lundi 1 juillet 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (7)

Mais d'où Voltaire tire-t-il cette idée que le roi de Prusse n'a peut-être besoin que de subsides pour remettre la main à l'épée? C'est ce qu'il rapporte au même Amelot de Chaillou dans la longue lettre du 21 juillet 1743 :

« Ce bonheur que j’ai de me trouver (je ne sais comment) initié tout d’un coup aux mystères m’a fait découvrir hier que le roi de Prusse fait emprunter quatre cent mille florins dans Amsterdam. Cette nouvelle est aussi vraie qu’étonnante. Il faut ou que ses trésors soient moins grands qu’on ne le dit, ou que ce monarque veuille emprunter à trois ½ pour cent, pour éteindre une dette qui porte cinq pour cent d’intérêt, et gagner ainsi sur cet emprunt. Je ne vois guère une troisième raison, l’emprunt étant très secret. »

 A regarder les choses calmement, il apparaît que la politique financière de la Prusse n'est pas du tout celle du royaume de France. Habile sur les champs de bataille, Frédéric est un homme avisé en matière de finances publiques... Dans des circonstances exceptionnelles, il consent à emprunter à des taux relativement élevés, mais, passé l'orage, il reprend l'initiative en échangeant les titres les plus coûteux contre d'autres qui le sont moins. Ainsi, dans la Prusse de Frédéric (pas plus que dans l'Allemagne de madame Merkel, aujourd'hui, d'ailleurs), les émules des frères Pâris n'auraient pu faire fortune... Et Voltaire, qui s'y essayera bientôt, y perdra toute la considération dont il disposait encore auprès de Frédéric (pour s'en convaincre, on pourra se reporter à "Voltaire - L'or au prix du sang", pages 131 et suivantes) et devra se précipiter vers la sortie!...
 
 Mais, résumons-nous : pour prendre la Silésie, Frédéric a dû "investir" ; une partie de cet investissement a été réalisée à crédit, dans une relative urgence et pour une durée que ses exploits de guerrier agissant par surprise ont ramenée à fort peu de choses... Le voici qui peut très vite se dégager de l'emprise que les prêteurs ont pu avoir très momentanément sur lui.
 Et pourquoi se lancerait-il désormais dans de nouvelles entreprises, alors qu'il n'ambitionnait que de prendre la Silésie pour, ensuite, se donner le temps de l'intégrer à la vie même de son royaume, ainsi que la politique prussienne devait s'en poursuivre bien après sa mort, en particulier avec le Zollverein (préfiguration économique du Reich de Bismarck) ?
 Mais monsieur de Voltaire travaillait, lui, dans l'immédiateté... Ainsi, tandis que Frédéric II de Prusse paraît jouer les belles endormies, le poète se lance dans une grande entreprise d'embrigadement des princes allemands. C'est-à-dire qu'à lui tout seul, il entame une sorte d'unification allemande (il devait revenir à Napoléon Bonaparte d'en réaliser l'essentiel, et à Napoléon III d'en couronner le tout grâce à l'effondrement de la France en 1870... En attendant 1940...)
 Les princes sont alors fédérés par l'un d'entre eux qu'ils élisent en qualité d'empereur, sans qu'il ait encore le moindre début de pouvoir réel. Gagner l'empereur ne suffirait donc pas. Il faut les prendre un à un. C'est ce dont Voltaire s'entretient avec un Frédéric qui comprend très bien où il veut en venir, et qui s'amuse à ne surtout pas le décourager.
 En effet, le piège que Voltaire tend au roi de Prusse est terriblement grossier... Ce qui est déjà faire injure au souverain. Mais, de plus, il est mortellement dangereux pour celui-ci. C'est ce qu'il va nous falloir regarder d'un peu plus près.
Frédéric II
 Désireux de faire cracher tout son venin à Voltaire-la-Vipère, Frédéric de Prusse feint donc, devant le "Malin", de s'apprêter à jouer le grand jeu sur la scène européenne. Victime de son propre enthousiasme meurtrier, le poète entrepreneur-de-guerres, qui se comporte alors en véritable benêt tant il ne voit rien au piège qu'on ne cesse de faire jouer contre lui, rapporte bientôt au ministre des Affaires étrangères du royaume de France, Amelot de Chaillou, et sur un air de triomphe, cette discussion qui n'a fait que l'humilier. Nous sommes le 3 septembre 1743.
 Voltaire, d'abord, Frédéric ensuite :
 « Eh bien ! sire, pourquoi donc ne vous pas réunir hautement avec la France et l’empereur contre l’ennemi commun, qui vous hait et qui vous calomnie tous deux également ? Quel autre allié pouvez-vous avoir que la France ?

