vendredi 29 avril 2016

Madame de Pompadour, vue par d'Argenson (2)

Si Madame de Pompadour suscita bien des haines, celle que lui vouait le Marquis d'Argenson fut particulièrement mordante.
Voici, année par année, ce qu'il rapporta d'elle dans son journal.

(lire l'article précédent ici)



février 1747 — La famille royale commence à se conjurer contre Mme de Pompadour : à la dernière chasse, cette dame était dans la calèche de M. et Mme la Dauphine et Mesdames ; il était convenu entre eux de ne lui rien dire, quelque chose qu’elle dit. Elle enrageait, elle rugissait.
Ainsi voilà l’orage qui commence à grossir ; on prendra le roi par les incommodités qu’il y a à posséder une maîtresse de si bas lieu, et peu à peu à le conduire au dégoût par la honte... (ndlr : Tout le mépris de classe du marquis d'Argenson apparaît dans cette dernière remarque)
la Reine et le Dauphin vers 1730

  mars 1747. — M. le Dauphin augmente en grossièreté, en apathie et en haine contre la maîtresse du roi son père ; dès qu’il la voit, l’humeur redouble. La reine attise cette disposition.
(La reine, le Dauphin, et Mesdames étaient fort attachées au parti dévot)

  avril 1747 — On assure de toutes parts que la marquise de Pompadour ne tardera pas à être renvoyée, et toutes les mêmes apparences y sont qu’à ce qui précéda le renvoi de Mme de Mailly (l'une des cinq soeurs de Nesle. Quatre d'entre elles furent les maîtresses du roi). Il y a plusieurs mois que le roi n’y touche plus ; elle tombe dans l’abattement, maigrit et change à vue d’œil ; enfin elle devient odieuse. Elle profite du temps qui lui reste pour tirer toutes les grâces qu’elle peut pour elle et pour sa famille et amis, et l’on voit sur cela des choses fort indécentes.
 
Trois des cinq Grâces
  mai 1747 : On m’a assuré à Versailles que le roi prenait grand dégoût de Mme de Pompadour, que son sein, sa fraîcheur, sa poitrine demandaient qu’elle s'abstint de faire l’amour et d'y prétendre, qu’elle devenait insupportable au roi...

  décembre 1747 — On dit qu’il est beaucoup question d’un changement de maîtresse : le roi est las de la marquise de Pompadour, qui devient maigre par le mauvais état de sa poitrine...

  janvier 1748 - Votre Majesté ne peut s’en tenir aux embrassements de la reine ; qu’elle change de maîtresse, qu’elle en prenne plus jolie et plus saine que la marquise de Pompadour et qu’elle en mène une vie plus convenable ; prenez une fille libre et non une femme mariée, que cette sultane se tienne dans une jolie maison de Versailles et qu’elle vienne les soirs seulement souper avec Votre Majesté dans les cabinets, ou après le souper les jours de grand concert

  février 1748 - Un courtisan des cabinets m'a dit que Mme de Pompadour était plus maîtresse que jamais de toute autorité, et que si, du temps du cardinal de Fleury, il y avait eu quelques moyens de faire passer au roi des mémoires et avis, aujourd'hui, tous étaient absolument anéantis, parce qu'elle était maîtresse de tous les valets quelconques, que tous tremblaient devant elle ou étaient gagnés
(Le ton du mémorialiste semble changé et il n'est plus question, désormais, du renvoi de la Pompadour. Au contraire, 1748 marque l'entrée de la marquise sur le terrain politique, d'où la comparaison avec Fleury)
 
le cardinal de Fleury, premier des ministres jusqu'en 1743
  février 1748 : La marquise de Pompadour a tenu ce discours imprudent, qu'il fallait que la guerre durât (la guerre de succession d'Autriche) pour sa propre conservation dans ce qu'elle appelle sa place ; que, si la paix se faisait, elle ne tiendrait pas un an en place, qu'il fallait ce temps de la campagne pour aiguillonner le goût du roi pour elle ; que, pendant l'hiver, elle s'épuisait en amusements pour cette Majesté ennuyée (qu'elle aime si peu), que le roi bâillait à tout, concerts, soupers, comédies, ballets, etc., qu'elle ne savait bientôt plus qu'y faire, tant elle était ennuyée elle-même; que, si le roi la quittait, une petite dévotion le saisirait et qu'il prendrait peut-être quelque autre maîtresse pour s'ennuyer encore davantage, mais qu'elle se vengerait, etc., car elle est méchante. Le changement qu'elle a fait dans les bâtiments du roi, en chassant de Cotte (l’architecte), a été pour mettre par cascade un autre homme au contrôle des dehors de Versailles, de sorte qu'elle dispose de toutes les entrées et issues des appartements. Ainsi elle est la maîtresse des détours du sérail comme des valets qui le gardent; on prétend que par là elle fait entrer des favoris qui satisfont ses passions mal satisfaites par le maître.
(à suivre ici)

mercredi 27 avril 2016

Madame de Pompadour, vue par d'Argenson (1)

Si Madame de Pompadour suscita bien des haines, celle que lui vouait le Marquis d'Argenson fut particulièrement mordante.
Voici le portrait qu'il fait de la favorite dans ses Mémoires.
 
