vendredi 19 juin 2015

Thérèse philosophe (1)

Roman pornographique (souvent attribué au marquis d'Argens) distribué clandestinement en 1748, Thérèse philosophe connut un succès considérable dans la France des Lumières.
Dans ce 1er extrait, la narratrice raconte son éveil à la sexualité. 

 ***

À l’âge de neuf à dix ans, je sentais une inquiétude, des désirs dont je ne connaissais pas le but. Nous nous assemblions souvent, de jeunes filles et garçons de mon âge, dans un grenier ou dans quelque chambre écartée. Là, nous jouions à de petits jeux : un d’entre nous était élu le maître d’école, la moindre faute était punie par le fouet. Les garçons défaisaient leurs culottes, les filles troussaient jupes et chemises, on se regardait attentivement ; vous eussiez vu cinq ou six petits culs admirés, caressés et fouettés tour à tour. Ce que nous appelions la guigui des garçons nous servait de jouet ; nous passions et repassions cent fois la main dessus, nous la pressions à pleine main, nous en faisions des poupées, nous baisions ce petit instrument, dont nous étions bien éloignées de connaître l’usage et le prix ; nos petites fesses étaient baisées à leur tour : il n’y avait que le centre des plaisirs qui était négligé ; pourquoi cet oubli ? je l’ignore ; mais tels étaient nos jeux ; la simple Nature les dirigeait, une exacte vérité me les dicte.
 
Après deux années passées dans ce libertinage innocent, ma mère me mit dans un couvent : j’avais alors environ onze ans. Le premier soin de la supérieure fut de me disposer à faire ma première confession. Je me présentai à ce tribunal sans crainte, parce que j’étais sans remords. Je débitai au vieux gardien des capucins, directeur de conscience de ma mère, qui m’écoutait, toutes les fadaises, les peccadilles d’une fille de mon âge.  (...)
Alarmée de ce que me disait mon confesseur, je lui demandai ce que j’avais donc fait qui eût pu donner à ma mère une si mauvaise idée de moi. Il ne fit aucune difficulté de m’apprendre dans les termes les plus mesurés ce qui s’était passé et les précautions que ma mère avait prises pour me corriger d’un défaut dont il était à désirer, disait-il, que je ne connusse jamais les conséquences.
Ces réflexions m’en firent faire insensiblement sur nos amusements du grenier, dont je viens de parler. La rougeur me couvrit le visage, je baissai les yeux comme une personne honteuse, interdite, et je crus apercevoir, pour la première fois, du crime dans nos plaisirs. Le Père me demanda la cause de mon silence et de ma tristesse ; je lui dis tout. Quels détails n’exigea-t-il pas de moi ! Ma naïveté sur les termes, sur les attitudes et sur le genre des plaisirs dont je convenais servit encore à le persuader de mon innocence. Il blâma ces jeux avec une prudence peu commune aux ministres de l’Église ; mais ses expressions désignèrent assez l’idée qu’il concevait de mon tempérament. Le jeune, la prière, la méditation, le cilice furent les armes dont il m’ordonna de combattre par la suite mes passions.

« Ne portez jamais, me dit-il, la main ni même les yeux sur cette partie infâme par laquelle vous pissez, qui n’est autre chose que la pomme qui a séduit Adam, et qui a opéré la condamnation du genre humain par le péché originel ; elle est habitée par le démon, c’est son séjour, c’est son trône ; évitez de vous laisser surprendre par cet ennemi de Dieu et des hommes. La Nature couvrira bientôt cette partie d’un vilain poil, tel que celui qui sert de couverture aux bêtes féroces, pour marquer, par cette punition, que la honte, l’obscurité et l’oubli doivent être son partage. Gardez-vous encore avec plus de précaution de ce morceau de chair des jeunes garçons de votre âge qui faisait votre amusement dans le grenier : c’est le serpent, ma chère, qui tenta Ève, notre mère commune. Que vos regards et vos attouchements ne soient jamais souillés par cette vilaine bête : elle vous piquerait et vous dévorerait infailliblement tôt ou tard. »
« Quoi ! serait-il bien possible, mon père, repris-je tout émue, que ce soit là un serpent et qu’il soit aussi dangereux que vous le dites ! Hélas ! il m’a paru si doux ! il n’a mordu aucune de mes compagnes ; je vous assure qu’il n’avait qu’une très petite bouche et point de dents, je l’ai bien vu… »
« Allons, mon enfant, dit mon confesseur, en m’interrompant, croyez ce que je vous dis : les serpents que vous avez eu la témérité de toucher étaient encore trop jeunes, trop petits pour opérer les maux dont ils sont capables ; mais ils s’allongeront, ils grossiront, ils s’élanceront contre vous, c’est alors que vous devez redouter l’effet du venin qu’ils ont coutume de darder avec une sorte de fureur, et qui empoisonnerait votre corps et votre âme. »
Enfin, après quelques autres leçons de cette espèce, le bon Père me congédia en me laissant dans une étrange perplexité. Je me retirai dans ma chambre, l’imagination frappée de ce que je venais d’entendre, mais bien plus affectée de l’idée de l’aimable serpent que de celle des remontrances et des menaces qui m’avaient été faites à son sujet. Néanmoins, j’exécutai de bonne foi ce que j’avais promis ; je résistai aux efforts de mon tempérament et je devins un exemple de vertu.
(à suivre)

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