honneur, je n'entends rien.

ARGÉNIE

Je parlerai plus clair : ce garçon f…t-il bien ?

GÉLONIDE

Que dites-vous, madame ? Ah ! l'horrible langage !

ARGÉNIE
  
Ne le parlez-vous plus, depuis votre veuvage?

GÉLONIDE

Moi ! je dis tout au plus des mots à double sens.

ARGÉNIE

Comment nommez- vous donc un v… en mots décents ?

GÉLONIDE

Si je nommais cela, je dirais une p....

ARGÉNIE

Ayant le v… au c… vous m'avez bien la mine
De l'y laisser plutôt jusques au lendemain
Que d'oser, pour l'ôter, y toucher de la main.
Mais quittons ce propos, chacun f…t à sa guise.
Bannissons les façons, parlons avec franchise :
Que me conseillez-vous sur ce nouveau fouleur ?

GÉLONIDE

On ne prend là-dessus avis que de son cœur.
Pour moi, j'ai cru le mien; croyez-en donc le vôtre,
Il vous conseillera beaucoup mieux que tout autre.

ARGÉNIE

Le mien sur ce fouteur ne pense rien de bon.
Et mille gens m'ont dit qu'il n'aimait pas le c…
Au contraire, on m'a dit qu'il est de la manchette.
Et que faisant semblant de le mettre en levrette,
Le drôle, en vous parlant toujours de grand chemin,
Comme s'il se trompait, enfilait le voisin ;
Par inclination, c'est un branleur de pique.

GÉLONIDE

Et qui cherche le c… par pure politique.

ARGÉNIE

Que dites-vous, madame, et comment parlez-vous ?

GÉLONIDE

On apprend à hurler, aux bois, avec les loups.

ARGÉNIE

Je suis de votre avis, madame, je l'approuve.
Mais je suis la brebis pour foutre et vous la louve.


 ( à suivre )

vendredi 29 août 2014

Secrets d'histoire : La révolution française

                

"Entre mai et août 1789, tout l'Ancien Régime s'est effondré... Les Français ont fait du rejet de leur passé national le principe de la Révolution.
Une idée philosophique s'est incarnée dans l'histoire d'un peuple."
François Furet, la Révolution française

mardi 26 août 2014

Dernières lettres de Mme du Châtelet à son amant

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En 1748, le roi Stanislas de Pologne accueille Voltaire et Mme du Châtelet à Lunéville. Mme de Boufflers est là, ainsi que le poète Saint-Lambert (en qualité de "grand-maître de sa garde robe"...).
Par malheur pour elle, Emilie tombe éperdument amoureuse de ce bellâtre. Lui ne se fait pas prier pour lui accorder ce qu'elle demande.
A la fin de l'année, Voltaire et Mme du Châtelet repartent pour Cirey. C'est là, alors qu'elle est âgée de 42 ans, qu'Emilie découvre sa grossesse.
Mme du Châtelet

MME DU CHÂTELET A LA MARQUISE DE BOUFFLERS.
Paris, jeudi 3 avril 1749.
Eh bien! il faut donc vous dire mon malheureux secret sans attendre votre réponse sur celui que je vous demandais, je sens que vous me le promettrez que vous le garderez, et vous allez voir qu’il ne pourra pas se garder encore longtemps.
Je suis grosse, et vous imaginez bien l’affliction où je suis, combien je crains pour ma santé, et même pour ma vie, combien je trouve ridicule d’accoucher à quarante ans, après en avoir été dix-sept sans faire d’enfant; combien je suis affligée pour mon fils. Je ne veux pas le dire encore, crainte que cela n’empêche son établissement... Personne ne s’en doute, il y paraît très peu, je compte cependant être dans le quatrième et je n’ai pas encore senti remuer. Ce ne sera qu’à quatre mois et demi; je suis si peu grosse que si je n’avais quelque étourdissement ou quelque incommodité, et si ma gorge n’était pas fort gonflée, je croirais que c’est un dérangement. Vous sentez combien je compte sur votre amitié, et combien j’en ai besoin pour me consoler et pour m’aider à supporter mon état. Il me serait bien dur de passer tant de temps sans vous et d’être privée de vous pendant mes couches. Cependant comment les aller faire à Lunéville et y donner cet embarras-là. Je ne sais si je dois assez compter sur les bontés du roi pour croire qu’il le désirât et qu’il me laissât le petit appartement de la reine que j’occupais, car je ne pourrais coucher dans l’aile à cause de l’odeur du fumier, du bruit et de l’éloignement de M. de Voltaire et de vous. Je crains que le roi ne soit alors à Commercy et qu’il ne voulut pas abréger son voyage. J’accoucherai vraisemblablement à la fin août ou au commencement de septembre au plus tard...

