dimanche 28 juin 2015

Conférence de Marion Sigaut "Du Kibboutz à Voltaire"

   

En cette période difficile et épuisante (les habitués comprendront), le propos de Marion Sigaut sur "le secret" (!!!) de Damiens et  celui de Calas (à partir de la 40è minute) aura eu le mérite de me détendre et de me faire rire. De l'hypothèse (au demeurant recevable) au fait, il n'y a qu'un pas que la brave dame franchit sans hésiter !
Moi qui me suis crevé les yeux sur les archives de l'époque, j'envie de telles certitudes...
Mais bon... sur l'approvisionnement en vierges de Louis XV, puis sur la personnalité de Damiens, je conseillerais à notre historienne de creuser le sujet... Et surtout de ne rien occulter.
Quant à l'éventuelle censure infligée par le  prétendu "système", il s'agit ni plus ni moins d'un argument de vente dont elle joue comme d'autres l'ont fait avant elle. Avis à ceux qui voudraient se frotter au monde de l'édition : tout (absolument tout) est question de réseaux (priorité parmi les priorités  !), de sérieux, de talent, et surtout de VENTES !!!

Sur l'affaire Calas (uniquement les faits !), voir ici 
Sur l'affaire Damiens (uniquement les faits !) voir ici 

samedi 27 juin 2015

Thérèse philosophe (5)

Roman pornographique (souvent attribué au marquis d'Argens) distribué clandestinement en 1748, Thérèse philosophe connut un succès considérable dans la France des Lumières.
Après la mort de sa mère, Thérèse vient de faire connaissance avec la Bois-Laurier qui lui raconte son passé libertin. Un jour, alors qu'elle était en compagnie de Mme Dupuis, une sexagénaire, elle a reçu la visite de "trois capucins"...


 ***
Un instant après entrèrent nos trois capucins, qui, peu accoutumés à goûter d’un morceau aussi friand que je paraissais l’être, se jettent sur moi comme trois dogues affamés. J’étais dans ce moment debout, un pied élevé sur une chaise, nouant une de mes jarretières. L’un, avec une barbe rousse et une haleine infectée, vient m’appuyer un baiser sur la parole ; encore cherchait-il à chiffonner avec sa langue. Un second tracassait grossièrement sa main dans mes tétons ; et je sentais le visage du troisième, qui avait levé ma chemise par derrière, appliqué contre mes fesses, tout près du trou mignon, quelque chose de rude comme du crin, passé entre mes cuisses, me farfouillait le quartier de devant ; j’y porte la main : qu’est-ce que je saisis ? la barbe du Père Hilaire, qui, se sentant pris et tiré par le menton, m’applique, pour m’obliger à lâcher prise, un assez vigoureux coup de dent dans une fesse. J’abandonne, en effet, la barbe, et un cri perçant, que la douleur m’arrache, en impose heureusement à ces effrénés et me tire pour un moment de leurs pattes. Je m’assis sur un lit de repos près lequel j’étais ; mais à peine ai-je le temps de m’y reconnaître que trois instruments énormes se trouvent braqués devant moi.
« Ah ! mes Pères, m’écriai-je, un moment de patience, s’il vous plaît ; mettons un peu d’ordre dans ce qui nous reste à faire. Je ne suis point venue ici pour jouer la vestale : voyons donc avec lequel de vous trois je…
« — C’est à moi ! s’écrièrent-ils tous ensemble, sans me donner le temps d’achever. — À vous, jeunes barbares ? reprit l’un d’eux en nasillant. Vous osez disputer le pas à Père Ange, ci-devant gardien de…, prédicateur du carême de…, votre supérieur ! Où est donc la subordination ? — Ma foi ! ce n’est pas chez la Dupuis, reprit l’un d’eux, sur le même ton ; ici, Père Anselme vaut bien Père Ange. — Tu en as menti ! » répliqua ce dernier en apostrophant un coup de poing dans le milieu de la face du très révérend Père Anselme. Celui-ci, qui n’était rien moins que manchot, saute sur Père Ange ; tous deux se saisissent, se collètent, se culbutent, se déchirent à belles dents ; leurs robes, relevées sur leurs têtes, laissent à découvert leurs misérables outils, qui, de saillants qu’ils s’étaient montrés, se trouvaient réduits en forme de lavettes. La Dupuis accourut pour les séparer ; elle n’y réussit qu’on appliquant un grand seau d’eau fraîche sur les parties honteuses de ces deux disciples de saint François.

Pendant le combat, Père Hilaire ne s’amusait point à la moutarde. Comme je m’étais renversée sur le lit, pâmée de rire et sans force, il fourrageait mes appas et cherchait à manger l’huître disputée à belles gourmades par ses deux compagnons. Surpris de la résistance qu’il rencontre, il s’arrête pour examiner de près les débouchés ; il entr’ouvre la coquille, point d’issues. Que faire ? Il cherche de nouveau à percer : soins perdus, peines inutiles. Son instrument, après des efforts redoublés, est réduit à l’humiliante ressource de cracher au nez de l’huître qu’il ne peut gober.
Le calme succéda tout à coup aux fureurs monacales. Père Hilaire demanda un instant de silence ; il informa les deux combattants de mon irrégularité et de la barrière insurmontable qui fermait l’entrée du séjour des plaisirs. La vieille Dupuis essuya de vifs reproches, dont elle se défendit en plaisantant, et, en femme qui sait son monde, elle tâcha de faire diversion par l’arrivée d’un convoi de bouteilles de vin de Bourgogne qui furent bientôt sablées.
Cependant, les outils de nos Pères reprennent leur première consistance. Les libations bachiques sont interrompues de temps à autre par des libations à Priape. Toutes imparfaites qu’étaient celles-ci, nos frapparts semblent s’en contenter, et tantôt mes fesses, tantôt leurs revers, servent d’autels à leurs offrandes.
Bientôt une excessive gaieté s’empare des esprits. Nous mettons à nos convives du rouge, des mouches : chacun d’eux s’affuble de quelqu’un de mes ajustements de femme ; peu à peu je suis dépouillée toute nue et couverte d’un simple manteau de capucin, équipage dans lequel ils me trouvèrent charmante. « N’êtes-vous pas trop heureux, s’écria la Dupuis, qui était à moitié ivre, de jouir du plaisir de voir un minois comme celui de la charmante Manon ? »
« Non, ventrebleu ! répliqua Père Ange d’un ton de fureur bachique ; je ne suis point venu ici pour voir un minois : c’est pour f..... un c.. que je m’y suis rendu ; j’ai bien payé, ajouta-t-il, et ce v.. que je tiens en main n’en sortira, ventredieu ! pas qu’il n’ait f....., fût-ce le diable ! »
Écoute bien cette scène, me dit la Bois-Laurier en s’interrompant ; elle est originale ; mais je t’avertis (peut-être un peu tard) que je ne puis rien retrancher à l’énergie des termes, sans lui faire perdre toutes ses grâces.
La Bois-Laurier avait trop élégamment commencé pour ne pas la laisser finir de même : je souris ; elle continua ainsi le récit de cette aventure :
« Fût-ce le diable, répéta la Dupuis, se levant de dessus sa chaise et élevant la voix du même ton nasillant que celui du capucin ; eh bien ! b....., dit-elle en se troussant jusqu’au nombril, regarde ce c… vénérable, qui en vaut bien deux ; je suis une bonne diablesse : f…-moi donc, si tu l’oses, et gagne ton argent ». Elle prend en même temps Père Ange par la barbe et l’entraîne sur elle, en se laissant tomber sur le petit lit. Le Père n’est point déconcerté par l’enthousiasme de sa Proserpine ; il se dispose à l’enfiler, et l’enfile à l’instant.
À peine la sexagénaire Dupuis eut-elle éprouvé le frottement de quelques secousses du Père que ce plaisir délicieux, qu’aucun mortel n’avait eu la hardiesse de lui faire goûter depuis plus de vingt-cinq ans, la transporte et lui fait bientôt changer de ton. « Ah ! mon papa, disait-elle, en se démenant comme une enragée, mon cher papa, f… donc ; donne-moi du plaisir !… je n’ai que quinze ans, mon ami ; oui, vois-tu ? je n’ai que quinze ans… Sens-tu ces allures ? Va donc, mon petit chérubin !… tu me rends la vie… tu fais une œuvre méritoire…
Dans l’intervalle de ces tendres exclamations, la Dupuis baisait son champion, elle le pinçait, elle le mordait avec les deux uniques chicots qui lui restaient dans la bouche.
D’un autre côté, le Père, qui était surchargé de vin, ne faisait que hannequiner ; mais, ce vin commençant à faire son effet, la galerie, composée des révérends Pères Anselme, Hilaire et de moi, s’aperçut bientôt que Père Ange perdait du terrain et que ses mouvements cessaient d’être régulièrement périodiques. « Ah ! b… ! s écria tout à coup la connaisseuse Dupuis, je crois que tu déb....., chien ; si tu me faisais un pareil affront !… » Dans l’instant, l’estomac du Père, fatigué par l’agitation, fait capot, et l’inondation, portant directement sur la face de l’infortunée Dupuis, au moment d’une de ses exclamations amoureuses qui lui tenaient la bouche béante, la vieille se sentant infectée de cette exlibation infecte, son cœur se soulève, et elle paie l’agresseur de la même monnaie.
Jamais spectacle plus affreux et plus risible en même temps. Le moine s’appesantit, écroulé sur la Dupuis ; celle-ci fait de puissants efforts pour le renverser de côté ; elle y réussit. Tous deux nagent dans l’ordure : leurs visages sont méconnaissables ; la Dupuis, dont la colère n’était que suspendue, tombe sur Père Ange à grands coups de poing ; mes ris immodérés et ceux des spectateurs nous ôtent la force de leur donner du secours ; enfin, nous les joignîmes, et nous séparâmes les champions. Père Ange s’endort ; la Dupuis se nettoie ; à l’entrée de la nuit, chacun se retire et regagne tranquillement son manoir.