La Pompadour, par Quentin de la Tour
Aux noces de M. le Dauphin (ndlr : en février 1745) parut une jeune beauté de Paris à qui le roi jeta le mouchoir, comme fait le sultan parmi les odalisques. Aussitôt heureux qu'amoureux, les voluptés furent le seul attrait de cet amour. Le cœur et le caractère n'étaient pas connus, et ne le sont peut-être pas encore. 
On était résolu par principes aux amours volages et à décimer les jolies femmes de Paris, pourvu qu'il n'en coûtât point de risques à la santé (toujours la peur de la maladie !). L'on prétendait échapper à l'empire de l'amour, mais cette pratique est impossible aux cœurs tendres. 
Le roi rencontra dans la dame d'Etioles, peu après marquise de Pompadour, une maîtresse bien dressée pour le gouverner. Tout en séduisant son âme par l'apparence de la douceur, elle est parvenue à la plus excessive autorité que puisse procurer la confidence, la consolation, la profondeur du secret, et ce manège adroit qui rend les courtisanes de profession plus maîtresses de leur amant, sans le secours de l'esprit , que ne le sont les femmes de qualité et de mérite. 
Sa mère, célèbre p… du Palais-Royal, l'avait élevée et destinée à quelque poste considérable de ce genre. Elle lui avait fait épouser un fermier général, mais son ambition n'en était pas satisfaite. Elle a vu le triomphe de sa fille, et est morte peu après de la vérole.
Madame de Pompadour est donc de la plus basse extraction. (Le père de Jeanne-Antoinette, François Poisson, fut notamment l'homme de confiance des célèbres frères Pâris) Elle est blonde et blanche, sans traits, mais douée de grâces et de talents. Elle est d'une haute taille et assez mal faite (…). Madame de Pompadour joue la comédie, imite et contrefait tout ce qu'elle veut, les passions et même la vertu quand il le faut. L'éducation a perfectionné la nature pour exceller dans le rôle qu'elle devait jouer; c'est le gracieux instrument des plus tristes desseins. Elle s'est prodigieusement enrichie. Elle est l'objet de la haine publique. Le roi croit la gouverner, elle le conduit ; elle lui fait voir du mérite dans ceux qui n'en ont ni la réputation ni les apparences. C'est une amitié adroite et impérieuse , plutôt qu'une véritable passion, qui produit tant d'effets sur notre gouvernement. Encore une passion violente laisserait-elle l'espérance d'un changement, les reproches de la conscience et l'efficacité du cri public. 


(à suivre ici)

le marquis d'argenson

lundi 25 avril 2016

Voltaire vu par Victor Hugo (2)



DISCOURS PRONONCÉ PAR VICTOR HUGO 

AU THÉÂTRE DE LA GAITÉ 

POUR LE CENTENAIRE DE VOLTAIRE 

LE 30 MAI 1878

(pour lire la 1ère partie du discours, c'est ici)

Voltaire a vaincu, Voltaire a fait la guerre rayonnante, la guerre d’un seul contre tous, c’est-à-dire la grande guerre. La guerre de la pensée contre la matière, la guerre de la raison contre le préjugé, la guerre du juste contre l’injuste, la guerre pour l’opprimé contre l’oppresseur, la guerre de la bonté, la guerre de la douceur. Il a eu la tendresse d’une femme et la colère d’un héros. Il a été un grand esprit et un immense coeur. (Bravos.)
Il a vaincu le vieux code et le vieux dogme. Il a vaincu le seigneur féodal, le juge gothique, le prêtre romain. Il a élevé la populace à la dignité de peuple. Il a enseigné, pacifié et civilisé. Il a combattu pour Sirven et Montbailly comme pour Calas et La Barre ; il a accepté toutes les menaces, tous les outrages, toutes les persécutions, la calomnie, l’exil. Il a été infatigable et inébranlable. Il a vaincu la violence par le sourire, le despotisme par le sarcasme, l’infaillibilité par l’ironie, l’opiniâtreté par la persévérance, l’ignorance par la vérité.
Je viens de prononcer ce mot, le sourire, je m’y arrête. Le sourire, c’est Voltaire.
Disons-le, messieurs, car l’apaisement est le grand côté du philosophe, dans Voltaire l’équilibre finit toujours par se rétablir. Quelle que soit sa juste colère, elle passe, et le Voltaire irrité fait toujours place au Voltaire calmé. Alors, dans cet oeil profond, le sourire apparaît.
Ce sourire, c’est la sagesse. Ce sourire, je le répète, c’est Voltaire. Ce sourire va parfois jusqu’au rire, mais la tristesse philosophique le tempère. Du côté des forts, il est moqueur ; du côté des faibles, il est caressant. Il inquiète l’oppresseur et rassure l’opprimé. Contre les grands, la raillerie ; pour les petits, la pitié. Ah ! soyons émus de ce sourire. Il a eu des clartés d’aurore. Il a illuminé le vrai, le juste, le bon, et ce qu’il y a d’honnête dans l’utile ; il a éclairé l’intérieur des superstitions ; ces laideurs sont bonnes à voir, il les a montrées. Étant lumineux, il a été fécond. La société nouvelle, le désir d’égalité et de concession et ce commencement de fraternité qui s’appelle la tolérance, la bonne volonté réciproque, la mise en proportion des hommes et des droits, la raison reconnue loi suprême, l’effacement des préjugés et des partis pris, la sérénité des âmes, l’esprit d’indulgence et de pardon, l’harmonie, la paix, voilà ce qui est sorti de ce grand sourire.
Le jour, prochain sans nul doute, où sera reconnue l’identité de la sagesse et de la clémence, le jour où l’amnistie sera proclamée, je l’affirme, là haut, dans les étoiles, Voltaire sourira. (Triple salve d’applaudissements. Cris : Vive l’amnistie !)
Messieurs, il y a entre deux serviteurs de l’humanité qui ont apparu à dix-huit cents ans d’intervalle un rapport mystérieux.
Combattre le pharisaïsme, démasquer l’imposture, terrasser les tyrannies, les usurpations, les préjugés, les mensonges, les superstitions, démolir le temple, quitte à le rebâtir, c’est-à-dire à remplacer le faux par le vrai, attaquer la magistrature féroce, attaquer le sacerdoce sanguinaire, prendre un fouet et chasser les vendeurs du sanctuaire, réclamer l’héritage des déshérités, protéger les faibles, les pauvres, les souffrants, les accablés, lutter pour les persécutés et les opprimés ; c’est la guerre de Jésus-Christ ; et quel est l’homme qui fait cette guerre ? c’est Voltaire. (Bravos.)

