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samedi 22 février 2020

Rousseau vu par Dominique Pagani


Autrefois enseignant de philosophie, Dominique Pagani a également été un proche collaborateur de Michel Clouscard. Il se livre ici à une improvisation brillante sur Jean-Jacques Rousseau.
 


mercredi 10 avril 2019

Rousseau vu par Jean Starobinski (2)






C'est avec Jean Starobinski que je suis arrivé à Jean-Jacques. Et notamment certains chapitres de La Transparence et l'Obstacle (je songe à "la solitude" et "les malentendus") qui ont constitué un précieux fil rouge dans cette quête.
Pour preuve cette réflexion, aussi concise que brillante :
"Se cacher sans écrire, ce serait disparaître. Ecrire sans se cacher, ce serait renoncer à se proclamer différent. Jean-Jacques ne s'exprimera que s'il écrit et se cache"

(voir la première partie de l'entretien)

mardi 12 mars 2019

Rousseau vu par Jean Starobinski (1)


C'est avec Jean Starobinski que je suis arrivé à Jean-Jacques. Certains chapitres de La Transparence et l'Obstacle (je songe à "la solitude" et "les malentendus") ont constitué un précieux fil rouge dans cette quête.

 Et notamment la question suivante :
 
" ...l'on se demandera si toute la théorie historique de Rousseau n'est pas une construction destinée à justifier un choix personnel. S'agit-il pour lui de vivre selon ses principes ? Tout au contraire, n'a-t-il pas forgé des principes et des explications historiques à seule fin d'excuser et de légitimer son étrange vie, sa timidité, sa maladresse, son humeur inégale, cette Thérèse si fruste avec qui il s'est mis en ménage ? (...) Au moment où il s'en prend aux vices de la société, il n'a personne à ses côtés et ne veut avoir aucun allié. Il se rend d'autant plus solitaire qu'il élève une protestation plus générale. (D'aucuns diront : il se veut solitaire, ce qui l'oblige à élever la protestation la plus générale."

mercredi 16 mars 2016

Rousseau vu par l'abbé Morellet (2)

Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur. 
 
Morellet

*** 

Jusqu’à présent je n’ai parlé que du caractère moral de Jean-Jacques, de l’homme social ou plutôt insociable; je veux le considérer maintenant comme écrivain, et ensuite comme philosophe, deux côtés qu’il faut soigneusement distinguer en lui.
Ici je déclare que mon admiration pour J.-J. Rousseau, comme écrivain, est sans bornes; que je le crois l’homme le plus éloquent de son siècle; que je ne connais rien de plus entraînant que les beaux endroits de son Discours sur l’Inégalité, de son Émile, de sa Lettre à l’archevêque, et de son Héloïse. Son éloquence est abondante, et n’en est pas moins énergique. Les développements qu’il donne à une même idée, la fortifient loin de l’affaiblir. La dernière forme qu’elle prend est toujours plus frappante que celle qui précède; de sorte que le mouvement va sans cesse croissant, pour opérer enfin une persuasion intime et forte, même lorsqu’il établit une erreur, si une grande justesse et d’esprit et de raison ne nous en défend pas. Je pense que, de réflexion et après coup, il a dû rejeter lui-même plusieurs de ses paradoxes; mais il m’est impossible de croire qu’au moment où il les établit, il n’en ait été parfaitement convaincu: car on ne persuade pas comme il fait, sans être soi-même persuadé.  (...)

Rousseau romancier :
Je me rappelle encore les transports d’admiration et de plaisir que j’éprouvai à la lecture des premiers ouvrages de Rousseau, et le bonheur que me donna plus tard la lecture d’Héloïse et d’Émile. Par la vive impression que j’en recevais, j’aurais pu conjecturer moi-même que je n’étais pas absolument incapable de faire un jour quelque chose de bien, et me guérir ainsi d’une assez grande défiance que j’ai eue longtemps de mes forces telles quelles. Je prends cette occasion d’avertir les jeunes gens, que le caractère qui peut faire le plus espérer d’eux, est cette admiration pour les bons ouvrages portée à une sorte d’enthousiasme: celui à qui cet organe manque ne fera jamais rien.
J’ai parlé d’Héloïse: ce n’est pas qu’aujourd’hui je m’en dissimule les défauts que je ne faisais alors qu’entrevoir. Héloïse est souvent une faible copie de Clarisse; Claire est calquée sur Miss Howe. Le roman, comme composition dramatique, ne marche pas. Plus d’une moitié est occupée par des dissertations fort bien faites, mais déplacées, et qui arrêtent les progrès de l’action. Telles sont les lettres sur Paris, le duel, le suicide, les spectacles. A peine resterait-il deux volumes, si l’on retranchait tout ce qui n’est point du sujet. Quelle comparaison peut-on faire d’une composition pareille avec Clarisse, cette grande machine dans laquelle tant de ressorts sont employés à produire un seul et grand effet, où tant de caractères sont dessinés avec tant de force et de vérité, où tout est préparé avec tant d’art, où tout se lie et se tient? Quelle différence encore dans le but moral des deux ouvrages ? Quel intérêt inspire l’héroïne anglaise, et combien est froid celui que nous prenons à Julie ? Elle est séduite comme Clarisse, mais ne s’en relève pas comme elle; au contraire, elle s’abaisse davantage encore en épousant Wolmar sans l’aimer, tandis qu’elle en aime un autre. On me la montre mariée, bonne mère de famille, élevant bien ses enfants, remplissant froidement ses devoirs d’épouse; mais le tableau de ces vertus domestiques serait bien mieux placé dans une femme qui eût toujours été chaste et pitre; et c’est blesser la morale que de les supposer à une fille corrompue avant son mariage, et qui n’aime pas son mari.
la Nouvelle Héloïse
Rousseau a voulu, quelque part, non seulement excuser cette immoralité, mais la tourner à son avantage: cette apologie n’est qu’un tissu de sophismes.
Quant à l’Émile, c’est, sans contredit, et le meilleur ouvrage de Rousseau, et un excellent ouvrage. La douce loi qu’il impose aux mères, l’éducation physique et morale de la première enfance, la marche et les progrès de l’instruction du jeune age, la naissance des passions, la nature de la femme et ses droits, ses devoirs, résultant de son organisation même, etc., tous ces sujets, et une infinité de vues saines et vraies, donnent à l’Émile un caractère d’utilité, qui le met dans la première classe des ouvrages dont la lecture a contribué ou peut contribuer à l’instruction des hommes. Au reste, même force et même éloquence dans le style, où le raisonnement se trouve heureusement entremêlé et fondu avec les mouvements oratoires, à la manière de Pascal, et d’Arnaud, et de Malebranche; vrai modèle d’une discussion philosophique et animée, raisonnable et pathétique, dont nos harangueurs révolutionnaires, sans en excepter Mirabeau lui-même, sont restés bien loin.
Je sais que l’on a dit que le fond des idées de l’Émile est tout entier dans Plutarque, dans Montaigne et dans Locke,, trois auteurs qui étaient constamment dans les mains de Jean-Jacques, et dont il a suivi toujours les traces; mais je ne regarde pas cette observation comme suffisante pour diminuer la gloire d’avoir mis si habilement en oeuvre ces matériaux que fournissait la nature. Des idées si vraies, si justes, si près de nous, sont à tout le monde, comme l’arbre d’une forêt avant que la main de l’homme l’abatte et le façonne en canot, en charrue; mais, comme l’arbre aussi, elles deviennent la propriété de celui qui les a façonnées, qui les a revêtues de l’expression la plus pure, embellies de la plus vive couleur, et les a rendues capables de pénétrer et de convaincre nos esprits.
Emile