Après ce beau récit, qui nous apprêta à rire de grand cœur, la Bois-Laurier continua à peu près dans ces termes :
Je ne te parles point du goût de ces monstres qui n’en ont que pour le plaisir antiphysique, soit comme agents, soit comme patients. L’Italie en produit moins aujourd’hui que la France. Ne savons-nous pas qu’un seigneur aimable, riche, entiché de cette frénésie, ne put venir à bout de consommer son mariage avec une épouse charmante, la première nuit de ses noces, que par le moyen de son valet de chambre, à qui son maître ordonna, dans le fort de l’acte, de lui faire la même introduction par derrière que celle qu’il faisait à sa femme par devant !
Je remarque cependant que messieurs les antiphysiques se moquent de nos injures et défendent vivement leur goût, en soutenant que leurs antagonistes ne se conduisent que par les mêmes principes qu’eux.
« Nous cherchons tous le plaisir, disent ces hérétiques, par la voie où nous croyons le trouver. C’est le goût qui guide nos adversaires, ainsi que nous. Or, vous conviendrez que nous ne sommes pas les maîtres d’avoir tel ou tel goût. Mais, dit-on, lorsque les goûts sont criminels, lorsqu’ils outragent la nature, il faut les rejeter. Point du tout ; en matière de plaisirs, pourquoi ne pas suivre son goût ? Il n’y en a point de coupables. D’ailleurs, il est faux que l’antiphysique soit contre nature, puisque c’est cette même nature qui nous donne le penchant pour ce plaisir. Mais, dit-on encore, on ne peut procréer son semblable, continuent-ils. Quel pitoyable raisonnement ! Où sont les hommes de l’un et de l’autre goût qui prennent le plaisir de la chair dans la vue de faire des enfants ? »
Enfin, continua la Bois-Laurier, messieurs les antiphysiques allèguent mille bonnes raisons pour faire croire qu’ils ne sont ni à plaindre ni à blâmer. Quoi qu’il en soit, je les déteste, et il faut que je te conte un tour assez plaisant que j’ai joué une fois en ma vie à un de ces exécrables ennemis de notre sexe.
J’étais avertie qu’il devait venir me voir ; et quoique je sois naturellement une terrible péteuse, j’eus encore la précaution de me farcir l’estomac d’une forte quantité de navets, afin d’être mieux en état de le recevoir suivant mon projet. C’était un animal que je ne souffrais que par complaisance pour ma mère. Chaque fois qu’il venait au logis, il s’occupait pendant deux heures à examiner mes fesses, à les ouvrir, à les refermer, à porter le doigt au trou, où il eût volontiers tenté de mettre autre chose, si je ne m’étais pas expliquée nettement sur l’article ; en un mot, je le détestais. Il arrive à neuf heures du soir ; m’ayant fait coucher à plat ventre sur le bord du lit, puis, après avoir exactement levé mes jupes et ma chemise, il va, selon sa louable coutume, s’armer d’une bougie, dans le dessein de venir examiner l’objet de son culte. C’est où je l’attendais. Il mit un genou à terre et, approchant la lumière et son nez, je lui lâchai, à brûle-pourpoint, un vent moelleux que je retenais avec peine depuis deux heures ; le prisonnier, en s’échappant, fit un bruit enragé et éteignit la bougie.

 Le curieux se jeta en arrière, en faisant, sans doute, une grimace de tous les diables. La bougie tombée de ses mains fut rallumée ; je profitai du désordre et me sauvai, en éclatant de rire, dans une chambre voisine, où je m’enfermai, et de laquelle ni prières, ni menaces ne purent me tirer, jusqu’à ce que mon homme au camouflet eût vidé la maison.
Ici, Mme Bois-Laurier fut obligée de cesser sa narration par les ris immodérés qu’excita en moi cette dernière aventure
 
(à suivre)

mercredi 24 juin 2015

Thérèse philosophe (4)

Roman pornographique (souvent attribué au marquis d'Argens) distribué clandestinement en 1748, Thérèse philosophe connut un succès considérable dans la France des Lumières.
Après la mort de sa mère, Thérèse vient de faire connaissance de la Bois-Laurier qui lui raconte son passé libertin.



 ***

Je ne finirais pas si je te faisais le tableau de tous les goûts bizarres, des singularités que j’ai connus chez les hommes, indépendamment des diverses postures qu’ils exigent des femmes dans le coït.
Un jour je fus introduite, par une petite porte de derrière, chez un homme de nom et fort riche, à qui, depuis cinquante ans, tous les matins une fille nouvelle pour lui rendait pareille visite. Il m’ouvrit lui-même la porte de son appartement. Prévenue de l’étiquette qui s’observait chez ce paillard d’habitude, dès que je fus entrée, je quittai robe et chemise. Ainsi nue, j’allai lui présenter mes fesses à baiser dans un fauteuil où il était gravement assis.
« Cours donc vite, ma fille », me dit-il, tenant d’une main son paquet, qu’il secouait de toute sa force, et de l’autre une poignée de verges, dont mes fesses étaient simplement menacées. Je me mets à courir, il me suit ; nous faisons cinq à six tours de chambre, lui criant comme un diable : « Cours donc, coquine, cours donc ! » Enfin il tombe pâmé dans son fauteuil ; je me rhabille, il me donne deux louis, et je sors.

