Autrefois enseignant de philosophie, Dominique Pagani a également été un proche collaborateur de Michel Clouscard. Il se livre ici à une improvisation brillante sur Jean-Jacques Rousseau.
Si on n'ignore plus rien des auteurs des Lumières, il nous reste tout à apprendre sur les hommes : sur leurs passions, leur courage et leur générosité, mais également sur leurs ambitions, leurs haines et leurs noirceurs. Ecrit au gré de mes humeurs, ce blog raconte mon amour du XVIIIè siècle.
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samedi 22 février 2020
mercredi 10 avril 2019
Rousseau vu par Jean Starobinski (2)
C'est avec Jean Starobinski que je suis arrivé à Jean-Jacques. Et notamment certains chapitres de La Transparence et l'Obstacle (je songe à "la solitude" et "les malentendus") qui ont constitué un précieux fil rouge dans cette quête.
Pour preuve cette réflexion, aussi concise que brillante :
"Se cacher sans écrire, ce serait disparaître. Ecrire sans se cacher, ce serait renoncer à se proclamer différent. Jean-Jacques ne s'exprimera que s'il écrit et se cache"
(voir la première partie de l'entretien)
mardi 12 mars 2019
Rousseau vu par Jean Starobinski (1)
C'est avec Jean Starobinski que je suis arrivé à Jean-Jacques. Certains chapitres de La Transparence et l'Obstacle (je songe à "la solitude" et "les malentendus") ont constitué un précieux fil rouge dans cette quête.
Et notamment la question suivante :
" ...l'on se demandera si
toute la théorie historique de Rousseau n'est pas une construction
destinée à justifier un choix personnel. S'agit-il pour lui de vivre
selon ses principes ? Tout au contraire, n'a-t-il pas forgé des
principes et des explications historiques à seule fin d'excuser et de
légitimer son étrange vie, sa timidité, sa maladresse, son humeur
inégale, cette Thérèse si fruste avec qui il s'est mis en ménage ? (...)
Au moment où il s'en prend aux vices de la société, il n'a personne à
ses côtés et ne veut avoir aucun allié. Il se rend d'autant plus
solitaire qu'il élève une protestation plus générale. (D'aucuns diront :
il se veut solitaire, ce qui l'oblige à élever la protestation la plus
générale."
mercredi 16 mars 2016
Rousseau vu par l'abbé Morellet (2)
Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur.
![]() | |||
Morellet |
***
Jusqu’à présent je n’ai parlé que du caractère
moral de Jean-Jacques, de l’homme social ou plutôt insociable; je
veux le considérer maintenant comme écrivain, et ensuite
comme philosophe, deux côtés qu’il faut soigneusement distinguer
en lui.
Ici je déclare que mon admiration pour J.-J. Rousseau, comme
écrivain, est sans bornes; que je le crois l’homme le plus éloquent
de son siècle; que je ne connais rien de plus entraînant que
les beaux endroits de son Discours sur l’Inégalité, de
son Émile, de sa Lettre à l’archevêque, et
de son Héloïse. Son éloquence est abondante, et
n’en est pas moins énergique. Les développements qu’il donne
à une même idée, la fortifient loin de l’affaiblir.
La dernière forme qu’elle prend est toujours plus frappante que
celle qui précède; de sorte que le mouvement va sans cesse
croissant, pour opérer enfin une persuasion intime et forte, même
lorsqu’il établit une erreur, si une grande justesse et d’esprit
et de raison ne nous en défend pas. Je pense que, de réflexion
et après coup, il a dû rejeter lui-même plusieurs de
ses paradoxes; mais il m’est impossible de croire qu’au moment où
il les établit, il n’en ait été parfaitement convaincu:
car on ne persuade pas comme il fait, sans être soi-même persuadé. (...)
Rousseau romancier :
J’ai parlé d’Héloïse: ce n’est pas qu’aujourd’hui
je m’en dissimule les défauts que je ne faisais alors qu’entrevoir.
Héloïse
est
souvent une faible copie de Clarisse; Claire est calquée
sur Miss Howe. Le roman, comme composition dramatique, ne marche
pas. Plus d’une moitié est occupée par des dissertations
fort bien faites, mais déplacées, et qui arrêtent les
progrès de l’action. Telles sont les lettres sur Paris, le duel,
le suicide, les spectacles. A peine resterait-il deux volumes, si l’on
retranchait tout ce qui n’est point du sujet. Quelle comparaison peut-on
faire d’une composition pareille avec Clarisse, cette grande machine
dans laquelle tant de ressorts sont employés à produire un
seul et grand effet, où tant de caractères sont dessinés
avec tant de force et de vérité, où tout est préparé
avec tant d’art, où tout se lie et se tient? Quelle différence
encore dans le but moral des deux ouvrages ? Quel intérêt
inspire l’héroïne anglaise, et combien est froid celui que
nous prenons à Julie ? Elle est séduite comme Clarisse, mais
ne s’en relève pas comme elle; au contraire, elle s’abaisse davantage
encore en épousant Wolmar sans l’aimer, tandis qu’elle en aime un
autre. On me la montre mariée, bonne mère de famille, élevant
bien ses enfants, remplissant froidement ses devoirs d’épouse; mais
le tableau de ces vertus domestiques serait bien mieux placé dans
une femme qui eût toujours été chaste et pitre; et
c’est blesser la morale que de les supposer à une fille corrompue
avant son mariage, et qui n’aime pas son mari.
![]() |
la Nouvelle Héloïse |
Rousseau a voulu, quelque part, non seulement excuser cette immoralité,
mais la tourner à son avantage: cette apologie n’est qu’un tissu
de sophismes.
Quant à l’Émile, c’est, sans contredit, et le meilleur
ouvrage de Rousseau, et un excellent ouvrage. La douce loi qu’il impose
aux mères, l’éducation physique et morale de la première
enfance, la marche et les progrès de l’instruction du jeune age,
la naissance des passions, la nature de la femme et ses droits, ses devoirs,
résultant de son organisation même, etc., tous ces sujets,
et une infinité de vues saines et vraies, donnent à l’Émile
un
caractère d’utilité, qui le met dans la première classe
des ouvrages dont la lecture a contribué ou peut contribuer à
l’instruction des hommes. Au reste, même force et même éloquence
dans le style, où le raisonnement se trouve heureusement entremêlé
et fondu avec les mouvements oratoires, à la manière de Pascal,
et d’Arnaud, et de Malebranche; vrai modèle d’une discussion philosophique
et animée, raisonnable et pathétique, dont nos harangueurs
révolutionnaires, sans en excepter Mirabeau lui-même, sont
restés bien loin.
Je sais que l’on a dit que le fond des idées de l’Émile
est
tout entier dans Plutarque, dans Montaigne et dans Locke,, trois auteurs
qui étaient constamment dans les mains de Jean-Jacques, et dont
il a suivi toujours les traces; mais je ne regarde pas cette observation
comme suffisante pour diminuer la gloire d’avoir mis si habilement en oeuvre
ces matériaux que fournissait la nature. Des idées si vraies,
si justes, si près de nous, sont à tout le monde, comme l’arbre
d’une forêt avant que la main de l’homme l’abatte et le façonne
en canot, en charrue; mais, comme l’arbre aussi, elles deviennent la propriété
de celui qui les a façonnées, qui les a revêtues de
l’expression la plus pure, embellies de la plus vive couleur, et les a
rendues capables de pénétrer et de convaincre nos esprits.
![]() |
Emile |
Rousseau philosophe :
Si je veux donc maintenant examiner Rousseau comme philosophe, je dirai
qu’il est vraiment philosophe dans son Émile; mais aussi
je ne crains pas d’affirmer que, dans la plupart de ses autres ouvrages,
non seulement il ne mérite pas ce titre, mais qu’il n’a enseigné
que la plus fausse et la plus funeste philosophie qui ait jamais égaré
l’esprit humain.
On voit que c’est surtout contre ses livres de politique que je porte
cet anathème, et je ne le prononce qu’après avoir consacré
toute mon intelligence et toute ma vie aux questions et aux recherches
où le philosophe de Genève me semble avoir adopté
des principes faux, contraires à la nature même de l’homme
qu’il a prétendu suivre, et subversifs de tout état social.
Sa première erreur, et peut-être celle qui a entraîné
toutes les autres, a été son paradoxe extravagant sur la
part funeste qu’il attribue aux sciences et aux arts dans la corruption
et le malheur des hommes. Je ne combattrai pas cette doctrine, qu’il faut
en effet regarder comme folle, si l’on ne veut pas, pour être conséquent,
retourner dans les bois, se vêtir de peaux de bêtes et vivre
de gland; mais je confirmerai de mon témoignage un fait déjà
connu, qui doit nous suffire pour apprécier l’autorité du
philosophe ennemi de la civilisation et des lettres.
Il conte, livre VIII des Confessions, et dans une lettre à
M. de Malesherbes, qu’il allait voir souvent Diderot à Vincennes,
où il avait été mis pour sa Lettre sur les Aveugles,
dans
laquelle il enseigne l’athéisme. « Je pris un jour, dit-il,
le Mercure de France; et, tout en marchant et le parcourant, je
tombai sur cette question proposée par l’académie de Dijon,
pour le prix de l’année suivante: Si le progrès des sciences
et des arts a contribué à corrompre ou à épurer
les moeurs? A l’instant de cette lecture, je vis un autre univers,
et je devins un autre homme….. Ce que je me rappelle bien distinctement,
c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation
qui tenait du délire. Diderot l’aperçut; je lui en dis la
cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite au
crayon sous un arbre. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées,
et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu.
Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet et la suite inévitable
de ce moment d’égarement... »
![]() |
l'illumination de Vincennes |
Or, voici ce que j’ai appris de Diderot lui-même, et ce qui passait
alors pour constant dans toute la société du baron d’Holbach,
où Rousseau n’avait encore que des amis. Arrivé à
Vincennes, il avait confié à Diderot son projet de concourir
pour le prix, et avait commencé même à lui développer
les avantages qu’avaient apportés à la société
humaine les arts et les sciences. Je l’interrompis, ajoutait Diderot, et
je lui dis sérieusement: « Ce n’est pas là ce qu’il
faut faire; rien de nouveau, rien de piquant, c’est le pont aux ânes.
Prenez la thèse contraire, et voyez quel vaste champ s’ouvre devant
vous: tous les abus de la société à signaler; tous
les maux qui la désolent, suite des erreurs de l’esprit; les sciences,
les arts, employés au commerce, à la navigation, à
la guerre, etc., autant de sources de destruction et de misère pour
la plus grande partie des hommes. L’imprimerie, la boussole, la poudre
à canon, l’exploitation des mines, autant de progrès des
connaissances humaines, et autant de causes de calamités, etc. Ne
voyez-vous pas tout l’avantage que vous aurez à prendre ainsi votre
sujet? » Rousseau en convint, et travailla d’après ce plan.
Ce récit, que je crois vrai, renverse
et détruit toute la narration de Jean-Jacques. Je n’empêche
pas, au reste, ceux qui aimeront mieux l’en croire que Diderot et toute
la société du baron d’Holbach, de se contenter en cela; mais
je rapporte ma conviction, qui a été de bonne foi.
Ce premier paradoxe une fois embrassé par Jean-Jacques, il fut
assez naturellement conduit à ceux qui remplissent son discours
sur
l’inégalité des conditions.
Mais c’est surtout dans le Contrat social qu’il a établi
des doctrines funestes, qui ont si bien servi la révolution, et,
il faut le dire, dans ce qu’elle a eu de plus funeste, dans cet absurde
système d’égalité non pas devant la loi, vérité
triviale et salutaire, mais égalité de fortunes, de
propriétés, d’autorité, d’influence sur la législation,
principes vraiment destructeurs de tout ordre social.
S’il était besoin d’appuyer de preuves
cette opinion sur les ouvrages politiques de Rousseau, j’en apporterais une assez forte que me fournit le discours prononcé en 1794, au
mois de vendémiaire,
par le président de la Convention,
lorsqu’on alla déposer au Panthéon les cendres du philosophe
genevois. L’orateur de la Convention s’exprime ainsi :
.
.
« Moraliste profond, apôtre de la liberté
et de l’égalité, il a été le précurseur
qui a appelé la nation dans les routes de la gloire et du bonheur;
et si une grande découverte appartient à celui qui l’a le
premier signalée, c’est à Rousseau que nous devons cette
régénération salutaire, qui a opéré
de si heureux changements dans nos mœurs, dans nos coutumes, dans nos lois,
dans nos esprits, dans nos habitudes.
« Au premier regard qu’il jeta sur le genre humain,
il vit les peuples à genoux, courbés sous les sceptres et
les couronnes; il osa prononcer les mots d’égalité et
de liberté.
« Ces mots ont retenti dans tous les coeurs, et les peuples se sont levés. « Il a le premier prédit la chute des empires et des monarchies; il a dit que l’Europe avait vieilli, et que ces grands corps, prêts à se heurter, allaient s’écrouler comme ces monts antiques, qui s’affaissent sous le poids des siècles. » |
Si l’on considère qu’à cette époque la révolution, à laquelle l’orateur félicite Rousseau d’avoir puissamment coopéré, avait déjà répandu sur la nation un déluge de maux et de crimes, on s’étonnera sans doute qu’il ait été loué des plus funestes effets de ses ouvrages; mais on reconnaîtra du moins, qu’en lui attribuant en partie les maux de la révolution, je ne fais que suivre la route que m’ont tracée ses panégyristes et ses admirateurs.
La seule restriction qu’on puisse apporter à ce reproche, et
qu’il soit même juste de faire, c’est que, dans sa théorie
des gouvernements, il paraît n’avoir pas écrit pour une grande
nation; mais, outre qu’il n’a pas prononcé assez nettement cette
modification à ses principes, il n’en est pas moins vrai que c’est
en les appliquant, par ignorance ou par mauvaise foi, à ou grand
pays comme la France, qu’on a préparé tous les malheurs dont
nous avons été les témoins et les victimes.
lundi 14 mars 2016
Rousseau vu par l'abbé Morellet (1)
Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur.
***
Je l’ai constamment jugé avec plus
d’indulgence que mes confrères les philosophes lorsqu’ils ont été
brouillés avec lui (ndlr : après 1758, Rousseau s'était effectivement brouillé avec le clan encyclopédiste). Je le défendais et l’ai défendu
bien longtemps contre eux auprès d’eux-mêmes. Je n’ai cédé
qu’à l’évidence des faits pour le croire défiant jusqu’à
la déraison, et ingrat jusqu’à la haine envers ses bienfaiteurs
et ses amis.
J’ai été longtemps témoin de la manière
dont il était traité, caressé, choyé par les
gens de lettres, qu’il a depuis rendus ses ennemis, ou décriés
comme tels en tant de manières et avec tant d’adresse et d’éloquence.
Il n’y a point d’égards qu’on ne lui montrât dans les sociétés
littéraires où je l’ai vu. Diderot, dont il s’est plaint
si amèrement, était son adorateur, et je dirai presque son
complaisant. Nous allions souvent, Diderot et moi, de Paris à son
ermitage près Montmorency, passer avec lui des journées entières.
Là, sous les grands châtaigniers voisins de sa petite maison,
j’ai entendu de longs morceaux de son Héloïse, qui me
transportaient ainsi que Diderot; et nous lui exprimions l’un et l’autre,
chacun à notre manière, notre juste admiration, quelquefois
jointe à des observations critiques, qui ne pouvaient que relever
à ses yeux le bien que nous lui disions du reste. En un mot, j’ose
l’affirmer, jamais homme de lettres n’a trouvé auprès des
autres gens de lettres plus de bienveillance, de justice, d’encouragement,
que cet homme qui a rempli ses ouvrages de satires contre les gens de lettres
ses contemporains, et les a traduits à la postérité
comme sans cesse occupés de le décrier et de lui nuire. Je
rappellerai, à ce propos, une autre imputation non moins injuste
que j’ai essuyée de lui quelques années plus tard, et qui
servira à montrer encore son caractère défiant.
Il était revenu depuis peu de Suisse, après que l’espèce
de persécution qu’il avait essuyée fut tout à fait
ralentie, Mme Trudaine de Montigny, qui l’avait recherché à
son retour, et qui était folle de ses ouvrages, dont elle sentait
fort bien le mérite, était parvenue, à force
de cajoleries, à apprivoiser sa misanthropie et à l’attirer
chez elle, où il venait dîner en très petit comité.
La première fois qu’elle me fit dîner avec lui, je trouvai
un homme sérieux et froid, et tout différent pour moi de
ce que je l’avais toujours vu. Je hasardai quelques avances pour me concilier
un accueil un peu plus favorable, mais sans succès. Le lendemain,
je demande à Mme Trudaine l’explication de la froideur de Rousseau:
elle me dit qu’elle la lui a demandée, et qu’il avait répondu
que j’avais fait pour l’archevêque de Toulouse, parlant au nom de
l’assemblée du clergé, une instruction pastorale où
il était fort maltraité. Je m’expliquai avec lui dans l’entrevue
suivante, et je lui affirmai, ce qui était vrai, que je n’avais
fait de ma vie d’instruction pastorale, ni pour M. l’archevêque de
Toulouse, ni pour aucun évêque. Il s’excusa, se rétracta
et
me serra la main; mais je voyais dans son retour même que l’impression
qu’il avait reçue ne s’effaçait point.
On trouvera peut-être que je me suis trop étendu sur la
conduite de Jean-Jacques envers moi, objet de peu d’importance sans doute;
mais on me pardonnera ces détails, si l’on considère qu’en
écrivant mes Mémoires, je me suis surtout proposé
de faire connaître les hommes célèbres avec lesquels
j’ai vécu; et parmi eux J.-J. Rousseau a mérité un
des premiers rang dans l’admiration publique.
C’est là ce qui m’engage à donner encore quelques détails
sur lui, persuadé que cette digression reposera mes lecteurs de
ce que mes souvenirs m’entraînent à dire de moi.
Je parlerai d’abord de sa querelle avec ce bon M. Hume, en 1766, quoiqu’il
y ait peu de chose à ajouter à ce qu’en a écrit Hume
lui-même dans une lettre adressée à M. Suard (J'ai évoqué cette affaire ici). On y
voit clairement, ainsi que dans la préface de l’éditeur,
l’ingratitude, ou au moins la défiance extravagante et injuste du
Genevois, et cette impression résulte du simple récit des
faits. Mais, vivant dès lors dans la société de Mme
la comtesse de Boufflers, avec Hume et Jean-Jacques, précisément
à l’époque de leur départ pour l’Angleterre, j’ai
été témoin de quelques faits relatifs à cette
querelle, et je veux ici les conserver.
Je dirai donc que, la veille ou la surveille du départ, Hume,
avec qui je dînais chez Helvétius, me mena chez Mme de Boufflers,
à qui il allait faire ses adieux au Temple, à l’hôtel
de Saint-Simon. Jean-Jacques y était logé. Nous y passâmes
deux heures, pendant lesquelles je fus témoin de toutes les tendresses
de toutes les complaisances de Hume pour le philosophe chagrin.