L’oeuvre évangélique a pour complément l’oeuvre philosophique ; l’esprit de mansuétude a commencé, l’esprit de tolérance a continué ; disons-le avec un sentiment de respect profond, Jésus a pleuré, Voltaire a souri ; c’est de cette larme divine et de ce sourire humain qu’est faite la douceur de la civilisation actuelle. (Applaudissements prolongés.)
Voltaire a-t-il souri toujours ? Non. il s’est indigné souvent. Vous l’avez vu dans mes premières paroles.
Certes, messieurs, la mesure, la réserve, la proportion, c’est la loi suprême de la raison. On peut dire que la modération est la respiration même du philosophe. L’effort du sage doit être de condenser dans une sorte de certitude sereine tous les à peu près dont se compose la philosophie, mais, à de certains moments, la passion du vrai se lève puissante et violente, et elle est dans son droit comme les grands vents qui assainissent. Jamais, j’y insiste, aucun sage n’ébranlera ces deux augustes points d’appui du labeur social, la justice et l’espérance, et tous respecteront le juge s’il incarne la justice, et tous vénéreront le prêtre s’il représente l’espérance. Mais si la magistrature s’appelle la torture, si l’église s’appelle l’inquisition, alors l’humanité les regarde en face et dit au juge : Je ne veux pas de ta loi ! et dit au prêtre : Je ne veux pas de ton dogme ! je ne veux pas de ton bûcher sur la terre et de ton enfer dans le ciel ! (Vive sensation. Applaudissements prolongés.) Alors le philosophe courroucé se dresse, et dénonce le juge à la justice, et dénonce le prêtre à Dieu ! (Les applaudissements redoublent.)
C’est ce qu’a fait Voltaire. Il est grand.
Ce qu’a été Voltaire, je l’ai dit ; ce qu’a été son siècle, je vais le dire.

Messieurs, les grands hommes sont rarement seuls ; les grands arbres semblent plus grands quand ils dominent une forêt, ils sont là chez eux ; il y a une forêt d’esprits autour de Voltaire ; cette forêt, c’est le dix-huitième siècle. Parmi ces esprits, il y a des cimes, Montesquieu, Buffon, Beaumarchais, et deux entre autres, les plus hautes après Voltaire, Rousseau et Diderot. Ces penseurs ont appris aux hommes à raisonner ; bien raisonner mène à bien agir, la justesse dans l’esprit devient la justice dans le coeur. Ces ouvriers du progrès ont utilement travaillé. Buffon a fondé l’histoire naturelle ; Beaumarchais a trouvé au delà de Molière une comédie inconnue, presque la comédie sociale ; Montesquieu a fait dans la loi des fouilles si profondes qu’il a réussi à exhumer le droit. Quant à Rousseau, quant à Diderot, prononçons ces deux noms à part ; Diderot, vaste intelligence curieuse, coeur tendre altéré de justice, a voulu donner les notions certaines pour bases aux idées vraies, et a créé l’Encyclopédie. Rousseau a rendu à la femme un admirable service, il a complété la mère par la nourrice, il a mis l’une auprès de l’autre ces deux majestés du berceau ; Rousseau, écrivain éloquent et pathétique, profond rêveur oratoire, a souvent deviné et proclamé la vérité politique ; son idéal confine au réel ; il a eu cette gloire d’être le premier en France qui se soit appelé citoyen ; la fibre civique vibre en Rousseau ; ce qui vibre en Voltaire, c’est la fibre universelle. On peut dire que, dans ce fécond dix-huitième siècle, Rousseau représente le Peuple ; Voltaire, plus vaste encore, représente l’Homme. Ces puissants écrivains ont disparu ; mais ils nous ont laissé leur âme, la Révolution. (Applaudissements.)
Oui, la Révolution française est leur âme. Elle est leur émanation rayonnante. Elle vient d’eux ; on les retrouve partout dans cette catastrophe bénie et superbe qui a fait la clôture du passé et l’ouverture de l’avenir. Dans cette transparence qui est propre aux révolutions, et qui à travers les causes laisse apercevoir les effets et à travers le premier plan le second, on voit derrière Diderot Danton, derrière Rousseau Robespierre, et derrière Voltaire Mirabeau. Ceux-ci ont fait ceux-là.
Messieurs, résumer des époques dans des noms d’hommes, nommer des siècles, en faire en quelque sorte des personnages humains, cela n’a été donné qu’à trois peuples, la Grèce, l’Italie, la France. On dit le siècle de Périclès, le siècle d’Auguste, le siècle de Léon X, le siècle de Louis XIV, le siècle de Voltaire. Ces appellations ont un grand sens. Ce privilège, donner des noms à des siècles, exclusivement propre à la Grèce, à l’Italie et à la France, est la plus haute marque de civilisation. Jusqu’à Voltaire, ce sont des noms de chefs d’états ; Voltaire est plus qu’un chef d’états, c’est un chef d’idées. A Voltaire un cycle nouveau commence. On sent que désormais la suprême puissance gouvernante du genre humain sera la pensée. La civilisation obéissait à la force, elle obéira à l’idéal. C’est la rupture du sceptre et du glaive remplacés par le rayon ; c’est-à-dire l’autorité transfigurée en liberté. Plus d’autre souveraineté que la loi pour le peuple et la conscience pour l’individu. Pour chacun de nous, les deux aspects du progrès se dégagent nettement, et les voici : exercer son droit, c’est-à-dire être un homme ; accomplir son devoir, c’est-à-dire être un citoyen.
Telle est la signification de ce mot, le siècle de Voltaire ; tel est le sens de cet événement auguste, la Révolution française.
Les deux siècles mémorables qui ont précédé le dix-huitième l’avaient préparé ; Rabelais avertit la royauté dans Gargantua, et Molière avertit l’église dans Tartuffe. La haine de la force et le respect du droit sont visibles dans ces deux illustres esprits.
Quiconque dit aujourd’hui : la force prime le droit, fait acte de moyen âge, et parle aux hommes de trois cents ans en arrière. (Applaudissements répétés.)
Messieurs, le dix-neuvième siècle glorifie le dix-huitième siècle. Le dix-huitième propose, le dix-neuvième conclut. Et ma dernière parole sera la constatation tranquille, mais inflexible du progrès.
Les temps sont venus. Le droit a trouvé sa formule : la fédération humaine.
Aujourd’hui la force s’appelle la violence et commence a être jugée, la guerre est mise en accusation ; la civilisation, sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines. (Mouvement.) Ce témoin, l’histoire, est appelé. La réalité apparaît. Les éblouissements factices se dissipent. Dans beaucoup de cas, le héros est une variété de l’assassin. (Applaudissements.) Les peuples en viennent à comprendre que l’agrandissement d’un forfait n’en saurait être la diminution, que si tuer est un crime, tuer beaucoup n’en peut pas être la circonstance atténuante (rires et bravos) ; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire (applaudissements répétés) ; que les Te deums n’y font pas grand’chose ; que l’homicide est l’homicide, que le sang versé est le sang versé, que cela ne sert à rien de s’appeler César ou Napoléon, et qu’aux yeux du Dieu éternel on ne change pas la figure du meurtre parce qu’au lieu d’un bonnet de forçat on lui met sur la tête une couronne d’empereur. (Longue acclamation. Triple salve d’applaudissements.)
Ah ! proclamons les vérités absolues. Déshonorons la guerre. Non, la gloire sanglante n’existe pas. Non, ce n’est pas bon et ce n’est pas utile de faire des cadavres Non, il ne se peut pas que la vie travaille pour la mort Non, ô mères qui m’entourez, il ne se peut pas que la guerre, cette voleuse, continue à vous prendre vos enfants. Non, il ne se peut pas que la femme enfante dans la douleur, que les hommes naissent, que les peuples labourent et sèment, que le paysan fertilise les champs et que l’ouvrier féconde les villes, que les penseurs méditent, que l’industrie fasse les merveilles que le génie fasse des prodiges que la vaste activité humaine multiplie en présence du ciel étoilé les efforts et les créations, pour aboutir à cette épouvantable exposition internationale qu’on appelle un champ de bataille ! (Profonde sensation. Tous les assistants sont debout et acclament l’orateur.)
Le vrai champ de bataille, le voici. C’est ce rendez vous des chefs-d’oeuvre du travail humain que Paris offre au monde en ce moment. (ndlr : allusion à l'exposition universelle)
La vraie victoire, c’est la victoire de Paris. (Applaudissements.)
Hélas ! on ne peut se le dissimuler, l’heure actuelle, si digne qu’elle soit d’admiration et de respect, a encore des côtés funestes, il ya encore des ténèbres sur l’horizon ; la tragédie des peuples n’est pas finie ; la guerre, la guerre scélérate, est encore là, et elle a l’audace de lever la tête à travers cette fête auguste de la paix. Les princes, depuis deux ans, s’obstinent à un contresens funeste, leur discorde fait obstacle à notre concorde, et ils sont mal inspirés de nous condamner à la constatation d’un tel contraste.

