lundi 30 mai 2011

L'Encyclopédie (2)

D'alembert et Diderot
 (lire le 1er article)

D'Alembert et Diderot nieront tous deux le rôle joué par l'abbé de Gua dans le projet encyclopédique. En octobre 1747, le registre des délibérations précise que les deux hommes prennent la direction de l'entreprise. Les libraires versent 3000 livres à d'Alembert. Diderot, quant à lui, doit percevoir une somme globale de 7200 livres (1200 livres à la sortie du 1er volume, puis 144 livres par mois). Si Voltaire s'indigne de la modicité de ce salaire, Diderot n'en a que faire. Fasciné par les perspectives qui s'offrent à lui, il rêve uniquement de " fouler aux pieds toutes les vieilles puérilités, renverser les lumières que la raison n'aura point posées..."
Les tâches sont clairement réparties entre les deux directeurs. Diderot assurera le travail éditorial mais également le dépassement du projet initial. D'Alembert, de son côté, profitera de sa notoriété pour recruter des collaborateurs, soit dans les salons qu'il fréquente déjà, soit à l'Académie des sciences. Autour de lui se groupent les savants ; autour de Diderot, on trouve de jeunes hommes de lettres et des philosophes souvent inconnus. Toussaint se charge de la jurisprudence, Eidous s'occupe de la maréchalerie. Et puisque Rameau ne veut pas collaborer, on propose à Rousseau d'écrire les articles sur la musique. Approché par d'Alembert, l'académicien Lemonnier s'occupera de l'électricité ; puis vient d'Holbach, passionné de chimie. En plus de ces figures souvent connues, de nombreux abbés et autres médecins rejoignent les rangs des encyclopédistes.
Frontispice de l'Encyclopédie
Et quand l'argent vient à manquer, la généreuse Madame Geoffrin ouvre largement sa bourse.
Mais malgré ces très nombreux collaborateurs, Diderot est rapidement submergé par l'immensité du travail à effectuer. Dès qu'il manque quelqu'un pour traiter d'un sujet, c'est lui qui s'en charge. Pour la seule lettre A, il écrira plus de deux cents articles ! Les libraires ont vu juste en choisissant ce jeune philosophe presque inconnu, car même si les dernières années seront difficiles, Diderot poursuivra inlassablement sa tâche pendant 25 ans.
Le 28 juin 1751 paraît le premier tome de l'Encyclopédie. Prévu à 1500 exemplaires, le tirage est finalement porté à 2050. Un an plus tard, les libraires jubilent : malgré le coût important de la souscription, ils ont déjà réuni plus de 2000 souscripteurs !

(à suivre ici)

vendredi 27 mai 2011

L'Encyclopédie (1)

Chevalier de Ramsay
Grand orateur de l'ordre des francs-maçons, le chevalier de Ramsay encourage (dès 1737) les Grands-Maîtres européens de "s'unir pour former les matériaux d'un Dictionnaire Universel des arts libéraux et de toutes les sciences utiles". "On a déjà commencé l'ouvrage à Londres", ajoute-t-il en guise d'encouragement. L'ouvrage auquel il fait référence est le Dictionnaire de Chambers, paru en 1728, dont l'originalité réside dans le ton agressif employé envers le gouvernement et la religion. Réédité dix fois entre 1728 et 1751, ce dictionnaire attire bientôt l'attention du libraire Le Breton, installé à Paris. On ignore si cet homme a appartenu à une loge, mais d'autres personnalités d'envergure telles que le duc d'Antin, Grand-Maître de la franc-maçonnerie française, encourageaient depuis des années le projet d'une traduction de cet ouvrage.
En 1745, Le Breton voit débarquer chez lui un gentilhomme anglais, John Mills, qui lui propose un manuscrit de la traduction de Chambers.Le 25 février 1745, Le Breton obtient le privilège de la Librairie, c'est-à-dire l'approbation des censeurs. Le prospectus publicitaire est aussitôt publié dans le Mercure de France (juillet/août 1745), et la souscription obtient dans la foulée un large succès. A la suite d'une dispute avec Mills, Le Breton décide de poursuivre l'entreprise seul, associé à trois autres libraires parisiens. Il lui faut pourtant un nouveau traducteur, et son choix se porte sur l'abbé de Gua, un géomètre membre de l'Académie des Sciences. Les registres des dépenses de l'Encyclopédie montrent que ce dernier (tout comme d'Alembert) est payé dès le mois de décembre 1745. Diderot, Eidous, Toussaint n'apparaissent sur ces registres qu'en janvier et février 1746.
L'abbé de Gua est placé à la tête du projet le 27 juin 1746. Les libraires s'engagent à lui verser une somme globale de 18000 livres en échange de la livraison de plusieurs volumes.
Cette direction ne durera pourtant que 14 mois.
Car très vite, l'abbé de Gua se révèle incontrôlable. Loin de se contenter d'une simple traduction de Chambers, il entreprend d'enrichir le dictionnaire de nouveaux articles, mais aussi d'en modifier certains autres.
Comme le souligne E. Badinter dans "Les passions intellectuelles", cet abbé aujourd'hui oublié est pourtant "le père originel de l'Encyclopédie".
En août 1747, affolés par les dépenses engagée et agacés par le retard pris, les Libraires décident de rompre leur contrat avec de Gua.
C'est à ce moment que Diderot entre véritablement en scène.