![]() |
Rousseau et Hume |
Nous le laissâmes vers les neuf heures du soir, et nous allâmes
passer la soirée chez le baron d’Holbach : Hume lui exprima sa satisfaction
du service qu’il croyait rendre au petit homme, comme il l’appelait;
et il nous dit qu’il allait, non seulement le mettre pour jamais à
l’abri des persécutions, mais qu’il se flattait de le rendre heureux;
ce qui était, assurément, bien au-delà de son pouvoir.
Le baron l’écouta paisiblement; et, quand il eut fini: « Mon
cher M. Hume, lui dit-il, je suis fâché de vous ôter
des espérances et des illusions qui vous flattent; mais je vous
annonce que vous ne tarderez pas à être douloureusement détrompé.
Vous ne connaissez pas l’homme. Je vous le dis franchement, vous allez
réchauffer un serpent dans votre sein. » Hume parut un moment
choqué de ce propos. Je m’élevai contre le baron; je défendis
Jean-Jacques. Hume dit qu’il ne pouvait lui fournir aucun sujet de querelle;
qu’il allait le conduire chez M. Davenport, son ami; qu’on aurait pour
lui tous les égards que méritaient ses talents et ses malheurs,
et qu’il espérait que les prédictions sinistres du baron
seraient démenties. Ils partent. A trois semaines ou un mois de
là, comme nous étions rassemblés chez le baron, il
tire de sa poche et nous lit une lettre de Hume, où celui-ci nous
apprend la querelle d’Allemand que lui fait Jean-Jacques. Qui fut penaud?
ce fut moi, en me rappelant la chaleur que j’avais mise à le défendre
contre les prédictions du baron. Quant au reste de la société,
Grimm, Diderot, Saint-Lambert, Helvétius, etc., qui connaissaient
mieux que moi le caractère de Rousseau, ils n’en furent point étonnés.
En lisant le récit artificieux que Jean-Jacques a composé
de cette querelle, j’ai fait une remarque, qui me revient à l’esprit
en ce moment. On sait que le grand reproche de Rousseau à M. Hume,
c’est de l’avoir emmené en Angleterre, pour le montrer comme
l’ours à la foire. Voici le premier trait qui lui donne cette
idée, devenue tout de suite une conviction. Couché à
l’auberge, dit-il, dans la même chambre que Hume, il l’a entendu
dire la nuit, et en rêvant, je le tiens! parodie du mot du
roi de Perse, chez qui s’était réfugié Thémistocle.
Or, j’ai pensé que M. Hume, qui savait fort mal le français,
ne s’est pas énoncé en français dans un rêve,
mais en anglais; et, comme Rousseau n’entendait pas un mot d’anglais, je
conclus que le propos est inventé.
On ne peut s’empêcher de regarder comme une manie, comme un délire,
ce caractère ombrageux qui lui faisait trouver presque un ennemi
dans tout homme qui lui faisait des avances ou lui avait rendu service;
et cette folie mérite quelque pitié: mais elle n’en est pas
moins odieuse, et doit éloigner à jamais tout homme raisonnable
de celui que la nature a si malheureusement organisé, quelque talent
qu’elle lui ait d’ailleurs départi.
J’ai ouï conter à Rulhière, mon confrère à
la feue Académie française, connu par sa jolie pièce
des Disputes et par son Histoire de la révolution de Russie,
qu’après
avoir recherché Jean-Jacques, et obtenu de lui un accueil assez
obligeant, un matin où il était allé lui rendre visite,
Jean-Jacques, sans provocation, sans qu’il se fût rien passé
entre eux de nouveau et d’extraordinaire, le reçut d’un air d’humeur
très marqué, et, continua froidement de copier de la musique,
comme il faisait avec affectation devant ceux qui venaient le voir, en
répétant qu’il fallait qu’il vécût de son
travail. Il dit à Rulhière, assis au coin du feu:
M.
de Rulhière, vous venez savoir ce qu’il y a dans mon pot; eh bien,
je satisferai votre curiosité; il y a deux livres de viande, une
carotte et un oignon piqué de girofle. Rulhière, quoique
assez prompt à la repartie, fut un peu étourdi de l’apostrophe,
et cessa bientôt ses visites à Jean-Jacques, chez qui il menait
la belle Mme d’Egmont, et à qui ils avaient montré l’un et
l’autre beaucoup d’intérêt, d’admiration et d’amitié.
On ne peut imaginer de motifs plus frivoles et
plus déraisonnables que ceux pour lesquels il se brouille avec ses
meilleurs amis : avec le baron d’Holbach, parce que celui-ci paraît
croire qu’il n’est pas bien habile compositeur en musique, et que, s’il
est capable de faire un joli chant, il ne l’est pas, d’en faire avec sûreté,
la basse et les accompagnements, ce qui était parfaitement vrai,
ou parce que le baron lui a envoyé cinquante bouteilles devin de
Bordeaux, après lui avoir entendu dire que c’était le seul
vin dont son estomac s’accommodât, ce qui était, dit-il, insulter
à sa pauvreté, en lui donnant plus qu’il ne pouvait rendre;
avec la plupart des autres, parce qu’il s’aperçoit que ses amis
n’approuvent pas le mariage ridicule qu’il contracte avec sa dégoûtante
Thérèse, ou parce que les gens de lettres qu’il fréquente
sont, dit-il, les moteurs de la persécution qu’il essuie des parlements,
de la cour, de Genève, de l’Angleterre, de l’Europe; avec Diderot,
pour une indiscrétion qu’il lui attribue: Diderot lui fait voir,
pièces en main, qu’elle n’est pas de lui, mais de Saint-Lambert,
qui l’avoue; il paraît convaincu, et, à quinze jours de là,
il imprime, dans un de ses ouvrages, une note sanglante,
par
laquelle il diffame l’homme qui s’est justifié auprès de
lui, et brise, à jamais, tous les liens qui lui avaient attaché
Diderot si tendrement et si longtemps.
J’ajouterai, comme une observation capitale, que J.-J. Rousseau n’était
rien moins que simple ce qui est une grande tache dans un caractère.
Il mettait une extrême affectation à parler de sa pauvreté,
à la montrer, à s’en faire gloire. Il nous disait, quand
nous allions le voir Diderot et moi, qu’il nous donnait du vin de Montmorency,
parce qu’il n’était pas en état d’en acheter de meilleur.
En montrant son pot au feu dans le coin de sa cheminée, il avait
l’air de dire: vous voyez qu’un homme comme moi est obligé de veiller
lui-même, sa marmite, tant est grand l’ingratitude du siècle!
Jeune encore, et transporté d’admiration pour le talent et d’amour
pour les lettres, je ne démêlais pas alors ces intentions;
mais lorsque d’autres traits du caractère de cet homme célèbre,
ou même d’autres actions moins équivoques, m’ont eu mis sur
la voie, je me suis vu forcé d’expliquer ainsi toute sa vie.
(à suivre ici)
samedi 12 mars 2016
Rousseau vu par Grimm
Décrété de prise de corps en 1762, Rousseau fut contraint de fuir le royaume et de se réfugier en Suisse, puis en Angleterre.
Après huit années d'errance, le Genevois obtint l'autorisation de revenir à Paris.
Au grand dam de ses anciens amis philosophes, effrayés du contenu de ces Confessions que le Genevois venait d'achever. Dans la Correspondance Littéraire, Melchior Grimm reprit aussitôt sa campagne de dénigrement et de calomnie...
***
JUILLET 1770
Retour de J.-J. Rousseau à
Paris :
son mariage, son changement de costume, inconvénients
de sa popularité.
J.-J. Rousseau (...) est à Paris depuis environ un mois avec sa
gouvernante, Mlle Le Vasseur, dont il a enfin fait sa femme. Il a quitté
la casaque arménienne et repris l’habit français.
![]() |
Rousseau habillé à l'arménienne |
On a fait
à cette occasion un conte impertinent qui calomnie la vertu de Mme
Jean-Jacques, et encore plus le goût de celui qui aurait péché
avec elle. On prétend que son mari, l’ayant surprise in flagrante
avec
un moine, quitta l’habit arménien sur-le-champ, disant qu’il avait
voulu se distinguer jusqu’à présent à l’extérieur
des autres, ne se croyant pas un homme ordinaire; mais qu’il voyait bien
qu’il s’était trompé, et qu’il était dans la classe
commune. Je crois que l’espérance de revenir à Paris a eu
plus de part à ce changement d’habit que les fredaines de Mme Rousseau.
On n’aurait jamais obtenu la permission de reparaître ici pour l’Arménien,
mais on a déterminé M. le procureur général
à laisser Jean-Jacques en habit français à Paris.
La seule condition que ce magistrat ait exigée, c’est de ne plus
écrire, ou du moins de ne rien faire imprimer. Le retour de cet
homme singulier dans une ville où il a passé la plus grande
partie de sa vie, et qui seule lui convient dans l’univers, a fourni pendant
quelques jours un sujet de conversation à Paris. Il s’est montré
plusieurs fois au café de la Régence, sur la place du Palais-Royal;
sa présence y a attiré une foule prodigieuse, et la populace
s’est même attroupée sur la place pour le voir passer. On
demandait à la moitié de cette populace ce qu’elle faisait
là; elle répondait que c’était pour voir Jean-Jacques.