Rousseau philosophe

Si je veux donc maintenant examiner Rousseau comme philosophe, je dirai qu’il est vraiment philosophe dans son Émile; mais aussi je ne crains pas d’affirmer que, dans la plupart de ses autres ouvrages, non seulement il ne mérite pas ce titre, mais qu’il n’a enseigné que la plus fausse et la plus funeste philosophie qui ait jamais égaré l’esprit humain.
On voit que c’est surtout contre ses livres de politique que je porte cet anathème, et je ne le prononce qu’après avoir consacré toute mon intelligence et toute ma vie aux questions et aux recherches où le philosophe de Genève me semble avoir adopté des principes faux, contraires à la nature même de l’homme qu’il a prétendu suivre, et subversifs de tout état social.
Sa première erreur, et peut-être celle qui a entraîné toutes les autres, a été son paradoxe extravagant sur la part funeste qu’il attribue aux sciences et aux arts dans la corruption et le malheur des hommes. Je ne combattrai pas cette doctrine, qu’il faut en effet regarder comme folle, si l’on ne veut pas, pour être conséquent, retourner dans les bois, se vêtir de peaux de bêtes et vivre de gland; mais je confirmerai de mon témoignage un fait déjà connu, qui doit nous suffire pour apprécier l’autorité du philosophe ennemi de la civilisation et des lettres.
Il conte, livre VIII des Confessions, et dans une lettre à M. de Malesherbes, qu’il allait voir souvent Diderot à Vincennes, où il avait été mis pour sa Lettre sur les Aveugles, dans laquelle il enseigne l’athéisme. « Je pris un jour, dit-il, le Mercure de France; et, tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’académie de Dijon, pour le prix de l’année suivante: Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs? A l’instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme….. Ce que je me rappelle bien distinctement, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite au crayon sous un arbre. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet et la suite inévitable de ce moment d’égarement... »
l'illumination de Vincennes
Or, voici ce que j’ai appris de Diderot lui-même, et ce qui passait alors pour constant dans toute la société du baron d’Holbach, où Rousseau n’avait encore que des amis. Arrivé à Vincennes, il avait confié à Diderot son projet de concourir pour le prix, et avait commencé même à lui développer les avantages qu’avaient apportés à la société humaine les arts et les sciences. Je l’interrompis, ajoutait Diderot, et je lui dis sérieusement: « Ce n’est pas là ce qu’il faut faire; rien de nouveau, rien de piquant, c’est le pont aux ânes. Prenez la thèse contraire, et voyez quel vaste champ s’ouvre devant vous: tous les abus de la société à signaler; tous les maux qui la désolent, suite des erreurs de l’esprit; les sciences, les arts, employés au commerce, à la navigation, à la guerre, etc., autant de sources de destruction et de misère pour la plus grande partie des hommes. L’imprimerie, la boussole, la poudre à canon, l’exploitation des mines, autant de progrès des connaissances humaines, et autant de causes de calamités, etc. Ne voyez-vous pas tout l’avantage que vous aurez à prendre ainsi votre sujet? » Rousseau en convint, et travailla d’après ce plan. Ce récit, que je crois vrai, renverse et détruit toute la narration de Jean-Jacques. Je n’empêche pas, au reste, ceux qui aimeront mieux l’en croire que Diderot et toute la société du baron d’Holbach, de se contenter en cela; mais je rapporte ma conviction, qui a été de bonne foi.
Ce premier paradoxe une fois embrassé par Jean-Jacques, il fut assez naturellement conduit à ceux qui remplissent son discours sur l’inégalité des conditions.
Mais c’est surtout dans le Contrat social qu’il a établi des doctrines funestes, qui ont si bien servi la révolution, et, il faut le dire, dans ce qu’elle a eu de plus funeste, dans cet absurde système d’égalité non pas devant la loi, vérité triviale et salutaire, mais égalité de fortunes, de propriétés, d’autorité, d’influence sur la législation, principes vraiment destructeurs de tout ordre social.
S’il était besoin d’appuyer de preuves cette opinion sur les ouvrages politiques de Rousseau, j’en apporterais une assez forte que me fournit le discours prononcé en 1794, au mois de vendémiaire, par le président de la Convention, lorsqu’on alla déposer au Panthéon les cendres du philosophe genevois. L’orateur de la Convention s’exprime ainsi :
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« Moraliste profond, apôtre de la liberté et de l’égalité, il a été le précurseur qui a appelé la nation dans les routes de la gloire et du bonheur; et si une grande découverte appartient à celui qui l’a le premier signalée, c’est à Rousseau que nous devons cette régénération salutaire, qui a opéré de si heureux changements dans nos mœurs, dans nos coutumes, dans nos lois, dans nos esprits, dans nos habitudes. « Au premier regard qu’il jeta sur le genre humain, il vit les peuples à genoux, courbés sous les sceptres et les couronnes; il osa prononcer les mots d’égalité et de liberté.
« Ces mots ont retenti dans tous les coeurs, et les peuples se sont levés.
« Il a le premier prédit la chute des empires et des monarchies; il a dit que l’Europe avait vieilli, et que ces grands corps, prêts à se heurter, allaient s’écrouler comme ces monts antiques, qui s’affaissent sous le poids des siècles. »
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Si l’on considère qu’à cette époque la révolution, à laquelle l’orateur félicite Rousseau d’avoir puissamment coopéré, avait déjà répandu sur la nation un déluge de maux et de crimes, on s’étonnera sans doute qu’il ait été loué des plus funestes effets de ses ouvrages; mais on reconnaîtra du moins, qu’en lui attribuant en partie les maux de la révolution, je ne fais que suivre la route que m’ont tracée ses panégyristes et ses admirateurs.
La seule restriction qu’on puisse apporter à ce reproche, et qu’il soit même juste de faire, c’est que, dans sa théorie des gouvernements, il paraît n’avoir pas écrit pour une grande nation; mais, outre qu’il n’a pas prononcé assez nettement cette modification à ses principes, il n’en est pas moins vrai que c’est en les appliquant, par ignorance ou par mauvaise foi, à ou grand pays comme la France, qu’on a préparé tous les malheurs dont nous avons été les témoins et les victimes.

lundi 14 mars 2016

Rousseau vu par l'abbé Morellet (1)

Homme d'église, encyclopédiste, surnommé Mords-les par Voltaire, l'abbé Morellet fut l'un des rares hommes des Lumières a avoir assisté à la fin de l'Ancien Régime.
Dans ses Mémoires (publiés en 1821), qu'il s'agit de lire en creux, j'ai surtout entrevu la vanité et la malhonnêteté de leur auteur.  


***

Je l’ai constamment jugé avec plus d’indulgence que mes confrères les philosophes lorsqu’ils ont été brouillés avec lui (ndlr : après 1758, Rousseau s'était effectivement brouillé avec le clan encyclopédiste). Je le défendais et l’ai défendu bien longtemps contre eux auprès d’eux-mêmes. Je n’ai cédé qu’à l’évidence des faits pour le croire défiant jusqu’à la déraison, et ingrat jusqu’à la haine envers ses bienfaiteurs et ses amis.
J’ai été longtemps témoin de la manière dont il était traité, caressé, choyé par les gens de lettres, qu’il a depuis rendus ses ennemis, ou décriés comme tels en tant de manières et avec tant d’adresse et d’éloquence. Il n’y a point d’égards qu’on ne lui montrât dans les sociétés littéraires où je l’ai vu. Diderot, dont il s’est plaint si amèrement, était son adorateur, et je dirai presque son complaisant. Nous allions souvent, Diderot et moi, de Paris à son ermitage près Montmorency, passer avec lui des journées entières. Là, sous les grands châtaigniers voisins de sa petite maison, j’ai entendu de longs morceaux de son Héloïse, qui me transportaient ainsi que Diderot; et nous lui exprimions l’un et l’autre, chacun à notre manière, notre juste admiration, quelquefois jointe à des observations critiques, qui ne pouvaient que relever à ses yeux le bien que nous lui disions du reste. En un mot, j’ose l’affirmer, jamais homme de lettres n’a trouvé auprès des autres gens de lettres plus de bienveillance, de justice, d’encouragement, que cet homme qui a rempli ses ouvrages de satires contre les gens de lettres ses contemporains, et les a traduits à la postérité comme sans cesse occupés de le décrier et de lui nuire. Je rappellerai, à ce propos, une autre imputation non moins injuste que j’ai essuyée de lui quelques années plus tard, et qui servira à montrer encore son caractère défiant.
Il était revenu depuis peu de Suisse, après que l’espèce de persécution qu’il avait essuyée fut tout à fait ralentie, Mme Trudaine de Montigny, qui l’avait recherché à son retour, et qui était folle de ses ouvrages, dont elle sentait fort bien le mérite, était parvenue, à force de cajoleries, à apprivoiser sa misanthropie et à l’attirer chez elle, où il venait dîner en très petit comité. La première fois qu’elle me fit dîner avec lui, je trouvai un homme sérieux et froid, et tout différent pour moi de ce que je l’avais toujours vu. Je hasardai quelques avances pour me concilier un accueil un peu plus favorable, mais sans succès. Le lendemain, je demande à Mme Trudaine l’explication de la froideur de Rousseau: elle me dit qu’elle la lui a demandée, et qu’il avait répondu que j’avais fait pour l’archevêque de Toulouse, parlant au nom de l’assemblée du clergé, une instruction pastorale où il était fort maltraité. Je m’expliquai avec lui dans l’entrevue suivante, et je lui affirmai, ce qui était vrai, que je n’avais fait de ma vie d’instruction pastorale, ni pour M. l’archevêque de Toulouse, ni pour aucun évêque. Il s’excusa, se rétracta et me serra la main; mais je voyais dans son retour même que l’impression qu’il avait reçue ne s’effaçait point.
On trouvera peut-être que je me suis trop étendu sur la conduite de Jean-Jacques envers moi, objet de peu d’importance sans doute; mais on me pardonnera ces détails, si l’on considère qu’en écrivant mes Mémoires, je me suis surtout proposé de faire connaître les hommes célèbres avec lesquels j’ai vécu; et parmi eux J.-J. Rousseau a mérité un des premiers rang dans l’admiration publique.
C’est là ce qui m’engage à donner encore quelques détails sur lui, persuadé que cette digression reposera mes lecteurs de ce que mes souvenirs m’entraînent à dire de moi.
Je parlerai d’abord de sa querelle avec ce bon M. Hume, en 1766, quoiqu’il y ait peu de chose à ajouter à ce qu’en a écrit Hume lui-même dans une lettre adressée à M. Suard (J'ai évoqué cette affaire ici). On y voit clairement, ainsi que dans la préface de l’éditeur, l’ingratitude, ou au moins la défiance extravagante et injuste du Genevois, et cette impression résulte du simple récit des faits. Mais, vivant dès lors dans la société de Mme la comtesse de Boufflers, avec Hume et Jean-Jacques, précisément à l’époque de leur départ pour l’Angleterre, j’ai été témoin de quelques faits relatifs à cette querelle, et je veux ici les conserver.
Je dirai donc que, la veille ou la surveille du départ, Hume, avec qui je dînais chez Helvétius, me mena chez Mme de Boufflers, à qui il allait faire ses adieux au Temple, à l’hôtel de Saint-Simon. Jean-Jacques y était logé. Nous y passâmes deux heures, pendant lesquelles je fus témoin de toutes les tendresses de toutes les complaisances de Hume pour le philosophe chagrin. 
Rousseau et Hume