Un autre me plaçait assise sur le bord d’une chaise, découverte jusqu’à la ceinture. Dans cette posture, il fallait que, par complaisance, quelquefois aussi par goût, je me servisse du frottement de la tête d’un godemiché, pour me provoquer au plaisir. Lui, posté dans la même attitude vis-à-vis de moi, à l’autre extrémité de la chambre, travaillait de la main à la même besogne, ayant les yeux fixés sur mes mouvements, et singulièrement attentif à ne terminer son opération que lorsqu’il apercevait que ma langueur annonçait le comble de la volupté.
Un troisième (c’était un vieux médecin) ne donnait aucun signe de virilité qu’au moyen de cent coups de fouet que je lui appliquais sur les fesses, tandis qu’une de mes compagnes, à genoux devant lui, la gorge nue, travaillait avec ses mains à disposer le nerf érecteur de cet Esculape moderne, d’où exhalaient enfin les esprits qui, mis en mouvement par la fustigation, avaient été forcés de se porter dans la région inférieure. C’est ainsi que nous le disposions, ma camarade et moi, par ces différentes opérations, à répandre le baume de la vie. Tel était le mécanisme par lequel ce docteur nous assurait qu’on pouvait restaurer un homme usé, un impuissant, faire concevoir une femme stérile.
Un quatrième (c’était un voluptueux courtisan usé de débauche) me fit venir chez lui avec une de mes compagnes. Nous le trouvâmes dans un cabinet environné de glaces de toutes parts, disposées de manière que toutes faisaient face à un lit de repos de velours cramoisi qui était placé dans le milieu. « Vous êtes des dames charmantes, adorables, nous dit affectueusement le courtisan ; cependant vous ne trouverez pas mauvais que je n’aie pas l’honneur de vous f..... Ce sera, si vous le trouvez bon, un de mes valets de chambre, garçon beau et bien fait, qui aura celui de vous amuser. Que voulez-vous, mes beaux enfants, ajouta-t-il, il faut savoir aimer ses amis avec leurs défauts, et j’ai celui de ne goûter de plaisir que par l’idée que je me forme de ceux que je vois prendre aux autres. D’ailleurs, chacun se mêle de… Eh ! ne serait-il pas pitoyable que des gens comme moi fussent les singes d’un gros vilain paysan ! »
Après ce discours préliminaire, prononcé d’un ton mielleux, il fit entrer son valet de chambre qui parut en petite veste courte de satin, couleur de chair, en habit de combat. Ma camarade fut couchée sur le lit de repos, bien et dûment troussée par le valet de chambre, qui m’aida ensuite à me déshabiller nue, de la ceinture en haut. Tout était compassé et se faisait avec mesure. Le maître, dans un fauteuil, examinait et tenait son instrument mollet à la main. Le valet de chambre, au contraire, qui avait descendu sa culotte jusque sur ses genoux et tourné le bas de sa chemise autour de ses reins, en laissait voir un des plus brillants. Il n’attendait, pour agir, que les ordres de son maître, qui lui annonça qu’il pouvait commencer. Aussitôt le fortuné valet de chambre grimpe ma camarade, l’enfile et reste immobile. Les fesses de celui-ci étaient découvertes.

« Prenez la peine, mademoiselle, me dit notre courtisan, de vous placer de l’autre côté du lit et de chatouiller cette ample paire de c..... qui pendent entre les cuisses de mon homme, qui est, comme vous le voyez, un fort honnête Lorrain. » Cela exécuté de ma part, nue, comme je vous ai dit, de la ceinture en haut, l’ordonnateur de la fête dit à son valet de chambre qu’il pouvait aller son train. Celui pousse sur-le-champ et repousse avec une mobilité de fesses admirable : ma main suit leurs mouvements, ne quitte point les deux énormes vergues. Le maître parcourt des yeux les miroirs, qui lui rendent des tableaux diversifiés, selon le côté dont les objets sont réfléchis. Il vient à bout de faire roidir son instrument qu’il secoue avec vigueur ; il sent que le moment de la volupté approche. « Tu peux finir », dit-il à son valet de chambre. Celui-ci redouble ses coups ; tous deux, enfin, se pâment et répandent la liqueur divine. Chère Thérèse, dit la Bois-Laurier en poursuivant son récit, je me rappelle fort à propos une plaisante aventure, qui m’arriva ce même jour avec trois capucins : elle te donnera une idée de l’exactitude de ces bons Pères à observer leur vœu de chasteté.

(à suivre)

lundi 22 juin 2015

A propos de la dissidence

A l'inverse des grands mouvements dissidents (chinois, soviétique et autres) du passé, l'actuelle dissidence française vit au grand jour, en toute liberté, et en se servant du média devenu dominant (le net) pour exposer ses vues.
Si les situations diffèrent, la rhétorique n'a quant à elle guère changé : on se dit toujours frappé par la censure, victime d'un affreux complot médiatique qui vous bâillonne, on se voudrait persécuté, on rêve d'être arrêté ( une courte peine de prison : le Graal de nos pseudo-dissidents !) voire agressé... 
souvenez-vous...

Bien sûr, on se prétend détenteur d'une vérité, de LA vérité !

Bien sûr, le SYSTEME (notez l'idée d'organisation, de concertation) veut vous empêcher de la révéler...

En période de crise (économique, sociale, morale, politique...), bon nombre de déclassés, d'oubliés et de malheureux viennent grossir les rangs de cette dissidence 2.0, en quête d'un discours idéologique et culturel qui alimente leur ressentiment. Il existe donc un marché de la dissidence, plutôt florissant d'ailleurs, dont les ramifications s'étendent sur le net, et qui propose une vision simpliste, souvent binaire (entendez : le bien et le mal), de notre monde.
On y trouve toutes sortes d'acteurs, des convaincus, des négationnistes, des brillants, des illuminés, des opportunistes, souvent anti-républicains et anti-laïcards, et qui s'inscrivent dans ce schéma manichéen pour réécrire notre histoire.
Marion Sigaut
L'intervention de Marion Sigaut (merci à M.T de me l'avoir signalée) illustre parfaitement ce propos. Evoquant l'affaire Voltaire-de Rohan (voir ici à partir de la 7è minute), l'historienne parle de la "vengeance" qu'aurait réclamée le poète après avoir subi la bastonnade. "Un prêté pour un rendu", avance-t-elle pour justifier le comportement de l'"homme de guerre" (sur ce dernier point aussi, il y aurait à redire) qu'était de Rohan. "Il n'avait qu'à présenter des excuses" conclut benoîtement la pasionaria des anti-Lumières...
Guy-Auguste de Rohan
Etrange lecture de l'histoire... On ne reviendra pas sur le déroulement de la querelle (on l'a déjà fait ici), ni sur les inexactitudes de ce compte rendu. Pour le coup, on se contentera de rappeler à l'historienne-dissidente que Voltaire n'a jamais exigé de "vengeance" de qui que ce soit, mais simplement qu'on lui rende justice. Cette justice qui, soixante ans plus tard, allait imposer à tous les Rohan du royaume que les citoyens seraient désormais "libres et égaux en droits". Car si ce jour-là le poète n'a pu faire valoir ses droits, c'est qu'en 1726, la parole d'un roturier ne pesait rien face à celle d'un aristocrate. Les ricanements de Marion Sigaut donnent à croire qu'elle cautionne cet état de fait. On ne s'en étonnera pas...
Dans sa grille de lecture, Voltaire sera toujours du côté du mal, et les Rohan du côté du bien. Toujours...
L'histoire de France réduite au noir et blanc, à une lecture binaire qui en gomme toutes les aspérités...
Non, décidément, jamais Marion Sigaut ne se hasardera dans les nuances de gris.

dimanche 21 juin 2015

Thérèse philosophe (3)

Roman pornographique (souvent attribué au marquis d'Argens) distribué clandestinement en 1748, Thérèse philosophe connut un succès considérable dans la France des Lumières.
Agée de 25 ans, la narratrice vient d'être retirée du couvent. Cachée dans une pièce voisine, elle a assisté aux ébats amoureux du père Dirrag et de sa pénitente, Mlle Eradice. 
 
