mercredi 17 juillet 2013

La part de l'aube de Eric Marchal

 


Je suis en train de le lire... Roman très dense dans lequel s'entrecroisent plusieurs intrigues.
Très impressionné par l'érudition d'Eric Marchal.

mercredi 10 juillet 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (9)

 
 
nommé historiographe du roi en avril 1745
1745... N'oublions pas qu'au début de l'année précédente, une possible venue de Louis XV sur le champ de bataille avait été annoncée. Comme nous l'indiquions, celui-ci ne pouvait se permettre de courir aucun risque quant à la réussite de combats qui avaient pour caractéristique essentielle de devoir servir à la gloire du roi de France et à sa propagande guerrière auprès du roi de Prusse et des princes allemands pour les lancer contre Marie-Thérèse d'Autriche.

Sauf à être victime d'une exceptionnelle malchance, il allait s'agir d'une victoire éclatante, et d'autant plus éclatante qu'on utiliserait évidemment tous les porte-voix possibles pour en répercuter le bruit d'un bout à l'autre de l'Europe et, qui sait? jusque dans la suite de l'Histoire de la France royale... Car c'est ainsi que se conduisent les peuples, et que se fabrique la gloire, et du même mouvement... la légende, qui serviront autant à la réputation des rois que des hommes de plume qui s'en font délibérément les lèche-bottes.

Ainsi Voltaire vient-il d'avoir toute une année pour mesurer ces enjeux. Il sait, à l'évidence ce qu'il lui faut obtenir, et c'est l'objet de la lettre qu'il adresse au ministre des Affaires étrangères, son ami le marquis d'Argenson, le 8 février 1745 : « La charge de gentilhomme ordinaire ne vaquant presque jamais, et cet agrément n’étant qu’un agrément, on y peut ajouter la petite place d’historiographe ; et, au lieu de la pension attachée à cette historiographie, je ne demande qu’un rétablissement de quatre cents livres. Tout cela me paraît modeste, et M. Orri [contrôleur général des Finances] en juge de même. Il consent à toutes ces guenilles. »

La petitesse de la somme demandée, et la générosité terriblement affectée que manifeste notre poète en la circonstance, montrent bien qu'en un certain sens, il prétend "acheter" la charge plutôt qu'en recevoir le bénéfice. Effectivement, il n'est là que pour attacher son char à celui du vainqueur futur, le dénommé Louis, qui, pour sa part, a bien besoin d'une plume dont on se souvient à quel point elle avait su, dans les années précédentes, s'avilir à chanter les exploits guerriers de Frédéric de Prusse.

Ainsi 1745 menace-t-elle d'être un grand cru. C'est ce que Voltaire peut annoncer au ministre prussien comte von Podewils le 8 mars :

« C’est une chose publique que le Roy [Louis XV] se mettra au commencement d’avril à la tête de cent mille hommes, que M. le prince de Conti commandera sur le Rhin et que nous aurons quatre armées. Si tout cela joint au succès de vos armes pouvait procurer la paix à l’Europe, c’est alors qu’il faudrait donner des fêtes. »
la bataille de Fontenoy (mai 1745)

Evidemment, c'est l'exact contraire qui est recherché : tout cela doit déboucher sur la véritable guerre européenne... Mais Voltaire devra bientôt finir par s'en convaincre, la boucherie n'est que très modeste, à Fontenoy comme ailleurs. Or, comme lui-même l'aura appris plus tard, et comme nous le constatons aujourd'hui : il était en avance d'une douzaine d'années environ... Mais il finira effectivement par toucher le gros lot.

 Et c'est alors, qu'au milieu des ravages humains et financiers, il pourra enfin publier "Candide".

En attendant cet heureux temps du jackpot, le 11 mai 1745 lui apporte un joli lot de consolation dont il se fait l'écho auprès du marquis d'Argenson deux jours plus tard :

« Ah le bel emploi pour votre historien ! Il y a trois cents ans que les Rois de France n’ont rien fait de si glorieux [cf. la bataille de Fontenoy, 11 mai 1745]. Je suis fou de joie. »

En fait, beaucoup de bruit pour presque rien, mais quel bruit! Oh, monsieur de Voltaire, on peut dire que vous savez les vendre, les sinistres casseroles de votre sanglante cuisine!... Et aujourd'hui encore, mon cher, sous les applaudissements des Voltairomenteurs et Voltairomenteuses, et en provoquant un attendrissement abyssal au profit de l'extrême sensiblerie de nos pauvres Voltairocarpettes fort doctement intoxiquées (à vie?)...