Nous le laissâmes vers les neuf heures du soir, et nous allâmes passer la soirée chez le baron d’Holbach : Hume lui exprima sa satisfaction du service qu’il croyait rendre au petit homme, comme il l’appelait; et il nous dit qu’il allait, non seulement le mettre pour jamais à l’abri des persécutions, mais qu’il se flattait de le rendre heureux; ce qui était, assurément, bien au-delà de son pouvoir. Le baron l’écouta paisiblement; et, quand il eut fini: « Mon cher M. Hume, lui dit-il, je suis fâché de vous ôter des espérances et des illusions qui vous flattent; mais je vous annonce que vous ne tarderez pas à être douloureusement détrompé. Vous ne connaissez pas l’homme. Je vous le dis franchement, vous allez réchauffer un serpent dans votre sein. » Hume parut un moment choqué de ce propos. Je m’élevai contre le baron; je défendis Jean-Jacques. Hume dit qu’il ne pouvait lui fournir aucun sujet de querelle; qu’il allait le conduire chez M. Davenport, son ami; qu’on aurait pour lui tous les égards que méritaient ses talents et ses malheurs, et qu’il espérait que les prédictions sinistres du baron seraient démenties. Ils partent. A trois semaines ou un mois de là, comme nous étions rassemblés chez le baron, il tire de sa poche et nous lit une lettre de Hume, où celui-ci nous apprend la querelle d’Allemand que lui fait Jean-Jacques. Qui fut penaud? ce fut moi, en me rappelant la chaleur que j’avais mise à le défendre contre les prédictions du baron. Quant au reste de la société, Grimm, Diderot, Saint-Lambert, Helvétius, etc., qui connaissaient mieux que moi le caractère de Rousseau, ils n’en furent point étonnés.
En lisant le récit artificieux que Jean-Jacques a composé de cette querelle, j’ai fait une remarque, qui me revient à l’esprit en ce moment. On sait que le grand reproche de Rousseau à M. Hume, c’est de l’avoir emmené en Angleterre, pour le montrer comme l’ours à la foire. Voici le premier trait qui lui donne cette idée, devenue tout de suite une conviction. Couché à l’auberge, dit-il, dans la même chambre que Hume, il l’a entendu dire la nuit, et en rêvant, je le tiens! parodie du mot du roi de Perse, chez qui s’était réfugié Thémistocle. Or, j’ai pensé que M. Hume, qui savait fort mal le français, ne s’est pas énoncé en français dans un rêve, mais en anglais; et, comme Rousseau n’entendait pas un mot d’anglais, je conclus que le propos est inventé.
On ne peut s’empêcher de regarder comme une manie, comme un délire, ce caractère ombrageux qui lui faisait trouver presque un ennemi dans tout homme qui lui faisait des avances ou lui avait rendu service; et cette folie mérite quelque pitié: mais elle n’en est pas moins odieuse, et doit éloigner à jamais tout homme raisonnable de celui que la nature a si malheureusement organisé, quelque talent qu’elle lui ait d’ailleurs départi.
J’ai ouï conter à Rulhière, mon confrère à la feue Académie française, connu par sa jolie pièce des Disputes et par son Histoire de la révolution de Russie, qu’après avoir recherché Jean-Jacques, et obtenu de lui un accueil assez obligeant, un matin où il était allé lui rendre visite, Jean-Jacques, sans provocation, sans qu’il se fût rien passé entre eux de nouveau et d’extraordinaire, le reçut d’un air d’humeur très marqué, et, continua froidement de copier de la musique, comme il faisait avec affectation devant ceux qui venaient le voir, en répétant qu’il fallait qu’il vécût de son travail. Il dit à Rulhière, assis au coin du feu: M. de Rulhière, vous venez savoir ce qu’il y a dans mon pot; eh bien, je satisferai votre curiosité; il y a deux livres de viande, une carotte et un oignon piqué de girofle. Rulhière, quoique assez prompt à la repartie, fut un peu étourdi de l’apostrophe, et cessa bientôt ses visites à Jean-Jacques, chez qui il menait la belle Mme d’Egmont, et à qui ils avaient montré l’un et l’autre beaucoup d’intérêt, d’admiration et d’amitié.
On ne peut imaginer de motifs plus frivoles et plus déraisonnables que ceux pour lesquels il se brouille avec ses meilleurs amis : avec le baron d’Holbach, parce que celui-ci paraît croire qu’il n’est pas bien habile compositeur en musique, et que, s’il est capable de faire un joli chant, il ne l’est pas, d’en faire avec sûreté, la basse et les accompagnements, ce qui était parfaitement vrai, ou parce que le baron lui a envoyé cinquante bouteilles devin de Bordeaux, après lui avoir entendu dire que c’était le seul vin dont son estomac s’accommodât, ce qui était, dit-il, insulter à sa pauvreté, en lui donnant plus qu’il ne pouvait rendre; avec la plupart des autres, parce qu’il s’aperçoit que ses amis n’approuvent pas le mariage ridicule qu’il contracte avec sa dégoûtante Thérèse, ou parce que les gens de lettres qu’il fréquente sont, dit-il, les moteurs de la persécution qu’il essuie des parlements, de la cour, de Genève, de l’Angleterre, de l’Europe; avec Diderot, pour une indiscrétion qu’il lui attribue: Diderot lui fait voir, pièces en main, qu’elle n’est pas de lui, mais de Saint-Lambert, qui l’avoue; il paraît convaincu, et, à quinze jours de là, il imprime, dans un de ses ouvrages, une note sanglante, par laquelle il diffame l’homme qui s’est justifié auprès de lui, et brise, à jamais, tous les liens qui lui avaient attaché Diderot si tendrement et si longtemps.
J’ajouterai, comme une observation capitale, que J.-J. Rousseau n’était rien moins que simple ce qui est une grande tache dans un caractère. Il mettait une extrême affectation à parler de sa pauvreté, à la montrer, à s’en faire gloire. Il nous disait, quand nous allions le voir Diderot et moi, qu’il nous donnait du vin de Montmorency, parce qu’il n’était pas en état d’en acheter de meilleur. En montrant son pot au feu dans le coin de sa cheminée, il avait l’air de dire: vous voyez qu’un homme comme moi est obligé de veiller lui-même, sa marmite, tant est grand l’ingratitude du siècle! Jeune encore, et transporté d’admiration pour le talent et d’amour pour les lettres, je ne démêlais pas alors ces intentions; mais lorsque d’autres traits du caractère de cet homme célèbre, ou même d’autres actions moins équivoques, m’ont eu mis sur la voie, je me suis vu forcé d’expliquer ainsi toute sa vie. 

(à suivre ici)

samedi 12 mars 2016

Rousseau vu par Grimm

Décrété de prise de corps en 1762, Rousseau fut contraint de fuir le royaume et de se réfugier en Suisse, puis en Angleterre.
Après huit années d'errance, le Genevois obtint l'autorisation de revenir à Paris.
Au grand dam de ses anciens amis philosophes, effrayés du contenu de ces Confessions que le Genevois venait d'achever. Dans la Correspondance Littéraire, Melchior Grimm reprit aussitôt sa campagne de dénigrement et de calomnie... 

*** 



JUILLET 1770
Retour de J.-J. Rousseau à Paris : son mariage, son changement de costume, inconvénients de sa popularité. 

