lundi 31 décembre 2012

Panthéoniser Diderot ? (4)


Pour se différencier de la piétaille littéraire mais aussi de l’ancienne génération des hommes de lettres, d’Alembert assène en 1753 son célèbre mot d’ordre : « Liberté, vérité et pauvreté, car quand on craint cette dernière, on est bien loin des deux autres. » (in Essai sur la société des gens de lettres et des grands). Contrairement à Rousseau, qui prétend que l’intellectuel est nécessairement un courtisan avide d’honneurs et de gratifications (relisez son Discours sur les Sciences et les Arts), d’Alembert s'interroge sur une voie médiane et propose pour sa part un code de bonne conduite à ses pairs. 
D'Alembert


Selon lui, c’est en refusant de courtiser les grands de ce monde, et donc en refusant le mécénat, que l’intellectuel peut conquérir sa liberté de parole et le droit de dire sa vérité.

Si les réactions à ce manifeste sont plutôt mitigées (on comprendra aisément pourquoi !), il faut bien reconnaître que le triumvirat d’Alembert-Diderot-Rousseau montre l'exemple en refusant toute compromission. Le 1er vit chichement chez sa nourrice, et il ne fréquente quasiment aucun salon sinon celui de Mme du Deffand. Le 2nd se contente des maigres appointements que lui versent alors les Libraires pour la direction de l’Encyclopédie ; quant au Genevois, il quitte même son poste de secrétaire auprès de Mme Dupin pour devenir copiste de musique à son compte !
Si on ne saurait incriminer Diderot pour les 80 000 livres que lui rapportent finalement ses vingt années de salariat auprès des Libraires et qu'on ne lui reprochera pas davantage la rente foncière que son père lui laisse en héritage (pour la seule année 1760, 1430 livres), force est de constater l'embourgeoisement progressif de l'encyclopédiste au cours de la décennie 1755-65. 

Mais  le pire reste à venir...
Après la naissance de sa fille Angélique, Diderot se met soudain en tête de vendre l'ensemble de sa bibliothèque (estimée à environ 10 000 livres). Maladroit en affaires, il confie à son ami Grimm le soin de trouver un acquéreur fortuné. 
Catherine II
En 1765, c'est l'impératrice Catherine II en personne qui lui en offre 15 000 livres en plus d'une pension annuelle de 1000 livres. En acceptant ce marché, Diderot s'engage implicitement à devenir un de ces innombrables laudateurs appointés par les têtes couronnées. Dans Diderot et l'Encyclopédie, J Proust va jusqu'à parle de "domesticité des grands". L'année suivante, en versant d'un coup les 50 000 livres qu'elle doit, l'impératrice achève de nouer un collier doré autour du cou de Diderot.
En 1767, lorsqu'elle tire sur la laisse pour exiger la présence de l'encyclopédiste auprès d'elle, le pauvre Diderot s'exécute en silence.
Bientôt, il tombera encore plus bas dans l'avilissement. 
(à suivre) 

samedi 29 décembre 2012

Panthéoniser Diderot ? (3)

L'emprisonnement de Diderot porte évidemment un rude coup au projet encyclopédique, ce qui explique l'empressement des Libraires associés à demander son élargissement.
La 1ère lettre, datée du 24 juillet 1749 (le jour même de l'arrestation), est adressée au Comte d'Argenson, alors en charge du département de Paris.

le Comte d'Argenson
 Monseigneur,
Nous prenons la liberté de nous mettre sous la protection de Votre Grandeur et de lui représenter les malheurs auxquels nous expose la détention de M. Diderot, conduit ce matin à Vincennes par ordre du Roi. C'est un homme de lettres d'un mérite et d'une probité reconnus; nous l'avons chargé depuis près de cinq ans de l'édition d'un dictionnaire universel des sciences, des arts et métiers. Cet ouvrage qui nous coûtera au moins deux cent cinquante mille livres et pour lequel nous avons déjà avancé près de quatre-vingt mille livres était sur le point d'être annoncé au public. La détention de M. Diderot, le seul homme de lettres que nous connaissions capable d'une aussi vaste entreprise et qui possède seul la clef de toute cette opération peut entraîner notre ruine.

Les Libraires (Le Breton, David, Durand, Briasson) adressent dans le même temps une demande similaire au Lieutenant de Police Berryer.
 
Nicolas-René Berryer
 Monsieur,
Nous vous supplions de nouveau au nom et par l'amour que vous avez pour les lettres de favoriser les démarches que nous avons faites auprès de Mgr. le Chancelier. Nous lui avons représenté avec vérité que notre fortune est attachée à l'élargissement de M. Diderot. Nous lui en avons détaillé les raisons et nous avons lieu de croire qu'il est touché de notre état; mais nous ne sentirons pas à temps l'effet des bontés de Mgr. le Chancelier si M. Diderot est encore longtemps éloigné de nous. Il est le centre où doivent aboutir toutes les parties de l'Encyclopédie. Sa détention en suspend toutes les opérations et entraînera nécessairement notre ruine pour peu qu'elle soit longue. Mgr. le Chancelier ne se déterminera vraisemblablement à nous rendre M. Diderot qu'après qu'il aura été interrogé et que vous aurez eu la bonté de lui en faire le rapport. Notre sort dépend actuellement de vous, Monsieur; nous mettons sous votre protection et nos fortunes et une entreprise qui doit honorer la nation, mais qui nous ruinera si l'on ne nous met pas incessamment en état d'imprimer.

Ces premiers courriers n'infléchiront pas la détermination de Berryer à obtenir les aveux de Diderot, et surtout sa promesse de ne plus se montrer irrévérencieux (dans sa Lettre sur les aveugles, il avait notamment fait dire à son personnage : si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher ! ...) Soumis à plusieurs interrogatoires, Diderot nie tout d'abord avoir écrit cet ouvrage. Il refuse également la paternité des précédents livres, attribuant même l'un d'eux à sa maîtresse, Mme de Puisieux. Mais il faut croire que le régime carcéral a pour vertu de délier les langues les plus rétives puisque le 13 août (soit 15 jours après son emprisonnement), Diderot passe finalement aux aveux :


« Monsieur, mes peines sont poussées aussi loin qu’elles peuvent l’être. Le corps est épuisé, l’esprit abattu et l’âme pénétrée de douleur… les Pensées, les Bijoux et la Lettre sur les Aveugles sont des intempérances d’esprit qui me sont échappées ; mais je puis à mon tour engager mon honneur que ce seront les dernières et que ce seront les seules… » (lettre à Berryer)
Voltaire à la Bastille

Quand d'autres avant lui ont refusé de courber l'échine, Diderot accepte pour sa part de poser un genou à terre et de faire amende honorable... Mais alors, me direz-vous : la Religieuse, le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste, le Rêve de d'Alembert..., tous ces ouvrages souvent qualifiés de subversifs et qui ont fait la gloire littéraire de Diderot ? Eh bien, s'ils ont tous été écrits entre 1749 (le philosophe est libéré en novembre) et 1770, aucun d'eux ne paraîtra durant ces vingt années... 
A l'épreuve du feu, l'encyclopédiste a préféré battre en retraite.
Et ce renoncement ne sera pas le dernier... (à suivre)

vendredi 28 décembre 2012

Panthéoniser Diderot ? (2)