DE MADAME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT
[Paris, avril 1749.]
... Je n’ai point de lettre de vous encore aujourd’hui cela est abominable, cela est d’une dureté et d’une barbarie qui est au-dessus de toute qualification, comme la douleur où je suis est au-dessus de toute expression. Ne soyez pas cependant excédé de mes lettres; Si je n’en reçois pas la première poste, je ne vous écrirai plus...
Saint-Lambert

DE MADAME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT
Trianon, 29 avril 1749.
... Peut-être serai-je assez faible pour vous aimer et pour accoucher à Lunéville, quand même vous n’iriez pas à Nancy, mais je serais malheureuse et tourmentée, et je vous tourmenterais. Il n’y a que ce sacrifice qui puisse remettre le calme dans mon coeur et je ne vois aucune raison de me le refuser...

DE MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
[Paris,] 18 mai 1749.
Non, il n’est pas possible à mon coeur de vous exprimer combien il vous adore, l’impatience extrême où je suis de me rejoindre à vous pour ne vous quitter jamais... Ne me reprochez pas mon Newton, j’en suis assez punie, je n’ai jamais fait de plus grand sacrifice à la raison que de rester ici pour le finir; c’est une besogne affreuse et pour laquelle il faut une tête et une santé de fer. Je ne fais que cela, je vous jure, et je me reproche bien le peu de temps que j’ai donné à la société depuis que je suis ici. Quand je songe que je serais actuellement avec vous...



MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
[Paris, 20] mai 1749.
Mon départ ne dépend pas absolument de moi, mais de Clairaut et de la difficulté de ce que je fais; j’y sacrifie tout, jusqu’à ma figure; je vous prie de vous en souvenir, si vous me trouvez changée. Savez-vous la vie que je mène depuis le départ du roi? Je me lève à neuf heures, quelquefois à huit; je travaille jusqu’à trois, je prends mon café à trois heures, je reprends le travail à quatre, je quitte à dix pour manger un morceau seule. Je cause jusqu’à minuit avec M. de Voltaire, qui assiste à mon souper, et je reprends le travail à minuit, jusqu’à cinq heures. Quelquefois j’attends après M. Clairaut, et j’emploie le temps à mes affaires et à revoir mes épreuves. Madame du Deffand, M. de Voltaire, tout le monde sans exception, est refusé pour souper, et je me suis fait une loi de ne plus souper dehors pour pouvoir finir. Je conviens que si j’avais mené cette vie depuis que je suis à Paris, j’aurais fini à présent, mais j’ai commencé par avoir beaucoup d’affaires: je me suis livrée à la société, le soir; je croyais que la journée me suffirait. J’ai vu qu’il fallait ou renoncer à aller accoucher à Lunéville, ou perdre le fruit de mon travail, au cas que je meure en couches... Ma santé se soutient merveilleusement, je suis sobre et je me noie d’orgeat, cela me soutient, mon enfant remue beaucoup, et se porte à ce que j’espère aussi bien que moi...(...)
Je ne puis rien aimer que ce que je partage avec vous, car je n’aime pas Newton, au moins; je le finis par raison et par honneur, mais je n’aime que vous... Je prie madame de B[oufflers] de garder mon fils, sous prétexte de comédies, il ne ferait que vous embarrasser à Cirey.
 
le château de Lunéville
En août 1749, Emilie revient à Lunéville, toujours accompagnée de Voltaire. L'accouchement est proche. Saint-Lambert se montre pour sa part toujours aussi distant.