On lui demandait ce que c’était que Jean-Jacques; elle répondait
qu’elle n’en savait rien, mais qu’il allait passer. On fit cesser cette
représentation en exhortant M. Rousseau à ne plus paraître
ni à ce café, ni dans aucun autre lieu public; et, depuis
ce temps-là, il s’est tenu plus retiré. En effet, il suffirait
d’une mauvaise tête parmi nos seigneurs les conseillers des enquêtes
et requêtes pour le dénoncer, et obliger le procureur général
de poursuivre le décret de prise de corps qui subsiste toujours,
ce qui forcerait le pauvre Jean-Jacques à s’éloigner de nouveau;
mais, en évitant la trop grande publicité, il ne sera pas
dans ce cas-là. Il va d’ailleurs beaucoup dans le monde, chez les
belles dames; il a déposé sa peau d’ours avec l’habit arménien,
et il est redevenu galant et doucereux. Il va souper aussi chez Sophie
Arnould, avec l’élite des petits-maîtres et des talons-rouges,
et il paraît que c’est Rulhière qu’il a choisi pour conducteur.
![]() |
l'actrice Sophie Arnould |
Quant au métier, ayant renoncé à celui des lettres
jusqu’à nouvel ordre, il a repris la profession de copiste de musique;
il convient qu’il a été mauvais copiste autrefois, parce
que, dit-il, il avait alors la manie de composer des livres; mais actuellement
qu’il est revenu dans son bon sens, il prétend n’avoir pas son pareil;
il lui faut, dit-il encore, gagner quinze cents livres par an avec ses
copies pour être à son aise.
mardi 18 août 2015
mercredi 6 mai 2015
Rousseau vu par Melchior Grimm (2)
La Correspondance littéraire, philosophique et critique était un périodique
français manuscrit destiné à quelques têtes couronnées étrangères. Elle
fut publiée de 1747 à 1793. Fondée par Raynal sous le titre Nouvelles littéraires, elle fut reprise en 1753 par Melchior Grimm qui lui donnera son titre de Correspondance littéraire, philosophique et critique.
Longtemps proche de Jean-Jacques
Rousseau, Grimm sera l'un des principaux acteurs du "complot" destiné à
discréditer le philosophe genevois.
Voici comment il réagit, en 1762, au décret de prise de corps qui frappa Rousseau après la publication de l'Emile.
(les notes en gras sont de moi)
M. Rousseau a été malheureux à
peu près toute sa vie. Il avait à se plaindre de son sort, et il s’est plaint
des hommes. Cette injustice est assez commune, surtout lorsqu’on joint beaucoup
d’orgueil à un caractère timide. On souffre de la situation heureuse de son
voisin, et l’on ne voit pas que son malheur ne changerait rien à notre
infortune. On flatte dans le commerce journalier ceux avec lesquels on vit, et
l’on se dédommage de cette gêne en disant des injures au genre humain. J’avoue
que je n’ai point trop bonne opinion de ceux qui se plaignent sans cesse des
hommes: à coup sur ils sont injustes dans leurs prétentions. Je ne puis me
vanter d’un sort très heureux; il me serait même aisé de me faire une assez
longue liste de malheurs, dont quelques-uns influeront vraisemblablement sur le
reste de ma vie; mais je ne puis me dissimuler qu’ils sont presque tous
l’ouvrage du sort, et que la méchanceté des hommes n’y a influé en rien. Je
conviens avec une secrète joie que je n’ai éprouvé, de la part des hommes, que
de la bonté, de l’intérêt et des bienfaits, et que, si j’ai été en butte à la
malveillance de quelques méchants, j’ai à leur opposer un grand nombre d’hommes
généreux qui ont pris plaisir à mon bonheur et qui ont mis une partie de leur
satisfaction dans l’accomplissement de la mienne. Je suis persuadé que tout
homme juste et modeste sera obligé, quant à lui, de rendre cette justice au
genre humain. J’ignore si ceux qui sont constitués dans les premières dignités,
et exposés aux traits de l’envie et de la jalousie, éprouvent plus que les
autres la méchanceté des hommes; mais les hommes ne font pas le mal pour le
mal. Eh! quel profit auraient-ils à s’acharner au malheur d’un particulier qui
n’a rien à démêler avec eux?
( Le "monstre", le "faux frère", le "Judas de la confrérie"... C'est ainsi que Diderot et ses amis nommaient Rousseau. Deux ans plus tard, Voltaire faisait paraître l'abominable Sentiment des Citoyens)
![]() |
le libelle de Voltaire |
Un des grands malheurs de M.
Rousseau, c’est d’être parvenu à l’âge de quarante ans sans se douter de son
talent. Dans son jeune âge, il avait appris pendant quelque temps le métier de
graveur. Son père, ayant eu le malheur de tuer un homme, fut obligé de se
sauver de Genève, où il travaillait en horlogerie, et abandonna ses enfants. Jean-Jacques
fut recueilli par une femme de condition de Savoie, appelée Mme la baronne de
Warens. Elle lui fit abjurer la religion protestante et eut soin de son
éducation. Cette femme avait la fureur de l’alchimie, qui l’a ruinée; elle vit,
je crois, encore dans une grande pauvreté. Le sort ayant, je ne sais comment,
conduit M. Rousseau à Paris, il s’attacha à M. de Montaigu, qui, ayant été
nommé à l’ambassade de Venise, l’y mena comme son secrétaire. M. l’ambassadeur
ne passe pour rien moins qu’un homme d’esprit; il n’en trouva pas à son
secrétaire, et il s’étonne encore aujourd’hui, de la meilleure foi du monde, de
la réputation que M. Rousseau s’est faite par ses écrits. Ces deux hommes
n’avaient aucune sorte d’analogie pour rester ensemble; ils se séparèrent
bientôt, fort mécontents l’un de l’autre. M. Rousseau revint à Paris, indigent,
inconnu, ignorant ses talents et ses ressources, cherchant, dans un
délaissement effrayant, de quoi ne pas mourir de faim. Il ne s’occupait alors
que de musique et de vers. Il publia une dissertation sur une manière qu’il
avait imaginée de noter la musique avec des chiffres. Cette méthode ne prit
point, et sa dissertation ne fut lue de personne. Il composa ensuite les
paroles et la musique d’un opéra qu’il intitula les Muses galantes, et qui ne
put jamais être exécuté. (Grimm ne dit mot du Devin du Village, joué à Fontainebleau en 1752) Il eut, à cette occasion, beaucoup de démêlés avec
Rameau, et il conçut un vrai chagrin de n’avoir pu mettre son opéra au théâtre.
Cependant il faisait d’assez mauvais vers, dont plusieurs furent insérés dans
le Mercure. Il faisait aussi des comédies, dont la plupart n’ont point vu le
jour. L’Amant de lui-même, qu’il a fait jouer et imprimer, prouve qu’il n’avait
pas la vocation de Molière. Dans le même temps, il s’occupait d’une machine
avec laquelle il comptait apprendre à voler; il s’en tint à des essais qui ne
réussirent point; mais il ne fut jamais assez désabusé de son projet pour
souffrir de sang-froid qu’on le traitât de chimérique . Ainsi ses amis, avec de
la foi, peuvent s’attendre à le voir quelque jour planer dans les airs.
(Encore et toujours ces attaques ad hominem. Pour discréditer les écrits, Grimm choisit de s'en prendre à l'homme.)
Au milieu de tous ces essais, il
s’était attaché à la femme d’un fermier général, célèbre autrefois par sa
beauté . M. Rousseau fut pendant plusieurs années son homme de lettres et son
secrétaire. (Rousseau fut effectivement le secrétaire de Louise Dupin) La gêne et la sorte d’humiliation qu’il éprouva dans cet état ne
contribuèrent pas peu à lui aigrir le caractère. Le philosophe Diderot, avec
lequel il se lia dans ce temps-là, fut le premier à lui dessiller les yeux sur
son vrai talent, et l’Académie de Dijon ayant proposé la fameuse question de
l’influence des lettres sur les moeurs, M. Rousseau la traita dans un Discours
qui fut l’époque de sa réputation et du rôle de singularité qu’il a pris
depuis. Jusque-là il avait été complimenteur, galant et recherché, d’un
commerce même mielleux et fatigant à force de tournures; tout à coup il prit le
manteau de cynique, et, n’ayant point de naturel dans le caractère, il se livra
à l’autre excès.
(Grimm laisse entendre que Diderot serait à l'origine du premier Discours, celui sur les sciences et les arts. Pour asseoir son succès, Rousseau se serait par la suite créé un personnage, celui du Diogène "cynique".)
Mais, en lançant ses sarcasmes, il savait toujours faire des
exceptions en faveur de ceux avec lesquels il vivait, et il garda, avec son ton
brusque et cynique, beaucoup de ce raffinement et de cet art de faire des
compliments recherchés, surtout dans son commerce avec les femmes. En prenant
la livrée de philosophe, il quitta aussi Mme Dupin et se fit copiste de
musique, prétendant exercer ce métier comme un simple ouvrier et y trouver sa
vie et son pain: car une de ses folies était de dire du mal du métier d’auteur,
et de n’en pas faire d’autre. Je lui conseillai dans ce temps-là de se faire
limonadier, et de tenir une boutique de café sur la place du Palais-Royal.
Cette idée nous amusa pendant longtemps; elle n’était pas moins extravagante
que les siennes, et elle avait l’avantage d’être d’une folie gaie et de lui
promettre une fortune honnête. Tout Paris aurait voulu voir le café de J.-J.
Rousseau, qui serait devenu le rendez-vous de tout ce qu’il y a d’illustre dans
les lettres; mais cette folie, ayant un côté utile, fut trop sensée pour être
adoptée par le citoyen de Genève. Il alla faire un tour dans sa patrie, d’où il
revint assez mécontent au bout de six semaines. Il réabjura, pendant son séjour
à Genève, la religion romaine, et se refit protestant. A son retour, il passa
deux ou trois années dans la société de ses amis, aussi heureux qu’il pouvait l’être,
faisant des livres et se croyant copiste de musique; mais lorsqu’il sentait son
bien-être, il n’était plus en lui de s’y tenir. Mme d’Épinay ayant dans la
forêt de Montmorency une petite maison dépendante de sa terre, il la persécuta
longtemps pour se la faire prêter, disant qu’il ne lui était plus possible de
vivre dans cet horrible Paris, et qu’il ne pouvait désormais avoir d’autre
asile contre les hommes que les bois et la solitude.