(lire le 2è article)

mercredi 25 mai 2011

Les salons parisiens : Mme de la Ferté-Imbault (5)


Si l'Histoire ne retient du XVIIIème siècle que les salons (ou sociétés) ouverts aux philosophes (ceux de Mmes du Deffand, Geoffrin, de Lespinasse...), d'autres cercles comme celui de Mme de la Ferté-Imbault méritent pourtant d'être redécouverts.

Marie-Thérèse Geoffrin
Epouse du marquis de la Ferté-Imbault, la jeune Marie-Thérèse (1715-1791) entre très tôt dans le monde de la haute aristocratie française. Habituée des cercles des Cours de Sceaux ou de Chantilly, elle fréquente également les milieux parlementaires et entre finalement dans l'entourage du Dauphin afin de prendre en charge l'éducation de ses deux fils.

Si la petite histoire est si croustillante, c'est surtout parce que Marie-Thérèse se trouve être la fille de Mme Geoffrin, la célèbre Mme Geoffrin qui tient le non moins célèbre salon de la rue Saint-Honoré. Fontenelle, Marivaux, Montesquieu, Voltaire, d'Alembert, Grimm..., les plus grandes figures littéraires des Lumières ont fréquenté ce lieu. La jeune Marie-Thérèse les a vus à l'oeuvre, semaine après semaine, mois après mois, et après son mariage, elle choisit pourtant de tourner le dos à sa mère et à ses habitués.
En compagnie de son époux, elle continue cependant de vivre dans l'hôtel de la rue St-Honoré. Mais elle s'intéresse désormais aux prédicateurs chrétiens, aux Pères de l'Eglise, et clame ouvertement son peut de goût pour les philosophes modernes. Evidemment, sa mère écume de rage, d'autant que Marie-Thérèse fréquente grâce à son mariage des sphères sociales qu'elle-même n'a jamais su atteindre.

Pire encore, en 1771, Marie-Thérèse décide de créer l'ordre des Lanturelus, et son caractère frondeur l'amène à tenir séance dans le propre salon de sa mère ! Parmi les habitués, des comtes, des ambassadeurs, des religieux, mais pas de philosophe...  En guise d'activités, on propose des énigmes, des épigrammes, des chansons à boire, bref, la bonne humeur doit l'emporter. Marie-Thérèse se proclame immédiatement "Sa très extravagante Majesté lanturelienne" ; la cardinal de Bernis devient "le grand fauconnier" et l'ambassadeur d'Espagne acquiert le statut de "grand favori". Toute forme de sérieux est bannie, et le mot d'ordre est de rompre avec l'esprit des salons philosophiques.
L'ordre des Lanturelus est marqué par un cérémonial qui parodie les pratiques des cercles philosophiques qu'on se plait à railler. Lieu de réunion anti-philosophique, il permet également de faire émerger une contre-culture qui s'oppose au courant de pensée dominant.