Que ce contraste nous ramène à Voltaire. En présence des éventualités menaçantes, soyons plus pacifiques que jamais. Tournons-nous vers ce grand mort, vers ce grand vivant, vers ce grand esprit. Inclinons-nous devant les sépulcres vénérables. Demandons conseil à celui dont la vie utile aux hommes s’est éteinte il y a cent ans, mais dont l’oeuvre est immortelle. Demandons conseil aux autres puissants penseurs, aux auxiliaires de ce glorieux Voltaire, à Jean-Jacques, à Diderot, à Montesquieu. Donnons la parole à ces grandes voix. Arrêtons l’effusion du sang humain. Assez ! assez, despotes ! Ah ! la barbarie persiste, eh bien, que la philosophie proteste. Le glaive s’acharne, que la civilisation s’indigne. Que le dix-huitième siècle vienne au secours du dix-neuvième ! les philosophes nos prédécesseurs sont les apôtres du vrai, invoquons ces illustres fantômes ; que, devant les monarchies rêvant les guerres, ils proclament le droit de l’homme à la vie, le droit de la conscience à la liberté, la souveraineté de la raison, la sainteté du travail, la bonté de la paix ; et, puisque la nuit sort des trônes, que la lumière sorte des tombeaux ! (Acclamation unanime et prolongée. De toutes parts éclate le cri : Vive Victor Hugo !)

jeudi 21 avril 2016

Voltaire vu par Victor Hugo (1)

Le lyrisme hugolien au service du grand Voltaire... Un conseil, amis bigots : passez votre chemin ! 

 

 

DISCOURS PRONONCÉ PAR VICTOR HUGO 

AU THÉÂTRE DE LA GAITÉ 

POUR LE CENTENAIRE DE VOLTAIRE 

LE 30 MAI 1878

Il y a cent ans aujourd’hui un homme mourait. Il mourait immortel. Il s’en allait chargé d’années, chargé d’oeuvres, chargé de la plus illustre et de la plus redoutable des responsabilités, la responsabilité de la conscience humaine avertie et rectifiée. Il s’en allait maudit et béni, maudit par le passé, béni par l’avenir, et ce sont là, messieurs, les deux formes superbes de la gloire. il avait à son lit de mort, d’un côté l’acclamation des contemporains et de la postérité, de l’autre ce triomphe de huée et de haine que l’implacable passé fait à ceux qui l’ont combattu. Il était plus qu’un homme, il était un siècle. Il avait exercé une fonction et rempli une mission. Il avait été évidemment élu pour l’oeuvre qu’il avait faite par la suprême volonté qui se manifeste aussi visiblement dans les lois de la destinée que dans les lois de la nature. Les quatre-vingt-quatre ans que cet homme a vécu occupent l’intervalle qui sépare la monarchie à son apogée de la révolution à son aurore. Quand il naquit Louis XIV régnait encore, quand il mourut Louis XVI régnait déjà, de sorte que son berceau put voir les derniers rayons du grand trône et son cercueil les premières lueurs du grand abîme. (Applaudissements.)

Avant d’aller plus loin, entendons-nous, messieurs, sur le mot abîme ; il y a de bons abîmes : ce sont les abîmes où s’écroule le mal. (Bravo !)

Messieurs, puisque je me suis interrompu, trouvez bon que je complète ma pensée. Aucune parole imprudente ou malsaine ne sera prononcée ici. Nous sommes ici pour faire acte de civilisation. Nous sommes ici pour faire l’affirmation du progrès, pour donner réception aux philosophes des bienfaits de la philosophie, pour apporter au dix-huitième siècle le témoignage du dix-neuvième, pour honorer les magnanimes combattants et les bons serviteurs, pour féliciter le noble effort des peuples, l’industrie, la science, la vaillante marche en avant, le travail, pour cimenter la concorde humaine, en un mot pour glorifier la paix, cette sublime volonté universelle. La paix est la vertu de la civilisation, la guerre en est le crime. (Applaudissements). Nous sommes ici, dans ce grand moment, dans cette heure solennelle, pour nous incliner religieusement devant la loi morale, et pour dire au monde qui écoute la France, ceci : Il n’y a qu’une puissance, la conscience au service de la justice ; et il n’y a qu’une gloire, le génie au service de la vérité. (Mouvement.)

Cela dit, je continue.

Avant la Révolution, messieurs, la construction sociale était ceci :

En bas le peuple ;

Au-dessus du peuple, la religion représentée par le clergé ;

A côté de la religion, la justice représentée par la magistrature.