Le décret de 1791 prévoit que le Panthéon sera "destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l'époque de notre liberté" et que "les exceptions qui pourront avoir lieu pour quelques grands hommes, morts avant la Révolution, tels que Descartes, Voltaire, Rousseau, ne puissent être faites que par l'Assemblée nationale".
le Panthéon
Nul besoin de revenir sur le passé, d'ergoter sur le mérite présumé de ces "grands hommes" qui y sont entrés, de ceux qu'on a oubliés, de ceux enfin qui n'auraient jamais dû franchir le seuil de l'ancienne abbaye Sainte-Geneviève. Du passé, on ne parlera donc guère, sinon pour interroger l'avenir et notamment le projet soumis par J. Attali au Président Hollande de "panthéoniser" Denis Diderot en 2013.
Oh, je le sais bien, dans l'esprit de bon nombre d'entre vous, Diderot n'est autre que cet immense philosophe, fondateur de l'Encyclopédie, figure emblématique du XVIIIè siècle, et infatigable défenseur de nos libertés fondamentales face à une autorité royale et religieuse hostile au progrès des idées. A ce titre, comment lui refuserait-on l'entrée dans le Saint des Saints, alors que ses plus célèbres condisciples (Voltaire et Rousseau) y reposent depuis plus de deux siècles ?
Diderot, par P.M Alix
D'ailleurs, le jeune Diderot, celui des années 1740-1750, annonce effectivement une personnalité d'exception et un penseur de génie. De cette période de bohème, on retiendra les premières amitiés, celles de Condillac et de Rousseau, et surtout l'adhésion au projet encyclopédique (en 1746) initié par quatre libraires parisiens et conduit jusqu'en 1747 par l'abbé Gua de Malves. 
A cette époque, Diderot a déjà jeté les fondements de sa pensée dans quelques ouvrages : ainsi, dans les Pensées philosophiques (ouvrage publié anonymement en 1746), le philosophe envisage une morale qui se passerait de religion. Le matérialisme de Diderot proposera bientôt une explication de l'homme liée au seul jeu des lois physiques et excluant tout recours à l'âme ou même à Dieu...
Passionné par les sciences, il s'adonne notamment à la mécanique et à la géométrie, et publie dans le même temps plusieurs mémoires visant à lui ouvrir les portes de l'Académie des Sciences et à lui conférer une certaine respectabilité.
Car depuis 1747, Diderot a été choisi (en compagnie de d'Alembert) pour prendre la direction de l'Encyclopédie. Mal payé (on prévoit alors 1200 livres après l'impression du 1er volume, puis 6000 livres supplémentaires à raison de 144 livres par mois jusqu'à la fin du paiement), il prend pourtant le projet à bras le corps. Ignoré du grand public (contrairement à d'Alembert), Diderot entreprend, quasiment seul, l'immense travail éditorial auquel il va consacrer près de vingt ans de sa vie. 
A mes yeux, s'il faut célébrer un Diderot, il est préférable de s'en tenir là et de taire les trente années qui vont suivre. Car la 1ère trahison de l'encyclopédiste survient en 1749, alors qu'il vient d'être emprisonné à Vincennes pour sa Lettre sur les aveugles. ( à suivre)

dimanche 23 décembre 2012

Panthéoniser Diderot ?

Quoi ? Qu'a proposé Attali (mais que vient-il faire dans cette galère) ??? Panthéoniser Diderot ??? Ouah !!!!  Là, on touche un point sensible... Je vais devoir sortir le dossier, hein ! A très bientôt !


samedi 22 décembre 2012

Silence aux pauvres !- Henri Guillemin (5)

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Marie-Antoinette
 Michelet éprouve une telle aversion pour Robespierre, à cause de sa politique religieuse, qu'il récuse l'évidence et ose écrire cette phrase absurde : « La guerre ? La cour en avait peur, une peur effroyable. » Drôle de peur que celle de Marie-Antoinette faisant dire à son frère Léopold : « Le plus grand service qu'il pourrait nous rendre serait de nous tomber immédiatement sur le corps », avec ses meilleures troupes ; et dans cette même lettre qu'elle adressait le 7 décembre, à Mercy-Argenteau, l'ancien ambassadeur d'Autriche à Paris, parlant des bellicistes de l'Assemblée, elle notait, jubilante : « Les imbéciles ! Ils ne voient pas qu'ils nous servent. » C'est qu'en effet, après l'échec de Varennes (alors qu'il ne s'agissait que d'aller chercher, à Montmédy, des régiments français capables d'intimider les Parisiens), l'Autrichienne Marie-Antoinette a persuadé son mari que l'unique salut de la monarchie dépend d'une intervention armée des puissances. Et si Louis XVI est pour la guerre, c'est qu'il en devine aisément la conclusion désastreuse.

Louis XVI
Le jour même où Narbonne, le 14 décembre [1791], développe à la tribune les raisons, hautes ou moins hautes, pour lesquelles il souhaite et veut la guerre, ce même 14 décembre, Louis XVI écrit à Breteuil (émigré): «L'état physique et moral de l'armée française est tel qu'elle est incapable de soutenir même une demi-campagne. » À cette époque, en principe du moins, pas de campagne en hiver ; on se bat seulement six mois, et Louis XVI, très exactement renseigné, sait que la France n'est pas en mesure de mener sans s'y détruire trois mois seulement de combats. C'est pourquoi la guerre lui plaît tant : les révolutionnaires s'y perdront, le droit divin triomphera. Il est ravi de voir la Législative lancer un ultimatum à l'Électeur de Trèves avec délai d'un mois. Louis XVI conseille aussitôt secrètement à l'intéressé de ne pas céder aux exigences françaises et, au début du mois, le 3 décembre, le roi a réclamé le secours de la Prusse pour qu'elle l'aide à briser les factieux dont la terrible malfaisance, qu'il subit, risque de « gagner les autres États ». Et dès que le Conseil des ministres arrête, dans ses grandes lignes, le plan d'action des armées françaises, Marie-Antoinette s'empresse de communiquer à Vienne toutes indications à ce sujet.