Dans son rejet des philosophes, la marquise fait pourtant une exception puisqu'elle admet chez elle Grimm (toujours lui...), l'ami de Diderot et de d'Holbach, dont la présence en ces lieux n'est guère étonnante quand on connaît le personnage...
 

dimanche 22 mai 2011

En route pour le tome 2


Les 50 premières pages du 2nd tome. Incapable de corriger quoi que ce soit sur l'écran... Question de génération, sans nul doute !

samedi 21 mai 2011

Bientôt un an...

En lançant ce blog au mois de juin dernier, je tenais avant tout à mettre au net (sic !) certaines intuitions, à garder trace de mes lectures, à livrer à cet écran sans visage mes impressions d'auteur, certains doutes ou plus rarement des satisfactions... Vous aurez peut-être compris qu'il n'y a pas plus désordonné que moi. J'accumule constamment des post-it (on en trouve jusque sur ma table de chevet) sur lesquels je note une idée, une expression, parfois même une phrase glanée dans le livre d'un autre... Evidemment, ces petits papiers ont une fâcheuse tendance à prendre la poudre d'escampette, les uns se glissant par mégarde (comme marque-page !) dans un livre, les autres achevant fréquemment leur course dans la poubelle.
1ère signature en Alsace
Bref, n'insistons pas...
Les articles du blog présentaient donc à l'origine ce double avantage : ils demeurent constamment à ma disposition et surtout ils restent classés...
Autre confidence : en bon monomaniaque, je songeais que Rousseau n'intéressait plus aujourd'hui qu'une petite caste de happy few désireux de percer les mystères et les secrets de l'insondable Genevois.
Sur ce point du moins, je me trompais : dès le mois de septembre, à ma grande surprise, des "visiteurs"(ce mot est horrible !) ont commencé à fréquenter le blog, certains devenant rapidement des habitués. 
La sortie du 1er tome fin janvier n'a fait qu'accentuer cette tendance jusqu'à un point d'équilibre d'une trentaine de pages lues chaque jour.
Accroché à mes idées reçues, je me persuadai qu'il s'agissait de scolaires, de lycéens ou d'étudiants en quête de commentaires tout prêts. Or, il s'avère que les articles les plus lus sont ceux que j'ai consacrés à la Nouvelle Héloïse, à Sophie d'Houdetot et (plus étrange encore) à Thérèse Levasseur... En somme, des sujets qui a priori n'intéressent que des connaisseurs. Que des visiteurs américains ou polonais cherchent des renseignements sur cette bonne Thérèse, voilà qui ne laisse donc pas de me surprendre !

Autant la tenue du blog que la sortie du 1er tome auront constitué une expérience des plus enrichissantes : je sais désormais que d'autres passionnés sont là, à guetter la sortie des articles, à privilégier certains sujets pour des raisons qui m'échappent. Et si la Comédie des Masques s'adresse avant tout au grand public, ces mêmes passionnés y recherchent évidemment ma vérité sur le philosophe genevois. De temps à autre, leurs réactions sont d'ailleurs des plus virulentes...
Mais je m'égare une fois encore.
Aujourd'hui, un an après le début de cette aventure, je suis déjà largement engagé dans l'écriture du 2nd tome. Les méthodes de travail ont changé (plus de plan d'ensemble !), mais les difficultés demeurent (lenteur, manque de temps, crainte de devenir trop didactique...). 
Par ailleurs, ce blog franchira dans peu de temps le cap des 
10 000 pages lues.
Et de cela, je tenais à vous remercier ! 
Merci aux fidèles, à ceux qui m'ont soutenu, à ceux qui ont (déjà) lu le roman, à ceux qui l'ont aimé et qui m'en ont fait part, à ceux qui parlent du blog autour d'eux, bref à tous ceux qui m'accompagnent sur ce bout de chemin !
A très bientôt, OM

vendredi 20 mai 2011

Les textes des cartes à jouer

A la mort de Rousseau, le marquis de Girardin récupère dans les affaires du Genevois 27 cartes à jouer sur lesquelles on lit des notes au crayon ou à l'encre. Ces cartes ont vraisemblablement servi à Rousseau de brouillon à l'époque où il écrivait les Rêveries du promeneur solitaire.
En voici quelques extraits que j'ai pris la liberté de commenter :