Et, à ce moment de la société humaine, qu’était-ce que le peuple ? C’était l’ignorance. Qu’était-ce que la religion ? C’était l’intolérance. Et qu’était-ce que la justice ? C’était l’injustice.

Vais-je trop loin dans mes paroles ? Jugez-en.

Je me bornerai à citer deux faits, mais décisifs.

A Toulouse, le 13 octobre 1764, on trouve dans la salle basse d’une maison un jeune homme pendu. La foule s’ameute, le clergé fulmine, la magistrature informe. C’est un suicide, on en fait un assassinat. Dans quel intérêt ? Dans l’intérêt de la religion. Et qui accuse-t-on ? Le père. C’est un huguenot, et il a voulu empêcher son fils de se faire catholique. Il y a monstruosité morale et impossibilité matérielle ; n’importe ! ce père a tué son fils ! ce vieillard a pendu ce jeune homme. La justice travaille, et voici le dénouement. Le 9 mars 1762, un homme en cheveux blancs, Jean Calas, est amené sur une place publique, on le met nu, on l’étend sur une roue, les membres liés en porte-à-faux, la tête pendante. Trois hommes sont là, sur l’échafaud, un capitoul, nommé David, chargé de soigner le supplice, un prêtre, qui tient un crucifix, et le bourreau, une barre de fer à la main. 
Calas désigné à la vindicte populaire par le capitoul Beaudrigue
Le patient, stupéfait et terrible, ne regarde pas le prêtre et regarde le bourreau. Le bourreau lève la barre de fer et lui brise un bras. Le patient hurle et s’évanouit. Le capitoul s’empresse, on fait respirer des sels au condamné, il revient à la vie ; alors nouveau coup de barre, nouveau hurlement ; Calas perd connaissance ; on le ranime, et le bourreau recommence ; et comme chaque membre, devant être rompu en deux endroits, reçoit deux coups, cela fait huit supplices. Après le huitième évanouissement, le prêtre lui offre le crucifix à baiser, Calas détourne la tête, et le bourreau lui donne le coup de grâce, c’est-à-dire lui écrase la poitrine avec le gros bout de la barre de fer. Ainsi expira Jean Calas. Cela dura deux heures. Après sa mort, l’évidence du suicide apparut. Mais un assassinat avait été commis. Par qui ? Par les juges. (Vive sensation. Applaudissements.)
(au-delà des effets oratoires de Hugo, redécouvrez l'affaire Calas ici)

Autre fait. Après le vieillard le jeune homme. Trois ans plus tard, en 1765, à Abbeville, le lendemain d’une nuit d’orage et de grand vent, on ramasse à terre sur le pavé d’un pont un vieux crucifix de bois vermoulu qui depuis trois siècles était scellé au parapet. Qui a jeté bas ce crucifix ? Qui a commis ce sacrilège ? On ne sait. Peut-être un passant. Peut-être le vent. Qui est le coupable ? L’évêque d’Amiens lance un monitoire. Voici ce que c’est qu’un monitoire : c’est un ordre à tous les fidèles, sous peine de l’enfer, de dire ce qu’ils savent ou croient savoir de tel ou tel fait ; injonction meurtrière du fanatisme à l’ignorance. Le monitoire de l’évêque d’Amiens opère ; le grossissement des commérages prend les proportions de la dénonciation. La justice découvre, ou croit découvrir, que, dans la nuit où le crucifix a été jeté à terre, deux hommes deux officiers, nommés l’un La Barre, l’autre d’Étallonde, ont passé sur le pont d’Abbeville, qu’ils étaient ivres, et qu’ils ont chanté une chanson de corps de garde. Le tribunal, c’est la sénéchaussée d’Abbeville. Les sénéchaux d’Abbeville valent les capitouls de Toulouse. Ils ne sont pas moins justes. On décerne deux mandats d’arrêt. D’Étallonde s’échappe, La Barre est pris. On le livre à l’instruction judiciaire. Il nie avoir passé sur le pont, il avoue avoir chanté la chanson. 
"Pour n'avoir pas salué une procession" ? Un pieux mensonge !
La sénéchaussée d’Abbeville le condamne ; il fait appel au parlement de Paris. On l’amène à Paris, la sentence est trouvée bonne et confirmée. On le ramène à Abbeville, enchaîné. J’abrège. L’heure monstrueuse arrive. On commence par soumettre le chevalier de La Barre à la question ordinaire et extraordinaire pour lui faire avouer ses complices ; complices de quoi ? d’être passé sur un pont et d’avoir chanté une chanson ; on lui brise un genou dans la torture ; son confesseur, en entendant craquer les os, s’évanouit ; le lendemain, le 5 juin 1766, on traîne La Barre dans la grande place d’Abbeville ; là flambe un bûcher ardent ; on lit sa sentence à La Barre, puis on lui coupe le poing, puis on lui arrache la langue avec une tenaille de fer, puis, par grâce, on lui tranche la tête, et on le jette dans le bûcher. Ainsi mourut le chevalier de La Barre. Il avait dix-neuf ans. (Longue et profonde sensation.)
(sur le même sujet, on peut s'interroger sur l'interprétation tout aussi partiale de Marion Sigaut ici)

Alors, ô Voltaire, tu poussas un cri d’horreur, et ce sera ta gloire éternelle ! (Explosion d’applaudissements.)

Alors tu commenças l’épouvantable procès du passé, tu plaidas contre les tyrans et les monstres la cause du genre humain, et tu la gagnas. Grand homme, sois à jamais béni ! (Nouveaux applaudissements.)

Messieurs, les choses affreuses que je viens de rappeler s’accomplissaient au milieu d’une société polie ; la vie était gaie et légère, on allait et venait, on ne regardait ni au-dessus ni au-dessous de soi, l’indifférence se résolvait en insouciance, de gracieux poètes, Saint-Aulaire, Boufflers, Gentil-Bernard, faisaient de jolis vers, la cour était pleine de fêtes, Versailles rayonnait, Paris ignorait ; et pendant ce temps-là, par férocité religieuse, les juges faisaient expirer un vieillard sur la roue et les prêtres arrachaient la langue à un enfant pour une chanson. (Vive émotion. Applaudissements.)