 
***

J’ai dit que, dès que le Père Dirrag fut sorti de la chambre de Mlle Éradice, je me retirai chez moi. Dès que je fus rentrée dans ma chambre, je me prosternai à genoux pour demander à Dieu la grâce d’être traitée comme mon amie. Mon esprit était dans une agitation qui approchait de la fureur ; un feu intérieur me dévorait. Tantôt assise, tantôt debout, souvent à genoux, je ne trouvais aucune place qui pût me fixer. Je me jetai sur mon lit. L’entrée de ce membre rubicond dans la partie de Mlle Éradice ne pouvait sortir de mon imagination, sans que j’y attachasse cependant aucune idée distincte de plaisir, et encore moins de crime. Je tombai, enfin, dans une rêverie profonde, pendant laquelle il me sembla que ce même membre, détaché de tout autre objet, faisait son entrée dans moi par la même voie.

Machinalement, je me plaçai dans la même attitude que celle où j’avais vu Éradice, et machinalement encore, dans l’agitation qui me faisait mouvoir, je me coulai sur le ventre jusqu’à la colonne du pied du lit, laquelle, se trouvant passée entre mes jambes et mes cuisses, m’arrêta et servit de point d’appui à la partie où je sentais une démangeaison inconcevable. Le coup qu’elle reçut par la colonne qui la fixa me causa une légère douleur, qui me tira de ma rêverie, sans diminuer l’excès de ma démangeaison. La position où j’étais exigeait que je levasse mon derrière pour tâcher d’en sortir ; de ce mouvement que je fis en remontant et coulant ma moniche (ndlr : sexe féminin) le long de la colonne, il résulta un frottement qui me causa un chatouillement extraordinaire. Je fis un second mouvement, puis un troisième, etc., qui eurent une augmentation de succès : tout à coup j’entrai dans un redoublement de fureur ; sans quitter ma situation, sans faire aucune espèce de réflexion, je me mis à remuer le derrière avec une agilité incroyable, glissant toujours le long de la salutaire colonne. Bientôt un excès de plaisir me transporta, je perdis connaissance, je me pâmai et m’endormis d’un profond sommeil.

Au bout de deux heures je m’éveillai, toujours ma chère colonne entre mes cuisses, couchée sur mon ventre, mes fesses découvertes. Cette posture me surprit ; je ne me souvenais de ce qui s’était passé que comme on se rappelle le tableau d’un songe. Cependant, me trouvant plus tranquille, l’évacuation de la céleste rosée me laissant l’esprit plus libre, je fis quelques réflexions sur tout ce que j’avais vu chez Éradice et sur ce qui venait de se passer dans moi, sans en pouvoir tirer aucune conclusion raisonnable. La partie qui avait été frottée le long de la colonne, ainsi que l’intérieur du haut de mes cuisses qui l’avait embrassée, me faisait un mal cruel ; j’osai y regarder malgré les défenses qui m’avaient été faites par mon ancien directeur de couvent ; mais je n’osai me déterminer à y porter la main : cela m’avait été trop expressément interdit.

(à suivre)

samedi 20 juin 2015

Thérèse philosophe (2)

Roman pornographique (souvent attribué au marquis d'Argens) distribué clandestinement en 1748, Thérèse philosophe connut un succès considérable dans la France des Lumières.
Agée de 25 ans, la narratrice vient d'être retirée du couvent. On lui présente alors le père Dirrag et de Mlle Eradice, l'une de ses pénitentes. Un matin, elle assiste, cachée dans le cabinet, à un exercice spirituel.
***
Mlle Éradice obéit aussitôt sans répliquer. Elle se mit à genoux sur un prie-Dieu, un livre devant elle ; puis, levant ses jupes et sa chemise jusqu’à la ceinture, elle laissa voir des fesses blanches comme la neige et d’un ovale parfait, soutenues de deux cuisses d’une proportion admirable. « Levez plus haut votre chemise, lui dit-il : elle n’est pas bien ; là, c’est ainsi. Joignez présentement les mains et élevez votre âme à Dieu ; remplissez votre esprit de l’idée du bonheur éternel qui vous est promis. » Alors le Père approcha un tabouret sur lequel il se mit à genoux derrière et un peu à côté d’elle. Sous sa robe, qu’il releva et qu’il passa dans sa ceinture, était une grosse et longue poignée de verges, qu’il présenta à baiser à sa pénitente.
Attentive à l’événement de cette scène, j’étais remplie d’une sainte horreur ; je sentais une sorte de frémissement que je ne puis décrire. Éradice ne disait mot. Le Père parcourait, avec des yeux pleins de feu, les fesses qui lui servaient de perspective ; et comme il avait ses regards fixés sur elles, j’entr’ouis qu’il disait à basse voix, d’un ton d’admiration : « Ah ! la belle gorge ! Quels tétons charmants ! » Puis il se baissait, se relevait par intervalles, en marmottant quelques versets ; rien n’échappait à sa lubricité. Après quelques minutes, il demanda à sa pénitente si son âme était entrée en contemplation. « Oui, mon très révérend Père, lui dit-elle ; je sens que mon esprit se détache de la chair, et je vous supplie de commencer le saint œuvre. — Cela suffit, reprit le Père, votre esprit va être content. » Il récita encore quelques prières, et la cérémonie commença par trois coups de verges qu’il lui appliqua assez légèrement sur le derrière. Ces trois coups furent suivis d’un verset qu’il récita, et successivement de trois autres coups de verges, un peu plus forts que les premiers.

Après cinq ou six versets récités et interrompus par cette sorte de diversion, quelle fut ma surprise, lorsque je vis le Père Dirrag, déboutonnant sa culotte, donner l’essor à un trait enflammé qui était semblable à ce serpent fatal qui m’avait attiré les reproches de mon ancien directeur ! Ce monstre avait acquis la longueur, la grosseur et la fermeté prédites par le capucin ; il me faisait frissonner. Sa tête rubiconde paraissait menacer les fesses d’Éradice, qui étaient devenues du plus bel incarnat ; le visage du Père était tout en feu. « Vous devez être présentement, dit-il, dans l’état le plus parfait de contemplation : votre âme doit être détachée des sens. Si ma fille ne trompe pas mes saintes espérances, elle ne voit plus, n’entend plus, ne sent plus. »
Dans ce moment, ce bourreau fit tomber une grêle de coups sur toutes les parties du corps d’Éradice qui étaient à découvert. Cependant elle ne disait mot, elle semblait être immobile, insensible à ces terribles coups, et je ne distinguais simplement dans elle qu’un mouvement convulsif de ses deux fesses, qui se serraient et se desserraient à chaque instant. « Je suis content de vous, lui dit-il après un quart d’heure de cette cruelle discipline ; il est temps que vous commenciez à jouir du fruit de vos saints travaux ; ne m’écoutez pas, ma chère fille, mais laissez-vous conduire : prosternez votre face contre terre : je vais, avec le vénérable cordon de saint François, chasser tout ce qui reste d’impur au dedans de vous. »
Le bon Père la plaça, en effet, dans une attitude humiliante à la vérité, mais aussi la plus commode à ses desseins. Jamais on ne l’a présenté plus beau : ses fesses étaient entr’ouvertes, et on découvrait en entier la double route des plaisirs.
Après un instant de contemplation de la part du cafard, il humecta de salive ce qu’il appelait le cordon, et en proférant quelques paroles, d’un ton qui sentait l’exorcisme d’un prêtre qui travaille à chasser le diable du corps d’un démoniaque, Sa Révérence commença son intromission.
J’étais placée de manière à ne pas perdre la moindre circonstance de cette scène ; les fenêtres de la chambre où elle se passait faisaient face à la porte du cabinet dans lequel j’étais renfermée. Éradice venait d’être placée à genoux sur le plancher, les bras croisés sur le marchepied de son prie-Dieu, et la tête appuyée sur ses bras ; sa chemise, soigneusement relevée jusqu’à la ceinture, me laissait voir, à demi-profil, des fesses et une chute de reins admirables. Cette luxurieuse perspective fixait l’attention du très révérend Père, qui s’était mis lui-même à genoux, les jambes de sa pénitente placée entre les siennes, ses culottes basses, son terrible cordon à la main, marmottant quelques mots mal articulés.
Il resta pendant quelques instants dans cette édifiante attitude, parcourant l’autel avec des regards enflammés, et paraissant indécis sur la nature du sacrifice qu’il allait offrir. Deux embouchures se présentaient, il les dévorait des yeux, embarrassé sur le choix : l’une était un friand morceau pour un homme de sa robe, mais il avait promis du plaisir, de l’extase à sa pénitente ; comment faire ? Il osa diriger plusieurs fois la tête de son instrument sur la porte favorite à laquelle il heurtait légèrement ; mais enfin la prudence l’emporta sur le goût, je lui dois cette justice. Je vis distinctement le rubicond priape de Sa Révérence enfiler la route canonique, après avoir entr’ouvert délicatement les lèvres vermeilles avec le pouce et l’index de chaque main.