Voilà donc le triomphe tant attendu par Louis XV qui se trouve soudainement transporté, des sempiternelles galipettes plus ou moins meurtrières avec de vraies jeunes filles, à la vraie gloire du sang. Amusons-nous alors à lire le beau récit que le marquis ministre des Affaires étrangères adresse à Voltaire pour qu'il puisse y tremper sa plume d'historiographe, et commençons par la fin des combats :

« Ce fut un beau spectacle que de voir le roi et le dauphin écrire sur un tambour, entourés de vainqueurs et de vaincus, morts, mourants et prisonniers. »

Revenons ensuite un peu en arrière... Voici le roi tel qu’en lui-même le transforme, selon d'Argenson, l’approche du moment où des milliers de combattants vont périr de l’une de ses décisions : « Jamais je n’ai vu d’homme si gai de cette aventure qu’était le maître » ; « De là, on alla coucher sur la paille. Il n’y eut pas de nuit de bal plus gaie ; jamais tant de bons mots » ; « Le roi chanta une chanson qui a beaucoup de couplets et qui est fort drôle ».
Comme il l’aurait fait avec une demoiselle sans doute...
D'Argenson poursuit :

 « Le vrai, le sûr, le non flatteur, c’est que c’est le roi qui a gagné lui-même la bataille par sa volonté, par sa fermeté. »

Résultat de tant de courage : « Les gros bataillons anglais tournèrent le dos, et, pour le faire court, on en a tué quatorze mille.»

L’Histoire n’en a retenu que neuf mille, mais ce n’est déjà pas si mal. Ajoutons un peu de sauce et de sel : « Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j’ai remarqué une habitude, trop tôt acquise, de voir tranquillement sur le champ de bataille des morts nus, des ennemis agonisants, des plaies fumantes. Pour moi, j’avouerai que le coeur me manqua et que j’eus besoin d’un flacon.»

Maintenant, les violons : « Le triomphe est la plus belle chose du monde : les Vive le roi ! les chapeaux en l’air au bout des baïonnettes, les compliments du maître à ses guerriers, la visite des retranchements, des villages et des redoutes si intactes, la joie, la gloire, la tendresse ! Mais le plancher de tout cela est du sang humain, des lambeaux de chair humaine. »

Candide fuyant la guerre
 Voici donc le matériau de base. On voit en quoi il est de lui-même accordé à l'état d'esprit de Voltaire en présence, ou dans l'attente des guerres. Il nous reste à voir comment l'historiographe du roi sait tenir fermement la chandelle de l’Histoire de façon à bien éclairer les grands noms (et surtout celui de son copain le duc de Richelieu, sans oublier les frères ministres). Lisons ici sa réponse au dénommé d'Argenson :
« Je viens de donner bataille aussi et j’ai eu plus de peine à chanter la victoire que le roi à la remporter… Vous verrez que le nom de d’Argenson n’est pas oublié. »

Mais les circonstances sont tout aussi idéales en ce qui concerne les intérêts de l'entrepreneur Voltaire qui a pu, grâce à elles, évaluer directement les extraordinaires mérites de Pâris de Montmartel, dont il devait écrire un peu plus tard dans son Panégyrique de Louis XV : « Il s’est trouvé un homme qui a soutenu le crédit de la nation par le sien : crédit fondé à la fois sur l’industrie et sur la probité, qui se perd si aisément, et qui ne se rétablit plus quand il est détruit… Nos camps devant tant de places assiégées ont été semblables à des villes policées où règnent l’ordre, l’affluence et la richesse. Ceux qui ont ainsi fait subsister nos armées étaient des hommes dignes de seconder ceux qui ont fait vaincre. »

Quant au travail apte à produire, sur lui-même comme sur l'ennemi, tout ce sang dont on aura compris qu’il décorait fort agréablement la scène, il se recrutait désormais à 6 sous le jour par fantassin, les réticents étant traités avec beaucoup d’humanité puisque, ainsi que le rapporte André Corvisier : « En France, de 1716 à 1775 on infligea la peine de mort à un déserteur sur trois tiré au sort », tandis qu’« à la fin du XVIIIe siècle, le contrôle des troupes avait réussi à réduire la désertion à environ 4000 cas par an, soit environ 2% des effectifs », ce qui nous fait tout de même à peu près 1300 fusillés par an.

