jeudi 21 août 2014

Le supplice de Damiens, vu par Marion Sigaut (2)

Un lecteur québecois m'a très récemment envoyé quelques textes de Marion Sigaut, m'encourageant à les commenter. L'un d'eux, consacré à l'attentat de Damiens sur la personne de Louis XV, a attiré mon attention.
N'en déplaise à ce monsieur, qui prête à madame Sigaut la volonté de rétablir la vérité historique, j'ai pour ma part relevé bon nombre d'inexactitudes et d'omissions (cf passages soulignés et commentaire en bas de page) dans ce récit.

Intéressons-nous cette fois à la seconde partie de l'article.

 
Marion Sigaut



(...) Puis on fit lancer, par l’inévitable Le Paige et quelques autres, une violente campagne diffamatoire contre les jésuites. Rien ne leur fut épargné : après l’imputation habituelle d’avoir prôné le régicide, le reproche des relations particulières qu’ils avaient eues avec Damiens (c’est chez eux que François débuta dans le métier, avant d’entrer dans le monde parlementaire), ils furent bientôt mis en cause par un raisonnement imparable : les jésuites étaient tellement vicieux, que moins on trouverait trace de leur implication dans l’attentat, plus ce serait la preuve de leur culpabilité. Qui, à part eux, était à ce point capable de brouiller les pistes ? Application nouvelle de la paranoïa des procès en sorcellerie, qui fut efficace : des parents affolés retirèrent leurs garçons du collège Louis-le-Grand. Fin de l’acte trois.
Les pires horreurs circulèrent sur Damiens. Pour commencer, tout le monde le dit fou, et Voltaire le premier. Du fond de son domaine de Ferney, le poète se répandit en calomnies contre le malheureux qui fut, bien évidemment, accusé de fanatisme religieux. Tout le monde s’y mit, et chacun y alla de son couplet pour trouver à l’attentat une motivation politico-religieuse et les marques d’un complot ourdi par le camp d’en face, molinistes contre jansénistes, partisans de l’archevêque contre défenseurs du Parlement.
Absolument personne n’accepta d’envisager l’hypothèse que Damiens, dont tous ceux qui l’approchèrent purent voir qu’il était sain d’esprit, ait pu agir pour des raisons personnelles.
Enfin, le samedi 26 mars, ce qui restait du Parlement, augmenté des princes et pairs, se réunit à la Grand’chambre pour le jugement : acte quatre.
Ce que ces barbares en toge décidèrent ce jour-là dépasse l’entendement. Après que Damiens, digne et encore beau malgré deux mois de geôle, leur faisant face et les reconnaissant, eut répondu sans se démonter au feu roulant des questions interronégatives qu’on lui assénait et lui interdisait la moindre spontanéité, Messieurs et la fine fleur de la noblesse et de la franc-maçonnerie à la mode votèrent les détails de son supplice. Pas une voix ne s’éleva pour protester, et c’est à l’unanimité qu’il fut décidé qu’un père de famille de quarante-deux ans, après avoir été soumis à une impitoyable torture destinée à lui faire avouer des complices qu’on savait ne pas exister, serait tenaillé, brûlé à petit feu, et démembré le plus lentement possible.
Le roi tenta vainement d’obtenir qu’on l’étranglât pour lui épargner un calvaire dont l’Histoire de France n’avait pas conservé le souvenir, puisqu’on crut devoir en rajouter sur ce qu’on fit subir à Ravaillac. Louis XV n’avait pas le pouvoir de lui épargner ça.
Au cours de la torture, qui lui fut appliquée le matin de son supplice, des précautions particulières furent prises pour éviter qu’un engourdissement ne vienne alléger une souffrance qu’on voulait à son comble. Puis il fut conduit en Grève.
La place était noire de monde, mais qu’on ne s’imagine pas que le peuple était là pour le plaisir : à part les amateurs qui avaient chèrement payé leur place aux fenêtres ou sur les toits, personne n’était censé rien y voir et la troupe tenait la foule à distance. Il fallut même l’intervention de la force publique pour que les commis du bourreau réussissent à se faire délivrer le souffre et le plomb dont ils avaient besoin pour procéder : soutenus par la foule, les épiciers du quartier refusaient de leur vendre la marchandise.
Incapable de procéder à une telle ignominie, le bourreau se fit porter pâle, et celui qu’il avait soudoyé pour le faire à sa place fut retrouvé ivre-mort sous l’échafaud.
On paya grassement quelques misérables qui acceptèrent, et Messieurs, assis au pied de l’hôtel de ville, soutinrent sans broncher le spectacle. Alors que les princes et pairs n’avaient pas eu le cœur de voir ce que leur lâcheté avait permis, les magistrats instructeurs n’en perdirent pas une miette, et refusèrent même, alors que François hurlait depuis plus de deux heures et que la foule grondait, qu’on en finisse et qu’on l’achève.
On connaît quelques-uns des sauvages qui trouvèrent à leur goût de suivre, comme au spectacle, le dépeçage vivant d’un bel homme nu. Il y eut Casanova, qui se vanta d’avoir profité de la presse pour sodomiser une dame, il y eut l’encyclopédiste La Condamine qui réussit à se frayer un chemin jusqu’au bas de l’échafaud, le poète Robbé de Beauveset qui paya pour être au premier rang…
Le supplice de Damiens, que les pervers amateurs d’atroce se passent et se repassent comme le sommet du genre, fut l’œuvre exclusive de Messieurs du Parlement. Quand on vint lui faire le compte-rendu de la journée, le roi se trouva mal, et éconduisit une garce venue en minaudant se vanter d’avoir tout vu jusqu’à la fin.
Le supplice de Damiens fut le triomphe des barbares. Ils réussirent non seulement à s’offrir un spectacle que le roi en personne ne put empêcher, mais obtinrent que, pour ses contemporains et la postérité, Damiens soit considéré comme fou et irresponsable, et son nom associé à  ce supplice.
Leur victoire fut surtout de réussir à cacher que le roi Louis XV était pédophile, et que le fils du peuple Damiens avait une fille.
Cinq années de recherches acharnées dans les archives m’ont permis de mettre à jour la personnalité et les motivations d’un homme de cœur et de courage qui donna, un soir d’hiver, une leçon d’honneur à un roi dépravé.
François Damiens ne fut pas le « misérable de la lie du peuple » que dénonça le fielleux Voltaire. Fils d’honnêtes paysans artésiens, François fut certainement un être angoissé, un peu menteur, un peu manipulateur. Mais il fut surtout l’époux amoureux d’une douce Elizabeth et le papa d’une jolie Marie dont il était fou. Bon camarade, généreux, irrésistible, il était le premier à rendre service, il respectait et aimait son vieux père, gâtait quand il le pouvait ses neveux et nièces. Ses maîtres, auxquels il voua jusqu’à la mort une loyauté sans faille, furent tous satisfaits de son service précis et sérieux. Personne n’a à rougir de porter ce nom.
Il fut certainement l’être le plus calomnié de son temps, et une chape de plomb générale s’abattit sur son histoire, afin de masquer les sombres manœuvres de magistrats sadiques tenant d’une main ferme un réservoir sans fond d’enfants perdus sans parents pour les défendre, et de l’autre un roi tenu à leur merci par un perpétuel chantage à la révélation de ses mœurs inavouables. 
 