DE MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
[Août 1749.]
Mon Dieu, que tout ce qui était chez moi quand vous êtes parti m’impatientait! que mon coeur avait de choses à vous dire! Vous m’avez traitée bien cruellement, vous ne m’avez pas regardée une seule fois; je sais bien que je dois encore vous en remercier, que c’est décence, discrétion, mais je n’en ai pas moins senti la privation; je suis accoutumée à lire à tous les instants de ma vie dans vos yeux charmants que vous êtes occupé de moi, que vous m’aimez; je les cherche partout, et assurément je ne trouve rien qui leur ressemble; les miens n’ont plus rien à regarder. Je suis d’une impatience extrême de savoir si vous monterez la garde demain?... Songez que si vous montez la garde demain, je puis vous revoir lundi, songez qu’un jour est tout pour moi; et je n’ai pas besoin, pour le sentir, de mes craintes ridicules, car je les condamne; mais un jour passé avec vous vaut mieux qu’une éternité sans vous. Je ferai mon possible pour n’avoir pas d’humeur ce soir; mais comment ferais-je pour qu’on ne s’aperçoive pas de l’inquiétude et du malaise de mon âme, car c’est le mot qui peut rendre mon état. Ne jugez point de moi par ce que j ai été, je ne voulais pas vous aimer à cet excès, mais à présent que je vous connais davantage, je sens que je ne puis jamais vous aimer assez. Si vous ne m’aimez pas moins, si mes torts n’ont pas affaibli cet amour charmant, sans lequel je ne pourrais vivre, je suis bien sûre qu’il n’existe personne d’aussi heureuse que moi, mais je vous avoue que je le crains. Rassurez-moi, mon coeur en a besoin; la moindre diminution dans vos sentiments me déchirerait de remords; je croirais toujours que ç’a été ma faute, que sans Paris vous auriez toujours été le même. Songez que mon amour, que les chagrins que vous m’avez faits en voulant me quitter et par la crainte de ces grenadiers, m’ont assez punie; je vous aime avec une ardeur bien faite pour vous rendre heureux, si vous pouvez m’aimer encore comme vous m’avez aimée. Je n’ai rien trouvé de mieux à vous envoyer que la cassette où vous renfermerez mes lettres. Rapportez-les, je vous le demande à genoux, bonheur de ma vie. 

DE MME DU CHÂTELET AU MARQUIS DE SAINT-LAMBERT.
Samedi 30 août 1749.
Vous me connaissez bien peu; vous rendez bien peu justice aux empressements de mon coeur, si vous croyez que je puisse être deux jours sans avoir de vos lettres, lorsqu’il m’est possible de faire autrement. Vous êtes d’une confiance sur la possibilité de monter vos gardes en arrivant, qui ne s’accorde guère avec l’impatience avec laquelle je supporte votre absence. Quand je suis avec vous, je supporte mon état avec patience, je ne m’en aperçois souvent pas; mais quand je vous ai perdu, je ne vois plus rien qu’en noir. J’ai encore été aujourd’hui à ma petite maison, à pied, et mon ventre est si terriblement tombé, j’ai si mal aux reins, je suis si triste ce soir, que je ne serais point étonnée d’accoucher cette nuit, mais j’en serais bien désolée, quoique je sache que cela vous ferait plaisir. Je vous ai écrit hier huit pages, vous ne les recevrez que lundi. Vous n’articulez point si vous reviendrez mardi, et si vous pourrez éviter d’aller à Nancy au mois de septembre. Ne me laissez pas d’incertitude, je suis d’une affliction et d’un découragement, qui m’effrayeraient si je croyais aux pressentiments. Le prince va être bien heureux de vous posséder; il n’en connaîtra pas le prix si bien que moi. Dites bien au prince que vous n’irez plus à Haroue avant mes couches, je ne le souffrirais pas. J’ai un mal de reins insupportable et un découragement dans l’esprit et dans toute ma personne dont mon coeur seul est préservé. Ma lettre qui est à Nancy vous plaira plus que celle-ci; je ne vous aimais pas mieux, mais j’avais plus de force pour vous le dire, il y a moins de temps que je vous avais quitté! Je finis parce que je ne puis plus écrire.