J.-J. Rousseau (...) est à Paris depuis environ un mois avec sa gouvernante, Mlle Le Vasseur, dont il a enfin fait sa femme. Il a quitté la casaque arménienne et repris l’habit français. 
Rousseau habillé à l'arménienne
On a fait à cette occasion un conte impertinent qui calomnie la vertu de Mme Jean-Jacques, et encore plus le goût de celui qui aurait péché avec elle. On prétend que son mari, l’ayant surprise in flagrante avec un moine, quitta l’habit arménien sur-le-champ, disant qu’il avait voulu se distinguer jusqu’à présent à l’extérieur des autres, ne se croyant pas un homme ordinaire; mais qu’il voyait bien qu’il s’était trompé, et qu’il était dans la classe commune. Je crois que l’espérance de revenir à Paris a eu plus de part à ce changement d’habit que les fredaines de Mme Rousseau. On n’aurait jamais obtenu la permission de reparaître ici pour l’Arménien, mais on a déterminé M. le procureur général à laisser Jean-Jacques en habit français à Paris. La seule condition que ce magistrat ait exigée, c’est de ne plus écrire, ou du moins de ne rien faire imprimer. Le retour de cet homme singulier dans une ville où il a passé la plus grande partie de sa vie, et qui seule lui convient dans l’univers, a fourni pendant quelques jours un sujet de conversation à Paris. Il s’est montré plusieurs fois au café de la Régence, sur la place du Palais-Royal; sa présence y a attiré une foule prodigieuse, et la populace s’est même attroupée sur la place pour le voir passer. On demandait à la moitié de cette populace ce qu’elle faisait là; elle répondait que c’était pour voir Jean-Jacques. On lui demandait ce que c’était que Jean-Jacques; elle répondait qu’elle n’en savait rien, mais qu’il allait passer. On fit cesser cette représentation en exhortant M. Rousseau à ne plus paraître ni à ce café, ni dans aucun autre lieu public; et, depuis ce temps-là, il s’est tenu plus retiré. En effet, il suffirait d’une mauvaise tête parmi nos seigneurs les conseillers des enquêtes et requêtes pour le dénoncer, et obliger le procureur général de poursuivre le décret de prise de corps qui subsiste toujours, ce qui forcerait le pauvre Jean-Jacques à s’éloigner de nouveau; mais, en évitant la trop grande publicité, il ne sera pas dans ce cas-là. Il va d’ailleurs beaucoup dans le monde, chez les belles dames; il a déposé sa peau d’ours avec l’habit arménien, et il est redevenu galant et doucereux. Il va souper aussi chez Sophie Arnould, avec l’élite des petits-maîtres et des talons-rouges, et il paraît que c’est Rulhière qu’il a choisi pour conducteur. 
l'actrice Sophie Arnould
Quant au métier, ayant renoncé à celui des lettres jusqu’à nouvel ordre, il a repris la profession de copiste de musique; il convient qu’il a été mauvais copiste autrefois, parce que, dit-il, il avait alors la manie de composer des livres; mais actuellement qu’il est revenu dans son bon sens, il prétend n’avoir pas son pareil; il lui faut, dit-il encore, gagner quinze cents livres par an avec ses copies pour être à son aise.

mercredi 6 mai 2015

Rousseau vu par Melchior Grimm (2)


La Correspondance littéraire, philosophique et critique était un périodique français manuscrit destiné à quelques têtes couronnées étrangères. Elle fut publiée de 1747 à 1793. Fondée par Raynal sous le titre Nouvelles littéraires, elle fut reprise en 1753 par Melchior Grimm qui lui donnera son titre de Correspondance littéraire, philosophique et critique.
Longtemps proche de Jean-Jacques Rousseau, Grimm sera l'un des principaux acteurs du "complot" destiné à discréditer le philosophe genevois.
Voici comment il réagit, en 1762, au décret de prise de corps qui frappa Rousseau après la publication de l'Emile.
(les notes en gras sont de moi)
 
Melchior Grimm
M. Rousseau a été malheureux à peu près toute sa vie. Il avait à se plaindre de son sort, et il s’est plaint des hommes. Cette injustice est assez commune, surtout lorsqu’on joint beaucoup d’orgueil à un caractère timide. On souffre de la situation heureuse de son voisin, et l’on ne voit pas que son malheur ne changerait rien à notre infortune. On flatte dans le commerce journalier ceux avec lesquels on vit, et l’on se dédommage de cette gêne en disant des injures au genre humain. J’avoue que je n’ai point trop bonne opinion de ceux qui se plaignent sans cesse des hommes: à coup sur ils sont injustes dans leurs prétentions. Je ne puis me vanter d’un sort très heureux; il me serait même aisé de me faire une assez longue liste de malheurs, dont quelques-uns influeront vraisemblablement sur le reste de ma vie; mais je ne puis me dissimuler qu’ils sont presque tous l’ouvrage du sort, et que la méchanceté des hommes n’y a influé en rien. Je conviens avec une secrète joie que je n’ai éprouvé, de la part des hommes, que de la bonté, de l’intérêt et des bienfaits, et que, si j’ai été en butte à la malveillance de quelques méchants, j’ai à leur opposer un grand nombre d’hommes généreux qui ont pris plaisir à mon bonheur et qui ont mis une partie de leur satisfaction dans l’accomplissement de la mienne. Je suis persuadé que tout homme juste et modeste sera obligé, quant à lui, de rendre cette justice au genre humain. J’ignore si ceux qui sont constitués dans les premières dignités, et exposés aux traits de l’envie et de la jalousie, éprouvent plus que les autres la méchanceté des hommes; mais les hommes ne font pas le mal pour le mal. Eh! quel profit auraient-ils à s’acharner au malheur d’un particulier qui n’a rien à démêler avec eux? 
( Le "monstre", le "faux frère", le "Judas de la confrérie"... C'est ainsi que Diderot et ses amis nommaient Rousseau. Deux ans plus tard, Voltaire faisait paraître l'abominable Sentiment des Citoyens)
le libelle de Voltaire

Un des grands malheurs de M. Rousseau, c’est d’être parvenu à l’âge de quarante ans sans se douter de son talent. Dans son jeune âge, il avait appris pendant quelque temps le métier de graveur. Son père, ayant eu le malheur de tuer un homme, fut obligé de se sauver de Genève, où il travaillait en horlogerie, et abandonna ses enfants. Jean-Jacques fut recueilli par une femme de condition de Savoie, appelée Mme la baronne de Warens. Elle lui fit abjurer la religion protestante et eut soin de son éducation. Cette femme avait la fureur de l’alchimie, qui l’a ruinée; elle vit, je crois, encore dans une grande pauvreté. Le sort ayant, je ne sais comment, conduit M. Rousseau à Paris, il s’attacha à M. de Montaigu, qui, ayant été nommé à l’ambassade de Venise, l’y mena comme son secrétaire. M. l’ambassadeur ne passe pour rien moins qu’un homme d’esprit; il n’en trouva pas à son secrétaire, et il s’étonne encore aujourd’hui, de la meilleure foi du monde, de la réputation que M. Rousseau s’est faite par ses écrits. Ces deux hommes n’avaient aucune sorte d’analogie pour rester ensemble; ils se séparèrent bientôt, fort mécontents l’un de l’autre. M. Rousseau revint à Paris, indigent, inconnu, ignorant ses talents et ses ressources, cherchant, dans un délaissement effrayant, de quoi ne pas mourir de faim. Il ne s’occupait alors que de musique et de vers. Il publia une dissertation sur une manière qu’il avait imaginée de noter la musique avec des chiffres. Cette méthode ne prit point, et sa dissertation ne fut lue de personne. Il composa ensuite les paroles et la musique d’un opéra qu’il intitula les Muses galantes, et qui ne put jamais être exécuté. (Grimm ne dit mot du Devin du Village, joué à Fontainebleau en 1752) Il eut, à cette occasion, beaucoup de démêlés avec Rameau, et il conçut un vrai chagrin de n’avoir pu mettre son opéra au théâtre. Cependant il faisait d’assez mauvais vers, dont plusieurs furent insérés dans le Mercure. Il faisait aussi des comédies, dont la plupart n’ont point vu le jour. L’Amant de lui-même, qu’il a fait jouer et imprimer, prouve qu’il n’avait pas la vocation de Molière. Dans le même temps, il s’occupait d’une machine avec laquelle il comptait apprendre à voler; il s’en tint à des essais qui ne réussirent point; mais il ne fut jamais assez désabusé de son projet pour souffrir de sang-froid qu’on le traitât de chimérique . Ainsi ses amis, avec de la foi, peuvent s’attendre à le voir quelque jour planer dans les airs.
(Encore et toujours ces attaques ad hominem. Pour discréditer les écrits, Grimm choisit de s'en prendre à l'homme.)
Au milieu de tous ces essais, il s’était attaché à la femme d’un fermier général, célèbre autrefois par sa beauté . M. Rousseau fut pendant plusieurs années son homme de lettres et son secrétaire. (Rousseau fut effectivement le secrétaire de Louise Dupin) La gêne et la sorte d’humiliation qu’il éprouva dans cet état ne contribuèrent pas peu à lui aigrir le caractère. Le philosophe Diderot, avec lequel il se lia dans ce temps-là, fut le premier à lui dessiller les yeux sur son vrai talent, et l’Académie de Dijon ayant proposé la fameuse question de l’influence des lettres sur les moeurs, M. Rousseau la traita dans un Discours qui fut l’époque de sa réputation et du rôle de singularité qu’il a pris depuis. Jusque-là il avait été complimenteur, galant et recherché, d’un commerce même mielleux et fatigant à force de tournures; tout à coup il prit le manteau de cynique, et, n’ayant point de naturel dans le caractère, il se livra à l’autre excès.
(Grimm laisse entendre que Diderot serait à l'origine du premier Discours, celui sur les sciences et les arts. Pour asseoir son succès, Rousseau se serait par la suite créé un personnage, celui du Diogène "cynique".)
Mais, en lançant ses sarcasmes, il savait toujours faire des exceptions en faveur de ceux avec lesquels il vivait, et il garda, avec son ton brusque et cynique, beaucoup de ce raffinement et de cet art de faire des compliments recherchés, surtout dans son commerce avec les femmes. En prenant la livrée de philosophe, il quitta aussi Mme Dupin et se fit copiste de musique, prétendant exercer ce métier comme un simple ouvrier et y trouver sa vie et son pain: car une de ses folies était de dire du mal du métier d’auteur, et de n’en pas faire d’autre. Je lui conseillai dans ce temps-là de se faire limonadier, et de tenir une boutique de café sur la place du Palais-Royal. Cette idée nous amusa pendant longtemps; elle n’était pas moins extravagante que les siennes, et elle avait l’avantage d’être d’une folie gaie et de lui promettre une fortune honnête. Tout Paris aurait voulu voir le café de J.-J. Rousseau, qui serait devenu le rendez-vous de tout ce qu’il y a d’illustre dans les lettres; mais cette folie, ayant un côté utile, fut trop sensée pour être adoptée par le citoyen de Genève. Il alla faire un tour dans sa patrie, d’où il revint assez mécontent au bout de six semaines. Il réabjura, pendant son séjour à Genève, la religion romaine, et se refit protestant. A son retour, il passa deux ou trois années dans la société de ses amis, aussi heureux qu’il pouvait l’être, faisant des livres et se croyant copiste de musique; mais lorsqu’il sentait son bien-être, il n’était plus en lui de s’y tenir. Mme d’Épinay ayant dans la forêt de Montmorency une petite maison dépendante de sa terre, il la persécuta longtemps pour se la faire prêter, disant qu’il ne lui était plus possible de vivre dans cet horrible Paris, et qu’il ne pouvait désormais avoir d’autre asile contre les hommes que les bois et la solitude. 
(Rousseau donne une tout autre version dans les Confessions : "Mme d'Epinay... devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir... qu'enfin elle triompha de mes résolutions."
l'ermitage de Rousseau