Ce travail fut d’abord entamé par trois vigoureuses secousses qui en firent entrer près de la moitié ; alors, tout à coup, la tranquillité apparente du Père se changea en une espèce de fureur. Quelle physionomie ! Ah Dieu ! Figurez-vous un satyre, les lèvres chargées d’écume, la bouche béante, grinçant parfois les dents, soufflant comme un taureau qui mugit : ses narines étaient enflées et agitées ; il soutenait ses mains élevées à quatre doigts de la croupe d’Éradice, sur laquelle on voyait qu’il n’osait les appliquer pour y prendre un point d’appui ; ses doigts écartés étaient en convulsion, et se formaient en pattes de chapon rôti. Sa tête était baissée et ses yeux étincelants restaient fixés sur le travail de la cheville ouvrière, dont il compassait les allées et les venues de manière que, dans le mouvement de rétroaction, elle ne sortît pas de son fourreau, et que, dans celui de l’impulsion, son ventre n’appuyât pas au ventre de la pénitente, laquelle, par réflexion, aurait pu deviner où tenait le prétendu cordon. Quelle présence d’esprit !
Je vis qu’environ la longueur d’un travers de pouce du saint instrument fut constamment réservée au dehors et n’eut pas de part à la fête. Je vis qu’à chaque mouvement que le croupion du Père faisait en arrière, par lequel le cordon se retirait de son gîte jusqu’à la tête, les lèvres de la partie d’Éradice s’entr’ouvraient et paraissaient d’un incarnat si vif qu’elles charmaient la vue. Je vis que, lorsque le Père, par un mouvement opposé, poussait en avant, ces mêmes lèvres, dont on ne voyait plus alors que le petit poil noir qui les couvrait, serraient si exactement la flèche, qui y semblait comme engloutie, qu’il eût été difficile de deviner auquel des deux acteurs appartenait cette cheville par laquelle ils paraissaient l’un et l’autre également attachés.
Quelle mécanique ! quel spectacle, mon cher comte, pour une fille de mon âge, qui n’avait aucune connaissance de ce genre de mystère ! Que d’idées différentes me passèrent dans l’esprit, sans pouvoir me fixer à aucune ! Il me souvient seulement que vingt fois je fus sur le point de m’aller jeter aux genoux de ce célèbre directeur, pour le conjurer de me traiter comme mon amie. Était-ce mouvement de concupiscence ? C’est ce qu’il m’est encore impossible de pouvoir bien démêler.
Revenons à nos acolytes. Les mouvements du Père s’accélérèrent ; il avait peine à garder l’équilibre. Sa posture était telle qu’il formait à peu près, de la tête aux genoux, un S, dont le ventre allait et venait horizontalement aux fesses d’Éradice. La partie de celle-ci, qui servait de canal à la cheville ouvrière, dirigeait tout le travail ; et deux énormes verrues qui pendaient entre les cuisses de Sa Révérence semblaient en être comme les témoins. « Votre esprit est-il content, ma petite sainte ? dit-il en poussant une sorte de soupir. Pour moi, je vois les cieux ouverts ; la grâce suffisante me transporte ; je… »

« Ah ! mon Père, s’écria Éradice, quel plaisir m’aiguillonne ! Oui, je jouis du bonheur céleste ; je sens que mon esprit est entièrement détaché de la matière : chassez, mon Père, chassez tout ce qui reste d’impur dans moi. Je vois… les… an…ges ; poussez plus avant… poussez donc… Ah !… ah !… bon… saint François !… ne m’abandonnez pas ; je sens le cor… le cor… le cordon… Je n’en puis plus… je me meurs !… »

(à suivre)

vendredi 19 juin 2015

Thérèse philosophe (1)

Roman pornographique (souvent attribué au marquis d'Argens) distribué clandestinement en 1748, Thérèse philosophe connut un succès considérable dans la France des Lumières.
Dans ce 1er extrait, la narratrice raconte son éveil à la sexualité. 

 ***

À l’âge de neuf à dix ans, je sentais une inquiétude, des désirs dont je ne connaissais pas le but. Nous nous assemblions souvent, de jeunes filles et garçons de mon âge, dans un grenier ou dans quelque chambre écartée. Là, nous jouions à de petits jeux : un d’entre nous était élu le maître d’école, la moindre faute était punie par le fouet. Les garçons défaisaient leurs culottes, les filles troussaient jupes et chemises, on se regardait attentivement ; vous eussiez vu cinq ou six petits culs admirés, caressés et fouettés tour à tour. Ce que nous appelions la guigui des garçons nous servait de jouet ; nous passions et repassions cent fois la main dessus, nous la pressions à pleine main, nous en faisions des poupées, nous baisions ce petit instrument, dont nous étions bien éloignées de connaître l’usage et le prix ; nos petites fesses étaient baisées à leur tour : il n’y avait que le centre des plaisirs qui était négligé ; pourquoi cet oubli ? je l’ignore ; mais tels étaient nos jeux ; la simple Nature les dirigeait, une exacte vérité me les dicte.
 
Après deux années passées dans ce libertinage innocent, ma mère me mit dans un couvent : j’avais alors environ onze ans. Le premier soin de la supérieure fut de me disposer à faire ma première confession. Je me présentai à ce tribunal sans crainte, parce que j’étais sans remords. Je débitai au vieux gardien des capucins, directeur de conscience de ma mère, qui m’écoutait, toutes les fadaises, les peccadilles d’une fille de mon âge.  (...)
Alarmée de ce que me disait mon confesseur, je lui demandai ce que j’avais donc fait qui eût pu donner à ma mère une si mauvaise idée de moi. Il ne fit aucune difficulté de m’apprendre dans les termes les plus mesurés ce qui s’était passé et les précautions que ma mère avait prises pour me corriger d’un défaut dont il était à désirer, disait-il, que je ne connusse jamais les conséquences.
Ces réflexions m’en firent faire insensiblement sur nos amusements du grenier, dont je viens de parler. La rougeur me couvrit le visage, je baissai les yeux comme une personne honteuse, interdite, et je crus apercevoir, pour la première fois, du crime dans nos plaisirs. Le Père me demanda la cause de mon silence et de ma tristesse ; je lui dis tout. Quels détails n’exigea-t-il pas de moi ! Ma naïveté sur les termes, sur les attitudes et sur le genre des plaisirs dont je convenais servit encore à le persuader de mon innocence. Il blâma ces jeux avec une prudence peu commune aux ministres de l’Église ; mais ses expressions désignèrent assez l’idée qu’il concevait de mon tempérament. Le jeune, la prière, la méditation, le cilice furent les armes dont il m’ordonna de combattre par la suite mes passions.