Insupportables, ces Austro-Prussiens qui, en dépit des sollicitations, gémissements, supplications dont Marie-Antoinette les accable, ne se décident toujours pas à tirer l'épée. C'est qu'à Vienne comme à Potsdam, on est obsédé, d'abord, par les convoitises russes sur la Pologne. Un nouveau partage de cette malheureuse nation est en vue. Léopold et Frédéric-Guillaume redoutent la voracité de Catherine II. Plutôt que de guerroyer en France — on verra plus tard —, ils entendent garder intactes leurs forces militaires pour retenir Catherine dans l'excès de ses desseins. Mais voici que des événements se produisent, concernant l'ordre social et qui augmentent la hâte bourgeoise d'un état de guerre libérateur. Des désordres (minimes) ont lieu dans Paris, surtout en raison de la hausse très forte du prix du sucre et du savon, conséquence des tumultes raciaux de Saint-Domingue. Le 3 mars [1792], à Étampes, les journaliers qui réclament en vain une intervention municipale permettant d'ajuster leurs faibles salaires immuables au prix croissant du pain, se fâchent et tuent le maire, Simonneau. Profonde émotion chez les gens de bien, et, le 15 mars, Mallet du Pan, ce Genevois homme d'ordre qui se mettra bientôt au service des Princes émigrés et de la cour de Vienne, publie, dans le Mercure de France un article-cri d'alarme : « Le jour est arrivé ou les propriétaires de toutes classes doivent sentir enfin qu'ils vont tomber sous la faux de l'anarchie » ; « Les indigents, précise-t-il, préparent un sac universel. »

déclaration de guerre à l'Autriche
Alors Louis XVI saute le pas ; il prend un ministère jacobin, avec Roland à l'Intérieur, Clavière aux Finances, Dumouriez aux Affaires étrangères, et, bientôt, Servan à la Guerre. Roland (de La Platière) est un vieil homme riche ; il a cinquante-huit ans — ce qui, pour l'époque, est un âge avancé (le roi en a trente-huit, la reine trente-sept, Robespierre trente-quatre, Danton trente-trois) ; Clavière, fils d'un Genevois richissime, a gagné une fortune à Paris dans les assurances ; il dispose, à Suresnes, d'une propriété somptueuse. Ces révolutionnaires au pouvoir ne sont là, on s'en doute bien, dans la pensée du roi, que pour porter personnellement (je veux dire : eux et leur groupe de progressistes) la responsabilité de la guerre. Ils ne demandent pas mieux. Et, sous prétexte que l'empereur d'Autriche — ce n'est plus Léopold, c'est son fils François II — a envoyé à l'Électeur de Trèves, sur sa demande, quelques soldats supplémentaires pour se défendre contre une éventuelle et trop probable agression française, l'Assemblée décide, le 20 avril 1792, avec la pleine (et joyeuse) approbation du roi, qu'elle répond par une déclaration de guerre à la provocation autrichienne.

mercredi 19 décembre 2012

Silence aux pauvres !- Henri Guillemin (4)

« Ô guerre sublime ! Guerre pacifique pour fonder la paix universelle ! Ô le grand cœur de la France ! Quelle tendresse pour le monde ! Quelle ardeur de sacrifice ! Et comme tous les biens de la terre pesaient peu en ce moment ! » Vous avez déjà reconnu Michelet, en proie à l'une de ses plus remarquables performances dans l'exaltation et le dithyrambe. Il s'agit de la guerre dont l'Assemblée législative vota la décision, le 20 avril 1792. (...). Mais sans doute convient-il de regarder attentivement comment les choses se sont passées pour aboutir à cette déclaration de guerre, inauguration d'un conflit armé qui dévastera l'Europe et durera vingt-trois ans pour ne s'achever, en fait, qu'au printemps de 1815, à Waterloo.
gravure populaire : le clergé exproprié
Voyons un peu la réalité de 1792 pour la France. La banqueroute, conjurée en 1789 par la mainmise de l'État sur les biens du clergé, se profile de nouveau. Ces biens ecclésiastiques étaient évalués à quelque trois milliards. Le numéraire se cachait. Les constituants avaient donc lancé, en deux temps, une monnaie de papier, dite assignats, dont la valeur était gagée par les biens de l'Église devenus biens nationaux. Lorsque la Législative succède à la Constituante, le 1er octobre 1791, déjà sont en circulation des assignats pour deux milliards ; si la trop facile et trop tentante émission de papier-monnaie continue à ce rythme, c'est bientôt l'entière disparition du gage qui se produira, et l'assignat, déjà déprécié au change extérieur, va tomber à zéro.
Louis-Marie de Narbonne
Le problème est sérieux : où trouver, pour l'État, de l'argent sans douleur et ces volumineux subsides qui rendront vigueur au Trésor ? Très vite la solution s'impose à tous les esprits déliés. Si l'Église n'offre plus rien à prendre, restent ces riches voisins de Rhénanie et de Belgique, sujets de l'Autriche ou de la Prusse, et dont les territoires doivent pouvoir faire l'objet de ponctions fructueuses. Et le 14 décembre 1791, à la tribune de la Législative, Narbonne, ministre de la Guerre depuis le 7, déclarera avec le plus tranquille cynisme, que la guerre est indispensable aux finances françaises : « Le sort des créanciers de l'État en dépend », dit-il. On ne saurait être plus net dans l'aveu.
L'issue de ces difficultés pécuniaires trop vite reparues, c'est la guerre à l'Autriche ; et le prétexte est tout trouvé !
Léopold et Frédéric-Guillaume
Depuis le 14 juillet, quantité d'aristocrates ont émigré ; et parmi eux, bon nombre d'officiers (sous Louis XVI, pour être officier, il faut appartenir à une vieille noblesse) qui se sont réunis à Coblence et y mènent tout le tapage qu'ils peuvent, brandissant leurs épées, poussant des clameurs, mais sachant bien qu'ils sont condamnés à l'impuissance sans l'appui effectif des armées allemandes. Ils ont obtenu, fin août, une déclaration conjointe, faite à Pillnitz (voir note ci-dessous), en Saxe, par Léopold d'Autriche et Frédéric-Guillaume de Prusse qui promettent aux criards de Coblence, pour le rétablissement, en France, de l'absolutisme royal, le soutien des armées austro-prussiennes, mais à la condition, fermement exprimée, que l'Europe entière s'associerait à eux ; c'est-à-dire, bien évidemment, la Russie, d'une part, l'Angleterre, d'autre part. Au vrai, et en toute connaissance de cause, un coup d'épée dans l'eau, une dérobade.
Néanmoins, pour qui, en France, veut la guerre, la déclaration de Pillnitz est utilisable. Il suffit de travestir en menace ce dont on connaît, sans erreur, l'insubstance. Par ailleurs, ces dangereux émigrés, où sont-ils ? Chez l'Électeur de Trèves, lequel a Léopold pour suzerain. Il y a donc moyen d'impliquer l'Autriche dans un complot militaire ourdi contre la France. L'opinion, bien dirigée, est favorable à une guerre dont on ne met pas en doute, chez Narbonne comme chez La Fayette, chez Mme de Staël comme chez Manon Roland, qu'elle sera victorieuse et forcera le roi à filer doux soit pour ce bicamérisme que préconisent les anglophiles, soit pour la suppression du veto, entrave à la liberté. D'aucuns fabulent, plus ou moins sincèrement, sur l'honneur de la France insulté par l'Électeur de Trèves ou sur le devoir qui incombe à tous les amis du progrès, d'écarter l'égoïsme, de répandre partout les idées nouvelles qui font la gloire de la France. Derrière ces logorrhées, les réalistes à la Narbonne savourent déjà les razzias qui ranimeront un Trésor exsangue. Quelqu'un cependant, à peu près seul de cet avis, Robespierre, s'oppose, autant qu'il est en lui, et de tous ses efforts, à la guerre. Et il invoque le bon sens. Vous attendez la victoire ? Avec quoi ? La moitié au moins des officiers n'est plus là ; ils ont déserté, émigré ; une armée sans cadres n'est plus une armée. Gare à de cruels mécomptes !
Brissot, chef de file des Girondins
Brissot, le 28 décembre, n'a pas caché qu'il tient la guerre pour précieuse à la tranquillité publique. Je le vois venir, dit Maximilien. Il y a deux questions fondamentales que la Constituante n'a pas réglées : l'accueil des pauvres au droit de vote, et leur participation à la garde nationale. La guerre servira de diversion ; une diversion que Robespierre refuse. Il relève également les propos incroyables auxquels s'est livré Condorcet s'aventurant à prétendre, avec une candeur suspecte, que nos soldats, « en terre étrangère, se conduiront comme ils se conduisent sur le sol de la patrie ». Robespierre rappelle aux Jacobins cette vérité très simple que «personne n'aime les missionnaires armés » et que « le premier conseil que donnent aux envahis la nature et la prudence est de repousser l'envahisseur ». Il craint que les habitants du Palatinat n'aient pas perdu le souvenir de ce que leur infligea Louis XIV. Enfin, ajoute l'Incorruptible, « concevez-vous que la cour puisse adopter une mesure aussi décisive que la guerre sans la rapporter à son propre système », c'est-à-dire à ses intérêts ? (à suivre)