Elle ne convenait à personne moins qu’à une tête aussi chaude et à un tempérament aussi mélancolique et aussi impérieux que le sien. Il y devint absolument sauvage; la solitude échauffa sa tête davantage et raidit son caractère contre lui-même et contre ses amis. Il sortit de sa forêt au bout de dix-huit mois, brouillé avec tout le genre humain. C’est alors qu’il s’établit à Montmorency, où il a vécu jusqu’à présent avec une réputation digne de ses talents et de sa singularité. Voilà les principales époques de la vie de cet écrivain célèbre. Sa vie privée et domestique ne serait pas moins curieuse; mais elle est écrite dans la mémoire de deux ou trois de ses anciens amis, lesquels se sont respectés en ne l’écrivant nulle part.
( Quel ami fait Grimm ! Voltaire ne s'en privera pas, lui, et il répandra les pires infamies sur Rousseau)
On prétend qu’il a passé les derniers jours dans des convulsions de désespoir et de douleur des suites de son ouvrage. Il se croyait à l’abri de toute persécution, étant lié avec des personnes de la première distinction. Il n’avait pas prévu que le Parlement pût lui faire une affaire sérieuse. Je le connais assez pour savoir qu’il sera toute sa vie inconsolable de n’être plus dans un pays dont il se plaisait à exagérer les maux et les abus. On dit qu’il a pris la route de la Suisse. Il n’ira point à Genève : car une de ses inconséquences était d’élever sa patrie aux nues, en la détestant secrètement, et d’aimer passionnément Paris, en l’accablant d’imprécations et d’injures.
Il est étonnant qu’aucun de ses nouveaux amis n’ait prévu l’effet que ferait la Profession de foi du vicaire savoyard dans un moment où tant d’oisifs et de sots n’ont d’existence et d’occupation que celles que leur donne l’esprit de parti. On a tourmenté M. Helvétius pour quelques lignes éparses dans un gros volume. Un mot équivoque causerait aujourd’hui une tracasserie à un philosophe, et M. Rousseau a cru pouvoir impunément imprimer une bien autre profession de foi.
(Citoyen de Genève, protégé par le maréchal de Luxembourg, Rousseau se croyait effectivement à l'abri du Parlement)
Si vous comparez le réquisitoire de maître Omer Joly de Fleury à la Profession de foi du vicaire savoyard, vous trouverez que ces deux personnages se sont trompés de rôle. Le prêtre est rempli de sens et de force qui siéraient si bien à un avocat général, et le magistrat est rempli d’un esprit de capucin qu’on passerait volontiers à un vicaire de Savoie. On a remarqué cependant que ce réquisitoire était fait sans animosité, au lieu que celui que le même avocat général fit, il y a trois ans contre le livre de l’Esprit, voulant envelopper tous les philosophes sous la même condamnation, devait faire trembler, par son fanatisme, pour les progrès de la raison en France et pour la sûreté de ceux qui osaient la professer.
Joly de Fleury, avocat au Parlement de Paris
 
Le réquisitoire contre M. Rousseau n’est qu’une simple et plate capucinade. On lui reproche de ne pas croire à l’existence de la religion chrétienne! On lui prouve qu’elle existe... Tout le monde, excepté moi, a été révolté de cette belle exclamation: « Que seraient des sujets élevés dans de pareilles maximes, sinon des hommes préoccupés du scepticisme et de la tolérance? » Un magistrat proscrire la tolérance! Autant vaudrait garder des moines soi-disant jésuites, dont c’est l’esprit et la vocation. Quant à moi, je dis, à l’exemple de Jésus-Christ Seigneur, pardonne à Omer Joly de Fleury, car il ne sait ce qu’il dit. En effet, si on lui expliquait quelle abominable doctrine il a avancée dans ce passage, je ne doute pas qu’il ne rougit de surprise et de honte; et cela prouve que nos magistrats feraient mieux, pour leur gloire, de se faire faire leurs réquisitoires par quelque philosophe que d’aller répéter en plein Parlement les leçons sifflées par quelque moine cagot ou par quelque janséniste atrabilaire .
dans le livre IV de l'Emile
Les vingt pages qui précèdent la Profession de foi du Vicaire dans le livre de M. Rousseau sont écrites avec un art infini; l’auteur y a déployé tout son talent. La première partie de la Profession de foi est sèche et aride; ce sont exactement des cahiers de philosophie tels qu’on nous les a dictés à l’école, mais à croire que M. Rousseau n’avait que les transcrire, c’est une plate et pauvre philosophie. Il devient intéressant lorsqu’il en vient au christianisme et à la révélation; seulement le naturel et la vérité ne se font jamais sentir dans les ouvrages du citoyen de Genève. Quelle vraisemblance, par exemple, qu’un homme de sens comme le vicaire de Savoie fasse cette longue profession de foi à un petit écolier libertin qui ne saurait avoir assez de curiosité et de patience pour l’écouter, et qui n’est certainement pas en état de le comprendre! Les anciens ne tombent jamais dans ces incongruités, et voilà en grande partie la cause de ce charme qui vous, attache secrètement à la lecture de leurs livres les plus profonds: votre imagination est toujours intéressée.
Il y a encore dans ce troisième volume un beau discours du gouverneur à l’élève au moment de la puberté. Les écarts qui sont tout autour de ce morceau sont aussi fort beaux; mais il faudra vous parler plus au long de ce singulier livre de l’Éducation, et c’est ce que je me propose de faire dans les feuilles suivantes.

mardi 5 mai 2015

Rousseau vu par Melchior Grimm (1)

La Correspondance littéraire, philosophique et critique était un périodique français manuscrit destiné à quelques têtes couronnées étrangères. Elle fut publiée de 1747 à 1793. Fondée par Raynal sous le titre Nouvelles littéraires, elle fut reprise en 1753 par Melchior Grimm qui lui donnera son titre de Correspondance littéraire, philosophique et critique.
Longtemps proche de Jean-Jacques Rousseau, Grimm sera l'un des principaux acteurs du "complot" destiné à discréditer le philosophe genevois.
Voici comment il réagit, en 1762, au décret de prise de corps qui frappa Rousseau après la publication de l'Emile.
(les notes en gras sont de moi)


15 juin 1762.

SUR ROUSSEAU A PROPOS D’EMILE. 

L’orage qui s’est formé à l’apparition du livre de M. Rousseau sur l’éducation n’a pas tardé à éclater. Sur le réquisitoire de M. l’avocat général, le Parlement a décrété l’auteur de prise de corps, en condamnant l’ouvrage au feu. Cet arrêt est du 9 de ce mois, et M. Rousseau s’est sauvé dans la nuit du 8 au 9. On prétend qu’il a pris la route de la Suisse.