« Ne portez jamais, me dit-il, la main ni même les yeux sur cette partie infâme par laquelle vous pissez, qui n’est autre chose que la pomme qui a séduit Adam, et qui a opéré la condamnation du genre humain par le péché originel ; elle est habitée par le démon, c’est son séjour, c’est son trône ; évitez de vous laisser surprendre par cet ennemi de Dieu et des hommes. La Nature couvrira bientôt cette partie d’un vilain poil, tel que celui qui sert de couverture aux bêtes féroces, pour marquer, par cette punition, que la honte, l’obscurité et l’oubli doivent être son partage. Gardez-vous encore avec plus de précaution de ce morceau de chair des jeunes garçons de votre âge qui faisait votre amusement dans le grenier : c’est le serpent, ma chère, qui tenta Ève, notre mère commune. Que vos regards et vos attouchements ne soient jamais souillés par cette vilaine bête : elle vous piquerait et vous dévorerait infailliblement tôt ou tard. »
« Quoi ! serait-il bien possible, mon père, repris-je tout émue, que ce soit là un serpent et qu’il soit aussi dangereux que vous le dites ! Hélas ! il m’a paru si doux ! il n’a mordu aucune de mes compagnes ; je vous assure qu’il n’avait qu’une très petite bouche et point de dents, je l’ai bien vu… »
« Allons, mon enfant, dit mon confesseur, en m’interrompant, croyez ce que je vous dis : les serpents que vous avez eu la témérité de toucher étaient encore trop jeunes, trop petits pour opérer les maux dont ils sont capables ; mais ils s’allongeront, ils grossiront, ils s’élanceront contre vous, c’est alors que vous devez redouter l’effet du venin qu’ils ont coutume de darder avec une sorte de fureur, et qui empoisonnerait votre corps et votre âme. »
Enfin, après quelques autres leçons de cette espèce, le bon Père me congédia en me laissant dans une étrange perplexité. Je me retirai dans ma chambre, l’imagination frappée de ce que je venais d’entendre, mais bien plus affectée de l’idée de l’aimable serpent que de celle des remontrances et des menaces qui m’avaient été faites à son sujet. Néanmoins, j’exécutai de bonne foi ce que j’avais promis ; je résistai aux efforts de mon tempérament et je devins un exemple de vertu.
(à suivre)

mercredi 17 juin 2015

Ces dames au salon, féminisme et fêtes galantes au XVIIIè siècle ; Anne-Marie Lugan

Ces dames au salon, féminisme et fêtes galantes au XVIIIè siècle, d'Anne-Marie Lugan...

Publié dans la collection "le midi de la psychanalyse" chez Odile Jacob, ce très court (180 pages) et fort onéreux (21,90 €) ouvrage pose la question suivante en 4è de couverture : "En France, aux XVII et XVIIIè siècles, les salons tenus par des femmes telles que Mme du Deffand, Mme du Châtelet ou Mme d'Epinay furent les lieux privilégiés de leurs revendications à exister. Mais que s'est-il donc passé dans le cours de ce XVIIIè siècle dont on a dit qu'il était le siècle des femmes ?"
L'emploi des mots "féminisme" et "revendications" associé aux noms des grandes salonnières (mais Emilie du Châtelet a-t-elle tenu un salon ?) des Lumières a immédiatement attiré mon attention. Tout comme cette courte introduction qui définit le féminisme comme l'"attitude de ceux qui souhaitent que les droits des femmes soient les mêmes que ceux des hommes".
Un brin sceptique, j'ai pourtant consacré les deux heures (de train...) qui ont suivi à tenter de démêler les intentions de l'auteure.
D'emblée (dans la partie consacrée au XVIIIè) Anne-Marie Lugan insiste sur le "fil rouge des relations des femmes au savoir, que nous avons posé comme critère de féminisme", et d'évoquer dans la foulée quelques cas particuliers :
- ainsi, concernant Mme du Deffand, on apprend que : "chez elle, il y a une vraie détestation de ce qui s'apparenterait à du féminisme, à de la revendication."
- Et plus loin, à propos de Louise d'Epinay, dont l'auteure rapporte le credo : "On ne peut que gagner du ridicule à s'afficher pour savante (...) Je ne crois pas qu'une femme puisse jamais acquérir des connaissances étendues et assez solides pour se rendre utile à ses semblables (...) Tout ce qui touche à la science de l'administration, de la politique, du commerce, doit donc rester étranger aux femmes ou leur être interdit"
- Enfin, quand vient le tour de Mme Geoffrin, la question de l'appropriation du savoir n'est même plus abordée !

Un tour d'horizon bien frustrant, admettons-le, d'autant qu'Anne-Marie Lugan passe sous silence deux cas qui auraient pu (et dû !) alimenter sa réflexion : 
- celui de Louise Dupin, tout d'abord, qui écrivit un volumineux ouvrage sur la condition féminine mais qui renonça finalement à le publier.
- celui d'Anne-Marie du Boccage ensuite, qui osa s'aventurer sur des terres réservées aux hommes (le théâtre) et s'attira par là les moqueries du Tout-Paris.


Dans Le monde des salons (paru chez Fayard en 2005), l'historien Antoine Lilti répondait justement (et par anticipation) aux questions posées par Anne-Marie Lugan. Ainsi, à propos de l'accès des femmes au savoir, il expliquait : "La sanction qu'encourent les femmes du monde qui se veulent aussi femmes de lettres est le ridicule, principal danger menaçant le prestige d'un salon et d'une femme du monde... dans l'espace mondain, le souci féminin d'accéder au savoir doit avant tout se garder de toute publicité... les maîtresses de maison les plus réputées du XVIIIè siècle se plièrent à cette obligation... elles furent toujours soucieuses de se présenter en parfaites maîtresses de maison, éloignées de tout pédantisme et de toute ambition littéraire, traçant des lignes claires entre sociabilité et publication."
De toute évidence, Anne-Marie Lugan aurait gagné à lire cet ouvrage...


mardi 16 juin 2015

Diderot et les physiocrates

Les Encyclopédistes ont longtemps défendu la théorie économique des physiocrates, partisans de la libre circulation des marchandises. Cependant, la mise en oeuvre par le pouvoir royal (en 1763-1764) de cette nouvelle doctrine économique se révéla désastreuse.
( Concernant les physiocrates, voir ici et ici les articles qu'on leur a consacrés en 2013, en réponse à une intervention de l'historienne Marion Sigaut. )
Diderot

En 1770, dans son Apologie de l'abbé Galiani, Diderot prend à son tour le parti des opposants aux physiocrates et se fait le défenseur du dirigisme étatique, le tout au nom de l'intérêt général. Voici quelques extraits de sa réflexion.

"Les répartitions graduelles de province à province que promettent les économistes sont chimériques, surtout dans les temps de disette. D'abord les distances sont quelquefois très considérables. Ainsi le blé sera en Lorraine à quatorze livres le seltier, et à cinquante lieues à vingt-cinq, il sera à vingt-quatre, à trente, à trente-six sans qu'on y en porte ; et pourquoi ? C'est que l'alarme ferme les greniers de la province abondante ; c'est que le blé pouvant arriver au lieu de la disette d'une infinité de côtés, il ne vient d'aucun, chacun craignant d'arriver trop tard et de perdre ; c'est qu'il est très difficile de discerner une disette simulée d'une disette réelle, et que la première cesse tout à coup ; c'est que les cris ne s'élèvent qu'à l'extrémité, c'est qu'alors le temps presse, parce que la faim ne souffre pas de délai ; c'est que si les greniers éloignés se ferment, la cupidité qui espère toujours un plus haut prix, la terreur qui craint de manquer, ferment ceux de la province ; c'est qu'alors l'autorité est forcée de s'en mêler, et que si l'année dernière elle ne fût pas intervenue, et que si elle n'y pourvoit cette année, le monopole le plus simple conduira les citoyens dans la même ville à s'égorger, les habitants de différentes villes à se piller ; c'est que la misère rend les convois hasardeux ; on craint d'être pillé en route, d'être pillé au marché ; c'est que le blé était chez moi à quarante-deux livres l'émine, et qu'il n'en venait point de Saint-Dizier, qui n'est qu'à dix-huit lieues, où il était à vingt-huit livres. 