Évidemment, si cela doit donner parfois l’occasion à un roi de montrer, par un contraste frappant, cet exceptionnel courage qui lui permet, à lui tout seul ou presque, de gagner les batailles pour peu qu’on lui y fasse une toute petite place, nous n’avons plus rien à objecter…

Et tout à coup, divine surprise, comme s'en délecte Voltaire auprès du marquis d’Argenson le 25 juin 1745 :

« Eh bien ! il pleut donc des victoires ! Le roi de Prusse bat nos ennemis [cf. Friedberg, 4 juin 1745], et fait des épigrammes contre eux. Ô la belle et glorieuse paix que vous ferez ! Je vous prépare une fête pour votre retour ; j’y couronnerai le roi de lauriers. »

Décidément nous ne nous savions pas si heureux!... Pour un peu, nous basculerions, avec armes et bagages, dans le camp des Voltairomenteurs.

En effet, il fait bon vivre à l’ombre de Voltaire et de tous ces maîtres qui nous offrent, à si grands frais, les crises économiques, les étranglements FMIesques, les guerres, petites et grandes, mais surtout les mondiales !... tout en donnant le change à celles et ceux qui n’y entravent que couic…

Rallions-nous donc, pour quelques secondes encore, aux Voltairomenteurs, Voltairomenteuses et autres Voltairocarpettes, et vautrons-nous avec volupté dans ces petites mares de sang du XVIIIème siècle qui promettent, promettent tant!... (promesses tenues : bravo!)

Voltaire au comte Algarotti, le 27 juin 1745 (traduit de l’italien): « Oh ! que vous faites bien maintenant de passer vos beaux jours à Venise, quand toute l’Europe est folle à lier, et que la guerre fait un champ d’horreur de tant de fous ! Votre roi de Prusse, qui n’est plus votre roi, a battu atrocement vos Saxons. Notre roi a repoussé l’intrépide fureur des Anglais et pendant que la trompette assourdit toutes les oreilles, Toi, Tityre, indifférent et à l’ombre, tu apprends au lac à résonner au nom de la belle Amarylis [d’après Virgile]. »
Francesco Algarotti, comte de Prusse

Nous y retournons donc avec plus de fougue et d’humour que jamais…

Voltaire au marquis d’Argenson, ministre des Affaires étrangères, le 28 juin 1745 :

« On prétend, Monseigneur, que vous nous donnerez bientôt une paix glorieuse. Il n’y a que cela au-dessus d’une victoire. Votre nom sera aussi cher à la nation qu’à moi. J’ajouterai un acte pour vous à ma fête. »

Au même, le 4 juillet 1745, quand apparaît le piment supplémentaire de l'éventuelle défaite française : « Vous allez donc, monseigneur, faire le siège d’Oudenarde [la ville devait tomber le 14 juillet], mais on dit que tout va mal en Allemagne, et que vous allez repasser le Rhin. Si cela est, vous avez quitté le solide pour le brillant, et ce n’était pas la peine de donner l’exclusion au grand duc [François Ier, qui fut élu empereur le 13 septembre] pour le voir empereur dans trois mois. Mais ce ne sont pas là mes affaires ; je n’ai qu’à vous chanter. »

À Jacques Anisson-Duperron, directeur de l’Imprimerie royale, le 13 juillet 1745 :

« La prise de Gand [11 juillet 1745], Monsieur, est une fleur qu’il faut ajouter à mon bouquet. Je vous supplie de vouloir bien m’aider encore à remplir ce devoir d’un sujet pénétré de la gloire d’un si bon maître. »
la prise de Gand (juillet 1745)

Au même, le 15 juillet 1745 : « Il est bien juste, monsieur, de ne pas oublier Ostende dans l’énumération des conquêtes du roi, je vous supplie d’ordonner qu’on insère le morceau suivant à la page 27.»

Et voici encore un attrape-nigauds pour celles et ceux qui ne savent pas précisément pourquoi il y a des guerres… À la comtesse Bentinck, épouse d’un diplomate hollandais, le 22 octobre 1745 :

« Vous voyez bien, madame, à présent que vous ne rendrez point foi et hommage pour vos terres, à moins que la campagne prochaine on ne s’empare de Bruxelles [elle fut prise en février 1746]. Plût à dieu qu’au lieu de nouvelles victoires, on regardât de tous côtés la paix comme la plus belle des conquêtes. Le roi, après une bataille gagnée et six villes prises, a proposé d’assembler un congrès. Que pouvait-il faire de mieux ? et pourquoi les hommes sont-ils assez ennemis d’eux-mêmes pour préférer le plus horrible des fléaux à un bien nécessaire ? La terre et la mer sont le théâtre du carnage, sans qu’on sache bien précisément pourquoi. La véritable raison, c’est que les hommes sont fous. Plaignez-les dans votre ermitage et vivez heureuse ; vous devez l’être puisque vous êtes au-dessus des infâmes préjugés qui font à l’âme une guerre plus cruelle que celle d’Allemagne et de Flandre. »

Infâmes préjugés qu'organise si bien "Candide"!...