Cet écrivain, célèbre par son éloquence et sa singularité, vivait à trois lieues de Paris, dans une petite ville appelée autrefois Montmorency, et aujourd’hui Enghien, parce que c’est la capitale du duché de ce nom, appartenant à la maison de Condé (Rousseau emménagea chez Louise d'Epinay en avril 1756 ; après leur brouille, il s'installera au Petit-Montlouis, puis chez le duc de Luxembourg en mai 1759). La vallée qui s’étend depuis le coteau de cette petite ville jusqu’à la rivière de Seine est une des plus agréables contrées des environs de Paris. Elle est fameuse pour les cerises et d’autres fruits; c’est un jardin de l’étendue de plusieurs lieues, rempli d’habitations délicieuses. A côté de la petite ville de Montmorency est un château qui appartient, je crois, à Mme la duchesse de Choiseul, mais dont la possession à vie a été achetée par M. le maréchal duc de Luxembourg. Depuis plus de quatre ans que J.-J. Rousseau s’était fixé dans ce pays-là, il occupait tantôt sa petite maison de la ville, tantôt un appartement du château.


Il avait quitté tous ses anciens amis, entre lesquels je partageais son intimité avec le philosophe Diderot; il nous avait remplacés par des gens du premier rang (En peu de mots, voilà Rousseau relégué au rang de flagorneur en quête de protecteurs fortunés. Tout l'inverse d'un philosophe indépendant et libre, en somme...). Je ne décide pas s’il a perdu ou gagné au change; mais je crois qu’il a été aussi heureux à Montmorency qu’un homme, avec autant de bile et de vanité, pouvait se promettre de l’être. Dans la société de ses amis, il trouvait de l’amitié et de l’estime; mais la réputation, et plus encore la supériorité de talent qu’il était lui-même obligé de reconnaître à quelques-uns d’entre eux, pouvaient lui rendre leur commerce pénible, au lieu qu’à Montmorency, sans aucune rivalité, il jouissait de l’encens de ce qu’il y a de plus grand et de plus distingué dans le royaume, sans compter une foule de femmes aimables qui s’empressaient autour de lui. Le rôle de la singularité réussit toujours à qui a le courage et la patience de le jouer. J.-J. Rousseau a passé sa vie à décrier les grands; ensuite il a dit qu’il n’avait trouvé des vertus et de l’amitié que parmi eux. Ces deux extrêmes étaient également philosophiques: en m’amusant de ses préventions, je me moquais souvent de lui ("le rôle de la singularité"... Selon Grimm, Rousseau jouait à l'ermite dans l'espoir de faire parler de lui. On retrouvera la même accusation sous la plume de Voltaire, qui nommait son ennemi Diogène) .

Il avait un vilain chien qu’il avait appelé Duc, parce que, disait-il, il était hargneux et petit comme un duc. Lorsqu’il fut au château de Montmorency, il changea le nom de Duc en Turc. Ce déguisement avait quelque chose de lâche; il était plus digne du rôle que le citoyen genevois avait pris de laisser au chien son nom, comme un monument d’un injuste préjugé de son maître. Il pouvait même en faire une sorte d’hommage à M. le duc de Luxembourg, en lui disant: « C’est vous qui m’avez appris à savoir ce que c’est qu’un duc et à rectifier mes idées sur les gens de la cour. » Il est difficile qu’on soit sincèrement indifférent sur les grands, lorsqu’on s’en occupe sans cesse. Le vrai philosophe, en respectant leur rang, les oublie. L’estime est due aux qualités personnelles, et, quoi qu’en dise J.-J. Rousseau, il n’est pas incompatible qu’on soit prince et qu’on ait de grandes vertus. Je me plaisais à le combattre quelquefois avec ses propres armes. 
l'ermitage de Louise d'Epinay, où Rousseau vécut jusqu'en décembre 1757

Un jour il nous conta avec un air de triomphe qu’en sortant de l’opéra, le jour de la première représentation du Devin du village, M. le duc des Deux-Ponts l’avait abordé, en lui disant avec beaucoup de politesse: « Me permettez-vous, monsieur, de vous faire mon compliment? » et qu’il lui avait répondu: « A la bonne heure, pourvu qu’il soit court. » Tout le monde se tut à ce récit. A la fin je pris la parole, et je lui dis en riant: « Illustre citoyen et consouverain de Genève, puisqu’il réside en vous une partie de la souveraineté de la république, me permettez-vous de vous représenter que, malgré la sévérité de vos principes, vous ne sauriez trop refuser à un prince souverain les égards dus à un porteur d’eau, et que si vous aviez opposé à un mot de bienveillance de ce dernier une réponse aussi brusque, aussi brutale, vous auriez à vous reprocher une impertinence des plus déplacées? » Depuis il a dit, au château de Montmorency, des philosophes le mal qu’il disait autrefois des grands; mais je ne sais si ceux-ci défendaient les philosophes comme les philosophes les avaient défendus.(...) à suivre

mercredi 8 octobre 2014

Rousseau vu par Voltaire

C'est la parution de la Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758) qui déchaîna la haine de Voltaire contre le Genevois. Datée de 1762, la lettre que vous allez lire ci-dessous fait suite à la sortie de l'Emile, ouvrage dans lequel Rousseau expose ses théories pédagogiques.



dimanche 27 octobre 2013

jeudi 20 juin 2013

Rousseau vu par Michel Onfray

Directeur de l'université populaire de Caen, Michel Onfray a pour habitude de poser un regard aigu et critique sur les figures les plus marquantes de notre histoire littéraire. En 2012, année du tricentenaire Rousseau, il se montre fidèle à sa réputation de trouble-fête en lançant cette charge féroce contre le philosophe genevois.
Pourtant, comme tant d'autres avant lui, on découvre avec stupeur que si l'enseignant-philosophe-écrivain-chroniqueur (...) a bien lu Rousseau, il lui reste malheureusement à bien le comprendre...



TROIS CENTS ANS ÇA SUFFIT… 
Michel Onfray


"Tricentenaire de la naissance de Rousseau ! Adolescent, je l’aimais, mais il faut être adolescent pour aimer le philosophe genevois… Bon signe de l’aimer à dix sept ans, mauvais de l’aimer plus tard. Car cet homme acariâtre, atrabilaire, paranoïaque, misanthrope, mégalomane, a couché sur le papier nombre d’idées qui, reprises par de sinistres personnages, sont devenues depuis trois siècles des armes de destruction massive de l’humanité.

Saint-Just et Robespierre s’emparent de la justification de la peine de mort donnée dans Le Contrat Social, de la critique de la propriété formulée dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes de la haine de l’athéisme et de l’hédonisme, doublée d’une célébration de l’idéal ascétique calviniste avec obligation à la vertu transformée en ciment d’une religion laïque, thèses développées dans La Profession de foi du vicaire Savoyard. Ainsi armés conceptuellement, ces dictateurs ont  conduit des milliers d’hommes à la guillotine pour ensanglanter une Révolution française qui s’annonçait pourtant sous de bons auspices avec l’abolition des privilèges.

Cette Révolution française, via Marx et le marxisme, puis Lénine, fournit la matrice au socialisme autoritaire de la révolution industrielle. Le marxisme recycle en effet ce schéma simpliste : l’homme naît bon, la société le corrompt, changeons de société, nous retrouverons la bonté primitive de l’homme. Le schéma chrétien dans lequel s’inscrit la pensée rousseauiste facilite les choses. Pour les Chrétiens : il existe un paradis  au début de l’humanité ; le péché originel en clôt les portes ; mais on peut les ouvrir à nouveau par la révolution spirituelle d’une conversion ; alors l’Eden perdu devient promesse d’une vie éternelle. Pour les marxistes : le paradis, c’est la société d’avant la propriété ; le péché originel correspond à l’appropriation, à l’enclos des terres, à la barrière ; le salut passe par l’abolition des  clôtures et la réalisation du communisme des biens ; arrive alors une société sans classes, sans exploitation, sans domination, sans négativité, sans mal… Les camps, les barbelés, les exécutions capitales ont montré la dangerosité de ces rêveries d’un penseur solitaire.(...)"

Dans ce passage, Michel Onfray commet le même contresens (volontaire ?) que les dictateurs qui se réclamaient de Rousseau et qu'il prétend dénoncer. Relisons pour mémoire ce passage du Contrat Social dans lequel le philosophe affirme que "la souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point... les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires." En somme, s'il proclame (comme d'autres avant lui) la souveraineté du peuple, Rousseau ajoute que cette souveraineté est inaliénable et qu'il appartient au peuple seul de l'exercer ! On l'a compris, toute forme de démocratie représentative est inévitablement condamnée à trahir celui dont elle se revendique.

Robespierre et ses amis révolutionnaires ? Ils trahissent Rousseau en confiant le pouvoir à la Convention.
Lénine ? Ils trahit Rousseau en instaurant une assemblée constituante après la révolution d'octobre.
Staline ? Il trahit Rousseau en imposant un régime oligarchique et en se portant à sa tête.