Note-"Déclaration signée en commun par l'empereur et le roi de Prusse, le 27 août 1791.

Sa Majesté l'empereur et Sa Majesté le roi de Prusse, ayant entendu les désirs et représentations de Monsieur et de M. le comte d'Artois, se déclarent conjointement qu'elles regardent la situation où se trouve actuellement le roi de France comme un objet d'un intérêt commun à tous les souverains de l'Europe. Elles espèrent que cet intérêt ne peut manquer d'être reconnu par les puissances dont le secours est réclamé, et qu 'en conséquence elles ne refuseront pas d'employer, conjointement avec Leursdites majestés, les moyens les plus efficaces, relativement à leurs forces, pour mettre le roi de France en état d'affermir, dans la plus parfaite liberté, les bases d'un gouvernement monarchique également convenable aux droits des souverains et au bien-être de la nation française. Alors, et dans ce cas, Leursdites Majestés, l'empereur et le roi de Prusse, sont résolus d'agir promptement, d'un mutuel accord, avec les forces nécessaires pour obtenir le but proposé et commun. En attendant elles donneront à leurs troupes les ordres convenables pour qu'elles soient à portée de se mettre en activité.

Signé LÉOPOLD et FRÉDÉRIC-GUILLAUME."

jeudi 13 décembre 2012

Silence aux pauvres !- Henri Guillemin (3)

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Suite de ce très beau texte, dans lequel Henri Guillemin pose un regard aussi lucide qu'iconoclaste sur les événements révolutionnaires.                                               
                                                ***
Des armes entre les mains des pauvres, rien de plus contre-indiqué. Pas plus tard que le 15 juillet, la municipalité progressiste fait savoir qu'elle remettra quarante sols (soit l'équivalent de deux journées de travail) à quiconque aura l'obligeance, et le bon esprit, de lui remettre ce fusil dont on l'a aidé à se munir pour donner l'assaut à la Bastille. Et les fusils rentrent en foule. On respire. Mais les avisés savent ce qu'ils ont à faire, et quelles précautions doivent être prises, pour que l'ordre social demeure intact et immuable. Et les alarmes discrètes deviennent quelque chose comme une grande peur, dans la haute classe, lorsqu'en divers points du territoire, après la prise de la Bastille, la plèbe rurale entreprend d'imiter la plèbe urbaine en se jetant sur les Bastilles locales. Ce n'est point que l'on veuille cambrioler le châtelain ; on souhaite surtout faire disparaître, anéantir, brûler, les vieux parchemins garants des droits féodaux ; mais l'incinération, parfois, va jusqu'à l'incendie du château. D'où cette nuit du 4 août qui inspire à Michelet un délire : mille ans d'oppression effacés en quelques minutes ; « plus de classes ; rien que des Français. Vive la France ! » (sic). Alors qu'il s'agit, pour ces seigneurs pris à la gorge, de désarmer les assaillants, de les apaiser, de leur donner les gages d'une bonne volonté amicale, de leur faire croire qu'ils ont gagné, tout de suite gagné, et totalement. On s'arrange pour que la paysannerie croie tout de bon à l'annulation des droits féodaux, alors qu'il n'est question que de les rendre rachetables; mais, l'heure franchie du plus grand péril, on expliquera aux ruraux que, pour être quittes, à jamais, de ces versements, il leur faut payer d'un coup trente annuités de ces redevances. Impraticable ! L'abolition réelle et radicale des droits féodaux n'aura lieu que quatre ans plus tard, en juillet 1793, grâce aux robespierristes du Comité de Salut public, Saint-Just et Couthon avant tout.

l'inénarrable Jules Michelet
Puis va venir l'opération majeure, l'acte solennel, la Déclaration des droits de l'Homme, 26 août 1789. C'est l'honneur de la Constituante, cette déclaration grandiose. Aujourd'hui encore, l'histoire s'y réfère comme à la haute signification humaine de 1789 - oubliant un peu ce que le document doit à la déclaration américaine qui le précéda de treize ans. Demeure à tout jamais étincelant, rayonnant, l'article 1 de ce manifeste dans sa calme et pathétique formulation : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Saluons. Mais l'histoire historique ne saurait se taire sur l'étrange application immédiatement réservée à ce principe, ou à ce dogme, par la Constituante elle-même. Je crains également que l'on n'appelle guère l'attention sur un détail, qui a son prix, dans ces nouvelles Tables de la loi. C'est à la fin, et cela concerne la Propriété. Surgit là un adjectif inédit dans cette acception : la propriété, dit le texte, est inviolable - mais oui, mais bien sûr, entendu ! - et sacrée. Une épithète jusqu'alors réservée aux choses de la religion. Les constituants (nous y reviendrons) sont, en grande majorité, des voltairiens ; autrement dit le contraire de ces niais qui ne savent pas distinguer le concret de l'abstrait. Et quoi de plus concret que l'argent ? C'est donc à l'argent, à la fortune acquise, à la Propriété qu'il convient d'attribuer une qualification suprême bien plutôt qu'aux rêveries et sottises de la superstition.