Emilie accouche d'une fille dans la nuit du 4 septembre. Le 9 septembre, elle est prise de fièvre et meurt au cours de la nuit qui suit. Avant de la porter en terre, Mme de Boufflers retire de sa main la bague qui contient le portrait de Saint-Lambert...

jeudi 21 août 2014

Le supplice de Damiens, vu par Marion Sigaut (2)

Un lecteur québecois m'a très récemment envoyé quelques textes de Marion Sigaut, m'encourageant à les commenter. L'un d'eux, consacré à l'attentat de Damiens sur la personne de Louis XV, a attiré mon attention.
N'en déplaise à ce monsieur, qui prête à madame Sigaut la volonté de rétablir la vérité historique, j'ai pour ma part relevé bon nombre d'inexactitudes et d'omissions (cf passages soulignés et commentaire en bas de page) dans ce récit.

Intéressons-nous cette fois à la seconde partie de l'article.

 
Marion Sigaut



(...) Puis on fit lancer, par l’inévitable Le Paige et quelques autres, une violente campagne diffamatoire contre les jésuites. Rien ne leur fut épargné : après l’imputation habituelle d’avoir prôné le régicide, le reproche des relations particulières qu’ils avaient eues avec Damiens (c’est chez eux que François débuta dans le métier, avant d’entrer dans le monde parlementaire), ils furent bientôt mis en cause par un raisonnement imparable : les jésuites étaient tellement vicieux, que moins on trouverait trace de leur implication dans l’attentat, plus ce serait la preuve de leur culpabilité. Qui, à part eux, était à ce point capable de brouiller les pistes ? Application nouvelle de la paranoïa des procès en sorcellerie, qui fut efficace : des parents affolés retirèrent leurs garçons du collège Louis-le-Grand. Fin de l’acte trois.
Les pires horreurs circulèrent sur Damiens. Pour commencer, tout le monde le dit fou, et Voltaire le premier. Du fond de son domaine de Ferney, le poète se répandit en calomnies contre le malheureux qui fut, bien évidemment, accusé de fanatisme religieux. Tout le monde s’y mit, et chacun y alla de son couplet pour trouver à l’attentat une motivation politico-religieuse et les marques d’un complot ourdi par le camp d’en face, molinistes contre jansénistes, partisans de l’archevêque contre défenseurs du Parlement.
Absolument personne n’accepta d’envisager l’hypothèse que Damiens, dont tous ceux qui l’approchèrent purent voir qu’il était sain d’esprit, ait pu agir pour des raisons personnelles.
Enfin, le samedi 26 mars, ce qui restait du Parlement, augmenté des princes et pairs, se réunit à la Grand’chambre pour le jugement : acte quatre.
Ce que ces barbares en toge décidèrent ce jour-là dépasse l’entendement. Après que Damiens, digne et encore beau malgré deux mois de geôle, leur faisant face et les reconnaissant, eut répondu sans se démonter au feu roulant des questions interronégatives qu’on lui assénait et lui interdisait la moindre spontanéité, Messieurs et la fine fleur de la noblesse et de la franc-maçonnerie à la mode votèrent les détails de son supplice. Pas une voix ne s’éleva pour protester, et c’est à l’unanimité qu’il fut décidé qu’un père de famille de quarante-deux ans, après avoir été soumis à une impitoyable torture destinée à lui faire avouer des complices qu’on savait ne pas exister, serait tenaillé, brûlé à petit feu, et démembré le plus lentement possible.
Le roi tenta vainement d’obtenir qu’on l’étranglât pour lui épargner un calvaire dont l’Histoire de France n’avait pas conservé le souvenir, puisqu’on crut devoir en rajouter sur ce qu’on fit subir à Ravaillac. Louis XV n’avait pas le pouvoir de lui épargner ça.