Mais nous n'en sommes encore qu'aux hors-d'oeuvre... En effet, arrivant à cette date du 22 octobre 1745, nous n'avons même pas encore atteint la fin du tome II quand la Correspondance en rassemble treize...

Par ailleurs, en ce qui concerne le livre "Voltaire - L'or au prix du sang", il achève ici sa deuxième partie sur les treize qu'il compte lui aussi.

Cependant, nous considérons que le présent travail doit s'arrêter là, non sans que soit prononcé ce dernier mot  : Quant à l'affaire Calas, c'est évidemment du bidon. Et bien malin qui, ayant lu la Correspondance, pourra venir nous prouver le contraire.

Nous tenons à remercier Michel Cuny pour l'aimable autorisation qu'il nous a donnée de reproduire l'intégralité de ce texte. OM

dimanche 7 juillet 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (8)

Michel Cuny continue de nous brosser le portrait d'un Voltaire que l'histoire feint d'oublier : celui du fauteur de guerre et du coureur de fortune...

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Le margrave de Bayreuth, beau-frère de Frédéric, ayant apparemment adhéré au projet que lui présentait Voltaire, celui-ci constate que le même margrave lui demande aussitôt de remplir une nouvelle condition. Aux abois, le grand manager de la guerre annoncée en réfère au ministre des Affaires étrangères de Louix XV (3 octobre 1743) :

     « Mais il fallait gagner l’évêque de Wurtsbourg et de Bemberg de qui la tête est, dit-on, fort affaiblie ; et le ministre du margrave me dit que, moyennant trente à quarante mille écus [de quatre-vingt-dix à cent vingt mille livres de pots-de-vin que verserait la France], on pourrait déterminer les ministres de cet évêque. »

 Ensuite, Voltaire se tourne vers Frédéric de Prusse pour lui montrer à quel point son alliée, la France, est riche et déterminée, qu'il s'agisse des invalides dont, justement, en sa qualité de fournisseur de vivres et à travers Marchand, Voltaire est un grand spécialiste, ou des animaux à deux-quatre pattes qu'on loue 5 sous par jour (lettre du 16 novembre 1743) :


« On compte actuellement trois cent vingt-cinq mille hommes, y compris les invalides : ce sont trois cent mille chiens de chasse qu’on a peine à retenir ; ils jappent, ils crient, ils se débattent, et cassent leurs laisses pour courir sus aux Anglais, et à leurs pesants serviteurs les Hollandais. Toute la nation, en vérité, montre une ardeur incroyable. »
Voltaire, vers 1736
  Et voici que, soudainement, il obtient la mission dont il avait, dès longtemps, pressenti qu'elle pourrait être la sienne dans la mesure où il est, à l'époque, pratiquement le seul à croire au prochain embrasement de l'Europe. Ce pantin magnifique croit qu'enfin il touche au but, sans comprendre que tout ce petit jeu qu'on l'autorise à jouer ne dépend que de la façon dont Frédéric joue des ficelles qui sont dans le dos de sa petite marionnette française. Vite un mot au ministre (24 novembre 1743) : « Oserais-je, monseigneur, vous soumettre une idée qu’un zèle peut-être fort mal éclairé me suggère ? On [Frédéric de Prusse] m’a fait promettre d’aller faire un tour à Virtemberg, à Anspach, à Brunswick, à Bayreuth, à Berlin. S’il se pouvait faire que l’empereur me chargeât de lettres pressantes pour les princes de l’empire dont il espère le plus, si je pouvais porter au roi de Prusse les copies des réponses faites à l’empereur, ne pourrait-on pas pousser alors le roi de Prusse dans cette association tant désirée, qui se trouverait déjà signée en effet par tous ces princes ? On saurait du moins alors certainement à quoi s’en tenir sur le roi de Prusse ; et s’il abandonnait la cause commune, ne pourriez-vous pas à ses dépens faire la paix avec la reine de Hongrie? Vous ne manqueriez de ressources ni pour négocier, ni pour faire la guerre.»
 Et voilà, tout y est : les petits bouts de papier signés ; on pousse; et hop, on trahit... Joli travail!...