En présence de cette société frivole et lugubre, Voltaire, seul, ayant là sous ses yeux toutes ces forces réunies, la cour, la noblesse, la finance : cette puissance inconsciente, la multitude aveugle ; cette effroyable magistrature, si lourde aux sujets, si docile au maître, écrasant et flattant, à genoux sur le peuple devant le roi (Bravo !) ; ce clergé sinistrement mélangé d’hypocrisie et de fanatisme, Voltaire, seul, je le répète, déclara la guerre à cette coalition de toutes les iniquités sociales, à ce monde énorme et terrible, et il accepta la bataille. Et quelle était son arme ? celle qui a la légèreté du vent et la puissance de la foudre. Une plume. (Applaudissements.)

Avec cette arme il a combattu, avec cette arme il a vaincu.

Messieurs, saluons cette mémoire.

(à suivre ici)

samedi 16 avril 2016

Vues de Paris au XVIIIème siècle (4)

De nouvelles vues de Paris au XVIIIè siècle...
(sur le même sujet, voir ici)

la place Louis XV, inaugurée en 1763
Paris vu de Chaillot
Paris vu de Chaillot
Le Pont Neuf sans ses boutiques (après 1756 ?)
Et avec ses boutiques (avant 1756 ?)
Les Invalides
incendie de l'Opéra en 1763
le pont Notre-Dame
allée centrale des Champs-Elysées
les Tuileries

mardi 12 avril 2016

Louis XVI en images

Louis XVI en quelques estampes...
Louis XVI, à cheval, de trois quarts à droite, habit à broderies de style rocaille, bottes collantes montant au-dessus du genou, perruque à l'autrichienne, suivi au second plan de deux personnages également à cheval, mais nu-tête, qui peut-être veulent représenter les comtes de Provence et d'Artois
Louis XVI, Dauphin, en pied, de trois quarts à gauche
Mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette le16 Mai 1770 dans la Chapelle de versailles
Marie-Antoinette, le visage très légèrement de trois quarts à droite, couchée dans un lit à baldaquin fleurdelysé ; au pied du lit la première dame d'honneur, en grand costume, présente le premier Dauphin nouveau-né à Louis XVI, le chapeau sur la tête, entouré de plusieurs personnages parmi lesquels on croit reconnaître le comte et la comtesse de Provence, le comte et la comtesse d'Artois, le grand aumônier ; dames de la Cour et quatre hérauts d'armes
Louis XVI, de profil à droite, en uniforme de Royal-Infanterie (habit et veste blanche à parements et revers bleu de roi et à garnitures d'or) monté sur un cheval blanc à houssine tigrée bordée d'or

vendredi 8 avril 2016

Disparition d'enfants à Paris en 1750 (7)

Avocat au Parlement de Paris, Edmond Jean-François Barbier nous offre avec sa Chronique de la Régence et du règne de Louis XV un témoignage extrêmement précieux et détaillé sur la période 1718-1762. Dans le passage qui ci-dessous, il évoque l'affaire bien connue des disparitions d'enfants à Paris en 1750.



JUILLET

Le parlement a arrêté un sursis de quinze jours au jugement criminel de la dernière émeute populaire à l'occasion de l'enlèvement des enfants. Il y a, dit-on, plus de quarante personnes dans les prisons : le procès est presque instruit. Les exempts de police qui sont impliqués dans cette affaire ont, dit-on, rapporté et représenté leurs ordres pour prendre des enfants vagabonds ; mais non pas pour en tirer de l'argent en les rendant aux pères et mères. Le sursis expiré, on verra ce que cela deviendra.

— On ne parle plus de tous les bruits de querelle et de changement dans le ministère qu'on faisait courir dans Paris pendant le voyage de Compiègne. Le clergé continue ses assemblées, mais il ne transpire rien de ses résolutions.


AOUT 
Depuis quelques jours, le parlement, c'est-à-dire la grand-chambre et la Tournelle assemblées, a repris le travail de l'émotion populaire. Aujourd'hui, samedi 1er, on a fait monter les prisonniers pour être interrogés sur la sellette : il y a dix-neuf ou vingt accusés. Cela a fait assez de bruit dans Paris, d'autant que tous ces prisonniers, exempts de police ou autres, sont gens du peuple. Il y avait des archers à toutes les issues de la grand-chambre, pour empêcher l'affluence de ceux qui étaient intéressés et qui étaient à crier et à pleurer. Les régiments des gardes françaises et suisses étaient commandés. On a vu des escouades de guet à cheval. On disait qu'il devait y avoir trois ou quatre personnes pendues; il y avait aussi trois exempts, mais on ne parlait pas de mort à leur égard. Cette affaire intrigue, non seulement le petit peuple, mais les honnêtes gens. On convient que ces séditieux sont criminels, que c'est fort à craindre dans le peuple, qu'il faut faire des exemples, qu'il ne faut pas laisser connaître au peuple sa force et que le ministère le craint ; mais on sent, en même temps, que la cause de ces tumultes diminue beaucoup du crime et n'a point de rapport au roi.

Le parlement est resté assemblé à travailler jusqu'à cinq heures du soir, et il n'y a point eu d'exécution. On avait toujours fait prudemment d'avoir main-forte, crainte que le bruit de l'exécution n'occasionnât quelque assemblée populaire. (…)

 
la place de Grêve par Hoffbauer

—Au surplus, il n'y a eu aucune grâce pour les séditieux qui ont été pris ; le jugement était rendu dès le samedi. Aujourd'hui lundi 3, l'arrêt, qui condamne trois de ces particuliers à être pendus, a été affiché aux coins des rues, même crié par quelques colporteurs, et il a été exécuté en place de Grève, où tout le monde était. Le régiment des gardes était commandé, ou du moins par détachements qui étaient postés dans les marchés, surtout aux environs de la Grève, et qui, en cas de besoin, auraient barré toutes les rues pour empêcher la communication du peuple.