"En se donnant le besoin de me rendre malheureux, ils font dépendre de moi leur destinée" (...) "me feront-ils mourir ? Oh qu'ils s'en garderont bien. Ce serait finir mes peines."(...) "s'ils veulent me nourrir de pain, c'est en m'abreuvant d'ignominie. La charité dont ils veulent user à mon égard n'est pas bénéficence, elle est opprobre et outrage ; elle est un moyen de m'avilir et rien de plus. Ils me voudront mort sans doute ; mais ils m'aiment encor mieux vivant et diffamé."


On peut noter que Rousseau ne nomme jamais ses persécuteurs. Je demeure d'ailleurs persuadé que, s'étant souvent trompé sur leur identité, il n'était alors (vers 1776) plus vraiment en mesure de reconnaître la main qui le frappait. Par exemple, a-t-il jamais su que madame d'Epinay (manipulée par Diderot et Grimm) était intervenue auprès du lieutenant de police pour faire interdire les lectures publiques des Confessions ? A vrai dire, on l'ignore.


"Veux-je me venger d'eux aussi cruellement qu'il est possible ? Je n'ai pour cela qu'à vivre heureux et content ; c'est un sûr moyen de les rendre misérables." (...) "Maître et roi sur la terre, tous ceux qui m'entourent sont à ma merci, je peux tout sur eux et ils ne peuvent plus rien sur moi." (...) "Qu'on est puissant et fort quand on n'espère plus rien des hommes. Je ris de la folle ineptie des méchants, quand je songe que trente ans de soins, de travaux, de soucis, de peines ne leur ont servi qu'à me mettre pleinement au-dessus d'eux."


C'est là un thème récurrent dans l'oeuvre des dernières années : puisque je ne suis plus rien, puisque je n'attends plus rien des autres, ils n'ont plus de prise sur moi. C'est pour cela que Rousseau se sent désormais supérieur à ses ennemis. On retrouvait déjà la même idée lorsque le Genevois réclamait son emprisonnement, moyen comme un autre d'échapper à l'emprise malfaisante de ceux qui veulent lui nuire.


"Je dois toujours faire ce que je dois, parce que je le dois, mais non par aucun espoir de succès, car je sais bien que ce succès est désormais impossible."


Après 1771, lorsqu'on lui interdit de lire ses mémoires en public, Rousseau perd tout espoir de convaincre ses contemporains de son authenticité et de sa vérité. Cette note le montre bien. Avait-il pour autant renoncé à imposer au public une représentation de sa personne ? Je ne le pense pas... Simplement, avec tout l'orgueil et l'ambition qui le caractérisaient,  il ne s'adresse plus dans les Confessions à ses contemporains, mais à l'Histoire, aux générations à venir. Et quand je lis les biographies qui lui sont consacrées aujourd'hui, je ne suis pas loin de penser qu'il a remporté son pari...

mercredi 18 mai 2011

Discours sur l'origine de l'inégalité (3)