Au cours de la torture, qui lui fut appliquée le matin de son supplice, des précautions particulières furent prises pour éviter qu’un engourdissement ne vienne alléger une souffrance qu’on voulait à son comble. Puis il fut conduit en Grève.
La place était noire de monde, mais qu’on ne s’imagine pas que le peuple était là pour le plaisir : à part les amateurs qui avaient chèrement payé leur place aux fenêtres ou sur les toits, personne n’était censé rien y voir et la troupe tenait la foule à distance. Il fallut même l’intervention de la force publique pour que les commis du bourreau réussissent à se faire délivrer le souffre et le plomb dont ils avaient besoin pour procéder : soutenus par la foule, les épiciers du quartier refusaient de leur vendre la marchandise.
Incapable de procéder à une telle ignominie, le bourreau se fit porter pâle, et celui qu’il avait soudoyé pour le faire à sa place fut retrouvé ivre-mort sous l’échafaud.
On paya grassement quelques misérables qui acceptèrent, et Messieurs, assis au pied de l’hôtel de ville, soutinrent sans broncher le spectacle. Alors que les princes et pairs n’avaient pas eu le cœur de voir ce que leur lâcheté avait permis, les magistrats instructeurs n’en perdirent pas une miette, et refusèrent même, alors que François hurlait depuis plus de deux heures et que la foule grondait, qu’on en finisse et qu’on l’achève.
On connaît quelques-uns des sauvages qui trouvèrent à leur goût de suivre, comme au spectacle, le dépeçage vivant d’un bel homme nu. Il y eut Casanova, qui se vanta d’avoir profité de la presse pour sodomiser une dame, il y eut l’encyclopédiste La Condamine qui réussit à se frayer un chemin jusqu’au bas de l’échafaud, le poète Robbé de Beauveset qui paya pour être au premier rang…
Le supplice de Damiens, que les pervers amateurs d’atroce se passent et se repassent comme le sommet du genre, fut l’œuvre exclusive de Messieurs du Parlement. Quand on vint lui faire le compte-rendu de la journée, le roi se trouva mal, et éconduisit une garce venue en minaudant se vanter d’avoir tout vu jusqu’à la fin.
Le supplice de Damiens fut le triomphe des barbares. Ils réussirent non seulement à s’offrir un spectacle que le roi en personne ne put empêcher, mais obtinrent que, pour ses contemporains et la postérité, Damiens soit considéré comme fou et irresponsable, et son nom associé à  ce supplice.
Leur victoire fut surtout de réussir à cacher que le roi Louis XV était pédophile, et que le fils du peuple Damiens avait une fille.
Cinq années de recherches acharnées dans les archives m’ont permis de mettre à jour la personnalité et les motivations d’un homme de cœur et de courage qui donna, un soir d’hiver, une leçon d’honneur à un roi dépravé.
François Damiens ne fut pas le « misérable de la lie du peuple » que dénonça le fielleux Voltaire. Fils d’honnêtes paysans artésiens, François fut certainement un être angoissé, un peu menteur, un peu manipulateur. Mais il fut surtout l’époux amoureux d’une douce Elizabeth et le papa d’une jolie Marie dont il était fou. Bon camarade, généreux, irrésistible, il était le premier à rendre service, il respectait et aimait son vieux père, gâtait quand il le pouvait ses neveux et nièces. Ses maîtres, auxquels il voua jusqu’à la mort une loyauté sans faille, furent tous satisfaits de son service précis et sérieux. Personne n’a à rougir de porter ce nom.
Il fut certainement l’être le plus calomnié de son temps, et une chape de plomb générale s’abattit sur son histoire, afin de masquer les sombres manœuvres de magistrats sadiques tenant d’une main ferme un réservoir sans fond d’enfants perdus sans parents pour les défendre, et de l’autre un roi tenu à leur merci par un perpétuel chantage à la révélation de ses mœurs inavouables. 
 
