Dans La franc-maçonnerie et la Révolution Française (1904), Maurice Talmeyr (1850-1931) reprend quelques-unes des antiennes contre-révolutionnaires déjà esquissées par Burke, Barruel ou encore De Maistre.
Où en était, au dix-huitième siècle,
la Franc-Maçonnerie en France ?
Elle daterait, exactement, d'après
ses propres annuaires, de
soixante-quatre ans avant la Révolution,
de 1725, et ses deux premiers grands maîtres auraient été deux Anglais, lord Derwentwater, et lord
Harnouester. Elle est ensuite
présidée par un grand seigneur français, le duc d'Antin, puis par un prince du sang, Louis de Bourbon, comte de Clermont,
puis, de 1771 à 1793, par le duc
de Chartres, plus tard duc
d'Orléans, et, plus tard encore, Philippe-Egalité.
Philippe-Egalité |
En outre, et comme parenthèse,
nous pouvons encore faire quelques
remarques intéressantes. On sait que la première manifestation révolutionnaire du tiers état, en 1789, fut de s'ériger, à
Versailles, en Assemblée nationale et que la formule fameuse : déclarer la
patrie en danger devait devenir
sacramentelle en 1792. Or, en
1771, à la suite de graves crises intérieures, la Maçonnerie se déclare en danger. Elle appelle à Paris des délégués de tous
les points de la France, et ces
délégués, dix-huit ans déjà avant
1789, se réunissent en assemblée nationale. De plus, les premiers maçons établis en France, vers 1723, étaient
des Jacobites et le grand club
directeur de la Révolution est le
Club des Jacobins. Condorcet, dans la Septième époque des Progrès de l’esprit humain, désigne la Franc-Maçonnerie comme une
continuation mystérieuse de
l'Ordre des Templiers, et Louis XVI a pour prison le Temple, ancien asile de ces mêmes Templiers. La grande assemblée annuelle
des francs-maçons s'appelle le Convent et la plus fameuse assemblée révolutionnaire s'appellera la
Convention. La Maçonnerie, quand
elle avait à proscrire un adepte, le déclarait suspect, et chacun sait comment, sous la Terreur, on était déclaré suspect. D'après Louis Blanc, le récipiendaire, en
Maçonnerie, se coiffait d'un
bonnet, pendant qu'on lui disait :
« Ce bonnet vaut mieux que la couronne
des rois... » Or, l'orateur, au Club des Jacobins, se coiffait du bonnet rouge. Enfin, l'une des
épreuves de la Franc-Maçonnerie,
avant la Révolution, consistait à faire opérer au dignitaire maçonnique l'exécution en effigie d'un roi de
France sur un mannequin
représentant Philippe le Bel, le prince même qui avait exterminé l'Ordre des Templiers, et l'acte suprême
de la Révolution devait être, de même, l’exécution du Roi. Doit-on donner, d'ailleurs, à ces
premières remarques plus
d'importance qu'elles n'en comportent ? Non, et ce sont peut-être là de pures coïncidences. Mais nous pouvons déjà, cependant, avec ces coïncidences, nous
sentir dans une certaine atmosphère. En somme, comme en témoigne la liste de ses grands maîtres, la Franc-Maçonnerie, dans la période immédiatement
antérieure à la Révolution, ne
cesse pas de suivre, malgré ses
crises, une marche ascendante rapide.
Elle devient à la mode, finit par faire fureur et le Grand Orient en arrive à créer ces fameuses Loges d’adoption
où les femmes étaient admises. Les récipiendaires femmes, nous apprend M.
d'Alméras, auteur d'une récente
histoire de Cagliostro, et qui ne semble l’ennemi ni de Cagliostro, ni des
Loges, sont des « actrices, des danseuses, des bourgeoises ou
des grandes dames sans préjugés ». Alors, en résumé, la Franc-Maçonnerie,
au moins en apparence, consiste surtout
en bals, en banquets, en démonstrations de bienfaisance. En 1775, la duchesse de Bourbon recevait le
litre de grande maîtresse de
toutes les Loges d'adoption de France, le duc de Chartres l'installait lui-même dans ce pontificat
féminin, au milieu de fêtes magnifiques,
et on faisait une quête, à la fin du banquet, en faveur « des pères et mères retenus en prison pour n'avoir pas payé les mois de nourrice de leurs enfants ». Telle
est, pendant toute cette période, la
façade de la Franc-Maçonnerie. Elle est à la fois somptueuse et amusante, avec la promesse d'un mystère,
probablement inoffensif, et peut-être même agréable, à l’intérieur de la maison. Sous prétexte de
philanthropie, on s'y divertit énormément. On s'y mêle entre gens de la bonne société et de la
moins bonne, dans l'illusion d'une
égalité sociale qui ne manque pas
toujours de piment. On se donne la
sensation d'une vie en double où
l'on s'appelle de noms de guerre, en échangeant des mots de passe. On se
procure le petit frisson
d'attendre quelque chose de secret
qui sera peut-être défendu. On joue en grand, en un mot, à ces jeux
innocents qui ne le sont pas
toujours, et un prodigieux
enjouement jette toute la société dans ce jeu-là. Les plus honnêtes gens
s'en mettent, et Marie-Antoinette
écrit, à cette époque, à Mme de
Lamballe : « J'ai lu avec grand intérêt