l'inégalité au XVIIIème siècle
Dans ce 2nd Discours, Rousseau ne cherche plus à obtenir les suffrages de l'Académie de Dijon. Le registre académique précise d'ailleurs que l'ouvrage n'a pas "été achevé de lire à cause de sa longueur et de sa mauvaise tradition". En 1754, Rousseau est déjà célèbre, et puisqu'on dénonce les paradoxes et les incohérences de son 1er Discours, il est désormais temps pour lui d'énoncer et d'étayer clairement sa doctrine. 
La première source du mal, nous l'avons vu, est l'inégalité. 
C'est là un sujet dont le Genevois peut traiter, tant son parcours personnel lui aura fait connaître d'humiliations et de mauvais traitements : apprenti maltraité dans ses jeunes années, il sera ensuite laquais à Turin, puis précepteur et enfin secrétaire pour le compte de Madame Dupin à Paris. Avant le succès remporté par son 1er Discours, plusieurs de ses courriers nous montrent d'ailleurs combien Jean-Jacques a souffert de ces situations subalternes : "il est dur à un homme de sentiments, et qui je pense comme je fais, d'être obligé, faute de moyen, d'implorer des assistances et des secours" (mémoire au gouverneur de Savoie, 1739) ; "je ne fais rien du tout et cependant tout mon temps est aliéné parce qu'il faut que je fasse instamment compagnie à des gens qui n'ont rien à faire" (lettre à Mme de Warens, 1750).
Si Rousseau a depuis longtemps le sentiment de sa valeur, il vit comme une injustice flagrante de n'être rien au milieu de gens qui ont tout alors qu'il valent moins que lui ! Sa soudaine célébrité va bouleverser la donne. Désormais, il va pouvoir afficher sa pauvreté avec ostentation, et même la revendiquer. Ce qui compte, c'est d'être vu et entendu, d'apparaître comme un être singulier, un moraliste solitaire. En demeurant volontairement pauvre, il accuse implicitement l'inégalité sociale de son temps. Le 2nd Discours constituant le versant théorique, sa personne apparaît comme la manifestation vivante (ou pratique) de son système. Par sa seule présence, il montre en effet ce que les fortunes ont d'abusif et d'infondé. En 1754, Rousseau devient de fait le porte-parole des humiliés et des pauvres. Il n'a désormais plus d'autre choix que de refuser les pensions, les sinécures, les gratifications que les "puissants" lui proposent de toutes parts. En les recevant, il s'avouerait leur inférieur, il se lierait d'obligation à eux ( comme Voltaire, Diderot plus tard, ou d'Alembert...), il cautionnerait l'état de dépendance qu'il dénonce chez les autres. En ne recevant rien, il ne doit rien, et il rend d'autant plus visible cette injustice qu'il dénonce par ailleurs. On comprend mieux alors les efforts produits par Voltaire (pendant ces mêmes années) pour démontrer l'existence d'une supposée richesse cachée de Rousseau...

dimanche 15 mai 2011

Cultura Bourges, le 14 mai 2011

Très belle après-midi, même si nous avons achevé la signature un peu plus tôt que prévu, la librairie se trouvant en rupture de stock sur les coups de 18 heures...
A bientôt ! Et merci !

Olivier Marchal et quelques amis de passage

mercredi 11 mai 2011

Vous devriez écrire une biographie !

 "un homme est la somme de ses actes, de ce qu'il fait". 
Je suis tombé par hasard, tout récemment, sur cette phrase de Malraux qui m'a permis de comprendre certaines réactions de lecteurs à la sortie de mon livre. En substance, cela se résumait souvent à : "vous devriez écrire une biographie (voire un essai) sur Rousseau".
Et pour être franc, ce n'est qu'aujourd'hui que je saisis les raisons de ces remarques. 
Dans l'esprit de bon nombre de ces lecteurs, le roman (même historique...) est avant tout une fiction : la plupart des dialogues ont été imaginés par l'auteur, certains personnages également, et dès lors qu'on ne s'en tient pas aux faits, on ne saurait évidemment restituer la vérité d'un homme. Désormais, je comprends donc mieux la réticence des éditeurs à indiquer en couverture : "roman historique" plutôt que "biographie" (ou même "biographie romancée"!...)
Janus
Le biographe, lui, on ne le soupçonne pas de falsifier la réalité ! Il rapporte des faits, il précise des dates, il propose un éclairage sur le personnage, et le lecteur se fait un avis... On en revient donc à la citation de Malraux...


Etrangement, si j'ai choisi la forme romanesque, c'est justement parce que je reste persuadé que Rousseau ne se laisse pas décrypter au seul vu de ses agissements. Prenons l'exemple de sa "conversion" (après 1750), ce moment où il dépose l'épée, la montre, les chemises en soie, l'habit brodé, pour se vêtir comme un simple artisan ; ce moment où il quitte le service de Madame Dupin (dont il était le secrétaire entretenu...) pour devenir copiste de musique à quelques sous la page.