     « Vous avez raison, reprit-il ; vous savez aussi que je cherche à la servir, vous connaissez ce que je fais en Hollande. Mais je ne peux agir hautement que quand je serai sûr d’être secondé de l’empire ; c’est à quoi je travaille à présent, et c’est le véritable but du voyage que je fais à Bayreuth dans huit ou dix jours. Je veux être assuré au moins que quelques princes de l’empire, comme Palatin, Hesse, Virtemberg, Cologne et Stettin, fournissent un contingent à l’empereur.

     « Sire, lui dis-je, demandez-leur seulement leur signature, et commencez par faire paraître vos braves Prussiens. »

 Ici, il y a, bien sûr, une petite idée qui travaille le bonhomme Voltaire : à le suivre, Frédéric risquerait donc tout sur un simple bout de papier portant paraphe... et il suffirait à Voltaire lui-même d'aller faire signer ce document aux princes concernés pour l'obtenir à bon compte puisque Frédéric leur aurait été présenté comme s'apprêtant à prendre sur lui toute la charge réelle de l'affaire... Procès d'intention ? C'est ce que nous allons voir...
 Mais tout d'abord, voici le moment où Frédéric cesse enfin de plaisanter : il n'a nullement l'intention de repartir en guerre. Alors, soudainement, le dépit du faux diplomate Voltaire et sa suffisance sont tels qu'il n'hésite plus, tout simplement, à menacer son royal hôte en prêtant à l'adversaire autrichien, qui sait pourtant désormais ce que se faire étriller veut dire, de sombres desseins :
« Négociez donc, sire, aussi heureusement que vous avez combattu, et souffrez que je vous dise, avec toute la terre, que la reine de Hongrie n’attend que le moment favorable d’attaquer la Silésie. »

 Et encore :
« Quiconque a parlé seulement un quart d’heure au duc d’Aremberg [commandant de l’armée autrichienne sur le Rhin], au comte de Harrac [directeur de l’administration autrichienne aux Pays-Bas] au lord Stairs [général et diplomate anglais], à tous les partisans d’Autriche, leur a entendu dire qu’ils brûlent d’ouvrir la campagne en Silésie. »

 Piqué au vif, le roi de Prusse ne peut s'empêcher de rétorquer :
« On les y recevra, biribi, À la façon de Barbari, mon ami. »

 Traité comme un chien battu, Voltaire n'en démordra toujours pas. Il veut son os, la guerre européenne : il l'aura, quitte à se substituer, pour autant qu'il le peut, à Frédéric II de Prusse. Voici sa lettre à Amelot de Chaillou en date du 3 octobre 1743 :
     « Je pris la liberté de dire au margrave [de Bayreuth, époux de la soeur de Frédéric, Wilhelmina] en substance, que s’il pouvait disposer de quelques troupes en Franconie, les joindre aux débris de l’armée impériale, obtenir du roi son beau-frère seulement dix mille hommes, je prévoyais en ce cas que la France pouvait lui donner en subsides de quoi en lever encore dix mille cet hiver en Franconie, et que toute cette armée sous le nom d’armée des cercles pouvait arborer l’étendard de la liberté germanique auquel d’autres princes auraient le courage de se rallier, et que le roi de Prusse engagé pouvait encore aller plus loin. »
la bataille de Fontenoy (1745)


 Le roi de Prusse "engagé"... par qui?... Et pour la liberté germanique à la pointe de l'épée!... Si Bismarck n'a pas été tout à fait aussi ignorant de la réalité du personnage de Voltaire que les Françaises et Français de bonne souche d'aujourd'hui et d'avant-hier (mais comment aurait-il pu ignorer la réalité de l'attitude de Frédéric II de Prusse devant le petit poète assoiffé d'un or bien dégoulinant de sang?), il a dû beaucoup s'amuser de ce qui se manifeste ici des ruses de l'Histoire, n'est-ce pas, messieurs et mesdames les Voltairomenteurs et Voltairomenteuses qui vous acharnez à produire cette ignorance bien française?.. (à suivre)

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