le supplice de Damiens

On connaît l'hypothèse de Marion Sigaut concernant l'affaire : la fille de Damiens aurait fait l'objet d'un enlèvement, elle aurait ensuite échoué à l'Hôpital Général, elle aurait enfin été victime d'abus sexuels comme tant d'autres enfants de l'époque. Le roi aurait quant à lui été mêlé d'une manière ou d'une autre à ce trafic pédocriminel, ce qui expliquerait in fine l'attentat commis par Damiens... Ouf...
Pour appuyer cette thèse (vous aurez noté que le conditionnel est souvent de mise), Marion Sigaut avance deux arguments :
- Robert-François Damiens était un "homme de coeur et de courage", "époux amoureux d'une douce Elizabeth", "papa d'une jolie Marie dont il était fou", et "valet modèle". Avec un tel portrait, qui oserait encore croire que l'attentat ait été l'acte d'un déséquilibré ? Ou même celui d'un comploteur ? Non, ce brave homme a tout simplement voulu se venger, cela crève les yeux !
- De qui ? Mais d'un roi "pédophile" voyons ! De ce pédocriminel qu'était Louis XV ! De là à imaginer qu'il ait abusé de la petite Marie (avec la complicité des monstres jansénistes, évidemment), il n'y a qu'un pas à faire...
Et voilà ! La boucle est bouclée. Passez, muscade !

On passera assez rapidement sur cette accusation, totalement anachronique, qui présente le roi sous les traits d'un pervers attiré par les petites filles. Dans son ouvrage Louis XV intime, Comte Fleury dresse effectivement une liste assez stupéfiante des petites maîtresses du souverain en même temps qu'un portrait de Madame de Pompadour, la "surintendante des plaisirs du roi". Mais si la "putain" Marie-Louise Murphy (le mot est de d'Argenson) avait 15 ans lorsqu'elle entra dans son lit, d'autres comme la Pompadour ou la du Barry étaient âgées de plus de vingt ans lorsqu'elles devinrent ses maîtresses. 
Marie-Louise Murphy peinte par Boucher

Lieu sinistre, le quartier du Parc-aux-cerfs vit défiler un nombre incalculable de jeunes femmes et d'autres, plus âgées, destinées à satisfaire l'appétit sexuel démesuré d'un roi libertin et débauché. Qu'elles aient été vierges ou non, ces "amours de passage" (le mot est cette fois de Comte Fleury) se devaient surtout d'être saines afin de prévenir tout risque de maladie. C'était la condition sine qua non pour obtenir ce bien triste sésame...

On s'attardera davantage sur le très surprenant portrait de Damiens que nous propose ici Marion Sigaut. En effet, les documents du procès contredisent point par point toutes les affirmations de la polémiste (mais ils sont trafiqués ! nous dirait-elle...)
Ainsi, Damiens n'a rien de ce "valet modèle" décrit ci-dessus. C'est au contraire l'instabilité qui qualifie le mieux ses premières années de service : après un an et demi chez les Jésuites, il quitte leur maison parce qu'on a voulu le "mettre à l'eau" (questions 44-45) ; puis onze mois chez le sieur Colabeau, avant de revenir chez les Jésuites où il reprend le "même poste" (question 48) ; il demeure un temps chez le comte de Bouville, mais en est "renvoyé" (question 54) ; il quitte ensuite un conseiller du Parlement pour des "vivacités" (question 62), le comte de Maridor parce qu'il "s'ennuyait du pays du Maine"(question 64) , Madame de Verneuil parce qu'il est "renvoyé" (question 72). On s'épargnera l'ennuyeuse liste de ces états de service fort peu honorables pour nous tourner vers cette journée du 5 juillet 1756, où la vie de Damiens bascule définitivement, avec le vol de deux cent quarante louis d'or (seulement "cent trente", plaide Damiens) auprès du négociant Michel. De juillet 1756 à janvier 1757, l'existence de ce "valet modèle" se résumera à une fuite dans le nord de la France pour échapper aux autorités. On notera au passage que cet être parfaitement équilibré, qui n'avait rien d'un "fou" ni d'un "irresponsable" (dixit madame Sigaut) tenta lors de son périple de mettre fin à ses jours en ingérant de l'arsenic (6ème interrogatoire, question 171).
Damiens


Un mot enfin sur l'"époux amoureux" dont parle Marion Sigaut... On apprend au cours du 6è interrogatoire de Versailles qu'il a vécu "plusieurs années de libertinage" avec une femme de chambre prénommée Manon et qu'il a "souvent maltraité sa femme". Le témoignage de son épouse nous éclaire un peu plus encore sur la personnalité du prévenu : Il lui donnait "peu" d'argent et le lui "jetait souvent comme à un chien"(question 15), il "la maltraitait souvent" et était "brutal comme un cheval"(question 26). Voilà pour le mari modèle...