C'est que l'état des blés dans une ville n'est jamais à ce degré d'évidence pour les particuliers propre à les rassurer ; que le spectacle de la misère étrangère effraie au point d'aimer mieux garder sa denrée, même avec superfluité, que de courir les risques et les maux qu'on voit à côté de soi, en en manquant ; c'est qu'alors, comme on ne sait ce qui sort, ni ce qui reste, le particulier ne vend pas, sauf à vendre à ses concitoyens, si le blé hausse ; c'est que le peuple ameuté s'oppose à la sortie ; c'est que la sortie faisant hausser le blé dans l'endroit, chacun laisse vendre les plus pressés, et qu'on se dit à soi-même : j'aurai le même prix, et je le trouverai à ma porte ; c'est qu'il faut laisser là les vues générales, et entrer dans tout ce détail de craintes, d'avidité, d'espérance, si l'on veut calculer juste.
Je ne sais si vous avez senti vous-même combien cet endroit de votre réponse était faible et défectueux ; car tout de suite vous appelez au secours de la libre et illimitée exportation les droits sacrés de la propriété, qui ne sont malheureusement, s'il faut en dire mon avis, que de belles billevesées. 
Est-ce qu'il y a quelque droit sacré lorsqu'il s'agit d'affaire publique, d'utilité générale réelle ou simulée ? "

dimanche 14 juin 2015

L'Encyclopédie (11)

(lire le 1er article)

Entre 1760 et 1765, les ennemis de l'Encyclopédie vont tomber les uns après les autres. 


Evidemment, le scandale La Valette qui se conclut par l'expulsion des Jésuites (décidée en août 1762) constitue une immense aubaine pour Diderot et ses amis : " Voilà, mon amie, le billet d'enterrement des Jésuites " écrit-il à Sophie Volland (12 août 1762). "Me voilà délivré d'un grand nombre d'ennemis puissants... Ils se mêlaient de trop d'affaires... Ils brouillaient l'Eglise et l'Etat " Et d'analyser, en une formule aussi concise que brillante : "Ils prêchaient aux peuples la soumission aveugle aux rois; aux rois l'infaillibilité du pape, afin que, maître d'un seul, ils fussent maîtres de tous." La chute des Jésuites va entraîner celle de Berthier et de son Journal de Trévoux. Le Dauphin le nomme aussitôt garde de la Bibliothèque et le charge de l'éducation de ses enfants, le duc de Berry (futur Louis XVI) et le comte de Provence. Lui, du moins, n'aura pas été chassé très loin...
expulsion des Jésuites

Les deux autres adversaires les plus acharnés, le janséniste Abraham Chaumeix et le journaliste Elie Fréron, vont à leur tour perdre tout crédit auprès de l'opinion parisienne. Mis à mal par plusieurs pamphlets de Voltaire, le premier quitte la France en 1763 (Catherine de Russie l'accueille à bras ouverts) tandis que le second, toujours plus isolé, voit ses articles régulièrement caviardés par une censure désormais favorable aux Encyclopédistes.
Enfin, la mort du Dauphin (décembre 1765) porte le coup de grâce au parti dévot. 
Et Diderot sort vainqueur de ce combat qui l'aura opposé pendant près de quinze ans au Parlement, aux Jésuites, aux Jansénistes et aux dévots... 
Preuve que l'horizon s'éclaircit, les Libraires acceptent enfin de l'augmenter, comme en témoigne ce courrier à Sophie Volland : "Les libraires viennent enfin de m'accorder, outre la rente de 1500 livres qu'ils me font, 350 livres par volume de planches, et il y en aura quatre ; 350 livres par volume de discours, et l'on peut compter sur neuf".

D'ailleurs, même si elle n'a pas encore paru, l'oeuvre est pourtant achevée. Le 29 septembre 1762, encore prudent, Diderot écrit à Voltaire : " Non, très cher et très illustre frère, nous n'irons ni à Berlin ni à Petersbourg achever l'Encyclopédie ; et la raison, c'est qu'au moment où je vous parle, on l'imprime ici et que j'en ai des épreuves sous mes yeux. Mais chut !"
Oui, Diderot jubile... Il lui reste pourtant une dernière épreuve à traverser. Mais cette fois, l'adversaire sera issu de ses propres rangs...

(à suivre ici)

vendredi 12 juin 2015

L'Encyclopédie (10)


Si les Libraires associés ont perdu une nouvelle bataille, ils n'ont pas encore perdu la guerre. A défaut de publier des textes, ils obtiennent de Malesherbes (8 septembre) l'autorisation de publier un recueil de mille planches réparties en 4 volumes. Les anciens souscripteurs ne paieront que 28 livres par volume (le remboursement exigé étant donc pris en compte). Les nouveaux souscripteurs paieront quant à eux 72 livres pour souscrire, puis 72 livres pour chacun des 4 volumes à venir.
L'autorisation de publier les planches annonce, de manière imminente, celle de publier des textes. D'ailleurs, dans son journal, au mois de février, Barbier annonçait que le VIIIè tome était déjà sous presse : "on met actuellement sous presse le huitième volume de l'Encyclopédie qu'on commence à imprimer."
volume de planches
 
planche d'anatomie (1er volume)
La stratégie adoptée par Diderot est la suivante : pendant que sortiront les volumes de planches (le 1er paraîtra en janvier 1762), on commencera l'impression des volumes de textes.
Evidemment, les dévots enragent. Au moment de la révocation du privilège, Barbier décrivait dans son Journal le "contentement, non seulement des Jansénistes mais aussi des Jésuites, qui ont toujours été jaloux de n'avoir pas été choisis et employés dans quelque partie de cet ouvrage." Ce que confirme Grimm dans sa Correspondance Littéraire de février 1759 : "les ennemis de l'Encyclopédie, quelque nombreux et quelque puissants qu'il soient, ont échoué dans leur grand projet qui était de retirer de retirer cette entreprise des mains de M. Diderot, et en profitant de ses immenses travaux, de la faire continuer par les Jésuites.
A lire les pamphlets venimeux des uns et des autres, on ne peut que confirmer la perspicacité de ces analyses...
Plus féroce encore, le journaliste Fréron fait dans le même temps écho à la plainte d'un ancien collaborateur de l'Encyclopédie (un dénommé Patte) qui prétend que Diderot a plagié de nombreuses gravures du savant Réaumur. Lassé de ces attaques répétées, Diderot continue pourtant de travailler nuit et jour. Il s'en émeut émeut d'ailleurs auprès de Sophie Volland : "J'ai encore eu de la tracasserie d'auteur, jusques par-dessus les oreilles... Le Breton m'a enlevé pour aller travailler chez lui depuis onze heures du matin jusqu'à onze heures du soir. C'est toujours la maudite histoire de nos planches. Ces commissaires de l'Académie sont revenus sur leur premier jugement..." Par chance, après examen, l'Académie lavera définitivement Diderot de tout soupçon. Au grand dam de Fréron, comme on l'imagine...
 
Fréron, l'ennemi juré de Voltaire... et des encyclopédistes
Au moment d'achever cet article, une question me brûle les lèvres.
A ausculter les événements jour après jour, on peut se demander comment Diderot a pu assumer, sur une si longue période, une charge de travail aussi considérable ? D'Alembert ayant quitté l'aventure, Voltaire et Rousseau loin de Paris, comment a-t-il résisté, seul, à toutes ces épreuves ?
Ces interrogations resteront sans réponse.
Mais s'il m'est arrivé d'être sévère avec Diderot, force est de reconnaître que son acharnement et son courage suscitent l'admiration... 

(à suivre ici)

jeudi 11 juin 2015

L'Encyclopédie (9)

(pour lire le 1er article)

Décontenancés, Diderot et les Libraires associés en appellent au gouvernement, invoquant le risque de faillite ainsi que les avances déjà versées par les lecteurs. En guise de réponse, l'autorité royale charge Malesherbes de calculer au plus juste les remboursements à faire aux souscripteurs. En juillet 1759, le Conseil d'Etat rend donc un nouvel arrêt, condamnant les Libraires à restituer une somme de 72 livres à chacun d'eux (environ 4000).