Si je m'en tiens à ses actes, ainsi qu'au discours du Genevois dans les Confessions, voici comment je comprendrais Rousseau : il prend conscience que la vie mondaine n'est pas faite pour lui, qu'il a oublié ses valeurs, et que désormais il redevient ce qu'il n'a jamais cessé d'être : un artisan, un homme du peuple, un penseur indépendant...
Si j'écoutais Grimm, Diderot et quelques autres, je me dirais : après le succès de son premier Discours sur les sciences et les arts, Rousseau s'est retrouvé prisonnier de son nouveau personnage. Il est maintenant obligé de jouer un rôle, celui d'un nouveau Diogène perdu au XVIIIème siècle.


le masque, toujours...
S'en tenant aux faits, et souvent aux faits tels qu'ils sont relatés dans les Confessions, le biographe opte toujours pour la première version. On le comprend. Pourtant, Rousseau nous prévient à plusieurs reprises qu'on ne peut le connaître ni le comprendre si on ne fait l'effort d'accéder à sa vie intérieure : à ses pensées, ses souffrances, ses joies, ses envies... Il insiste constamment sur l'écart entre l'être et le paraître, tellement important dans ce Paris du XVIIIème siècle. Que je sache, l'épisode du vol du ruban raconté dans les Confessions, mais également celui des peignes cassés, ont tous deux la même fonction : montrer que les apparences l'emportent toujours sur la réalité.
L'être, l'intériorité de l'être, le biographe n'y fait que rarement irruption. Pourquoi ? Parce qu'il considère que la vérité est factuelle, que l'homme est avant tout ce qu'il fait.
Au contraire, la forme romanesque permet à son auteur d'accéder à cette intériorité, de l'imaginer et de lui donner vie. Et dans le cas de Rousseau, je crois que la fiction (donc le roman) est encore le meilleur moyen de découvrir la vérité de l'être...



vendredi 6 mai 2011

Les sept scélératesses de Rousseau...

 En 1758, la rupture entre Diderot et Rousseau va soudain prendre un caractère public. Rappelons-nous des faits : congédié par Louise d'Epinay, Rousseau a quitté l'ermitage et il s'est éloigné de Sophie d'Houdetot, dont il était éperdument amoureux. Cette passion, il en a fait part à Diderot. Celui-ci, certainement par imprudence, évoque la confidence de Rousseau à St Lambert, l'amant de Sophie !
En apprenant cela, Rousseau entre dans une rage folle ; il contacte son éditeur Rey et lui demande d'insérer la note suivante à sa Lettre à d'Alembert (celle-ci étant déjà sous presse) :
"Si tu as tiré l'épée contre ton ami, ne désespère pas, car il y a moyen de revenir. Si tu l'as attristé par tes paroles, ne crains rien ; une réconciliation est possible. Mais pour l'outrage, le reproche injurieux, la révélation du secret et la blessure faite en trahison, l'ami s'éloignera sans retour."
En découvrant ce passage de l'Ecclésiastique dans le livre de Rousseau, le sang de Diderot ne fait qu'un tour. Il se jette à son tour sur la plume et consigne "les sept scélératesses du citoyen Rousseau". En voici quelques extraits :

"Le Citoyen Rousseau a fait Sept Scélératesses à la fois qui ont éloigné de lui tous ses amis.
Il a écrit contre Mde d'Epinay une lettre qui est un prodige d'ingratitude. Cette Dame l'avait établi a La Chevrette, et l'y nourrissait et entretenait lui, sa maitresse et la mère de sa maîtresse.
Il se proposait de se retirer à Genève, lorsque la Santé de mde d'Epinay l'y appella. Il ne 's'offrit seulement pas à l'accompagner."

Diderot fait allusion à la rupture entre Rousseau et madame d'Epinay et au refus du Genevois de la suivre à Genève. Convenons que le tout Paris aurait ri de Rousseau, s'il avait accepté d'accompagner la dame de la Chevrette. Lui qui clamait son indépendance à l'égard des grands, quel visage aurait-il proposé au monde s'il avait donné suite à cette invitation ?