On finira sur une note plus légère en s'amusant du cri d'orfraie poussé par Marion Sigaut face au sodomite (!) Casanova. Eh bien, redécouvrons (et faisons-la découvrir à Madame Sigaut...) la page en question, extraite des mémoires du libertin :

"Au supplice de Damiens, j’ai dû détourner mes yeux quand je l’ai entendu hurler n’ayant plus que la moitié de son corps ; mais la Lambertini et Mme XXX ne les détournèrent pas ; et ce n’était pas un effet de la cruauté de leur cœur. Elles me dirent, et j’ai dû faire semblant de leur croire, qu’elles ne purent sentir la moindre pitié d’un pareil monstre, tant elles aimaient Louis XV. Il est cependant vrai que Tireta tint Mme XXX si singulièrement occupée pendant tout le temps de l’exécution qu’il se peut que ce ne soit qu’à cause de lui qu’elle n’a jamais osé ni bouger, ni tourner la tête.
Giacomo Casanova

Etant derrière elle, et fort près, il avait troussé sa robe pour ne pas y mettre les pieds dessus, et c’était fort bien. Mais après j’ai vu en lorgnant qu’il l’avait troussée un peu trop ; et pour lors déterminé à ne vouloir ni interrompre l’entreprise de mon ami, ni gêner Mme XXX, je me suis mis de façon derrière mon adorée que sa tante devait être sûre que ce que Tireta lui faisait ne pouvait être vu ni de moi ni de sa nièce. J’ai entendu des remuements de robe pendant deux heures entières, et trouvant la chose fort plaisante, je ne me suis jamais écarté de la loi que je m’étais faite. J’admirais en moi-même plus encore le bon appétit que la hardiesse de Tireta, car dans celle-ci j’avais été souvent aussi brave que lui.

Quand j’ai vu, à la fin de la fonction, Mme XXX se lever, je me suis tourné aussi. J’ai vu mon ami gai, frais et tranquille comme si de rien n’était ; mais la dame me parut pensive, et plus sérieuse que d’ordinaire. Elle s’était trouvée dans la fatale nécessité de devoir dissimuler et souffrir en patience tout ce que le brutal lui avait fait pour ne pas faire rire la Lambertini, et pour ne pas découvrir à sa nièce des mystères qu’elle devait encore ignorer."

O.M

mercredi 20 août 2014

Le supplice de Damiens, vu par Marion Sigaut (1)

Un lecteur québecois m'a très récemment envoyé quelques textes de Marion Sigaut, m'encourageant à les commenter. L'un d'eux, consacré à l'attentat de Damiens sur la personne de Louis XV, a attiré mon attention.
N'en déplaise à ce monsieur, qui prête à madame Sigaut la volonté de rétablir la vérité historique, j'ai pour ma part relevé bon nombre d'inexactitudes et d'omissions (cf passages soulignés et commentaire en bas de page) dans ce récit.
Intéressons-nous tout d'abord à la première partie de l'article.
 
Marion Sigaut
C’est le mercredi 5 janvier 1757 au soir, par un froid polaire, qu’un valet du nom de Robert-François Damiens entra dans l’Histoire en plantant dans le dos du roi Louis XV la petite lame d’un canif. La stupeur s’abattit sur le royaume. Partout où la nouvelle arriva, à la vitesse d’un cheval au galop, la population en larmes se rassembla dans les églises.
A Paris, alertés par leurs valets, Messieurs du Parlement, les démissionnaires comme les autres, se rassemblèrent au palais au milieu de la nuit, abasourdis. Alors qu’on savait que le roi n’avait rien, Messieurs furent pris de panique : ils connaissaient tous Damiens.
Tous l’avaient croisé au temps où ce valet modèle promenait entre la rue des Maçons et le palais de Justice sa belle taille et son insatiable curiosité des choses du temps. Après avoir servi plusieurs conseillers au Parlement de Paris, François Damiens avait été, pendant la guerre contre l’archevêque, le valet d’un chef de l’opposition janséniste dont il connaissait tous les partisans.
Messieurs se ressaisirent, et mirent au point une stratégie en plusieurs actes. Il était trois heures du matin quand fut enfin prête la missive qu’ils chargèrent le Premier président de porter au roi. Ils y suppliaient sa majesté de leur accorder de juger le coupable (l’attentat ayant eu lieu à Versailles, le jugement n’était pas de leur ressort) et de rendre leurs démissions. 
 Le roi se fit un peu prier, refusa de pardonner aux démissionnaires, mais finalement accepta que ceux qui ne l’étaient pas puissent juger Damiens. Fin du premier acte.
Ramené à Paris, le prisonnier fut mis au secret le plus total : même ses gardiens se virent interdire de quitter la tour Montgomery jusqu’à la fin du procès. Puis on fit arrêter et mettre au secret sa femme, sa fille, son père, ses frères et sœur, leurs conjoints et jusqu’à leurs enfants, ses amis enfin : tout le monde fut bouclé avec des précautions particulières pour que personne ne puisse les entendre. Fin du deuxième acte. 