Cette expédition a été faite sur les cinq heures après midi. Le charbonnier, qui est un homme très bien fait, est celui qui, ayant été frappé par un archer dans une bagarre, avait cassé la jambe à l'archer. Urbain, le brocanteur, était un jeune homme qui avait été chercher de la paille pour mettre le feu à la maison du commissaire de La Fosse, rue de la Calandre, et frappé à la porte d'un fourbisseur, sur le Pont Saint Michel, pour avoir des armes: on croyait même qu'il serait brûlé, après être pendu, comme incendiaire. Il n'avait que dix-sept ans; c'était le fils de gens de métier dans l'Abbaye Saint-Germain. Lorsque le charbonnier fut monté à l'échelle, tout le peuple, dans la place, a crié grâce, ce qui a fait arrêter le bourreau qui a fait descendre quelques échelons au patient. Cela a causé un mouvement d'espérance aux deux autres (ndlr :les dénommés Lebeau et Charvaz) ; mais il n'y avait point de grâce. Le guet, en ce moment, tant à cheval qu'à pied, la baïonnette au bout du fusil, a fait un grand rond dans la place et fait reculer le peuple, dont il y en a eu même plusieurs blessés et renversés les uns sur les autres, et l'exécution a été faite. Le peuple, qui était dans la Grève, a eu si peur de se trouver environné de soldats aux gardes, qu'il s'enfuyait avec confusion et crainte le long du quai Le Peletier et de la Ferraille, jusque par delà le Pont-Neuf, ce qui fait voir qu'avec un peu d'ordre, le peuple de Paris est facile à réduire. La garde dans Paris a continué la nuit, et tout a été tranquille. Telle est la fin de cette malheureuse affaire qui a causé la mort et des blessures à plusieurs personnes, des maisons pillées et ravagées, et qui aurait pu être prévenue par un peu de soin de la part des magistrats de police.

Mais il est vrai de dire que cet événement, qui a fait l'histoire du jour et la conversation de tout Paris, y avait mis une certaine consternation. On plaignait ces malheureux, quoiqu'on sentît bien la nécessité d'un exemple, parce que tout le monde est convaincu que dans le fait on a pris grand nombre d'enfants, et que les gens de police avaient des ordres pour le faire, sans que ces ordres ni la volonté du prince aient été manifestés à cet égard, et qu'il est très naturel au peuple de s'opposer à l'enlèvement de ses enfants ou de ceux de ses voisins. Il est certain que ces exécutions ne déshonoreront point la famille de ceux qui ont été pendus.

Fin






jeudi 7 avril 2016

Disparition d'enfants à Paris en 1750 (6)

 
Avocat au Parlement de Paris, Edmond Jean-François Barbier nous offre avec sa Chronique de la Régence et du règne de Louis XV un témoignage extrêmement précieux et détaillé sur la période 1718-1762. Dans le passage qui ci-dessous, il évoque l'affaire bien connue des disparitions d'enfants à Paris en 1750.
Mais voyons d'abord le témoignage du Marquis d'Argenson sur les événements survenus fin juin.



***

19 juin 1750. — On prétend qu’on a vu dans les séditions de Paris des gens qui répandaient de l’argent au peuple pour l’encourager. Quels pouvaient être ces gens ? De quelle part ? C’est ce qu’on ne pourrait concevoir ni imaginer. Sont-ce des étrangers, des sujets, des grands, des ecclésiastiques, des sectaires, des parlementaires ? Sans doute le parlement trouvera moyen d’en découvrir quelque chose. L’instruction est tenue fort secrète. Cependant l’on relâche chaque jour des prisonniers, c’est-à-dire plusieurs archers et exempts, mais non des séditieux.

25 juin 1750. — Voilà qui est décidé, le roi ne passera plus par Paris, allant et venant de Compiègne : on a fait un chemin à travers la plaine Saint-Denis, et on le pave. Le déjeuner est à Saint-Ouen, chez le duc de Gesvres, qui entretient le roi dans ce goût-là pour en tirer quelque grâce. Le prétexte est d’abréger le chemin; comme, pour aller de Versailles à Fontainebleau, on a également établi un chemin autour de Paris.

27 juin 1750. — Il est très vrai que le roi a dit tout haut dans sa cour qu’il ne voulait point passer par Paris allant à Compiègne. 
« Eh quoi ! a-t-il dit, je me montrerais à ce vilain peuple, qui a dit que je suis un Hérode ! » Il est fâcheux que ces impressions se prennent et augmentent. C’est une énigme de pouvoir pénétrer quels sont ceux qui poussent ainsi le peuple contre le roi. Certes ce n’est jamais que contre le ministère; mais de l’un les esprits vont à l’autre. Nous n’avons point aujourd’hui de chefs entreprenants contre la cour. Nul n’est assez grand, assez courageux, pour de pareilles choses. La mode est devenue de mettre la circonspection du bon air, ce sont là nos moeurs. Un homme entreprenant en cette matière passerait pour un fou fanatique et un furieux. Ainsi tout courage d’entreprise est impossible. Concluons que ceci ne se fait plus par chefs particuliers, mais par la basse multitude elle-même. Elle peut être poussée par les prêtres; le jansénisme y a part; les convulsionnaires animent encore le peuple. On dépeint le roi comme un dévot, ayant une maîtresse en faisant trafic. De là on soulève le peuple contre les dépenses de la cour, à quoi excitent les impôts encore davantage. Véritablement il n’y a nul ordre dans le gouvernement. Nos princes sont aujourd’hui ennemis de tout système, de tout plan général de gouvernement, à plus forte raison de l’économique. A cela se joint l’attaque contre le clergé par le vingtième, et la mauvaise humeur que donne au peuple la grande pénurie. Tout cela se prend grossièrement par la multitude, et produit les effets que nous avons vus, sans ceux que nous verrons. Je suis persuadé que, si l’on a vu des gens bien mis distribuant de l’argent au peuple révolté à Paris, ce sont des gens peureux qui donnaient de l’argent pour se délivrer des cris qui se tournoient contre eux.

4 juillet 1750. — Une personne de l’intérieur des cabinets, et liée avec la marquise de Pompadour, m’a dit que le roi et cette favorite étaient cruellement ulcérés de la mauvaise volonté du public contre eux. Le jour d’une des principales émeutes, la marquise était venue à Paris pour voir à l’Assomption l’appartement de sa fille. Elle devait dîner chez le marquis de Gontaud, rue de Richelieu. Elle descendit d’abord chez lui. Il vint au-devant d’elle, et lui dit qu’il ne lui donnerait pas à dîner, qu’il ne faisait pas bon pour elle, et qu’elle n’eût qu’à retourner au plus vite à Versailles; ce qu’elle fit. Le peuple commençait déjà à s’amasser sur le rempart où donne le jardin de cette maison. Le roi et la marquise ne s’occupent que de cette mauvaise volonté du peuple, tandis que le prince aurait beaucoup voulu gagner l’affection de ses sujets. Il aime à être aimé, et c’eût été le plus heureux de ses souhaits d’y parvenir; mais, environné comme il est, il n’en saurait découvrir les moyens.  (...)
— De cette affaire-ci, on a relâché tous les gueux qui avaient été enfermés; ils demandent l’aumône avec insolence. Le bas peuple est fier, les riches sont honteux: c’est l’anarchie qui commence. 
Le peuple est calme, jusqu’à la première révolte. Le sieur Berryer, l’intendant de police, se montre plus poli que ci-devant, au lieu de l’orgueil bourgeois qu’il arborait.  