(Rousseau donne une tout autre version dans les Confessions : "Mme d'Epinay... devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir... qu'enfin elle triompha de mes résolutions.")
![]() |
l'ermitage de Rousseau |
Elle ne convenait à
personne moins qu’à une tête aussi chaude et à un tempérament aussi
mélancolique et aussi impérieux que le sien. Il y devint absolument sauvage; la
solitude échauffa sa tête davantage et raidit son caractère contre lui-même et
contre ses amis. Il sortit de sa forêt au bout de dix-huit mois, brouillé avec
tout le genre humain. C’est alors qu’il s’établit à Montmorency, où il a vécu
jusqu’à présent avec une réputation digne de ses talents et de sa singularité.
Voilà les principales époques de la vie de cet écrivain célèbre. Sa vie privée
et domestique ne serait pas moins curieuse; mais elle est écrite dans la
mémoire de deux ou trois de ses anciens amis, lesquels se sont respectés en ne
l’écrivant nulle part.
( Quel ami fait Grimm ! Voltaire ne s'en privera pas, lui, et il répandra les pires infamies sur Rousseau)
On prétend qu’il a passé les
derniers jours dans des convulsions de désespoir et de douleur des suites de
son ouvrage. Il se croyait à l’abri de toute persécution, étant lié avec des
personnes de la première distinction. Il n’avait pas prévu que le Parlement pût
lui faire une affaire sérieuse. Je le connais assez pour savoir qu’il sera
toute sa vie inconsolable de n’être plus dans un pays dont il se plaisait à
exagérer les maux et les abus. On dit qu’il a pris la route de la Suisse. Il
n’ira point à Genève : car une de ses inconséquences était d’élever sa patrie
aux nues, en la détestant secrètement, et d’aimer passionnément Paris, en
l’accablant d’imprécations et d’injures.
Il est étonnant qu’aucun de ses
nouveaux amis n’ait prévu l’effet que ferait la Profession de foi du vicaire
savoyard dans un moment où tant d’oisifs et de sots n’ont d’existence et
d’occupation que celles que leur donne l’esprit de parti. On a tourmenté M.
Helvétius pour quelques lignes éparses dans un gros volume. Un mot équivoque
causerait aujourd’hui une tracasserie à un philosophe, et M. Rousseau a cru
pouvoir impunément imprimer une bien autre profession de foi.
(Citoyen de Genève, protégé par le maréchal de Luxembourg, Rousseau se croyait effectivement à l'abri du Parlement)
Si vous comparez le réquisitoire
de maître Omer Joly de Fleury à la Profession de foi du vicaire savoyard, vous
trouverez que ces deux personnages se sont trompés de rôle. Le prêtre est
rempli de sens et de force qui siéraient si bien à un avocat général, et le
magistrat est rempli d’un esprit de capucin qu’on passerait volontiers à un
vicaire de Savoie. On a remarqué cependant que ce réquisitoire était fait sans
animosité, au lieu que celui que le même avocat général fit, il y a trois ans
contre le livre de l’Esprit, voulant envelopper tous les philosophes sous la
même condamnation, devait faire trembler, par son fanatisme, pour les progrès
de la raison en France et pour la sûreté de ceux qui osaient la professer.
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Joly de Fleury, avocat au Parlement de Paris |
Le
réquisitoire contre M. Rousseau n’est qu’une simple et plate capucinade. On lui
reproche de ne pas croire à l’existence de la religion chrétienne! On lui
prouve qu’elle existe... Tout le monde, excepté moi, a été révolté de cette
belle exclamation: « Que seraient des sujets élevés dans de pareilles maximes,
sinon des hommes préoccupés du scepticisme et de la tolérance? » Un magistrat
proscrire la tolérance! Autant vaudrait garder des moines soi-disant jésuites,
dont c’est l’esprit et la vocation. Quant à moi, je dis, à l’exemple de
Jésus-Christ Seigneur, pardonne à Omer Joly de Fleury, car il ne sait ce qu’il
dit. En effet, si on lui expliquait quelle abominable doctrine il a avancée
dans ce passage, je ne doute pas qu’il ne rougit de surprise et de honte; et cela
prouve que nos magistrats feraient mieux, pour leur gloire, de se faire faire
leurs réquisitoires par quelque philosophe que d’aller répéter en plein
Parlement les leçons sifflées par quelque moine cagot ou par quelque janséniste
atrabilaire .
![]() |
dans le livre IV de l'Emile |
Les vingt pages qui précèdent la
Profession de foi du Vicaire dans le livre de M. Rousseau sont écrites avec un
art infini; l’auteur y a déployé tout son talent. La première partie de la
Profession de foi est sèche et aride; ce sont exactement des cahiers de philosophie
tels qu’on nous les a dictés à l’école, mais à croire que M. Rousseau n’avait
que les transcrire, c’est une plate et pauvre philosophie. Il devient
intéressant lorsqu’il en vient au christianisme et à la révélation; seulement
le naturel et la vérité ne se font jamais sentir dans les ouvrages du citoyen
de Genève. Quelle vraisemblance, par exemple, qu’un homme de sens comme le
vicaire de Savoie fasse cette longue profession de foi à un petit écolier
libertin qui ne saurait avoir assez de curiosité et de patience pour l’écouter,
et qui n’est certainement pas en état de le comprendre! Les anciens ne tombent
jamais dans ces incongruités, et voilà en grande partie la cause de ce charme
qui vous, attache secrètement à la lecture de leurs livres les plus profonds:
votre imagination est toujours intéressée.
Il y a encore dans ce troisième
volume un beau discours du gouverneur à l’élève au moment de la puberté. Les
écarts qui sont tout autour de ce morceau sont aussi fort beaux; mais il faudra
vous parler plus au long de ce singulier livre de l’Éducation, et c’est ce que
je me propose de faire dans les feuilles suivantes.
mardi 5 mai 2015
Rousseau vu par Melchior Grimm (1)
La Correspondance littéraire, philosophique et critique était un périodique français manuscrit destiné à quelques têtes couronnées étrangères. Elle fut publiée de 1747 à 1793. Fondée par Raynal sous le titre Nouvelles littéraires, elle fut reprise en 1753 par Melchior Grimm qui lui donnera son titre de Correspondance littéraire, philosophique et critique.
Longtemps proche de Jean-Jacques Rousseau, Grimm sera l'un des principaux acteurs du "complot" destiné à discréditer le philosophe genevois.
Voici comment il réagit, en 1762, au décret de prise de corps qui frappa Rousseau après la publication de l'Emile.
(les notes en gras sont de moi)
15 juin 1762.
SUR ROUSSEAU A PROPOS D’EMILE.
L’orage qui s’est formé à
l’apparition du livre de M. Rousseau sur l’éducation n’a pas tardé à éclater.
Sur le réquisitoire de M. l’avocat général, le Parlement a décrété l’auteur de
prise de corps, en condamnant l’ouvrage au feu. Cet arrêt est du 9 de ce mois,
et M. Rousseau s’est sauvé dans la nuit du 8 au 9. On prétend qu’il a pris la
route de la Suisse.
Cet écrivain, célèbre par son
éloquence et sa singularité, vivait à trois lieues de Paris, dans une petite ville
appelée autrefois Montmorency, et aujourd’hui Enghien, parce que c’est la
capitale du duché de ce nom, appartenant à la maison de Condé (Rousseau emménagea chez Louise d'Epinay en avril 1756 ; après leur brouille, il s'installera au Petit-Montlouis, puis chez le duc de Luxembourg en mai 1759). La vallée qui
s’étend depuis le coteau de cette petite ville jusqu’à la rivière de Seine est
une des plus agréables contrées des environs de Paris. Elle est fameuse pour
les cerises et d’autres fruits; c’est un jardin de l’étendue de plusieurs
lieues, rempli d’habitations délicieuses. A côté de la petite ville de
Montmorency est un château qui appartient, je crois, à Mme la duchesse de
Choiseul, mais dont la possession à vie a été achetée par M. le maréchal duc de
Luxembourg. Depuis plus de quatre ans que J.-J. Rousseau s’était fixé dans ce
pays-là, il occupait tantôt sa petite maison de la ville, tantôt un appartement
du château.
Il avait quitté tous ses anciens
amis, entre lesquels je partageais son intimité avec le philosophe Diderot; il
nous avait remplacés par des gens du premier rang (En peu de mots, voilà Rousseau relégué au rang de flagorneur en quête de protecteurs fortunés. Tout l'inverse d'un philosophe indépendant et libre, en somme...). Je ne décide pas s’il a
perdu ou gagné au change; mais je crois qu’il a été aussi heureux à Montmorency
qu’un homme, avec autant de bile et de vanité, pouvait se promettre de l’être.
Dans la société de ses amis, il trouvait de l’amitié et de l’estime; mais la
réputation, et plus encore la supériorité de talent qu’il était lui-même obligé
de reconnaître à quelques-uns d’entre eux, pouvaient lui rendre leur commerce
pénible, au lieu qu’à Montmorency, sans aucune rivalité, il jouissait de
l’encens de ce qu’il y a de plus grand et de plus distingué dans le royaume,
sans compter une foule de femmes aimables qui s’empressaient autour de lui. Le
rôle de la singularité réussit toujours à qui a le courage et la patience de le
jouer. J.-J. Rousseau a passé sa vie à décrier les grands; ensuite il a dit
qu’il n’avait trouvé des vertus et de l’amitié que parmi eux. Ces deux extrêmes
étaient également philosophiques: en m’amusant de ses préventions, je me
moquais souvent de lui ("le rôle de la singularité"... Selon Grimm, Rousseau jouait à l'ermite dans l'espoir de faire parler de lui. On retrouvera la même accusation sous la plume de Voltaire, qui nommait son ennemi Diogène) .