A lire madame Sigaut, on pourrait croire que les premiers interrogatoires menés par la Grand'Chambre du Parlement se déroulent immédiatement après l'attentat du 5 janvier. La polémiste évoque le mouvement de "panique" qui s'empare des parlementaires (jansénistes), suivi d'une réunion "au milieu de la nuit", et conclu par une missive apportée au roi à "trois heures du matin". Cet empressement à s'emparer de l'affaire, forcément suspect aux yeux du lecteur, aurait empêché Damiens de révéler ses amitiés jansénistes et, pourquoi pas, l'implication de ces derniers dans l'attentat. En somme, Marion Sigaut insinue qu'on aurait cherché à le faire taire...
Pour que sa thèse devienne crédible, elle omet de préciser qu'avant d'être transféré à Paris, Damiens a subi six interrogatoires à Versailles, tous menés dans la chambre criminelle de l'Hôtel du roi, par le lieutenant de police Le Brillet et par plusieurs ministres. A moins de les soupçonner, eux aussi, de faire partie d'un présumé complot janséniste (Marion Sigaut emploie prudemment le mot "stratégie"...), on comprend mal pour quelle raison ils auraient dissimulé les révélations du régicide... Ces premiers interrogatoires méritent d'ailleurs d'être examinés plus attentivement. Damiens y affirme immédiatement avoir agi "à cause de la religion" (question 11), et sans aucun complice. Selon lui, "l'archevêque de Paris est la cause de tout le trouble par les sacrements qu'il a fait refuser". Il explique ensuite que "le peuple de Paris périt", que "malgré toutes les représentations que le Parlement fait, le roi n'a voulu en entendre à aucune." (question 12), que "les trois quarts du peuple périssent" (question 73). On apprend également qu'il a été "en pension au collège des Jésuites à Béthune" (question 48), qu'il est longuement resté domestique (pendant quatre ans ?) chez "les Jésuites de Paris" (question 64), qu'il a ensuite servi chez de nombreux "magistrats" (question 62),  qu'il connaît des conseillers du Parlement (question 57), notamment "Beze de Lys, La Guillaumie, Clément, Lambert et Boulainvilliers"....
Dans la guerre à mort que se livraient alors les deux camps (jansénistes et jésuites), les témoignages du régicide constituaient l'arme idéale pour abattre l'adversaire.  Mais il s'agissait de faire vite ! 
Soucieux d'apaiser ses relations avec le Parlement parisien, le roi accepta que les officiers de la prévôté soient dessaisis de l'affaire et que l'instruction soit déplacée à Paris. Dans la nuit du 17 au 18 janvier (soit douze jours après l'attentat !), Damiens fut transféré de Versailles à la Conciergerie. Les audiences reprirent le lendemain matin, sous l'égide cette fois du Président de Maupeou.

Cette période, pourtant essentielle, allant du 5 au 17 janvier n'est même pas mentionnée par Marion Sigaut. Pour quelle raison ? Sans doute parce qu'elle n'entre pas dans sa grille de lecture... C'est ce que nous verrons en nous penchant dans la seconde partie de l'article sur celui qu'elle qualifie de "valet modèle",  à savoir Robert-François Damiens.
(à suivre ici)