« Ce bonheur que j’ai
de me trouver (je ne sais comment) initié tout d’un coup aux mystères m’a fait
découvrir hier que le roi de Prusse fait emprunter quatre cent mille florins
dans Amsterdam. Cette nouvelle est aussi vraie qu’étonnante. Il faut ou que ses
trésors soient moins grands qu’on ne le dit, ou que ce monarque veuille
emprunter à trois ½ pour cent, pour éteindre une dette qui porte cinq pour cent
d’intérêt, et gagner ainsi sur cet emprunt. Je ne vois guère une troisième
raison, l’emprunt étant très secret. »
A regarder les choses
calmement, il apparaît que la politique financière de la Prusse n'est pas du
tout celle du royaume de France. Habile sur les champs de bataille, Frédéric
est un homme avisé en matière de finances publiques... Dans des circonstances
exceptionnelles, il consent à emprunter à des taux relativement élevés, mais,
passé l'orage, il reprend l'initiative en échangeant les titres les plus
coûteux contre d'autres qui le sont moins. Ainsi, dans la Prusse de Frédéric
(pas plus que dans l'Allemagne de madame Merkel, aujourd'hui, d'ailleurs), les
émules des frères Pâris n'auraient pu faire fortune... Et Voltaire, qui s'y
essayera bientôt, y perdra toute la considération dont il disposait encore
auprès de Frédéric (pour s'en convaincre, on pourra se reporter à
"Voltaire - L'or au prix du sang", pages 131 et suivantes) et devra
se précipiter vers la sortie!...
Mais, résumons-nous :
pour prendre la Silésie, Frédéric a dû "investir" ; une partie de cet
investissement a été réalisée à crédit, dans une relative urgence et pour une
durée que ses exploits de guerrier agissant par surprise ont ramenée à fort peu
de choses... Le voici qui peut très vite se dégager de l'emprise que les
prêteurs ont pu avoir très momentanément sur lui.
Et pourquoi se
lancerait-il désormais dans de nouvelles entreprises, alors qu'il
n'ambitionnait que de prendre la Silésie pour, ensuite, se donner le temps de
l'intégrer à la vie même de son royaume, ainsi que la politique prussienne
devait s'en poursuivre bien après sa mort, en particulier avec le Zollverein
(préfiguration économique du Reich de Bismarck) ?
Mais monsieur de
Voltaire travaillait, lui, dans l'immédiateté... Ainsi, tandis que Frédéric II
de Prusse paraît jouer les belles endormies, le poète se lance dans une grande
entreprise d'embrigadement des princes allemands. C'est-à-dire qu'à lui tout
seul, il entame une sorte d'unification allemande (il devait revenir à Napoléon
Bonaparte d'en réaliser l'essentiel, et à Napoléon III d'en couronner le tout
grâce à l'effondrement de la France en 1870... En attendant 1940...)
Les princes sont
alors fédérés par l'un d'entre eux qu'ils élisent en qualité d'empereur, sans
qu'il ait encore le moindre début de pouvoir réel. Gagner l'empereur ne suffirait
donc pas. Il faut les prendre un à un. C'est ce dont Voltaire s'entretient avec
un Frédéric qui comprend très bien où il veut en venir, et qui s'amuse à ne
surtout pas le décourager.
En effet, le piège
que Voltaire tend au roi de Prusse est terriblement grossier... Ce qui est déjà
faire injure au souverain. Mais, de plus, il est mortellement dangereux pour
celui-ci. C'est ce qu'il va nous falloir regarder d'un peu plus près.
Frédéric II |
Désireux de faire
cracher tout son venin à Voltaire-la-Vipère, Frédéric de Prusse feint donc,
devant le "Malin", de s'apprêter à jouer le grand jeu sur la scène
européenne. Victime de son propre enthousiasme meurtrier, le poète
entrepreneur-de-guerres, qui se comporte alors en véritable benêt tant il ne
voit rien au piège qu'on ne cesse de faire jouer contre lui, rapporte bientôt
au ministre des Affaires étrangères du royaume de France, Amelot de Chaillou,
et sur un air de triomphe, cette discussion qui n'a fait que l'humilier. Nous
sommes le 3 septembre 1743.