le supplice de Damiens

On connaît l'hypothèse de Marion Sigaut concernant l'affaire : la fille de Damiens aurait fait l'objet d'un enlèvement, elle aurait ensuite échoué à l'Hôpital Général, elle aurait enfin été victime d'abus sexuels comme tant d'autres enfants de l'époque. Le roi aurait quant à lui été mêlé d'une manière ou d'une autre à ce trafic pédocriminel, ce qui expliquerait in fine l'attentat commis par Damiens... Ouf...
Pour appuyer cette thèse (vous aurez noté que le conditionnel est souvent de mise), Marion Sigaut avance deux arguments :
- Robert-François Damiens était un "homme de coeur et de courage", "époux amoureux d'une douce Elizabeth", "papa d'une jolie Marie dont il était fou", et "valet modèle". Avec un tel portrait, qui oserait encore croire que l'attentat ait été l'acte d'un déséquilibré ? Ou même celui d'un comploteur ? Non, ce brave homme a tout simplement voulu se venger, cela crève les yeux !
- De qui ? Mais d'un roi "pédophile" voyons ! De ce pédocriminel qu'était Louis XV ! De là à imaginer qu'il ait abusé de la petite Marie (avec la complicité des monstres jansénistes, évidemment), il n'y a qu'un pas à faire...
Et voilà ! La boucle est bouclée. Passez, muscade !

On passera assez rapidement sur cette accusation, totalement anachronique, qui présente le roi sous les traits d'un pervers attiré par les petites filles. Dans son ouvrage Louis XV intime, Comte Fleury dresse effectivement une liste assez stupéfiante des petites maîtresses du souverain en même temps qu'un portrait de Madame de Pompadour, la "surintendante des plaisirs du roi". Mais si la "putain" Marie-Louise Murphy (le mot est de d'Argenson) avait 15 ans lorsqu'elle entra dans son lit, d'autres comme la Pompadour ou la du Barry étaient âgées de plus de vingt ans lorsqu'elles devinrent ses maîtresses. 
Marie-Louise Murphy peinte par Boucher

Lieu sinistre, le quartier du Parc-aux-cerfs vit défiler un nombre incalculable de jeunes femmes et d'autres, plus âgées, destinées à satisfaire l'appétit sexuel démesuré d'un roi libertin et débauché. Qu'elles aient été vierges ou non, ces "amours de passage" (le mot est cette fois de Comte Fleury) se devaient surtout d'être saines afin de prévenir tout risque de maladie. C'était la condition sine qua non pour obtenir ce bien triste sésame...