Faut-il le rappeler à Michel Onfray ? La pensée politique de Rousseau n'est en aucun cas compatible avec l'événement révolutionnaire, et encore moins avec la mise en place d'un régime représentatif. Contrairement à celle de Marx (qui en appelle à la lutte des classes), cette même pensée est davantage critique que constructive. Loin de la caricature qu'en propose Michel Onfray, Rousseau ne croit en aucun cas à un retour en arrière, ni à un renversement du cours de l'histoire et encore moins à un rétablissement de "la bonté primitive de l'homme". Dans son Discours sur l'origine de l'inégalité, il s'interroge avant tout sur l'origine des sociétés, des institutions et des lois pour en conclure ceci : que malgré les apparences, tout ordre politique sert à protéger le petit nombre (appelons-les : riches) du grand nombre (appelons-les : pauvres).
Hostile à ceux qu'il appelait les "séditieux", Rousseau aurait sans nul doute détesté tous les révolutionnaires auxquels Michel Onfray tente malencontreusement de le rattacher...
 
Michel Onfray

lundi 3 juin 2013

Rousseau vu par Bernardin de Saint-Pierre (6)


Quelques lignes encore, qui témoignent de la rencontre entre Bernardin de St-Pierre et Rousseau. J'ai repris la scène du Mont Valérien pour l'intégrer quasiment en l'état dans le voile déchiré...


Un jour le préfet des jésuites lui demandait comment il était devenu si éloquent; il lui répondit : J'ai dit ce que je pensais. Il regardait la vérité comme le plus grand charme d'un écrivain ; il préférait les relations des missionnaires capucins à celles des jésuites. Il avait lu avec grand plaisir les PP. Marolle et Carly dans leurs missions d'Afrique, quoique remplies d'ignorance ; il me disait : Ces bons pères me persuadent, parce qu'ils parlent comme gens persuadés. Ce n'est pas d'ailleurs l'ignorance qui nuit aux hommes, c'est l'erreur; et presque toujours elle vient des ambitieux. Les auteurs modernes, disait-il, qui ont le plus d'esprit, font cependant peu d'effet, et inspirent peu d'intérêt dans leurs ouvrages, parce qu'ils veulent toujours se montrer. Quelle que soit la puissance de l'esprit, la vertu est si ravissante, que dès qu'on l'entrevoit au milieu même des inconséquences de la superstition et de l'ignorance, elle se fait aimer et préférer à tout. Voilà pourquoi Plutarque qui a le jugement si sûr, intéresse jusque dans ses superstitions ; 
buste de Plutarque
car quand il s'agit de rendre les hommes meilleurs et plus patriotes, il adopte les opinions les plus absurdes ; sa vertu le rend crédule ; il se passe alors entre elle et son bon esprit des combats délicieux. Il rapporte, par exemple, que la statue de la Fortune, donnée par les dames romaines, a parlé ; puis il ajoute, comme pour se persuader lui-même : Elle a parlé non-seulement une fois, mais deux. Ailleurs il remarque que sa petite-fille voulait que sa nourrice présentât la mamelle à ses compagnes et à ses jouets ; ceci semble un trait bien puéril ; mais quand il ajoute : Elle le voulait pour faire participer de sa table ce qui servait à ses plaisirs, on voit que la bonté du cœur lui paraît supérieure à tout. Cette bonté était la base fondamentale du caractère naturel de Rousseau ; il préférait un trait de sensibilité à toutes les épigrammes de Martial. Son cœur que rien n'avait pu dépraver, opposait sa douceur à tout le fiel dont nos sociétés s'abreuvent aujourd'hui. Cependant il aimait mieux les caractères emportés que les apathiques. J'ai connu, me disait-il un jour, un homme si sujet à la colère, que lorsqu'il jouait aux échecs, s'il venait à perdre, il brisait les pièces entre ses dents. Le maître du café voyant qu'il cassait tous ses jeux, en fit faire de gros comme le poing. A cette vue, notre homme ressentit une grande joie, parce que, disait-il, il pourrait les mordre à belles dents. Du reste c'était le meilleur garçon du monde, capable de se jeter au feu pour rendre service.
Rousseau me citait encore un Dauphinois, calme, réservé, qui se promenait avec lui en le suivant toujours sans rien dire. Un jour il vit cueillir à Rousseau les graines d'une espèce de saule, agréables au goût ; comme il les tenait à la main, et qu'il en mangeait, une troisième personne survint, qui, tout effrayée, lui dit : Que mangez-vous donc là ! c'est du poison. Comment, dit Rousseau, du poison ! — Eh oui ! et monsieur que voilà peut vous le dire aussi bien que moi. Pourquoi donc ne m'en a-t-il pas averti ? Mais, reprit le silencieux Dauphinois, c'est que cela paraissait vous faire plaisir. Ce petit événement ne l'avait point corrigé de goûter les plantes qu'il cueillait. Je me souviens qu'au bois de Boulogne, il me montra la filipendule, dont les tubercules sont bonnes à manger; j'en trouvai une qui avait deux racines; je me mis à en goûter, et je lui dis : C'est fort bon, on en pourrait vivre. Au moins, me dit-il, donnez-m'en ma part, et le voilà aussitôt à genoux sur le gazon, et creusant avec son couteau pour en chercher d'autres.
Il était gai, confiant, ouvert, dès qu'il pouvait se livrer à son caractère naturel. Quand je le voyais sombre : À coup sûr, disais-je, il est dans son caractère social, ramenons-le à la nature. Je lui parlais alors de ses premières aventures. Un soir nous étions à la Muette, il était tard ; étourdiment, je lui proposai un chemin plus court à travers champs. Distrait autant que lui, je m'égarai ; le chemin nous ramena dans Passy, le long de ses longues rues, où quelques bourgeois prenaient alors le frais sur la porte. La nuit approchait ; je le vis changer de physionomie ; je lui dis : Voilà les Tuileries. — Oui, mais nous n'y sommes pas. Oh ! que ma femme va être inquiète, répéta-t-il plusieurs fois ! Il hâta le pas, fronça le sourcil; je lui parlais, il ne me répondait plus. Je lui dis : Encore vaut-il mieux être ici que dans les solitudes de l'Arménie ; il s'arrêta et dit : J'aimerais mieux être au milieu des flèches des Parthes, qu'exposé aux regards des hommes. Je remis alors la conversation sur Plutarque : il revint à lui comme sortant d'un rêve.
La méfiance qu'il avait des hommes, s'étendait quelquefois aux choses naturelles. Il croyait à une destinée qui le poursuivait. Il me disait : La Providence n'a soin que des espèces, et non des individus. Mais vous la croyez donc, lui dis-je, moins étendue que l'air qui environne les plus petits corps ? Cependant je n'ai connu personne plus convaincu que lui de l'existence de Dieu. Il me disait : II n'est pas nécessaire d'étudier la nature pour s'en convaincre. Il y a un si bel ordre dans l'ordre physique, et tant de désordre dans l'ordre moral, qu'il faut de toute nécessité qu'il y ait un monde où l'âme soit satisfaite. Il ajoutait avec effusion : Nous avons ce sentiment au fond du cœur : je sens qu'il doit me revenir quelque chose.
Quatre ou cinq causes réunies contribuèrent à altérer son caractère, dont la moindre a suffi quelquefois pour rendre un homme méchant : les persécutions, les calomnies, la mauvaise fortune, les maladies, le travail excessif des lettres, travail qui trop souvent fatigue l'esprit et altère l'humeur. Aussi a-t-on reproché aux poëtes et aux peintres, des boutades et des caprices. Les travaux de l'esprit, en l'épuisant, mettent un homme dans la disposition d'un voyageur fatigué : Rousseau, lui-même, lorsqu'il composait ses ouvrages, était des semaines entières sans parler à sa femme. Mais toutes ces causes réunies ne l'ont jamais détourné de l'amour de la justice. Il portait ce sentiment dans tous ses goûts ; et je l'ai vu souvent, en herborisant dans la campagne, ne vouloir point cueillir une plante quand elle était seule de son espèce.
L'homme vertueux, me disait-il, est forcé de vivre seul ; d'ailleurs, la solitude est une affaire de goût. On a beau faire dans le monde, on est presque toujours mécontent de soi ou des autres. Comme il composait son bonheur d'une bonne conscience, de la santé et de la liberté, il craignait tout ce qui peut altérer ces biens, sans lesquels les riches eux-mêmes ne goûtent aucune félicité. 
Gluck
Dans le temps que Gluck donna son Iphigénie, il me proposa d'aller à une répétition : j'acceptai. Soyez exact, me dit-il ; s'il pleut nous nous joindrons sous le portique des Tuileries à cinq heures et demie ; le premier venu attendra l'autre, mais l'heure sonnée, il n'attendra plus : je lui promis d'être exact ; mais le lendemain je reçus un billet ainsi conçu : Pour éviter, monsieur, la gène des rendez-vous, voici le billet d'entrée. À l'heure du spectacle, je m'acheminai tout seul; la première personne que je rencontrai, ce fut Jean- Jacques. Nous allâmes nous mettre dans un coin, du côté de la loge de la reine. La foule et le bruit augmentant, nous étouffions. L'envie me prit de le nommer, dans l'espérance que ceux qui l'environnaient le protégeraient contre la foule. Cependant je balançai longtemps, dans la crainte de faire une chose qui lui déplût. Enfin, m'adressant au groupe qui était devant moi, je me hasardai de prononcer le nom de Rousseau, en recommandant le secret. A peine cette parole fut-elle dite, qu'il se fit un grand silence. On le considérait respectueusement, et c'était à qui nous garantirait de la foule, sans que personne répétât le nom que j'avais prononcé. J'admirai ce trait de discrétion rare dans le caractère national ; et ce sentiment de vénération me prouva le pouvoir de la présence d'un grand homme.
En sortant du spectacle, il me proposa de venir le lundi des fêtes de Pâques au mont Valérien. Nous nous donnâmes rendez-vous dans un café aux Champs-Elysées. Le matin nous prîmes du chocolat. Le vent était à l'ouest. L'air était frais ; le soleil paraissait environné de grands nuages blancs, divisés par masses sur un ciel d'azur. Entrés dans le bois de Boulogne à huit heures, Jean-Jacques se mit à herboriser. Pendant qu'il faisait sa petite récolte, nous avancions toujours. Déjà nous avions traversé une partie du bois, lorsque nous aperçûmes dans ces solitudes deux jeunes filles, dont l'une tressait les cheveux de sa compagne. Frappés de ce tableau champêtre, nous nous arrêtâmes un instant. Ma femme, me dit Rousseau, m'a conté que dans son pays les bergères font ainsi mutuellement leur toilette en plein champ. Ce spectacle charmant nous rappela en même temps les beaux jours de la Grèce, et quelques beaux vers de Virgile. Il y a dans les vers de ce poëte un sentiment si vrai de la nature, qu'ils nous reviennent toujours à la mémoire au milieu de nos plus douces émotions.
Arrivés sur le bord de la rivière, nous passâmes le bac avec beaucoup de gens que la dévotion conduisait au mont Valérien. Nous gravîmes une pente très roide ; et nous fûmes à peine à son sommet, que pressés par la faim, nous songeâmes à dîner. Rousseau me conduisit alors vers un ermitage où il savait qu'on nous donnerait l'hospitalité. Le religieux qui vint nous ouvrir, nous conduisit à la chapelle, où l'on récitait les litanies de la Providence, qui sont très-belles. Nous entrâmes justement au moment où l'on prononçait ces mots : Providence qui avez soin des empires ! Providence qui avez soin des voyageurs ! Ces paroles si simples et si touchantes nous remplirent d'émotion; et lorsque nous eûmes prié, Jean-Jacques me dit avec attendrissement : Maintenant j'éprouve ce qui est dit dans l'Évangile : Quand plusieurs d'entre vous seront rassemblés en mon nom, je me trouverai au milieu d'eux. Il y a ici un sentiment de paix et de bonheur qui pénètre l'âme. Je lui répondis : Si Fénelon vivait, vous seriez catholique. Il me repartit hors de lui et les larmes aux yeux : Oh ! si Fénelon vivait, je chercherais à être son laquais pour être son valet de chambre ! Cependant on nous introduisit au réfectoire ; nous nous assîmes pour assister à la lecture, à laquelle Rousseau fut très attentif. Le sujet était l'injustice des plaintes de l'homme : Dieu l'a tiré du néant; il ne lui doit que le néant. Après cette lecture, Rousseau me dit d'une voix profondément émue : Ah, qu'on est heureux de croire ! Hélas ! lui répondis-je, cette paix n'est qu'une paix trompeuse et apparente; les mêmes passions qui tourmentent les hommes du monde, respirent ici ; on y ressent tous les maux de l'enfer du Dante, et ce qui les accroît encore, c'est qu'on ne laisse pas à la porte toute espérance.
illustration de l'Emile