Il avait un vilain chien qu’il
avait appelé Duc, parce que, disait-il, il était hargneux et petit comme un
duc. Lorsqu’il fut au château de Montmorency, il changea le nom de Duc en Turc.
Ce déguisement avait quelque chose de lâche; il était plus digne du rôle que le
citoyen genevois avait pris de laisser au chien son nom, comme un monument d’un
injuste préjugé de son maître. Il pouvait même en faire une sorte d’hommage à
M. le duc de Luxembourg, en lui disant: « C’est vous qui m’avez appris à savoir
ce que c’est qu’un duc et à rectifier mes idées sur les gens de la cour. » Il
est difficile qu’on soit sincèrement indifférent sur les grands, lorsqu’on s’en
occupe sans cesse. Le vrai philosophe, en respectant leur rang, les oublie.
L’estime est due aux qualités personnelles, et, quoi qu’en dise J.-J. Rousseau,
il n’est pas incompatible qu’on soit prince et qu’on ait de grandes vertus. Je
me plaisais à le combattre quelquefois avec ses propres armes.
Un jour il nous conta avec un air de triomphe qu’en sortant de l’opéra, le jour de la première représentation du Devin du village, M. le duc des Deux-Ponts l’avait abordé, en lui disant avec beaucoup de politesse: « Me permettez-vous, monsieur, de vous faire mon compliment? » et qu’il lui avait répondu: « A la bonne heure, pourvu qu’il soit court. » Tout le monde se tut à ce récit. A la fin je pris la parole, et je lui dis en riant: « Illustre citoyen et consouverain de Genève, puisqu’il réside en vous une partie de la souveraineté de la république, me permettez-vous de vous représenter que, malgré la sévérité de vos principes, vous ne sauriez trop refuser à un prince souverain les égards dus à un porteur d’eau, et que si vous aviez opposé à un mot de bienveillance de ce dernier une réponse aussi brusque, aussi brutale, vous auriez à vous reprocher une impertinence des plus déplacées? » Depuis il a dit, au château de Montmorency, des philosophes le mal qu’il disait autrefois des grands; mais je ne sais si ceux-ci défendaient les philosophes comme les philosophes les avaient défendus.(...) à suivre
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l'ermitage de Louise d'Epinay, où Rousseau vécut jusqu'en décembre 1757 |
Un jour il nous conta avec un air de triomphe qu’en sortant de l’opéra, le jour de la première représentation du Devin du village, M. le duc des Deux-Ponts l’avait abordé, en lui disant avec beaucoup de politesse: « Me permettez-vous, monsieur, de vous faire mon compliment? » et qu’il lui avait répondu: « A la bonne heure, pourvu qu’il soit court. » Tout le monde se tut à ce récit. A la fin je pris la parole, et je lui dis en riant: « Illustre citoyen et consouverain de Genève, puisqu’il réside en vous une partie de la souveraineté de la république, me permettez-vous de vous représenter que, malgré la sévérité de vos principes, vous ne sauriez trop refuser à un prince souverain les égards dus à un porteur d’eau, et que si vous aviez opposé à un mot de bienveillance de ce dernier une réponse aussi brusque, aussi brutale, vous auriez à vous reprocher une impertinence des plus déplacées? » Depuis il a dit, au château de Montmorency, des philosophes le mal qu’il disait autrefois des grands; mais je ne sais si ceux-ci défendaient les philosophes comme les philosophes les avaient défendus.(...) à suivre
mercredi 8 octobre 2014
Rousseau vu par Voltaire
C'est la parution de la Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758) qui déchaîna la haine de Voltaire contre le Genevois. Datée de 1762, la lettre que vous allez lire ci-dessous fait suite à la sortie de l'Emile, ouvrage dans lequel Rousseau expose ses théories pédagogiques.
dimanche 27 octobre 2013
Rousseau vu par Alain Soral (2)
On a le droit de ne pas aimer Alain Soral. Mais lui, du moins, a compris Rousseau...
samedi 22 juin 2013
jeudi 20 juin 2013
Rousseau vu par Michel Onfray
Directeur de l'université populaire de Caen, Michel Onfray a pour habitude de poser un regard aigu et critique sur les figures les plus marquantes de notre histoire littéraire. En 2012, année du tricentenaire Rousseau, il se montre fidèle à sa réputation de trouble-fête en lançant cette charge féroce contre le philosophe genevois.
Pourtant, comme tant d'autres avant lui, on découvre avec stupeur que si l'enseignant-philosophe-écrivain-chroniqueur (...) a bien lu Rousseau, il lui reste malheureusement à bien le comprendre...
TROIS CENTS ANS
ÇA SUFFIT…
![]() |
Michel Onfray |
"Tricentenaire de la naissance de Rousseau ! Adolescent, je l’aimais,
mais il faut être adolescent pour aimer le philosophe genevois… Bon signe de
l’aimer à dix sept ans, mauvais de l’aimer plus tard. Car cet homme acariâtre,
atrabilaire, paranoïaque, misanthrope, mégalomane, a couché sur le papier
nombre d’idées qui, reprises par de sinistres personnages, sont devenues depuis
trois siècles des armes de destruction massive de l’humanité.
Saint-Just et Robespierre s’emparent de la justification de la peine de
mort donnée dans Le Contrat Social, de la critique de la propriété
formulée dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les
hommes de la haine de l’athéisme et de l’hédonisme, doublée d’une
célébration de l’idéal ascétique calviniste avec obligation à la vertu
transformée en ciment d’une religion laïque, thèses développées
dans La Profession de foi du vicaire Savoyard. Ainsi armés
conceptuellement, ces dictateurs ont conduit des milliers d’hommes à la
guillotine pour ensanglanter une Révolution française qui s’annonçait pourtant
sous de bons auspices avec l’abolition des privilèges.
Cette Révolution française, via Marx et le marxisme, puis Lénine, fournit
la matrice au socialisme autoritaire de la révolution industrielle. Le marxisme
recycle en effet ce schéma simpliste : l’homme naît bon, la société le
corrompt, changeons de société, nous retrouverons la bonté primitive de
l’homme. Le schéma chrétien dans lequel s’inscrit la pensée rousseauiste
facilite les choses. Pour les Chrétiens : il existe un paradis au
début de l’humanité ; le péché originel en clôt les portes ; mais on
peut les ouvrir à nouveau par la révolution spirituelle d’une conversion ;
alors l’Eden perdu devient promesse d’une vie éternelle. Pour les
marxistes : le paradis, c’est la société d’avant la propriété ; le péché
originel correspond à l’appropriation, à l’enclos des terres, à la
barrière ; le salut passe par l’abolition des clôtures et la
réalisation du communisme des biens ; arrive alors une société sans
classes, sans exploitation, sans domination, sans négativité, sans mal… Les
camps, les barbelés, les exécutions capitales ont montré la dangerosité de ces
rêveries d’un penseur solitaire.(...)"
Dans ce passage, Michel Onfray commet le même contresens (volontaire ?) que les dictateurs qui se réclamaient de Rousseau et qu'il prétend dénoncer. Relisons pour mémoire ce passage du Contrat Social dans lequel le philosophe affirme que "la souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point... les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires." En somme, s'il proclame (comme d'autres avant lui) la souveraineté du peuple, Rousseau ajoute que cette souveraineté est inaliénable et qu'il appartient au peuple seul de l'exercer ! On l'a compris, toute forme de démocratie représentative est inévitablement condamnée à trahir celui dont elle se revendique.
Robespierre et ses amis révolutionnaires ? Ils trahissent Rousseau en confiant le pouvoir à la Convention.
Lénine ? Ils trahit Rousseau en instaurant une assemblée constituante après la révolution d'octobre.
Staline ? Il trahit Rousseau en imposant un régime oligarchique et en se portant à sa tête.
Faut-il le rappeler à Michel Onfray ? La pensée politique de Rousseau n'est en aucun cas compatible avec l'événement révolutionnaire, et encore moins avec la mise en place d'un régime représentatif. Contrairement à celle de Marx (qui en appelle à la lutte des classes), cette même pensée est davantage critique que constructive. Loin de la caricature qu'en propose Michel Onfray, Rousseau ne croit en aucun cas à un retour en arrière, ni à un renversement du cours de l'histoire et encore moins à un rétablissement de "la bonté primitive de l'homme". Dans son Discours sur l'origine de l'inégalité, il s'interroge avant tout sur l'origine des sociétés, des institutions et des lois pour en conclure ceci : que malgré les apparences, tout ordre politique sert à protéger le petit nombre (appelons-les : riches) du grand nombre (appelons-les : pauvres).
Hostile à ceux qu'il appelait les "séditieux", Rousseau aurait sans nul doute détesté tous les révolutionnaires auxquels Michel Onfray tente malencontreusement de le rattacher...
Dans ce passage, Michel Onfray commet le même contresens (volontaire ?) que les dictateurs qui se réclamaient de Rousseau et qu'il prétend dénoncer. Relisons pour mémoire ce passage du Contrat Social dans lequel le philosophe affirme que "la souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point... les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires." En somme, s'il proclame (comme d'autres avant lui) la souveraineté du peuple, Rousseau ajoute que cette souveraineté est inaliénable et qu'il appartient au peuple seul de l'exercer ! On l'a compris, toute forme de démocratie représentative est inévitablement condamnée à trahir celui dont elle se revendique.