 Mais pour mieux trahir encore, il faut donner des preuves de bonne volonté et de force irrésistible. Ainsi Voltaire, comme un vulgaire marchand de casseroles, vante-t-il les forces dont il se veut le porte-parole auprès du comte, ministre des Affaires étrangères de Frédéric (lettre du 12 décembre 1743) :


     « Toutes nos places en Alsace, en Lorraine, en Flandre regorgent de provisions et de munitions de guerre. On demande beaucoup d’argent à la noblesse ; et elle en donne sans le moindre murmure et sans que la nouvelle cuisine en souffre. Le roi travaille tous les jours ; et les ministres jour et nuit. Ceux qui doivent fournir les vivres à notre armée d’Italie sont déjà partis. »

 L'urgence des dépenses ne paraît même pas pouvoir nuire aux plaisirs dont on aurait tendance à imaginer qu'ils ne sont guère de saison. Au même, le 19 décembre 1743 : « Nous sommes plongés dans le luxe et dans les plaisirs en attendant que nous fassions de tous côtés la guerre sur terre et sur mer au printemps. »


Certain d'avoir définitivement réussi à circonvenir le roi de Prusse, Voltaire achève l'année sur un bilan qui ne laisse aucune place au doute : l'affaire est faite (lettre à Amelot de Chaillou du 30 décembre 1743) :

« Vous savez, monseigneur, ce qui s’est passé entre monseigneur le margrave de Bayreuth et moi dans le plus grand secret. Il est général du cercle de Franconie, il a des troupes, des amis, du zèle, de la bonne volonté pour l’empereur. Voici le moment où il pourrait engager le roi de Prusse, son beau-frère, et le mener plus loin que ce monarque ne voudrait d’abord peut-être. »

En attendant qu'intervienne la seconde phase, celle des combats et de la transformation instantanée et réciproque de l'argent en sang et du sang en or pour laquelle Voltaire s'est magnifiquement mobilisé et à laquelle les adorateurs et adoratrices du grand homme ne pourront qu'applaudir avec le plus extrême enthousiasme (ici, sourire un peu crispé, peut-être, des Voltairomenteurs et -menteuses), il est important de rappeler, à qui de droit, que les bons comptes font les bons amis.... Lettre à Amelot de Chaillou, le 7 avril [1744] :

     « Si vous daignez vous souvenir de moi plus que de mes livres, j’ose espérer que vous voudrez bien parler au roi des extrêmement petits services que j’ai rendus de si bon coeur, et du juste refus que je fais d’une maison meublée et de douze mille francs [60 années de travail] de pension [pour une année d’exercice, donc] que le roi de Prusse m’offre ; j’aime mieux vivre sous la protection de mon souverain, que d’aller chercher les faveurs des autres rois, et je me flatte que cette façon de penser ne vous déplaira pas. » (qui vivra verra... gentil Arouet...)

 Lettre de rappel du 20 avril 1744 :

     « Je vous supplie en attendant de daigner vous souvenir de la bonté que vous deviez avoir de parler au roi des petits services que j’ai rendus ou voulu rendre : je puis assurer sans vanité que j’ai été assez heureux pour rendre sa personne plus respectable [vraiment!] au roi de Prusse, et j’en ai les preuves par écrit. Je demande seulement que vous daigniez l’instruire de mon zèle. Je demande qu’il sache que ce zèle me fait renoncer à douze mille francs de pension et à une maison toute meublée que le roi de Prusse me donne à Berlin. »


 Ici tous les Voltairomenteurs et Voltairomenteuses accompagné(e)s, faut-il le dire? de quelques générations de Voltairocarpettes qu'ils (elles) ont réussi à faire s'agenouiller devant le prétendu patriarche de Ferney, tremblent de l'éventuel manque de générosité du roi Très-Chrétien en présence d'un travail pareillement titanesque d'un vrai... Candide.