Nous nous promenâmes quelque temps dans le cloître et dans les jardins. On y jouit d'une vue immense. Paris élevait au loin ses tours couvertes de lumière, et semblait couronner ce vaste paysage : ce spectacle contrastait avec de grands nuages plombés qui se succédaient à l'ouest, et semblaient remplir la vallée. Plus loin on apercevait la Seine, le bois de Boulogne et le château vénérable de Madrid, bâti par François Ier, père des lettres. Comme nous marchions en silence, en considérant ce spectacle, Rousseau me dit : Je reviendrai cet été méditer ici.
À quelque temps de là, je lui dis : Vous m'avez montré les paysages qui vous plaisent ; je veux vous en faire voir un de mon goût. Le jour pris, nous partîmes un matin au lever de l'aurore, et laissant à droite le parc de Saint-Fargeau, nous suivîmes les sentiers qui vont à l'orient, gardant toujours la hauteur, après quoi nous arrivâmes auprès d'une fontaine semblable à un monument grec, et sur laquelle on a gravé : Fontaine de Saint-Pierre. Vous m'avez amené ici, dit Rousseau en riant, parce que cette fontaine porte votre nom. C'est, lui dis-je, la fontaine des amours, et je lui fis voir les noms de Colin et de Colette. Après nous être reposés un moment, nous nous remîmes en route. A chaque pas, le paysage devenait plus agréable. Rousseau recueillait une multitude de fleurs, dont il me faisait admirer la beauté. J'avais une boîte, il me disait d'y mettre ses plantes, mais je n'en faisais rien ; et c'est ainsi que nous arrivâmes à Romainville. Il était l'heure de dîner ; nous entrâmes dans un cabaret, et l'on nous donna un petit cabinet dont la fenêtre était tournée sur la rue, comme celles de tous les cabarets des environs de Paris, parce que les habitants de ces campagnes ne connaissent rien de plus beau que de voir passer des carrosses, et que dans les plus riants paysages, ils ne voient que le lieu de leurs pénibles travaux. On nous servit une omelette au lard. Ah ! dit Rousseau, si j'avais su que nous eussions une omelette, je l'aurais faite moi-même, car je sais très-bien les faire. Pendant le repas, il fut d'une gaieté charmante ; mais peu-à-peu la conversation devint plus sérieuse, et nous nous mîmes à traiter des questions philosophiques à la manière des convives dont parle Plutarque dans ses propos de table.
Il me parla d'Émile, et voulut m'engager à le continuer d'après son plan. Je mourrais content, me disait-il, si je laissais cet ouvrage entre vos mains ; sur quoi je lui répondis : Jamais je ne pourrais me résoudre à faire Sophie infidèle ; je me suis toujours figuré qu'une Sophie ferait un jour mon bonheur. D'ailleurs, ne craignez-vous pas qu'en voyant Sophie coupable, on ne vous demande à quoi servent tant d'apprêts, tant de soins ? est-ce donc là le fruit de l'éducation de la nature ? Ce sujet, me répondit-il, est utile; il ne suffit pas de préparer à la vertu, il faut se garantir du vice. Les femmes ont encore plus à se méfier des femmes que des hommes. Je crains, répondis-je, que les fautes de Sophie ne soient plus contraires aux mœurs, que l'exemple de sa vertu ne leur sera profitable : d'ailleurs, son repentir pourrait être plus touchant que son innocence ; et un pareil effet ne serait pas sans danger pour la morale. Comme j'achevais ces mots, le garçon de l'auberge entra, et dit tout haut : Messieurs, votre café est prêt. Oh ! le maladroit, m'écriai-je ! ne t'avais-je pas dit de m'avertir en secret quand l'eau serait bouillante? Eh quoi, reprit Jean-Jacques, nous avons du café ? En vérité, je ne suis plus étonné que vous n'ayez rien voulu mettre dans votre boîte ; le café y était. Le café fut apporté, et nous reprîmes notre conversation sur l'Émile. Rousseau me pressa de nouveau de traiter ce sujet : il voulait remettre en mes mains tout ce qu'il en avait fait ; mais je le suppliai de m'en dispenser : Je n'ai point votre style, lui disais-je, cet ouvrage serait de deux couleurs. J'aimerais mieux vos leçons de botanique. Eh bien ! dit-il, je vous les donnerai ; mais il faudra les mettre au net, car il ne m'est plus possible d'écrire. J'avais renoncé à la botanique, mais il me faut une occupation : je refais un herbier.
Nous revînmes par un chemin fort doux, en parlant de Plutarque. Rousseau l'appelait le grand peintre du malheur. Il me cita la fin d'Agis, celle d'Antoine, celle de Monime, femme de Mithridate, le triomphe de Paul Émile, et les malheurs des enfants de Persée. Tacite, me disait-il, éloigne des hommes, mais Plutarque en rapproche. En parlant ainsi, nous marchions à l'ombre de superbes marronniers en fleurs. Rousseau en abattit une grappe avec sa petite faux de botaniste, et me fit admirer cette fleur, qui est composée. Nous fîmes ensuite le projet d'aller dans la huitaine sur les hauteurs de Sèvres. Il y a, me dit-il, de beaux sapins et des bruyères toutes violettes : nous partirons de bon matin. J'aime ce qui me rappelle le nord : à cette occasion je lui racontai mes aventures en Russie, et mes amours malheureuses en Pologne. Il me serra la main, et me dit en me quittant : J'avais besoin de passer ce jour avec vous.
Bernardin de Saint-Pierre