Voltaire, d'abord,
Frédéric ensuite :
« Eh bien ! sire,
pourquoi donc ne vous pas réunir hautement avec la France et l’empereur contre
l’ennemi commun, qui vous hait et qui vous calomnie tous deux également ? Quel
autre allié pouvez-vous avoir que la France ?
« Vous avez raison,
reprit-il ; vous savez aussi que je cherche à la servir, vous connaissez ce que
je fais en Hollande. Mais je ne peux agir hautement que quand je serai sûr
d’être secondé de l’empire ; c’est à quoi je travaille à présent, et c’est le
véritable but du voyage que je fais à Bayreuth dans huit ou dix jours. Je veux
être assuré au moins que quelques princes de l’empire, comme Palatin, Hesse,
Virtemberg, Cologne et Stettin, fournissent un contingent à l’empereur.
« Sire, lui dis-je,
demandez-leur seulement leur signature, et commencez par faire paraître vos
braves Prussiens. »
Ici, il y a, bien
sûr, une petite idée qui travaille le bonhomme Voltaire : à le suivre, Frédéric
risquerait donc tout sur un simple bout de papier portant paraphe... et il
suffirait à Voltaire lui-même d'aller faire signer ce document aux princes
concernés pour l'obtenir à bon compte puisque Frédéric leur aurait été présenté
comme s'apprêtant à prendre sur lui toute la charge réelle de l'affaire...
Procès d'intention ? C'est ce que nous allons voir...
Mais tout d'abord,
voici le moment où Frédéric cesse enfin de plaisanter : il n'a nullement
l'intention de repartir en guerre. Alors, soudainement, le dépit du faux
diplomate Voltaire et sa suffisance sont tels qu'il n'hésite plus, tout
simplement, à menacer son royal hôte en prêtant à l'adversaire autrichien, qui
sait pourtant désormais ce que se faire étriller veut dire, de sombres desseins
:
«
Négociez donc, sire, aussi heureusement que vous avez combattu, et souffrez que
je vous dise, avec toute la terre, que la reine de Hongrie n’attend que le
moment favorable d’attaquer la Silésie. »
Et encore :
« Quiconque a parlé
seulement un quart d’heure au duc d’Aremberg [commandant de l’armée
autrichienne sur le Rhin], au comte de Harrac [directeur de l’administration
autrichienne aux Pays-Bas] au lord Stairs [général et diplomate anglais], à
tous les partisans d’Autriche, leur a entendu dire qu’ils brûlent d’ouvrir la
campagne en Silésie. »
Piqué au vif, le roi
de Prusse ne peut s'empêcher de rétorquer :
« On les y recevra,
biribi, À la façon de Barbari, mon ami. »
Traité comme un chien
battu, Voltaire n'en démordra toujours pas. Il veut son os, la guerre
européenne : il l'aura, quitte à se substituer, pour autant qu'il le peut, à
Frédéric II de Prusse. Voici sa lettre à Amelot de Chaillou en date du 3
octobre 1743 :
« Je pris la liberté
de dire au margrave [de Bayreuth, époux de la soeur de Frédéric, Wilhelmina] en
substance, que s’il pouvait disposer de quelques troupes en Franconie, les
joindre aux débris de l’armée impériale, obtenir du roi son beau-frère
seulement dix mille hommes, je prévoyais en ce cas que la France pouvait lui
donner en subsides de quoi en lever encore dix mille cet hiver en Franconie, et
que toute cette armée sous le nom d’armée des cercles pouvait arborer
l’étendard de la liberté germanique auquel d’autres princes auraient le courage
de se rallier, et que le roi de Prusse engagé pouvait encore aller plus loin. »
la bataille de Fontenoy (1745) |
Le roi de Prusse
"engagé"... par qui?... Et pour la liberté germanique à la pointe de
l'épée!... Si Bismarck n'a pas été tout à fait aussi ignorant de la réalité du
personnage de Voltaire que les Françaises et Français de bonne souche d'aujourd'hui
et d'avant-hier (mais comment aurait-il pu ignorer la réalité de l'attitude de
Frédéric II de Prusse devant le petit poète assoiffé d'un or bien dégoulinant
de sang?), il a dû beaucoup s'amuser de ce qui se manifeste ici des ruses de
l'Histoire, n'est-ce pas, messieurs et mesdames les Voltairomenteurs et
Voltairomenteuses qui vous acharnez à produire cette ignorance bien française?.. (à suivre)
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