Ce printemps de 1744 s'était pourtant ouvert sur une nouvelle qui laissait à penser que le royaume de France n'allait pas tarder à donner le bon exemple à Frédéric de Prusse et à ses éventuels alliés, les princes de l'empire. Voltaire s'en était d'ailleurs fait le messager auprès du ministre prussien comte von Podewils le 2 avril : « On espère que notre roi se mettra à la tête de son armée de Flandres. Je commence à le croire très sérieusement, et je crois de même que sa présence ne sera pas inutile à nos affaires. Un roi avec deux mots, et un regard, fait affronter la mort gaiement à cent mille hommes. Puissions-nous voir une campagne digne de ses résolutions généreuses, et une paix digne de la campagne. »


Il ne s'agissait certes pas de faire périr ces cent mille hommes à quelques sous par jour au seul titre de la générosité du royal guerrier... Au surplus, la présence annoncée du roi ne pouvait que donner naissance à de puissants soupçons quant à la dimension réelle de l'éventuelle entreprise : on n'imagine pas que Louis XV ait pu faire le déplacement et avec lui, pourquoi pas? quelques dames de sa cour, à seule fin d'aller se faire étriller dans une guerre toute d'apparat, mis à part les quelques morts ou estropiés nécessaires à telle ou telle victoire qui se respecte - si modeste soit-elle.

Quant à Voltaire, il a, pour l'instant, mieux à faire que d'aller se mettre à portée des armes à feu court ou même long. C'est ce qu'il écrit à l’abbé de Valory, prévôt du chapitre de Lille, le 8 mai 1744 : « Je resterai jusqu’au mois d’octobre dans la charmante solitude de Cirey, tandis qu’on s’égorgera en Italie, en Flandre et en Allemagne. »
le château de Cirey
  Cirey, c'est la solitude que notre éminent va-t-en-guerre partage avec Emilie... et c'est aussi l'endroit d'où jouer les Candide avec un diplomate bien placé pour en pressentir tout le sel et n'en être surtout pas la dupe, Abraham van Hoey, ambassadeur de Hollande à Paris (lettre du 7 juin 1744) :


     « Madame la marquise du Châtelet vous remercie bien de la bonté que vous avez de lui envoyer les gazettes. Nous souhaitons d’apprendre un jour la paix par elles ; car quoique nous goûtions dans la solitude la félicité qui est attachée à la philosophie [de la guerre, comme nous le savons maintenant], nous nous intéressons aussi au bonheur [lire : malheur, pour autant qu'il fait la fortune de quelques-uns] du genre humain, et comme vous le dites souvent dans vos lettres qui seront un monument de droiture et de sagesse, tous les maux, et tous les crimes du monde ne sont rien en comparaison de la guerre [et précisément en ce qu'à la différence des crimes ordinaires, elle rapporte à mes amis et à moi]. »

...et voici que Voltaire découvre une nouvelle modalité de ce que la guerre peut apporter à ceux qui en sont les promoteurs. C'est ce qu'il annonce, avec la dernière impudicité, à Frédéric II, roi de Prusse, le 2 novembre 1744 :

     « Je ne sais si votre majesté est à Prague, à Vienne ou à Bade, mais comme je sais que votre immensité embrasse tous les objets, j’ose la supplier, quand elle aura pris sept ou huit provinces, de daigner donner à Clèves votre protection à madame la marquise du Châtelet. Elle a vu que le destin de l’Europe était entre vos mains, et elle a mis le sien entre les mains de votre chancelier de Clèves, M. de Raesfelt. Elle l’a rendu arbitre d’un procès de deux millions. Un petit mot de votre majesté à votre chancelier, sire, serait un beau préliminaire de cette paix. »

Or, si l'année 1744 avance sans que la vraie guerre n'éclate, Voltaire bénéficie d'une nouvelle victoire. En effet, Amelot de Chaillou a perdu le ministère des Affaires étrangères... et miracle ! le nouveau ministre des Affaires étrangères ne pouvait pas être mieux choisi, puisqu'il s'agit de l'ancien confrère de Voltaire au lycée Louis-le-Grand, le marquis d’Argenson, à qui notre héros écrit le 19 novembre 1744 :

     « […] or vous voilà cocher monseigneur, menez-nous à la paix par le chemin tout droit de la gloire, et quand vous verrez en passant, votre ancien attaché dans les broussailles, donnez-lui un coup d’oeil. »
d'Argenson, ministre des affaires étrangères en 1744
 Tout va donc pour le mieux, ainsi que le philosophe de la guerre le clame auprès du comte von Podewils le 19 novembre 1744 : « Vous saurez sans doute à l’arrivée du courrier que M. d’Argenson l’aîné vient d’être nommé secrétaire d’État des Affaires étrangères. Le cadet fera la guerre, après quoi il faut que l’aîné fasse la paix. »