On s'attardera davantage sur le très surprenant portrait de Damiens que nous propose ici Marion Sigaut. En effet, les documents du procès contredisent point par point toutes les affirmations de la polémiste (mais ils sont trafiqués ! nous dirait-elle...)
Ainsi, Damiens n'a rien de ce "valet modèle" décrit ci-dessus. C'est au contraire l'instabilité qui qualifie le mieux ses premières années de service : après un an et demi chez les Jésuites, il quitte leur maison parce qu'on a voulu le "mettre à l'eau" (questions 44-45) ; puis onze mois chez le sieur Colabeau, avant de revenir chez les Jésuites où il reprend le "même poste" (question 48) ; il demeure un temps chez le comte de Bouville, mais en est "renvoyé" (question 54) ; il quitte ensuite un conseiller du Parlement pour des "vivacités" (question 62), le comte de Maridor parce qu'il "s'ennuyait du pays du Maine"(question 64) , Madame de Verneuil parce qu'il est "renvoyé" (question 72). On s'épargnera l'ennuyeuse liste de ces états de service fort peu honorables pour nous tourner vers cette journée du 5 juillet 1756, où la vie de Damiens bascule définitivement, avec le vol de deux cent quarante louis d'or (seulement "cent trente", plaide Damiens) auprès du négociant Michel. De juillet 1756 à janvier 1757, l'existence de ce "valet modèle" se résumera à une fuite dans le nord de la France pour échapper aux autorités. On notera au passage que cet être parfaitement équilibré, qui n'avait rien d'un "fou" ni d'un "irresponsable" (dixit madame Sigaut) tenta lors de son périple de mettre fin à ses jours en ingérant de l'arsenic (6ème interrogatoire, question 171).
Damiens


Un mot enfin sur l'"époux amoureux" dont parle Marion Sigaut... On apprend au cours du 6è interrogatoire de Versailles qu'il a vécu "plusieurs années de libertinage" avec une femme de chambre prénommée Manon et qu'il a "souvent maltraité sa femme". Le témoignage de son épouse nous éclaire un peu plus encore sur la personnalité du prévenu : Il lui donnait "peu" d'argent et le lui "jetait souvent comme à un chien"(question 15), il "la maltraitait souvent" et était "brutal comme un cheval"(question 26). Voilà pour le mari modèle...

On finira sur une note plus légère en s'amusant du cri d'orfraie poussé par Marion Sigaut face au sodomite (!) Casanova. Eh bien, redécouvrons (et faisons-la découvrir à Madame Sigaut...) la page en question, extraite des mémoires du libertin :

"Au supplice de Damiens, j’ai dû détourner mes yeux quand je l’ai entendu hurler n’ayant plus que la moitié de son corps ; mais la Lambertini et Mme XXX ne les détournèrent pas ; et ce n’était pas un effet de la cruauté de leur cœur. Elles me dirent, et j’ai dû faire semblant de leur croire, qu’elles ne purent sentir la moindre pitié d’un pareil monstre, tant elles aimaient Louis XV. Il est cependant vrai que Tireta tint Mme XXX si singulièrement occupée pendant tout le temps de l’exécution qu’il se peut que ce ne soit qu’à cause de lui qu’elle n’a jamais osé ni bouger, ni tourner la tête.
Giacomo Casanova

Etant derrière elle, et fort près, il avait troussé sa robe pour ne pas y mettre les pieds dessus, et c’était fort bien. Mais après j’ai vu en lorgnant qu’il l’avait troussée un peu trop ; et pour lors déterminé à ne vouloir ni interrompre l’entreprise de mon ami, ni gêner Mme XXX, je me suis mis de façon derrière mon adorée que sa tante devait être sûre que ce que Tireta lui faisait ne pouvait être vu ni de moi ni de sa nièce. J’ai entendu des remuements de robe pendant deux heures entières, et trouvant la chose fort plaisante, je ne me suis jamais écarté de la loi que je m’étais faite. J’admirais en moi-même plus encore le bon appétit que la hardiesse de Tireta, car dans celle-ci j’avais été souvent aussi brave que lui.

Quand j’ai vu, à la fin de la fonction, Mme XXX se lever, je me suis tourné aussi. J’ai vu mon ami gai, frais et tranquille comme si de rien n’était ; mais la dame me parut pensive, et plus sérieuse que d’ordinaire. Elle s’était trouvée dans la fatale nécessité de devoir dissimuler et souffrir en patience tout ce que le brutal lui avait fait pour ne pas faire rire la Lambertini, et pour ne pas découvrir à sa nièce des mystères qu’elle devait encore ignorer."

O.M

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