Mais voici les trois manquements, les trois transgressions, les trois trahisons commises - et tout de suite - par les auteurs mêmes de la Déclaration des droits de l'Homme. Libres, tous les hommes ? Rectification : les hommes à la peau blanche. Car les Noirs des Antilles françaises demeureront dans la servitude. Le lobby colonial est puissant à l'Assemblée (La Fayette en fait partie) ; il veille au maintien de l'esclavage, si rentable. Il faudra attendre février 1794 et l'initiative de Robespierre au Comité de Salut public pour que la Convention, depuis seize mois pourtant, alors, au pouvoir, s'y résigne. Mais Bonaparte remettra vite en ordre, sur ce point-là comme sur bien d'autres, les choses importantes. Les deux autres violations du dogme - pour rire – énoncé le 26 août 1789 relèvent de cette grande affaire dont on ne dira jamais assez la place capitale qui fut la sienne dans l'aventure politique française, de 1789 à 1799 : la protection des propriétaires, la crainte (et l'horreur) des démunis, des misérables. Un prêtre défroqué, Sieyès, et un marquis éclairé, Condorcet, ont, dès juillet 89, estimé à voix haute que si tous les Français devaient cesser d'être des sujets pour devenir des citoyens, certains citoyens devaient être toutefois plus citoyens que d'autres, lesquels, en fait, ne le seraient plus. (Des citoyens non citoyens, dira très bien Michelet.) Selon ces augures, le droit de vote, la participation aux affaires nationales ne peuvent être consentis à quiconque n'est point, de par son état même, un actionnaire de la Maison France. La possession de quelques biens est nécessaire pour être actif. Silence aux pauvres.
déclaration des droits de l'homme et du citoyen


Cette ségrégation s'effectuera selon un cens électoral, fixant les sommes nécessaires pour être électeur et pour être éligible. N'est électeur que le citoyen inscrit aux rôles d'imposition pour une somme équivalente, au moins, à trois journées de travail. Pour être éligible, le prix sera de cinquante journées de travail. Seuls sont admis comme électeurs les Français au moins un peu aisés ; seuls peuvent devenir représentants du peuple les citoyens riches. Mesure de simple prudence pour la sauvegarde de la Propriété.

Au total, ainsi, sur quelque six millions d'électeurs potentiels, deux millions (soit un tiers) sont proscrits. Telle est l'égalité dans l'interprétation officielle qui lui est désormais donnée. Et d'autre part, l'autorisation d'avoir entre ses mains des armes de guerre civile ne peut aller - c'est l'évidence - qu'aux citoyens qui ont personnellement de l'argent à défendre. Dans la milice bourgeoise (trop bien nommée, mais maladroitement), dite maintenant garde nationale, sont entrés avec élan, pour contraindre le roi à cesser son opposition, quantité de patriotes (patriotes, à l'époque, sont les amis de la liberté) malheureusement indésirables, c'est-à-dire citoyens passifs. Si le droit de vote leur est interdit, ce n'est pas, on le pense bien, pour qu'ils aient, en compensation, des fusils. Il s'agit donc de donner à la garde nationale, sans brusquerie mais efficacement, son unité, sa cohésion, afin qu'elle puisse devenir ce qu'il faut qu'elle soit : une authentique armée de l'ordre, exclusivement composée d'actifs.

nom d'esclaves appartenant à la plantation de La Fayette
Une heureuse et première épuration s'obtiendra au moyen du port obligatoire de l'uniforme, un très bel uniforme bleu et rouge dessiné par La Fayette, mais qui coûte quatre-vingts livres. Dépense inconcevable pour l'artisan qui gagne (quand il peut travailler) vingt sols dans sa journée et paie quatorze sols la miche familiale. On s'oriente vers l'interdiction légale des passifs, qui n'a rien d'urgent puisqu'elle s'est accomplie d'elle-même sans que les législateurs interviennent. Robespierre a protesté en articulant (c'était sa manie) une de ces vérités qui sont faites pour être non dites : « Ainsi vous voulez diviser la nation en deux classes dont l'une ne sera armée que pour contenir l'autre. » La Fayette paraît bien être l'inventeur d'un terme qui fera fortune dans le vocabulaire politique fort au-delà de 1789 et particulièrement au siècle suivant : les honnêtes gens, lesquels sont, pour lui, les gens de bien, c'est-à-dire ceux qui ont du bien. Et c'est Robespierre encore qui prétendra lourdement : d'un côté, donc, les honnêtes gens, de l'autre côté la canaille, la populace, les gens de rien.

La Fayette
Mais la Fédération ? La première commémoration de la prise de la Bastille, la grande fête du Champ-de-Mars, 14 juillet 1790? Les manuels scolaires rédigés par Lavisse (ou par tels de ses obéissants disciples) ont enseigné à des générations de petits Français que la Fédération aurait été, pour les participants de cette journée sublime, la bouleversante et radieuse révélation de l'unité nationale. Et voici, de nouveau, Michelet en transe : « Par-dessus les désordres, les craintes, les périls, j'entends s'élever, peu à peu, le mot puissant, magnifique, doux à la fois et formidable, qui contiendra tout et calmera tout : fraternité ! » L'illusion de Michelet couvre l'imposture des opérateurs. Le cher Michelet, comme s'il ajoutait là un détail pittoresque, signale que le plus beau moment de la fête fut celui où « quarante mille hommes en armes évoluèrent » au Champ-de-Mars. Sous la comédie fraternelle, qui donne assez bien le change, le sens vrai de ladite fête est aujourd'hui dénudé. Ce jour-là ont été rassemblées à Paris, arrivant de toutes les provinces, d'innombrables délégations de cette garde nationale qui s'est organisée de toutes parts, dans le même souci qu'à Paris. Ils sont là quarante mille en effet, avec leurs fusils et leurs canons, qui donnent de manière tacite mais intelligible, un avertissement aux passifs, lesquels chantent et dansent (sous la pluie, du reste) avec leur entrain de bonnes dupes. Avis aux citoyens subalternes que repousse l'égalité et qui n'ont d'autre liberté que de se soumettre, passifs, aux décisions des actifs : Voyez les choses comme elles sont ; les fusils, c'est nous qui les possédons ; et nous avons même des canons pour renforcer notre toute-puissance.

Et la démonstration foudroyante sera faite, un an après, jour pour jour, ou presque, le 17 juillet 1791, au même endroit, au même Champ-de-Mars. Les passifs se sont avisés de signer en masse une pétition réclamant la déchéance du roi. Provocation de la part de ces réprouvés ! Qu'ils la paient ! Sous le commandement de La Fayette, la garde nationale ouvre le feu. Combien de morts ? Sans doute ne le saurons-nous jamais. Vraisemblablement une centaine au moins. Que les passifs se le tiennent pour dit, de façon bien claire et définitive : les affaires de l'État ne les concernent pas.

lundi 10 décembre 2012

Silence aux pauvres !- Henri Guillemin (2)


Dans ce passage, Guillemin revient sur les journées de juillet 1789. Et à l'heure où notre monde connaît à son tour de multiples mouvements populaires (souvent qualifiés de "révolutionnaires"...), on s'aperçoit que l'histoire a tendance à bégayer...
 