Vivement le printemps prochain: il pourrait enfin être le bon. 
(à suivre)

lundi 1 juillet 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (7)

Mais d'où Voltaire tire-t-il cette idée que le roi de Prusse n'a peut-être besoin que de subsides pour remettre la main à l'épée? C'est ce qu'il rapporte au même Amelot de Chaillou dans la longue lettre du 21 juillet 1743 :

« Ce bonheur que j’ai de me trouver (je ne sais comment) initié tout d’un coup aux mystères m’a fait découvrir hier que le roi de Prusse fait emprunter quatre cent mille florins dans Amsterdam. Cette nouvelle est aussi vraie qu’étonnante. Il faut ou que ses trésors soient moins grands qu’on ne le dit, ou que ce monarque veuille emprunter à trois ½ pour cent, pour éteindre une dette qui porte cinq pour cent d’intérêt, et gagner ainsi sur cet emprunt. Je ne vois guère une troisième raison, l’emprunt étant très secret. »

 A regarder les choses calmement, il apparaît que la politique financière de la Prusse n'est pas du tout celle du royaume de France. Habile sur les champs de bataille, Frédéric est un homme avisé en matière de finances publiques... Dans des circonstances exceptionnelles, il consent à emprunter à des taux relativement élevés, mais, passé l'orage, il reprend l'initiative en échangeant les titres les plus coûteux contre d'autres qui le sont moins. Ainsi, dans la Prusse de Frédéric (pas plus que dans l'Allemagne de madame Merkel, aujourd'hui, d'ailleurs), les émules des frères Pâris n'auraient pu faire fortune... Et Voltaire, qui s'y essayera bientôt, y perdra toute la considération dont il disposait encore auprès de Frédéric (pour s'en convaincre, on pourra se reporter à "Voltaire - L'or au prix du sang", pages 131 et suivantes) et devra se précipiter vers la sortie!...
 
 Mais, résumons-nous : pour prendre la Silésie, Frédéric a dû "investir" ; une partie de cet investissement a été réalisée à crédit, dans une relative urgence et pour une durée que ses exploits de guerrier agissant par surprise ont ramenée à fort peu de choses... Le voici qui peut très vite se dégager de l'emprise que les prêteurs ont pu avoir très momentanément sur lui.
 Et pourquoi se lancerait-il désormais dans de nouvelles entreprises, alors qu'il n'ambitionnait que de prendre la Silésie pour, ensuite, se donner le temps de l'intégrer à la vie même de son royaume, ainsi que la politique prussienne devait s'en poursuivre bien après sa mort, en particulier avec le Zollverein (préfiguration économique du Reich de Bismarck) ?
 Mais monsieur de Voltaire travaillait, lui, dans l'immédiateté... Ainsi, tandis que Frédéric II de Prusse paraît jouer les belles endormies, le poète se lance dans une grande entreprise d'embrigadement des princes allemands. C'est-à-dire qu'à lui tout seul, il entame une sorte d'unification allemande (il devait revenir à Napoléon Bonaparte d'en réaliser l'essentiel, et à Napoléon III d'en couronner le tout grâce à l'effondrement de la France en 1870... En attendant 1940...)
 Les princes sont alors fédérés par l'un d'entre eux qu'ils élisent en qualité d'empereur, sans qu'il ait encore le moindre début de pouvoir réel. Gagner l'empereur ne suffirait donc pas. Il faut les prendre un à un. C'est ce dont Voltaire s'entretient avec un Frédéric qui comprend très bien où il veut en venir, et qui s'amuse à ne surtout pas le décourager.
 En effet, le piège que Voltaire tend au roi de Prusse est terriblement grossier... Ce qui est déjà faire injure au souverain. Mais, de plus, il est mortellement dangereux pour celui-ci. C'est ce qu'il va nous falloir regarder d'un peu plus près.
Frédéric II
 Désireux de faire cracher tout son venin à Voltaire-la-Vipère, Frédéric de Prusse feint donc, devant le "Malin", de s'apprêter à jouer le grand jeu sur la scène européenne. Victime de son propre enthousiasme meurtrier, le poète entrepreneur-de-guerres, qui se comporte alors en véritable benêt tant il ne voit rien au piège qu'on ne cesse de faire jouer contre lui, rapporte bientôt au ministre des Affaires étrangères du royaume de France, Amelot de Chaillou, et sur un air de triomphe, cette discussion qui n'a fait que l'humilier. Nous sommes le 3 septembre 1743.
 Voltaire, d'abord, Frédéric ensuite :
 « Eh bien ! sire, pourquoi donc ne vous pas réunir hautement avec la France et l’empereur contre l’ennemi commun, qui vous hait et qui vous calomnie tous deux également ? Quel autre allié pouvez-vous avoir que la France ?