Désormais sûrs de leur fait, les dévots paradent ouvertement, trop heureux de voir leur adversaire un genou à terre. Dans une de ses critiques parues dans le Journal Encyclopédique (1759), Chaumeix  laisse même exploser sa joie : "Que l'exemple que nous donnent aujourd'hui les Auteurs d'un dictionnaire foudroyé par toutes les puissances fasse connaître à ceux qui voudraient imiter ces Auteurs à quelle peine ils s'exposent; et que ceux à qui Dieu a fait la grâce de connaître la religion et d'y être attachés se consolent en voyant sur quelle base elle est établie." Les Jésuites exultent eux aussi, comme d'autres rapaces qui ont flairé l'odeur du sang. Le journaliste Fréron et Le Franc de Pompignan, dont nous avons déjà parlé (voir ici), en sont les exemples les plus marquants.  
Victimes de ce qu'ils estiment être une injustice, les libraires  multiplient dans le même temps les plaintes auprès de Malesherbes, dont ils connaissent l'esprit de conciliation : "Si le nouvel arrêt était exécuté, nous nous trouverions condamnés à rendre plus qu'il ne nous reste... On ne nous reproche rien et cependant on nous traite, et pour la forme et pour le fond, comme des malfaiteurs... J'en appelle, Monsieur, à la bonté de votre coeur, qui m'est connue. Elle ne peut pas désapprouver la sensibilité aux humiliations accumulées." (lettre du libraire Durand, août 1759)
"L'arrêt du 21 juillet met notre société dans un labyrinthe dont je ne vois pas l'issue. Il est physiquement inexécutable ; et s'il devait avoir lieu pour un seul souscripteur, mille et davantage pourraient se présenter. Il n'y aurait pas alors d'autres moyens de garantir la société d'une ruine certaine que d'abandonner tout..." (lettre du libraire David, août 1759)
Malesherbes

Dans cette période cruciale, il convient d'ailleurs de souligner le rôle essentiel de Malesherbes, sans doute l'un des plus éminents représentants de cette noblesse libérale qui, au détour du siècle, sut s'affranchir des réflexes d'obéissance à l'autorité pour privilégier l'intérêt commun et l'avancée des idées. Au cours de cet été 1759, alors que le matériel de Diderot est sur le point d'être saisi, Malesherbes propose au directeur de l'Encyclopédie de le déménager chez lui afin de le mettre à l'abri. Puis, en évitant d'ébruiter l'arrêt du 21 juillet, il choisit de laisser les souscripteurs dans l'ignorance de la crise. Dans un mémoire adressé au Conseil et datant de 1770, on apprend en l'occurrence qu'"aucun souscripteur ne se présenta pour recevoir le remboursement de 72 livres. Le public désirait et espérait la continuation de l'Encyclopédie."

Par sa décision, Malesherbes évite donc la faillite des Libraires associés. Dans ce moment difficile, et plus tard également (songeons à son sacrifice lors du procès de Louis XVI), Malesherbes a révélé le visage rare d'un honnête homme. Rendons-lui du moins cet hommage... 
(à suivre ici)

lundi 8 juin 2015

L'Encyclopédie (8)

(pour lire le 1er article)


La sortie de De l'esprit (juillet 1758), de Claude-Adrien Helvétius, va fournir aux dévots l'occasion inespérée de porter le coup de grâce à l'ennemi commun. Dans cet ouvrage, l'ancien fermier général s’en prend à l'archaïsme des structures sociales de l'ancien régime et plaide notamment en faveur d'une laïcisation de l'enseignement. Dans un numéro de la Correspondance Littéraire de l'été 1758, Diderot manifeste son enthousiasme auprès des lecteurs : "Tout considéré, c'est un furieux coup de massue porté sur les préjugés en tout genre. Cet ouvrage sera donc utile aux hommes...il sera pourtant compté parmi les grands livres du siècle."

Grave erreur ! Dès l'automne, le déchaînement est général. Helvétius est sommé de se rétracter et de faire amende honorable.

Les dévots, et parmi eux les jansénistes se révèlent les plus féroces, se jettent aussitôt sur leurs ennemis, multipliant les pamphlets contre les amis encyclopédistes d’Helvétius. Le 23 janvier 1759, la Cour et les Chambres cite à la barre huit ouvrages considérés comme subversifs. Parmi eux figurent De l’Esprit et le Dictionnaire encyclopédique.
Helvétius

Au cours de son très véhément réquisitoire (25 janvier 1759), l'avocat général Joseph Omer Joly de Fleury affirme qu'Helvétius est le bras armé et visible d'"une secte de prétendus philosophes."

 Et l’acte d'accusation qui suit est implacable :

« La société, l'Etat et la religion se présentent aujourd'hui au tribunal de la justice pour lui porter leurs plaintes. Leurs droits sont violés, leurs lois sont méconnues, l'impiété qui marche le front levé paraît, en les offensant, promettre l'impunité à la licence qui s'accrédite de jour en jour.

L'humanité frémit, le citoyen est alarmé; on entend de tous côtés les ministres de l'Eglise gémir à la vue de tant d'ouvrages que l'on ne peut affecter de répandre et de multiplier que pour ébranler, s'il était possible, les fondements de notre religion. (…)

Telle est la philosophie des faux savants de notre siècle. Ils se donnent gratuitement le nom d'esprits forts, et appellent lumière ce qui n'est que ténèbres. (…)

Eh ! quel mal leur a fait cette religion sainte pour exciter leur fureur? Si ses dogmes, ses cérémonies et sa morale les offensent, s'ils ne peuvent en être les disciples, pourquoi troubler l'Etat et vouloir disputer aux autres la liberté de suivre les maximes de la catholicité ?

Ils déchirent le sein de l'Eglise qui Ies a adoptés pour ses enfants ; comme si l'Etat était coupable à leurs yeux, parce qu'il est chrétien, ils conjurent la perte de l’un et de l'autre, et cherchent à les saper par les fondements. (…)

Des hommes qui abusent du nom de philosophe pour se déclarer par leurs systèmes les ennemis de la société, de l'État et de la religion, sont sans doute des écrivains qui méritent que la Cour exerce contre eux toute la sévérité de la puissance que le prince lui confie (…)

Vos prédécesseurs, Messieurs, ont condamné aux supplices les plus affreux, comme criminels du lèse-majesté divine, des auteurs qui avaient composé des vers contre l'honneur de Dieu, son Eglise et l'honnêteté publique (…)



La Cour rend son arrêt le 6 février. L'ouvrage d'Helvétius sera lacéré et brûlé au pied du grand escalier du Palais. Quant à l'Encyclopédie, les sept volumes déjà publiés seront relus et révisés par une commission de théologiens et d'avocats.


Un mois plus tard, après intervention du parti de la reine, le Conseil du Roi rend un nouvel arrêt qui révoque le privilège accordé à l'Encyclopédie en 1746. « L’avantage qu’on peut retirer d’un ouvrage de ce genre pour le progrès des sciences et des arts ne peut jamais balancer le tort irréparable qui en résulte pour les mœurs et la religion »
L'encyclique du pape Clément XIII (septembre 1759) étend ensuite la sentence à l'ensemble des fidèles : « nous condamnons et réprouvons ledit ouvrage… comme contenant une doctrine et des propositions fausses, pernicieuses et scandaleuses, induisant à l’incrédulité et au mépris de la Religion, ouvrant la voie à la corruption des mœurs et à l’impiété. Défendons à tous et chacun des Fidèles… de le lire, garder ou copier ; et cela sous peine d’excommunication… » 
Désormais, plus aucun libraire n'a le droit de vendre l'un des 7 volumes déjà parus, « à peine de punition exemplaire ».

En somme, l'arrêt de mort de l'Encyclopédie vient d'être prononcé... (à suivre ici)