                                                                ***
Réelle, très certainement l'influence des Lumières sur la Révolution ; mais l'irréligion affirmée, offensive, militante, à la fin du XVIIIe siècle, est le fait, presque exclusivement, des hautes classes, grands bourgeois, avec les Cambon, ou aristocrates éclairés comme Mirabeau, Condorcet, Sade. Complexes, comme on voit, parfois même contradictoires, les origines du mouvement de 1789. Mais d'où vient-elle, cette banqueroute effectivement menaçante ? Impossible de ne pas évoquer les dépenses démentielles qu'entraînait cette cour de Versailles dont Fénelon dénonçait déjà, sous Louis XIV, l'épuisante succion qu'elle infligeait à la substance française. Et si Marie-Antoinette est « unanimement détestée dans Paris » (ces mots terribles figurent dans une dépêche du ministre de Prusse, en 1787) c'est moins pour l'inconduite qu'on lui impute - avec bien des exagérations, sans doute - que pour la frénésie trop voyante avec laquelle (selon Gérard Walter qui use là d'un mot juste dans son ouvrage de 1947 sur la reine coupable et infortunée) Marie-Antoinette gaspille l'argent du Trésor. Tout cela, certes, a compté dans la ruine des finances ; mais la cause principale est ailleurs.
Marie-Antoinette
Elle réside dans le recours systématique à l'emprunt pour fournir à l'État l'argent frais dont il a besoin, mais au prix d'un alourdissement perpétuel et fatalement, à court terme, insoutenable, de sa dette. Telle est la politique, simpliste, élémentaire, de ce Necker une première fois chargé du Trésor, congédié, puis rappelé auprès de lui par le roi. Necker avait accompli ce (facile) miracle de permettre à la France, en Amérique, sa revanche militaire contre les Anglais - une guerre est toujours coûteuse - sans augmenter d'un centime les impôts.  (...) Sa méthode est sans variantes : emprunt, emprunt, et encore emprunt. Sait-on - mais j'ai constaté la surprise de quiconque en est aujourd'hui avisé -qu'en plein drame financier, face à la banqueroute, Necker, une fois de plus (encore et toujours), a proposé un emprunt ? Quelle manne, chaque fois, pour les banques, ces mesures quêteuses, cette mendicité de l'État ! Necker l'ignore moins que personne. Il est la providence des banquiers.
Necker
Désemparé, presque éperdu, Louis XVI a reculé, pas à pas, depuis le 5 mai. Les États généraux sont devenus Assemblée nationale, puis Assemblée constituante : fin de l'absolutisme royal, et Louis XVI, persuadé du droit divin des rois, a le sentiment qu'on veut l'obliger à un sacrilège. Sa femme, qui a toujours désapprouvé la réunion des états généraux, le pousse à user de la force : qu'il réunisse autour de Versailles et de Paris des régiments sûrs, qu'il les déploie soudain en ordre de bataille, et nul ne pourra s'opposer à ce qu'il congédie et dissolve l'Assemblée révolutionnaire. Le 12 juillet, Louis XVI congédie Necker, le remplace par Breteuil, ferme partisan de la réaction, et confirme ses instructions à Broglie, chef des armées.
Résultat ? Le 14 juillet. Mais voyons un peu les détails. Comique, amèrement comique, mais indéniable, la popularité de Necker, homme d'argent avant tout, et, au surplus, en Pays de Vaud, où est son château de Coppet, grand propriétaire terrien farouchement attaché à ses droits féodaux. Au Palais-Royal, Necker renvoyé, Camille Desmoulins vocifère, gesticule, appelle à une résistance violente contre l'agression royale. Et déjà s'est constitué, à l'Hôtel de Ville, un comité de grands notables aussi fermement résolu à faire plier le roi qu'à surveiller ces vilaines gens toujours capables, dans Paris, de vouloir profiter d'une crise politique pour assouvir leurs convoitises.
Contre les régiments de ligne (d'ailleurs, à ce qu'il semble, peu belliqueux ; Broglie et Besenval en sont conscients et l'avouent au roi), le comité municipal improvisé a conçu l'organisation d'une milice bourgeoise à deux fins : ces civils armés se dresseront contre les soldats pour les intimider, ou, mieux, peut-être, les convaincre d'une collaboration fraternelle, mais, en même temps (et, là, peut-être le nom de garde nationale serait-il préférable à milice bourgeoise) les responsables, immédiatement choisis, de ces bataillons populaires auront mission de les contrôler, de les maintenir dans le droit chemin. Le peuple en armes qui doit forcer le roi à rappeler Necker et à laisser la Constituante faire son travail, ce peuple-là ne saurait avoir dans ses rangs les sages de l'Hôtel de Ville. Ces messieurs sont les généraux de l'armée civique ; et les généraux ne se mêlent point aux combattants. Le peuple, ce sont les bonnes gens, les petites gens, les ouvriers ou artisans qui crient si bien : « Vive la liberté ! » et qui ne demandent, gentils héros, qu'à payer de leur personne. Leur distribuer des armes, leur indiquer où les prendre, c'est un risque à courir, indispensable pour l'heure, mais sur lequel il faut garder les yeux ouverts pour le limiter d'abord, l'annuler ensuite et au plus tôt.
La prise de la Bastille
On a lancé ces plébéiens sur la citadelle de la Bastille, parfait symbole de l'autocratie à renverser. Ils y ont fait merveille, perdant, sous les balles, une petite centaine d'entre eux. Mais le premier soin de la nouvelle municipalité tricolore sera d'ôter leurs fusils à ces plébéiens qui n'ont pas vocation à disposer de pareils outils.
L'histoire, l'histoire sérieuse, l'histoire historique, comme disait, en souriant, Péguy, n'a pas encore, je crois, assez mis en lumière la place qu'a tenue, dans la Révolution française, et dès le début, la crainte, chez les possédants, d'une menace sur leurs biens. Écoutez, simplement, Mme de Staël dans ses Considérations de 1816, son dernier écrit; elle avoue le frisson d'effroi qui l'a secouée, elle et tous les nantis, dès 1789. « Les gens de la classe ouvrière, écrit-elle, encore émue à ce souvenir, s'imaginèrent que le joug de la disparité des fortunes allait cesser de peser sur eux. » Et Chateaubriand confirme dans son style à lui : « Les sabots frappaient à la porte des gens à souliers. » Germaine Necker se félicitera de n'avoir eu qu'une seule fois devant elle Robespierre, ce monstre : « Ses traits étaient ignobles, ses veines d'une couleur verdâtre. » Suit aussitôt l'explication de ce portrait surprenant : « Sur l'inégalité des fortunes et des rangs, Robespierre professait les idées les plus absurdes. » Il est vrai qu'en effet, dans sa profession de foi du printemps 1789 pour les élections aux États généraux, Robespierre s'était exprimé avec une lucidité brutale : « La plus grande partie de nos concitoyens, disait-il, est aujourd'hui réduite par l'indigence au seul souci de survivre ; asservie à ce point, elle est incapable de réfléchir aux causes de sa misère et aux droits que la nature lui a donnés. » En langage contemporain (et anachronique), nous parlerions de dynamite dans un texte pareil, et l'on comprend que Mme de Staël, en alerte extrême quant à la sécurité de ses millions, avait quelques raisons de tenir Robespierre pour un homme très particulièrement fâcheux et funeste. (à suivre)

vendredi 7 décembre 2012

Dhuizon 2012

Je serai présent ce dimanche au salon du livre de DHUIZON (10 h- 18 h)

Photo Nvlle République (dhuizon 2011)

jeudi 6 décembre 2012

Silence aux pauvres ! - Henri Guillemin (1)

   Je reproduis ci-dessous de larges extraits d'un magnifique texte de Henri Guillemin.