***


JUILLET



Aujourd’hui, lundi 6 juillet, on a brûlé en place de Grève publiquement, à cinq heures du soir, ces deux ouvriers, savoir un garçon menuisier et un charcutier, âgés de 18 et 20 ans, que le guet a trouvés en flagrant délit, le soir, commettant le crime de sodomie.



Il y avait apparemment un peu de vin sur jeu pour pousser l’effronterie à ce point. J’ai appris, à cette occasion, que devant les escouades du guet à pied marche un homme vêtu de gris qui remarque ce qui se passe dans les rues, sans être suspect, et qui ensuite fait approcher l’escouade. C’est ainsi que nos deux hommes ont été découverts. Comme il s’est passé quelque temps sans faire l’exécution après le jugement, on a cru que la peine avait été commuée à cause de l’indécence de ces sortes d’exemples qui apprennent à bien de la jeunesse ce qu’elle ne sait pas ; mais on dit que c’est une contestation entre le lieutenant criminel du Châtelet et le rapporteur, pour savoir à qui assisterait à cette exécution, d’autant que le rapporteur n’était plus de la colonne du criminel ; mais M. le chancelier a décidé que le rapporteur irait, quoique n’étant plus du criminel lors de l’exécution. Bref, l’exécution a été faite pour faire un exemple ; d’autant que l’on dit que ce crime devient très commun, et qu’il y a beaucoup de gens à Bicêtre pour ce fait. Comme ces deux ouvriers n’avaient point de relations avec des personnes de distinction, soit de la Cour, soit de la ville, et qu’ils n’ont apparemment déclaré personne, cet exemple s’est fait sans aucune conséquence pour les suites.



Le feu était composé de sept voies de petit bois, de deux cents de fagots et de paille. Ils ont été attachés à deux poteaux et étranglés auparavant, quoiqu’ils soient étouffés sur-le-champ par une chemise de souffre. On n’a point crié de jugement pour s’épargner apparemment le nom et la qualification du crime.

( à suivre ici)
 

mercredi 6 avril 2016

Disparition d'enfants à Paris en 1750 (5)

Avocat au Parlement de Paris, Edmond Jean-François Barbier nous offre avec sa Chronique de la Régence et du règne de Louis XV un témoignage extrêmement précieux et détaillé sur la période 1718-1762.Dans le passage qui suit, il évoque l'affaire bien connue des disparitions d'enfants à Paris en 1750.


                            (pour lire l'article précédent)
 


Je sais de bonne source qu’il y a près de trois mois, sur le Mont Parnasse, derrière les Chartreux, où vont se promener nuit et jour les écoliers, on en a pris trois ou quatre, entre autres le fils d’un bourrelier ; que les père et mère s’étant donné bien du mouvement, un exempt leur fit rendre, en donnant vingt écus. Il y a apparence que cela dure depuis longtemps, et qu’on a enlevé beaucoup d’enfants, indépendamment de ce qu’on en a pris dans les hôpitaux. Il y en a, dit-on, beaucoup à cet âge qui ont la gale et qu’on ne peut emmener. On m’a dit avoir été reçu une lettre de Marseille, par un particulier, il y a plus de quinze jours, à qui un homme mande : "Mandez-moi si l’on sait à Paris ce que l’on veut faire de tous les enfants qui arrivent. On en a amené plus de deux mille et l’on en attend encore."
On dit que le Roi n’a été informé de toutes ces émotions populaires que samedi 23 (ndlr : mai), jour de tapage de la rue Saint-Honoré, parce qu’il a été question de faire marcher le régiment des gardes, et que cela pouvait devenir grave. Comment aura-t-il pris ce silence? Des gens l’auront indisposé contre le pays, mais d'autres aussi lui auront parlé franchement contre la police.
Il s’agit donc à présent de voir ce que deviendra l’exécution de l’arrêt du Parlement, si on informera sérieusement, et si on punira pour l’exemple ; d’autant qu’il y a eu trois hommes arrêtés.
Il est bien vrai que, si dès la première émotion du samedi 16, un premier président s’était montré au peuple, qu’il eût pris connaissance des faits, qu’il eût promis de rendre justice , fait arrêter et emprisonner les gens qui accusaient d’enlèvements , cela aurait tout apaisé. Mais un premier président n’ose pas faire de pareilles démarches dans ces temps-ci.
Il y a eu aussi, dit-on, des émotions pour pareilles causes dans cette huitaine, à Vincennes, à Bagnolet, à Vitry, et à Saint-Cloud, où les archers ou espions ont été très maltraités. (ndlr : j'en ai trouvé trace, fin mai 1750, à Tours. Le 29 mai, deux hommes y ont été molestés par la foule pour les mêmes raisons.)
On a arrêté beaucoup de bourgeois, du peuple, qui ont excité le tumulte, et en même temps plusieurs exempts, mouches ou gens de police. Mais on commence à dire que les exempts avaient des ordres pour arrêter des enfants vagabonds. Ils les ont tous montrés par écrit, mais non pour en prendre et les vendre pour de l’argent. Comment condamnera-t-on ces exempts ? Comment, d’un autre côté, condamner les séditieux sur l’enlèvement d’enfants ? Il est curieux de voir l’effet de ces informations ; je pense assez que cela n’aura pas grande suite.


JUIN
On devait brûler, ces jours-ci, deux ouvriers que le guet a trouvés dans les rues, le soir, en flagrant délit, pour fait de sodomie (sur l'affaire et certaines théories fumeuses la concernant, voir ici) . Le fait est fort singulier, mais on dit qu’on a commué la peine par prudence et qu’ils seront apparemment enfermés pour le reste de leur vie à Bicêtre.
la plaque en l'honneur des deux suppliciés
(à suivre ici)