Louise et Sophie
" Il accusait Mde d'Epinay dans le temps qu'il lui devait tout et qu'il vivait à ses dépens, du projet d'ôter m. de St L[ambert] à mde d'H[oudetot] et pour y réussir, d'avoir voulu séduire la petite Le Vasseur afin qu'elle surprît une des lettres que Rousseau écrivait à mde d'H[outetot] ou une des réponses que cette Dame lui faisait, et d'avoir dit à la Levasseur, si cela se découvre, vous vous sauverez chez moi et cela fera un beau bruit.
Le dit Rousseau était alors tombé amoureux de mde d'H[oudetot], et pour avancer ses affaires, que faisait-il ? Il jetait dans l'esprit de cette femme des scrupules sur sa passion pour m. de St Lambert son ami.
Il accusait mde d'Epin[ay] d'avoir ou instruit ou fait instruire m. de St Lambert de sa passion pour mde d'Houd[etot]."

Il s'agit là d'un épisode tellement romanesque que je m'en suis emparé dans la Comédie des Masques... Madame d'Epinay était-elle jalouse de sa belle-soeur ? A-t-elle réellement tenté d'intercepter les lettres qu'écrivait Jean-Jacques à sa Sophie ? Ces questions demeurent sans réponse. Mais le rôle joué par Thérèse, la compagne de Rousseau, reste évidemment à définir...


  "Sa note est un tissu de Scélératesse. J'ai vécu quinze ans avec cet homme là. De toutes les marques d'amitié qu'on peut donner à un homme, il n'y en a aucune qu'il n'ait reçu de moi, et il ne m'en a jamais donné aucune. Il en a quelquefois eu honte, dans l'occasion j'ai pali sur ses ouvrages, et il en convient à moitié, mais non de tout. Il ne dit pas ce qu'il doit à mes soins, à mes conseils, à mes entretiens, à tout et son dernier ouvrage est fait en partie contre moi.  (...)  Il suit de là que cet homme est faux, vain comme Satan, ingrat, cruel, hypocrite et méchant; toutes ses apostasies du catholicisme au protestantisme, et du protestantisme au catholicisme, sans rien croire ne le prouvent que trop.
Une chose m'avait toujours offensé dans sa conduite avec moi, c'est la manière légère dont il me traitait devant les autres et les marques d'estime et de docilité qu'il me donnait dans le tête à tête; il me suçait, il employait mes idées, et il affectait presque de me mépriser.
Diderot
En vérité cet homme est un monstre. (...)

La charge de Diderot devient alors plus brutale puisqu'il qualifie de monstre l'homme qui fut son ami pendant plus de quinze ans. Quelques années plus tard, pour prouver la duplicité de Rousseau, il laissera même entendre que c'est lui qui a soufflé au Genevois l'idée du premier Discours (celui sur les sciences et les arts).
 Cette hypothèse ouvre évidemment des perspectives vertigineuses : celle d'un philosophe (Rousseau) qui aurait joué un rôle et une partition imaginés par son ami Diderot. Nous l'envisagerons dans le 2nd tome...

mercredi 4 mai 2011

Discours sur l'origine de l'inégalité (2)

