samedi 12 mars 2016

Rousseau vu par Grimm

Décrété de prise de corps en 1762, Rousseau fut contraint de fuir le royaume et de se réfugier en Suisse, puis en Angleterre.
Après huit années d'errance, le Genevois obtint l'autorisation de revenir à Paris.
Au grand dam de ses anciens amis philosophes, effrayés du contenu de ces Confessions que le Genevois venait d'achever. Dans la Correspondance Littéraire, Melchior Grimm reprit aussitôt sa campagne de dénigrement et de calomnie... 

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JUILLET 1770
Retour de J.-J. Rousseau à Paris : son mariage, son changement de costume, inconvénients de sa popularité. 

J.-J. Rousseau (...) est à Paris depuis environ un mois avec sa gouvernante, Mlle Le Vasseur, dont il a enfin fait sa femme. Il a quitté la casaque arménienne et repris l’habit français. 
Rousseau habillé à l'arménienne
On a fait à cette occasion un conte impertinent qui calomnie la vertu de Mme Jean-Jacques, et encore plus le goût de celui qui aurait péché avec elle. On prétend que son mari, l’ayant surprise in flagrante avec un moine, quitta l’habit arménien sur-le-champ, disant qu’il avait voulu se distinguer jusqu’à présent à l’extérieur des autres, ne se croyant pas un homme ordinaire; mais qu’il voyait bien qu’il s’était trompé, et qu’il était dans la classe commune. Je crois que l’espérance de revenir à Paris a eu plus de part à ce changement d’habit que les fredaines de Mme Rousseau. On n’aurait jamais obtenu la permission de reparaître ici pour l’Arménien, mais on a déterminé M. le procureur général à laisser Jean-Jacques en habit français à Paris. La seule condition que ce magistrat ait exigée, c’est de ne plus écrire, ou du moins de ne rien faire imprimer. Le retour de cet homme singulier dans une ville où il a passé la plus grande partie de sa vie, et qui seule lui convient dans l’univers, a fourni pendant quelques jours un sujet de conversation à Paris. Il s’est montré plusieurs fois au café de la Régence, sur la place du Palais-Royal; sa présence y a attiré une foule prodigieuse, et la populace s’est même attroupée sur la place pour le voir passer. On demandait à la moitié de cette populace ce qu’elle faisait là; elle répondait que c’était pour voir Jean-Jacques. On lui demandait ce que c’était que Jean-Jacques; elle répondait qu’elle n’en savait rien, mais qu’il allait passer. On fit cesser cette représentation en exhortant M. Rousseau à ne plus paraître ni à ce café, ni dans aucun autre lieu public; et, depuis ce temps-là, il s’est tenu plus retiré. En effet, il suffirait d’une mauvaise tête parmi nos seigneurs les conseillers des enquêtes et requêtes pour le dénoncer, et obliger le procureur général de poursuivre le décret de prise de corps qui subsiste toujours, ce qui forcerait le pauvre Jean-Jacques à s’éloigner de nouveau; mais, en évitant la trop grande publicité, il ne sera pas dans ce cas-là. Il va d’ailleurs beaucoup dans le monde, chez les belles dames; il a déposé sa peau d’ours avec l’habit arménien, et il est redevenu galant et doucereux. Il va souper aussi chez Sophie Arnould, avec l’élite des petits-maîtres et des talons-rouges, et il paraît que c’est Rulhière qu’il a choisi pour conducteur. 
l'actrice Sophie Arnould
Quant au métier, ayant renoncé à celui des lettres jusqu’à nouvel ordre, il a repris la profession de copiste de musique; il convient qu’il a été mauvais copiste autrefois, parce que, dit-il, il avait alors la manie de composer des livres; mais actuellement qu’il est revenu dans son bon sens, il prétend n’avoir pas son pareil; il lui faut, dit-il encore, gagner quinze cents livres par an avec ses copies pour être à son aise.

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