Robespierre et ses amis révolutionnaires ? Ils trahissent Rousseau en confiant le pouvoir à la Convention.
Lénine ? Ils trahit Rousseau en instaurant une assemblée constituante après la révolution d'octobre.
Staline ? Il trahit Rousseau en imposant un régime oligarchique et en se portant à sa tête.
Faut-il le rappeler à Michel Onfray ? La pensée politique de Rousseau n'est en aucun cas compatible avec l'événement révolutionnaire, et encore moins avec la mise en place d'un régime représentatif. Contrairement à celle de Marx (qui en appelle à la lutte des classes), cette même pensée est davantage critique que constructive. Loin de la caricature qu'en propose Michel Onfray, Rousseau ne croit en aucun cas à un retour en arrière, ni à un renversement du cours de l'histoire et encore moins à un rétablissement de "la bonté primitive de l'homme". Dans son Discours sur l'origine de l'inégalité, il s'interroge avant tout sur l'origine des sociétés, des institutions et des lois pour en conclure ceci : que malgré les apparences, tout ordre politique sert à protéger le petit nombre (appelons-les : riches) du grand nombre (appelons-les : pauvres).
Hostile à ceux qu'il appelait les "séditieux", Rousseau aurait sans nul doute détesté tous les révolutionnaires auxquels Michel Onfray tente malencontreusement de le rattacher...
![]() |
Michel Onfray |
lundi 3 juin 2013
Rousseau vu par Bernardin de Saint-Pierre (6)
Quelques lignes encore, qui témoignent de la rencontre entre Bernardin de St-Pierre et Rousseau. J'ai repris la scène du Mont Valérien pour l'intégrer quasiment en l'état dans le voile déchiré...
Un jour le préfet des jésuites lui demandait comment
il était devenu si éloquent; il lui répondit : J'ai dit ce que je pensais.
Il regardait la vérité comme le plus grand charme d'un écrivain ; il
préférait les relations des missionnaires capucins à celles des jésuites. Il
avait lu avec grand plaisir les PP. Marolle et Carly dans leurs missions
d'Afrique, quoique remplies d'ignorance ; il me disait : Ces bons
pères me persuadent, parce qu'ils parlent comme gens persuadés. Ce n'est pas
d'ailleurs l'ignorance qui nuit aux hommes, c'est l'erreur; et presque toujours
elle vient des ambitieux. Les auteurs modernes, disait-il, qui ont le plus
d'esprit, font cependant peu d'effet, et inspirent peu d'intérêt dans leurs
ouvrages, parce qu'ils veulent toujours se montrer. Quelle que soit la
puissance de l'esprit, la vertu est si ravissante, que dès qu'on l'entrevoit au
milieu même des inconséquences de la superstition et de l'ignorance, elle se
fait aimer et préférer à tout. Voilà pourquoi Plutarque qui a le jugement si
sûr, intéresse jusque dans ses superstitions ;
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buste de Plutarque |
car quand il s'agit de rendre
les hommes meilleurs et plus patriotes, il adopte les opinions les plus
absurdes ; sa vertu le rend crédule ; il se passe alors entre elle et
son bon esprit des combats délicieux. Il rapporte, par exemple, que la statue
de la Fortune, donnée par les dames romaines, a parlé ; puis il ajoute,
comme pour se persuader lui-même : Elle a parlé non-seulement une fois,
mais deux. Ailleurs il remarque que sa petite-fille voulait que sa nourrice
présentât la mamelle à ses compagnes et à ses jouets ; ceci semble un trait
bien puéril ; mais quand il ajoute : Elle le voulait pour faire
participer de sa table ce qui servait à ses plaisirs, on voit que la bonté du
cœur lui paraît supérieure à tout. Cette bonté était la base fondamentale du
caractère naturel de Rousseau ; il préférait un trait de sensibilité à
toutes les épigrammes de Martial. Son cœur que rien n'avait pu dépraver,
opposait sa douceur à tout le fiel dont nos sociétés s'abreuvent aujourd'hui.
Cependant il aimait mieux les caractères emportés que les apathiques. J'ai
connu, me disait-il un jour, un homme si sujet à la colère, que lorsqu'il
jouait aux échecs, s'il venait à perdre, il brisait les pièces entre ses dents.
Le maître du café voyant qu'il cassait tous ses jeux, en fit faire de gros
comme le poing. A cette vue, notre homme ressentit une grande joie, parce que,
disait-il, il pourrait les mordre à belles dents. Du reste c'était le meilleur
garçon du monde, capable de se jeter au feu pour rendre service.
Rousseau me citait encore un Dauphinois, calme, réservé,
qui se promenait avec lui en le suivant toujours sans rien dire. Un jour il vit
cueillir à Rousseau les graines d'une espèce de saule, agréables au goût ;
comme il les tenait à la main, et qu'il en mangeait, une troisième personne
survint, qui, tout effrayée, lui dit : Que mangez-vous donc là ! c'est
du poison. Comment, dit Rousseau, du poison ! — Eh oui ! et monsieur
que voilà peut vous le dire aussi bien que moi. Pourquoi donc ne m'en a-t-il
pas averti ? Mais, reprit le silencieux Dauphinois, c'est que cela
paraissait vous faire plaisir. Ce petit événement ne l'avait point corrigé de
goûter les plantes qu'il cueillait. Je me souviens qu'au bois de Boulogne, il
me montra la filipendule, dont les tubercules sont bonnes à manger; j'en
trouvai une qui avait deux racines; je me mis à en goûter, et je lui dis :
C'est fort bon, on en pourrait vivre. Au moins, me dit-il, donnez-m'en ma part,
et le voilà aussitôt à genoux sur le gazon, et creusant avec son couteau pour
en chercher d'autres.
Il était gai, confiant, ouvert, dès qu'il pouvait se
livrer à son caractère naturel. Quand je le voyais sombre : À coup sûr,
disais-je, il est dans son caractère social, ramenons-le à la nature. Je lui
parlais alors de ses premières aventures. Un soir nous étions à la Muette, il
était tard ; étourdiment, je lui proposai un chemin plus court à travers
champs. Distrait autant que lui, je m'égarai ; le chemin nous ramena dans
Passy, le long de ses longues rues, où quelques bourgeois prenaient alors le
frais sur la porte. La nuit approchait ; je le vis changer de
physionomie ; je lui dis : Voilà les Tuileries. — Oui, mais nous n'y
sommes pas. Oh ! que ma femme va être inquiète, répéta-t-il plusieurs
fois ! Il hâta le pas, fronça le sourcil; je lui parlais, il ne me
répondait plus. Je lui dis : Encore vaut-il mieux être ici que dans les
solitudes de l'Arménie ; il s'arrêta et dit : J'aimerais mieux être
au milieu des flèches des Parthes, qu'exposé aux regards des hommes. Je remis
alors la conversation sur Plutarque : il revint à lui comme sortant d'un
rêve.
La méfiance qu'il avait des hommes, s'étendait
quelquefois aux choses naturelles. Il croyait à une destinée qui le
poursuivait. Il me disait : La Providence n'a soin que des espèces, et non
des individus. Mais vous la croyez donc, lui dis-je, moins étendue que l'air
qui environne les plus petits corps ? Cependant je n'ai connu personne
plus convaincu que lui de l'existence de Dieu. Il me disait : II n'est pas
nécessaire d'étudier la nature pour s'en convaincre. Il y a un si bel ordre
dans l'ordre physique, et tant de désordre dans l'ordre moral, qu'il faut de
toute nécessité qu'il y ait un monde où l'âme soit satisfaite. Il ajoutait avec
effusion : Nous avons ce sentiment au fond du cœur : je sens qu'il
doit me revenir quelque chose.
Quatre ou cinq causes réunies contribuèrent à altérer
son caractère, dont la moindre a suffi quelquefois pour rendre un homme
méchant : les persécutions, les calomnies, la mauvaise fortune, les
maladies, le travail excessif des lettres, travail qui trop souvent fatigue
l'esprit et altère l'humeur. Aussi a-t-on reproché aux poëtes et aux peintres,
des boutades et des caprices. Les travaux de l'esprit, en l'épuisant, mettent
un homme dans la disposition d'un voyageur fatigué : Rousseau, lui-même,
lorsqu'il composait ses ouvrages, était des semaines entières sans parler à sa
femme. Mais toutes ces causes réunies ne l'ont jamais détourné de l'amour de la
justice. Il portait ce sentiment dans tous ses goûts ; et je l'ai vu
souvent, en herborisant dans la campagne, ne vouloir point cueillir une plante
quand elle était seule de son espèce.
L'homme vertueux, me disait-il, est forcé de vivre
seul ; d'ailleurs, la solitude est une affaire de goût. On a beau faire
dans le monde, on est presque toujours mécontent de soi ou des autres. Comme il
composait son bonheur d'une bonne conscience, de la santé et de la liberté, il
craignait tout ce qui peut altérer ces biens, sans lesquels les riches
eux-mêmes ne goûtent aucune félicité.
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Gluck |
Dans le temps que Gluck donna son Iphigénie,
il me proposa d'aller à une répétition : j'acceptai. Soyez exact, me
dit-il ; s'il pleut nous nous joindrons sous le portique des Tuileries à
cinq heures et demie ; le premier venu attendra l'autre, mais l'heure
sonnée, il n'attendra plus : je lui promis d'être exact ; mais le
lendemain je reçus un billet ainsi conçu : Pour éviter, monsieur, la gène
des rendez-vous, voici le billet d'entrée. À l'heure du spectacle, je
m'acheminai tout seul; la première personne que je rencontrai, ce fut Jean- Jacques.