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Ce qu'il faut savoir, disait Michelet, c'est « à quel point les idées d'intérêt furent étrangères au mouvement de 1789. Oui, la Révolution fut désintéressée; c'est là son côté sublime ». Michelet travaillait dans le genre épico-lyrique et s'abandonnait volontiers à des transports - dont nous verrons d'autres exemples - attendrissants. En fait, s'il se produit en 1789 des événements considérables dans la vie politique française, c'est d'abord parce que les finances du royaume connaissent un tel délabrement que ce qui s'annonce comme imminent, ce n'est pas autre chose que la banqueroute : non seulement plus de solde pour les officiers, plus de traitement pour les fonctionnaires, mais, ce qui est infiniment plus grave et plus inadmissible encore, les créanciers de l'État, et avant tout les grandes banques, voient venir une catastrophe. À tout prix la conjurer. Et c'est bien pourquoi Rivarol — un contre-révolutionnaire — écrira plus tard en ricanant : « La Révolution a été l'œuvre des rentiers. »Soyons plus sérieux que Michelet et que Rivarol. Il y a des causes multiples et conjointes qui expliquent, ou du moins éclairent, la très intéressante et très remarquable année 1789, en France. Face à la richesse immobilière, c'est-à-dire les châteaux et les vastes domaines, aux mains des nobles, s'est constituée, au XVIIIe siècle, une richesse mobilière, de capitaux liquides, que se partagent des affairistes nouveaux venus dans la banque, les assurances, le commerce international, les industries naissantes. Là sont de grands bourgeois, détenteurs de fortunes croissantes et qui ne tolèrent plus que l'aristocratie soit seule à disposer, grâce à la faveur du roi, des leviers de commande au gouvernement. (...) Autrement dit : la bourgeoisie d'affaires, dont l'importance ne cesse de s'affirmer, entend bien participer, et très activement, à la gestion de l'État et aux avantages qu'elle implique pour ses propres opérations.




Autre chose. Un profond mécontentement règne dans la paysannerie, et la France de 1789 est paysanne à quatre-vingt-cinq pour cent. Les agriculteurs supportent de plus en plus mal la perception, par les châtelains, de ces droits féodaux qui avaient pu avoir, jadis, leur justification (les seigneurs protégeaient leurs manants contre les brigandages), mais qui avaient perdu leur raison d'être et se réduisaient à un pur et simple prélèvement autoritaire sur les ressources des laboureurs ; impôt local abusif ajouté aux impôts d'État et à cette dîme au surplus, réclamée par l'autorité ecclésiastique. (...) Et, à Paris, la foule urbaine ? Paris compte alors quelque six cent mille habitants ; sur ce nombre, cent mille environ vivent dans des conditions de sous-développement inférieures même à l'indigence classique. L'artisan, quand il travaille — et les jours obligatoirement chômés ne manquent pas ; ces jours-là, il lui faut manger néanmoins et nourrir sa famille —, gagne en moyenne vingt sols par jour ; sa nourriture de base est le pain ; depuis 1750, le prix du pain s'est élevé lentement, inexorablement. En juillet 1789, la miche de quatre livres coûte quatorze sols ; quatorze sols sur les vingt du total. Et le loyer ? Et les vêtements ? En conséquence, en 89, dans Paris comme dans toutes les grandes villes, une armée d'émeutiers tout naturellement disponibles.
N'oublions pas non plus l'action des sociétés de pensée, sur quoi ont mis l'accent, à grand bruit, les disciples de Taine et les historiens (ou compilateurs) de bonne compagnie, acharnés à dénoncer la franc-maçonnerie comme la source première et secrète de la Révolution. Toutes les sociétés de pensée au XVIIIe siècle ne se confondent pas avec les loges maçonniques. Il n'y a là, bien souvent, que d'honnêtes groupements d'esprits cultivés qui s'intéressent à la philosophie et aux sciences et qui, parfois, souhaitent aussi plus d'équité dans l'organisation sociale. Et même quand il s'agit de francs-maçons, leurs appartenances sont multiples et tous ne sont pas rationalistes, loin de là. Nous vivons encore trop souvent, pour une part et à notre insu, sous l'influence du fameux refrain de Gavroche, dans Les Misérables: « C'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Rousseau. » Il faudrait tout de même — et cette distinction-là est encore très insuffisamment établie — prendre conscience de l'opposition radicale qu'offrent entre elles la pensée de Voltaire et celle de Rousseau. Le déplorable Gaxotte, qui parlait sans savoir (et d'autant plus impérieusement), évoquait les égalitaires (sic) de l'Encyclopédie. On ne peut rêver plus parfait contresens.


Voltaire a pris soin de définir en toute clarté, dans son Essai sur les Mœurs, comment il se représente un pays bien organisé : c'est celui, écrivait-il littéralement, où « le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne ». Cette morale d'entretenus est en tout point la sienne. Voltaire tient qu'il importe à l'État d'avoir à sa disposition une masse docile de «gueux ignorants», autrement dit de prolétaires analphabètes « n'ayant que leurs bras pour vivre et constituant cette vile multitude » (...)




Voltaire
Le parti des humbles et des exploités, c'est le choix - contre Voltaire - de Rousseau ; et Robespierre dira vrai, en 1792 quand, souhaitant voir disparaître du club des Jacobins le buste d'Helvétius le matérialiste, il avertira ses amis politiques : « Soyez sûrs que si Helvétius et les penseurs de son espèce avaient vécu de nos jours, ils eussent été nos adversaires » —comme venait effectivement d'en donner la preuve cet abbé Raynal, très vieux mais toujours vivant, tant célébré par Voltaire pour son Histoire philosophique des deux Indes et dont une lettre publique, saluée d'applaudissements par le côté droit de l'Assemblée, avait couvert la Révolution de malveillances et de sarcasmes.
Voltaire veut en finir avec le christianisme. Il ne s'en cache pas. « Là où douze faquins ont réussi (les apôtres, ces marins-pêcheurs, ces méprisables, ces gens de la tourbe) pourquoi six hommes de mérite (unissant leurs efforts) ne réussiraient-ils pas ? » La bande à Jésus a su lancer le christianisme ; d'Alembert, Diderot, d'Holbach, Grimm, Helvétius et lui-même, Voltaire, s'ils savent s'y prendre, sont tout à fait capables de détruire cette fable. Mais Rousseau, le maudit, s'est jeté à la traverse, et Condorcet, dans son éloge de Voltaire, n'a pas omis d'opposer au bon travail libérateur du parti des Lumières la triste besogne de Jean-Jacques au profit de ce monument de ténèbres qu'est la superstition. (à suivre)

samedi 1 décembre 2012

Marion Sigaut décortique les lumières


Très largement commentée sur le net, cette conférence de l'historienne Marion Sigaut a attiré mon attention. 
Si cette spécialiste du XVIIIè dispose d'une indéniable force de conviction, on est pourtant en droit de s'interroger sur la thèse qu'elle entreprend de réfuter ici ("les Lumières auraient contribué à humaniser la justice") et sur l'exemple qu'elle choisit pour illustrer son propos ("j'ai entendu dire que le supplice de Damiens avait indigné les Lumières"). Dans la foulée, Mme Sigaut s'en prend à Voltaire, à Diderot, à Beccaria etc... en accumulant approximations et erreurs (volontaires ?).