ce qui s'est fait dans les loges franc-maçonniques que vous avez présidées, et dont
vous m'avez tant amusée. Je vois qu'on n'y fait pas que de jolies chansons, et
qu'on y fait aussi du bien »
N'existait-il donc, cependant, aucun motif de se méfier? Si, et certains Etats,
dès le milieu du dix-huitième siècle,
chassaient assez rudement ces
francs-maçons qui s'attachaient en France, avec une si extraordinaire activité, à amuser les Français, à les
faire danser, à chatouiller leur
frivolité. Le pape Clément XII, en
outre, avait lancé contre eux une
bulle assez suggestive, dans laquelle
il les comparait « aux voleurs qui
percent la maison ». On
pouvait donc, dès ce moment-là, ne pas déjà voir dans les Loges de simples lieux
d'amusements, comme la malheureuse
Marie-Antoinette, et la vue seule des fêtes qui s'y donnaient causait, d'ailleurs, à beaucoup de gens un
inexprimable malaise. Ils ne
pouvaient pas dire pourquoi ils l'y ressentaient, mais ils l'y
ressentaient, et il suffit, pour
s'en convaincre, de lire certain passage
des Mémoires de Barruel. Il avait émigré à Londres après 1792, et, comme tout le monde, avant la Révolution, avait été
sollicité de prendre part à des
réunions maçonniques. « Depuis plus de vingt ans, raconte-t-il, il était
difficile de ne pas rencontrer en France « quelques-uns de ces hommes
admis dans la Société maçonnique. Il s'en trouvait dans mes connaissances, et
parmi ceux-là plusieurs dont l'estime et l'amitié m'étaient chères. Avec tout le
zèle ordinaire aux jeunes adeptes, ils me sollicitaient de me faire inscrire
dans leur confrérie. Sur mon refus constant, ils prirent le parti de m'enrôler
malgré moi. La partie fut liée. On m'invite à dîner chez un ami ; je me trouve
seul profane au milieu des maçons... Le repas terminé, les domestiques
renvoyés, on propose de se former en loge et de m'initier... Je persiste dans
mon refus, et surtout dans celui de faire le serment de garder un secret dont l'objet
m'est inconnu... On me dispense du serment... Je résiste encore... On insiste...
Je m'obstine... Au lieu de répliquer,
on se forme en loge, et alors commencent toutes ces singeries et ces cérémonies
puériles que l'on trouve décrites dans
divers livres maçonniques. Je cherche à m'échapper ; l'appartement est vaste, la
maison écartée, les domestiques ont le mot, toutes les portes sont fermées...
il faut bien se résoudre à laisser faire. On m'interroge, je réponds presque à
tout en riant ; me voilà déclaré apprenti, et tout de suite compagnon. Bientôt
même c'est un troisième grade, c'est celui de maître qu'il faut me conférer. Ici,
l'on me conduit dans une vaste salle... Jusque-là, je ne voyais que jeu et
puérilité, mais je n'avais déplu par aucune réponse... Enfin, survient cette question
que me fait gravement le Vénérable : Etes-vous
disposé, mon frère, à exécuter tous les ordres du Grand-Maître de la Maçonnerie,
quand même vous recevriez des ordres
contraires de la part d'un roi, d'un empereur, ou de quelque autre souverain que
ce soit ? — Ma réponse fut : Non
! Le Vénérable s'étonne, et reprend : Comment,
non! Vous ne seriez donc venu parmi nous que pour trahir nos secrets ! Vous ne
savez donc pas que de tous nos glaives il n'en est pas un seul qui ne soit prêt
à percer le cœur des traîtres ! Dans cette question, dans tout le sérieux
et les menaces qui l'accompagnaient, je ne voyais encore qu'un jeu ; je n'en répondis pas moins négativement...A
l'exception du Vénérable, tous les Frères gardaient un morne silence,
quoiqu'ils ne fissent, dans le fond, que s'amuser de cette scène. Elle devenait
encore plus sérieuse entre le Vénérable et moi. Il ne se rendait pas, il
renouvelait toujours sa question...A la fin, je me sens excédé. J'avais les yeux
bandés, j'arrache le bandeau, je le jette par terre, et, en frappant du pied,
je réponds par un ton accompagné de tout l'accent de l'impatience... A l'instant, toute la loge part de battements
de mains en signe d'applaudissement. Le Vénérable donne alors des éloges à ma
constance : Voilà, dit-il, les gens qu'il nous faut ; des hommes de
caractère et qui sachent avoir de la fermeté... Quel était, cependant,
quelques années plus tard,
l'épilogue de cette plaisanterie ? « Je
dois, dit Barruel, rendre cette justice
à ceux qui m'avaient reçu, que, lors de
là Révolution, ils se sont tous montrés bons royalistes, à l'exception du
Vénérable que j'ai vu donner à plein collier dans le Jacobinisme…
Augustin Barruel |
Une société maçonnisée,
c'est donc bien celle qui précède
immédiatement la Révolution. Elle s'est maçonnisée pour s'amuser, mais elle
s'est maçonnisée. C'est l'atmosphère en dehors de laquelle il ne faut pas même
essayer de voir cette époque, sous
peine de n'en rien voir de vrai.
( à suivre)
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