     « Vous avez raison, reprit-il ; vous savez aussi que je cherche à la servir, vous connaissez ce que je fais en Hollande. Mais je ne peux agir hautement que quand je serai sûr d’être secondé de l’empire ; c’est à quoi je travaille à présent, et c’est le véritable but du voyage que je fais à Bayreuth dans huit ou dix jours. Je veux être assuré au moins que quelques princes de l’empire, comme Palatin, Hesse, Virtemberg, Cologne et Stettin, fournissent un contingent à l’empereur.

     « Sire, lui dis-je, demandez-leur seulement leur signature, et commencez par faire paraître vos braves Prussiens. »

 Ici, il y a, bien sûr, une petite idée qui travaille le bonhomme Voltaire : à le suivre, Frédéric risquerait donc tout sur un simple bout de papier portant paraphe... et il suffirait à Voltaire lui-même d'aller faire signer ce document aux princes concernés pour l'obtenir à bon compte puisque Frédéric leur aurait été présenté comme s'apprêtant à prendre sur lui toute la charge réelle de l'affaire... Procès d'intention ? C'est ce que nous allons voir...
 Mais tout d'abord, voici le moment où Frédéric cesse enfin de plaisanter : il n'a nullement l'intention de repartir en guerre. Alors, soudainement, le dépit du faux diplomate Voltaire et sa suffisance sont tels qu'il n'hésite plus, tout simplement, à menacer son royal hôte en prêtant à l'adversaire autrichien, qui sait pourtant désormais ce que se faire étriller veut dire, de sombres desseins :
« Négociez donc, sire, aussi heureusement que vous avez combattu, et souffrez que je vous dise, avec toute la terre, que la reine de Hongrie n’attend que le moment favorable d’attaquer la Silésie. »

 Et encore :
« Quiconque a parlé seulement un quart d’heure au duc d’Aremberg [commandant de l’armée autrichienne sur le Rhin], au comte de Harrac [directeur de l’administration autrichienne aux Pays-Bas] au lord Stairs [général et diplomate anglais], à tous les partisans d’Autriche, leur a entendu dire qu’ils brûlent d’ouvrir la campagne en Silésie. »

 Piqué au vif, le roi de Prusse ne peut s'empêcher de rétorquer :
« On les y recevra, biribi, À la façon de Barbari, mon ami. »

 Traité comme un chien battu, Voltaire n'en démordra toujours pas. Il veut son os, la guerre européenne : il l'aura, quitte à se substituer, pour autant qu'il le peut, à Frédéric II de Prusse. Voici sa lettre à Amelot de Chaillou en date du 3 octobre 1743 :
     « Je pris la liberté de dire au margrave [de Bayreuth, époux de la soeur de Frédéric, Wilhelmina] en substance, que s’il pouvait disposer de quelques troupes en Franconie, les joindre aux débris de l’armée impériale, obtenir du roi son beau-frère seulement dix mille hommes, je prévoyais en ce cas que la France pouvait lui donner en subsides de quoi en lever encore dix mille cet hiver en Franconie, et que toute cette armée sous le nom d’armée des cercles pouvait arborer l’étendard de la liberté germanique auquel d’autres princes auraient le courage de se rallier, et que le roi de Prusse engagé pouvait encore aller plus loin. »
la bataille de Fontenoy (1745)


 Le roi de Prusse "engagé"... par qui?... Et pour la liberté germanique à la pointe de l'épée!... Si Bismarck n'a pas été tout à fait aussi ignorant de la réalité du personnage de Voltaire que les Françaises et Français de bonne souche d'aujourd'hui et d'avant-hier (mais comment aurait-il pu ignorer la réalité de l'attitude de Frédéric II de Prusse devant le petit poète assoiffé d'un or bien dégoulinant de sang?), il a dû beaucoup s'amuser de ce qui se manifeste ici des ruses de l'Histoire, n'est-ce pas, messieurs et mesdames les Voltairomenteurs et Voltairomenteuses qui vous acharnez à produire cette ignorance bien française?.. (à suivre)