Si quelque chose lie Rousseau à la Révolution, c'est bien sa critique virulente de l'inégalité, exposée dans son 2nd Discours (1755). Pour lui, rappelons-le, toute socialisation procède d'une volonté des plus puissants de protéger leurs biens. Ecrites par les plus riches, les lois ont certainement pour fonction de garantir l'ordre, mais elles doivent avant tout les prémunir contre ceux qui ne possèdent rien. Dans le Contrat Social, en évoquant la transmission héréditaire du pouvoir édictée en principe, il dénonce de la même façon la perpétuation de cette inégalité à travers les siècles.
Pour autant, l'Histoire commet un grave contresens en faisant de Rousseau l'un des premiers révolutionnaires du XVIIIème siècle. Certes, Robespierre se réclamera de Rousseau et du Contrat Social ; il dénoncera même les ennemis du Genevois. Mais rappelons-le également, Rousseau n'a jamais aimé ceux qu'il nommait les "séditieux". Jamais non plus il n'a appelé à la lutte des classes, comme le fera Marx au XIXème siècle. Il pense au contraire qu'en situation de révolte, les "brigandages" des plus pauvres ne constituent pas un pendant souhaitable à l'usurpation des riches. 
S'il est critique, Rousseau ne se veut donc pas réformateur. Le seul conseil qu'il donne (en creux) est énoncé dans la dédicace aux Patriciens de Genève : "vous n'êtes ni assez riches pour vous énerver par la mollesse et perdre dans de vaines délices le goût du vrai bonheur et des solides vertus, ni assez pauvres pour avoir besoin de plus de secours étrangers que ne vous en procure votre industrie".
Pour Rousseau, l'inégalité des forces et des talents existe, et elle peut (ou doit ?) se traduire par une inégalité sociale. Mais cette dernière doit demeurer limitée, raisonnable, afin que s'institue une relation de déférence et de respect entre le petit nombre des riches dominants et des pauvres dominés... C'est cette modération qu'il loue dans son éloge de la République de Genève.
Niveler l'écart des fortunes... Certains économistes réclament aujourd'hui une politique qui aille dans ce sens. A l'approche du tricentenaire Rousseau, le Genevois continue décidément d'occuper le devant de la scène...

dimanche 1 mai 2011

Mes piliers...

Lorsque je travaille, on trouve toujours éparpillés sur la table un certain nombre de livres, toujours les mêmes, que j'appelle mes "piliers". Ils sont soulignés, surlignés, abîmés, parfois très abîmés....


1. Un homme, deux ombres ; cette affaire infernale (Henri Guillemin)
Ces deux récits rapportent l'épisode de l'ermitage, puis l'affaire Rousseau/Grimm. Historien, polémiste, Guillemin est surtout un extraordinaire raconteur d'histoires. Ses émissions consacrées aux grands hommes de lettres constituent des moments d'exception de la TSR (certaines d'entre elles se trouvent sur le blog).
L'affaire Rousseau/Hume
2. JJ Rousseau, un intellectuel en rupture 
( Benoît Mély)
J'ai souvent mentionné cet essai ainsi que son auteur, tous deux injustement méconnus. Bien plus que bon nombre de biographies, cet ouvrage nous éclaire sur le conflit qui a opposé Rousseau aux philosophes de son temps.



 3. Le monde des salons (Antoine Lilti)
Une bible pour qui veut comprendre la notion de sociabilité mondaine au XVIIIème siècle. L'ouvrage est documenté, écrit par un maître de conférence de l'ENS. On y découvre les grands salons parisiens ( d'Holbach, Geoffrin, du Deffand...), les moyens d'y entrer, les règles à suivre pour y demeurer...





4. Les ennemis des philosophes (Didier Masseau)
On ne retient du XVIIIème siècle que les Encyclopédistes. Dans cet essai, Masseau nous présente tous les courants (jansénistes, jésuites notamment) ayant pour point commun la haine des philosophes.

5.  JJ Rousseau au jour le jour (R. Trousson/ F. Eigeldinger)
Une chronologie, mais surtout un travail titanesque, établi à partir de la correspondance de Rousseau, et qui nous montre le Genevois au quotidien. Indispensable quand on est attaché à une certaine réalité, celle qu'on pourrait qualifier de factuelle...


6. Le Paris des Lumières, d'après les planches de Turgot.
Ouvrage somptueux, abondamment illustré, qui fourmille en anecdotes. Le plan de Turgot est reproduit sur une vingtaine de planches, quartier par quartier.
Celui-ci reste toujours à portée de main...




7. Les passions intellectuelles, (Elisabeth Badinter)
En trois volumes, et dans une écriture déliée, E. Badinter nous raconte l'aventure des Encyclopédistes, de 1735 jusqu'à 1778. Un peu de mauvaise foi, par endroits, mais un ouvrage passionnant.


8. Vivre dans la rue à Paris au XVIIIème siècle (Arlette Farge)
La chercheuse compile ici une somme intéressante de procès verbaux et de rapports d'inspecteurs de police. L'ouvrage permet de découvrir le Paris populaire, celui des anonymes. 

Evidemment, les ouvrages de Rousseau (notamment sa correspondance) viennent compléter cette liste ...