Nous allâmes nous mettre dans un coin, du côté de la loge de la reine. La foule
et le bruit augmentant, nous étouffions. L'envie me prit de le nommer, dans
l'espérance que ceux qui l'environnaient le protégeraient contre la foule.
Cependant je balançai longtemps, dans la crainte de faire une chose qui lui
déplût. Enfin, m'adressant au groupe qui était devant moi, je me hasardai de
prononcer le nom de Rousseau, en recommandant le secret. A peine cette parole
fut-elle dite, qu'il se fit un grand silence. On le considérait
respectueusement, et c'était à qui nous garantirait de la foule, sans que
personne répétât le nom que j'avais prononcé. J'admirai ce trait de discrétion
rare dans le caractère national ; et ce sentiment de vénération me prouva
le pouvoir de la présence d'un grand homme.
En sortant du spectacle, il me proposa de venir le
lundi des fêtes de Pâques au mont Valérien. Nous nous donnâmes rendez-vous dans
un café aux Champs-Elysées. Le matin nous prîmes du chocolat. Le vent était à
l'ouest. L'air était frais ; le soleil paraissait environné de grands
nuages blancs, divisés par masses sur un ciel d'azur. Entrés dans le bois de
Boulogne à huit heures, Jean-Jacques se mit à herboriser. Pendant qu'il faisait
sa petite récolte, nous avancions toujours. Déjà nous avions traversé une
partie du bois, lorsque nous aperçûmes dans ces solitudes deux jeunes filles,
dont l'une tressait les cheveux de sa compagne. Frappés de ce tableau
champêtre, nous nous arrêtâmes un instant. Ma femme, me dit Rousseau, m'a conté
que dans son pays les bergères font ainsi mutuellement leur toilette en plein
champ. Ce spectacle charmant nous rappela en même temps les beaux jours de la
Grèce, et quelques beaux vers de Virgile. Il y a dans les vers de ce poëte un
sentiment si vrai de la nature, qu'ils nous reviennent toujours à la mémoire au
milieu de nos plus douces émotions.
Arrivés sur le bord de la rivière, nous passâmes le
bac avec beaucoup de gens que la dévotion conduisait au mont Valérien. Nous
gravîmes une pente très roide ; et nous fûmes à peine à son sommet, que
pressés par la faim, nous songeâmes à dîner. Rousseau me conduisit alors vers
un ermitage où il savait qu'on nous donnerait l'hospitalité. Le religieux qui
vint nous ouvrir, nous conduisit à la chapelle, où l'on récitait les litanies
de la Providence, qui sont très-belles. Nous entrâmes justement au moment où
l'on prononçait ces mots : Providence qui avez soin des empires !
Providence qui avez soin des voyageurs ! Ces paroles si simples et si
touchantes nous remplirent d'émotion; et lorsque nous eûmes prié, Jean-Jacques
me dit avec attendrissement : Maintenant j'éprouve ce qui est dit dans
l'Évangile : Quand plusieurs d'entre vous seront rassemblés en mon nom, je
me trouverai au milieu d'eux. Il y a ici un sentiment de paix et de bonheur qui
pénètre l'âme. Je lui répondis : Si Fénelon vivait, vous seriez
catholique. Il me repartit hors de lui et les larmes aux yeux : Oh ! si
Fénelon vivait, je chercherais à être son laquais pour être son valet de chambre
! Cependant on nous introduisit au réfectoire ; nous nous assîmes pour
assister à la lecture, à laquelle Rousseau fut très attentif. Le sujet était
l'injustice des plaintes de l'homme : Dieu l'a tiré du néant; il ne lui
doit que le néant. Après cette lecture, Rousseau me dit d'une voix profondément
émue : Ah, qu'on est heureux de croire ! Hélas ! lui
répondis-je, cette paix n'est qu'une paix trompeuse et apparente; les mêmes
passions qui tourmentent les hommes du monde, respirent ici ; on y ressent
tous les maux de l'enfer du Dante, et ce qui les accroît encore, c'est qu'on ne
laisse pas à la porte toute espérance.
![]() |
illustration de l'Emile |
Nous nous promenâmes quelque temps dans le cloître et
dans les jardins. On y jouit d'une vue immense. Paris élevait au loin ses tours
couvertes de lumière, et semblait couronner ce vaste paysage : ce
spectacle contrastait avec de grands nuages plombés qui se succédaient à
l'ouest, et semblaient remplir la vallée. Plus loin on apercevait la Seine, le
bois de Boulogne et le château vénérable de Madrid, bâti par François Ier, père
des lettres. Comme nous marchions en silence, en considérant ce spectacle,
Rousseau me dit : Je reviendrai cet été méditer ici.
À quelque temps de là, je lui dis : Vous m'avez
montré les paysages qui vous plaisent ; je veux vous en faire voir un de
mon goût. Le jour pris, nous partîmes un matin au lever de l'aurore, et
laissant à droite le parc de Saint-Fargeau, nous suivîmes les sentiers qui vont
à l'orient, gardant toujours la hauteur, après quoi nous arrivâmes auprès d'une
fontaine semblable à un monument grec, et sur laquelle on a gravé :
Fontaine de Saint-Pierre. Vous m'avez amené ici, dit Rousseau en riant, parce
que cette fontaine porte votre nom. C'est, lui dis-je, la fontaine des amours,
et je lui fis voir les noms de Colin et de Colette. Après nous être reposés un
moment, nous nous remîmes en route. A chaque pas, le paysage devenait plus
agréable. Rousseau recueillait une multitude de fleurs, dont il me faisait
admirer la beauté. J'avais une boîte, il me disait d'y mettre ses plantes, mais
je n'en faisais rien ; et c'est ainsi que nous arrivâmes à Romainville. Il
était l'heure de dîner ; nous entrâmes dans un cabaret, et l'on nous donna
un petit cabinet dont la fenêtre était tournée sur la rue, comme celles de tous
les cabarets des environs de Paris, parce que les habitants de ces campagnes ne
connaissent rien de plus beau que de voir passer des carrosses, et que dans les
plus riants paysages, ils ne voient que le lieu de leurs pénibles travaux. On
nous servit une omelette au lard. Ah ! dit Rousseau, si j'avais su que
nous eussions une omelette, je l'aurais faite moi-même, car je sais très-bien
les faire. Pendant le repas, il fut d'une gaieté charmante ; mais
peu-à-peu la conversation devint plus sérieuse, et nous nous mîmes à traiter
des questions philosophiques à la manière des convives dont parle Plutarque
dans ses propos de table.
Il me parla d'Émile, et voulut m'engager à le
continuer d'après son plan. Je mourrais content, me disait-il, si je laissais
cet ouvrage entre vos mains ; sur quoi je lui répondis : Jamais je ne
pourrais me résoudre à faire Sophie infidèle ; je me suis toujours figuré
qu'une Sophie ferait un jour mon bonheur. D'ailleurs, ne craignez-vous pas
qu'en voyant Sophie coupable, on ne vous demande à quoi servent tant d'apprêts,
tant de soins ? est-ce donc là le fruit de l'éducation de la nature ?
Ce sujet, me répondit-il, est utile; il ne suffit pas de préparer à la vertu,
il faut se garantir du vice. Les femmes ont encore plus à se méfier des femmes
que des hommes. Je crains, répondis-je, que les fautes de Sophie ne soient plus
contraires aux mœurs, que l'exemple de sa vertu ne leur sera profitable :
d'ailleurs, son repentir pourrait être plus touchant que son innocence ;
et un pareil effet ne serait pas sans danger pour la morale. Comme j'achevais
ces mots, le garçon de l'auberge entra, et dit tout haut : Messieurs,
votre café est prêt. Oh ! le maladroit, m'écriai-je ! ne t'avais-je
pas dit de m'avertir en secret quand l'eau serait bouillante? Eh quoi, reprit
Jean-Jacques, nous avons du café ? En vérité, je ne suis plus étonné que
vous n'ayez rien voulu mettre dans votre boîte ; le café y était. Le café
fut apporté, et nous reprîmes notre conversation sur l'Émile. Rousseau me
pressa de nouveau de traiter ce sujet : il voulait remettre en mes mains
tout ce qu'il en avait fait ; mais je le suppliai de m'en dispenser :
Je n'ai point votre style, lui disais-je, cet ouvrage serait de deux couleurs.
J'aimerais mieux vos leçons de botanique. Eh bien ! dit-il, je vous les
donnerai ; mais il faudra les mettre au net, car il ne m'est plus possible
d'écrire. J'avais renoncé à la botanique, mais il me faut une occupation :
je refais un herbier.
Nous revînmes par un chemin fort doux, en parlant de
Plutarque. Rousseau l'appelait le grand peintre du malheur. Il me cita la fin
d'Agis, celle d'Antoine, celle de Monime, femme de Mithridate, le triomphe de
Paul Émile, et les malheurs des enfants de Persée. Tacite, me disait-il,
éloigne des hommes, mais Plutarque en rapproche. En parlant ainsi, nous
marchions à l'ombre de superbes marronniers en fleurs. Rousseau en abattit une
grappe avec sa petite faux de botaniste, et me fit admirer cette fleur, qui est
composée. Nous fîmes ensuite le projet d'aller dans la huitaine sur les
hauteurs de Sèvres. Il y a, me dit-il, de beaux sapins et des bruyères toutes
violettes : nous partirons de bon matin. J'aime ce qui me rappelle le
nord : à cette occasion je lui racontai mes aventures en Russie, et mes
amours malheureuses en Pologne. Il me serra la main, et me dit en me
quittant : J'avais besoin de passer ce jour avec vous.
Bernardin de Saint-Pierre |
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