Prenons le cas de Voltaire, peut-être le plus emblématique. Précisons tout d'abord qu'il ne commence à s'intéresser à la question judiciaire qu'en 1762 (il a 68 ans), à l'occasion de l'affaire Calas. Si cette affaire le passionne, c'est qu'il y trouve avant tout un terrain propice pour attaquer l'église et le fanatisme religieux des juges. Il n'est nullement question, sous sa plume, d'une quelconque revendication visant à humaniser le sort réservé au(x) condamné(s). C'est en fait l'Infâme qui est systématiquement visé dans ses prises de position. Ainsi, il plaidera bientôt (c'était déjà le cas de Montesquieu dans un passage célèbre des Lettres Persanes) pour que la peine soit adaptée au crime, mais aussi pour que le pécheur ne soit plus considéré comme criminel. A ses yeux, le blasphémateur n'a évidemment pas à subir le même sort que le régicide ! Le combat de Voltaire vise avant tout à laïciser la justice, et tout particulièrement à supprimer les condamnations liées à des motifs religieux.

A aucun moment il ne se prétend abolitionniste (contrairement à Beccaria). Dans le domaine, son approche est avant tout utilitaire. Comme l'expliquera Hugo au XIXème, l'exécution publique n'a aux yeux de Voltaire aucun effet dissuasif. Il est donc plus utile de faire travailler un condamné que de l'éliminer. Concernant les supplices et la torture, le principe le dérange peut-être, mais il estime que "les assassinats prémédités, les parricides, les incendiaires, méritent une mort dont l'appareil soit effroyable".
 
Sous l'ancien Régime, "on ne torturait pas les gens pour obtenir leurs aveux", prétend Marion Sigaut. "Jamais", répète-t-elle même à plusieurs reprises avant de qualifier Voltaire de menteur.
Une nouvelle fois, l'historienne semble ignorer (à moins qu'elle feigne d'ignorer ?) ce qui se pratiquait dans les prisons du Royaume. Au terme de "torture", le XVIIIè siècle préfère celui de "question" : il distingue d'ailleurs la question dite "préparatoire" (destinée à obtenir les aveux du prévenu) de la question "préalable" (visant à obtenir le nom d'éventuels complices).
Par exemple, pour le seul Parlement de Bourgogne, 63 accusés sont soumis à la question préparatoire au cours du XVIIIè, et 52 à la question préalable. Si cette pratique est devenue si rare, c'est surtout parce qu'elle s'avère inefficace : ainsi, toujours pour la Bourgogne, seul un torturé sur trois avoue ses crimes.
C'est Louis XVI qui interdira définitivement la torture, et ce  peu avant la Révolution, alors qu'on ne la pratiquait quasiment plus nulle part : " Notre déclaration du 24 août 1780 sera exécutée, et y ajoutant, abrogeons la question préalable", ordonne-t-il au mois de mai 1788.

Concernant ce pauvre La Condamine (qui a tenu a assister au 1er rang au supplice de Damiens), Marion Sigaut le fait apparaître comme un pervers enthousiasmé par le spectacle de la mise à mort. Pour le coup, on ne saurait trop conseiller à l'historienne d'approfondir son travail de documentation, le scientifique ayant été un des rares intellectuels du moment à avoir pris la défense du supplicié. Le témoignage qui suit explique d'ailleurs sa présence aux premières loges ce jour-là :
Extrait d'une lettre de La Condamine à Maupertuis (10 février 1757) : "J'ai vu exécuter Damiens de fort près ; j'ai voulu voir et j'ai entendu dire tout le contraire de ce que j'ai vu, et on me le disait tandis que je voyais le contraire. Je le voyais abattu, consterné, souffrant, embrassant le crucifix, baisant le curé de Saint-Paul, contrit et humilié... Je crois que sans moi qui ai dit hautement ce que j'avais vu de la fin de Damiens, je crois qu'on aurait imprimé qu'il avait craché au nez du confesseur et bravé les juges et les bourreaux en leur disant qu'il n'avouait rien..."
 

mercredi 28 novembre 2012

Mémoires du Marquis d'Argenson (1)

Etrangement méconnnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle pourtant un regard lucide sur la situation politique et économique du Royaume de France. De ce secrétaire d'état affecté aux affaires étrangères (entre 1744 et 1747), on retiendra notamment un très audacieux plan de réformes dont je livre ci-dessous quelques extraits.
d'Argenson
-Le Roi "dessineroit lui-même" des "départemens ou intendances, de cent à cent-vingt paroisses chacun. Il pourroit y en avoir près de cinq cents dans le royaume."
-"Représenter les abus qui résultent aujourd'hui des corvées, et que la fondation et l'entretien de grandes routes auroient lieu à moins de frais étant confiés aux communautés.
Ainsi, par succession de temps et d'affaires, on chargeroit, sans l'avoir annoncé, ces petits États de tous les détails de police, finance, justice par arbitrage; ce royaume seroit gouverné admirablement, et l'autorité royale mieux affermie que jamais.
Il s'agiroit donc de ne pas faire voir où l'on va, mais d'amener le roi par la voix publique à souhaiter lui-même ces établissemens. La noblesse seroit la partie de la nation la plus aigrement opposante; car elle sentiroit bientôt que ce plan conduit à la confondre dans la nation, et à réduire ses prérogatives."
 Le Marquis prêche ici en faveur d'un renouveau des institutions provinciales et pour la création de "500" départements auxquels on déléguerait certaines attributions et prérogatives jusqu'alors distribuées à Versailles. Bien conscient de l'hostilité de la noblesse à de tels projets, il ajoute, un brin cynique :
"Il faudroit la faire taire devant les vœux du public, qu'on gagneroit par le succès et les bienfaits évidens.". Propos surprenant, me direz-vous, surtout de la part d'un des plus hauts commis de l'Etat ? Pas vraiment, en fait. Car à bien y regarder, la position du Marquis rejoint celle d'autres aristocrates réformateurs (le Prince de Conti, ou encore Malesherbes), suffisamment lucides sur les périls qui menacent le régime pour accepter de renoncer à certains de leurs privilèges. En effet, toujours dans son journal, d'Argenson manifeste à plusieurs reprises son inquiétude devant les mouvements de révolte qui se multiplient en province ou encore face aux refus répétés du Parlement d'obéir aux ordres du roi : "les réponses du roi sont toujours les mêmes, et avec aussi peu de succès, toujours : je veux être obéi, je veux qu'on enregistre, sur quoi on lui désobéit, et ce commandement, si souvent répété sans exécution, sent l'anarchie déclarée. Ce n'est pas ainsi que l'on commande."(sept. 1751).
Comme l'explique la formule de B. Mély (Rousseau, un intellectuel en rupture), il s'agit pour ces réformateurs de "beaucoup sacrifier pour ne pas perdre tout." Certains d'entre eux, sans doute visionnaires, envisageaient déjà la chute inéluctable de l'Ancien Régime.
(à suivre)