Grand quotidien fondé par Emile de Girardin, La Presse consacre en décembre 1875 un long article à Louise d'Epinay.
En voici un 3è extrait.
Elle lut des romans; pour se
distraire de la réalité. De lire des romans à en avoir un, il n'y a qu'un pas,
le premier. C'est le seul qui coûte, et le seul qui compte.
Mme d'Epinay avait rencontré
Dupin de Francueil, receveur général, riche, galant, excellent musicien, comme elle
et son mari. Mais, de plus que son mari, il avait l'air de l'aimer et surtout
de la respecter, ce qui flatte encore davantage une femme que précisément le
manque d'égards a poussée au dépit.
M. de La Live de Jully, son
beau-frère, se trouva à point pour se faire l'intermédiaire de relations
d'abord tout innocentes, toutes platoniques. Mais celles-là conduisirent à
d'autres qui l’étaient moins. C'est ainsi que presque toutes les femmes
s'égarent. Armées par la pudeur et par l'éducation contre toute attaque
brutale, elles résisteraient si elles étaient brusquées mais qui chemine à
couvert, qui s'insinue à la faveur de ce jargon du sentiment par lequel l'amour
est présenté comme une sorte de vertu, les surprend et les trouve désarmées.
Mme d'Epinay se livra en croyant se défendre; elle se laissa compromettre, et elle
était déjà séduite qu'elle se croyait encore libre. Libre ! quand elle
était allée au bal de l'Opéra sans son mari, avec deux autres femmes de ses
amies passagèrement veuves comme elle! Le dangereux de la chose n'était pas là.
Ces parties de femmes en rupture de ban conjugal, du consentement tacite ou
exprès de l'époux, qui trouvait moyen de profiter de cette tolérance,étaient assez
dans les mœurs du temps, et on n'y regardait pas de si près. Mais que faire au
bal de l'Opéra, à moins qu'on n'y use et qu'on n'y abuse du masque, des
facilités de l’incognito, des malins plaisirs de l'intrigue? Mme d'Epinay avait
donc intrigué M. de Francueil qui ne demandait pas mieux que de l'être.
Dupin de Francueil |
A quelques jours de là, on se
retrouvait, comme par hasard, en partie liée, avec M. de Jully pour chaperon,
chez Mme Darty, la maîtresse du prince de Conti. La musique se mit de la. fête.
Ils sont bien dangereux aussi, ces duos au clavecin et ces intermèdes en
quatuor, où les yeux s'accordent comme les voix, et où les instruments et les
cœurs vibrent à l'unisson Bref, après quelques entrevues de ce genre, quelques
conversations avec Mlle d'Ette, une amie sans préjugés, qui corrompait pour dominer,
le dernier scrupule tombait. M. de Francueil avait vaincu. Ce brillant
représentant de la jeunesse du temps, romanesque faute de pouvoir être héroïque,
démasquait son jeu triomphalement.
Le masque tombé, l'ami
s'évanouissait mais l’amant restait et recevait à son tour ce nom bizarre en
matière si profane: «Mon ange! que par deux fois, dans sa correspondance de la
lune de miel, Mme d'Epinay adresse au mari.
Et qu'en disait le monde? Le
monde n'en disait rien. C'était reçu. « Mme d'Epinay et M. de Francueil se sont
mis d'accord, telle était la formule discrète par laquelle il constatait une
situation qui n'avait rienque d'ordinaire à une époque où il était
extraordinaire d'aimer sa femme et ridicule de se fâcher d'un accroc, au contrat,
pourvu qu'on ne s'affichât point.
Telle est, de 1746 à 1754 (ces
liaisons-là duraient souvent longtemps et quelquefois toute la vie, comme entre
Saint-Lambert et Mme d'Houdetot) l'histoire intime de Mme d'Epinay. M. de
Francueil ne devait pas être son seul amant. Les fautes ne vont jamais seules.
On disait sous Louis XIV à Mme delà Sablière : « Hé quoi! madame, toujours
des amours et des amants! Les bêtes du moins n'ont qu'un temps. » Oui, répondit-elle,
mais ce sont des bêtes . »
On faisait, sous Louis XV, un
reproche analogue à Mme Breissard, la femme du fermier général, dont la liste
était nombreuse. «Hélas! dit-elle, j'ai toujours cru, à chacun d'eux, que ce
serait le dernier. »
Mme d'Epinay, elle aussi, crut
que Francueil serait le premier et le dernier. Pourtant il y en eut encore
d'autres, dont on connaît le nom, sans compter ceux qu'on ne connaît pas et
auxquels il faut toujours laisser une part en ces histoires, la part de
l'absent. Il y eut Grimm qui prit l'empire et le garda jusqu'à la vieillesse,
car Mme d'Epinay n'était pas une effrontée
Elle avait, quoi qu'en ait dit
Rousseau, plus de roman que de tempérament; elle déraisonnait raisonnablement,
se trompait elle-même comme elle trompait son mari, de la meilleure foi du monde,
et n'eût pas mieux demandé que de ne se tromper qu'une fois, Elle avait la décence
dans la faute, la mesure dans l'excès et eût été volontiers fidèle dans
l'infidélité.
Mais enfin il y eut Grimm, qui
d'ami devint amant par dessus le marché. Il y eut Duclos, il y eut Rousseau,
qui essayèrent de profiter, celui-ci de la jalousie, celui-là de l'admiration,
et cherchèrent à escompter, le premier les bénéfices de la rupture avec
Francueil, le second, les bénéfices de l'absence de Grimm. Pour ce dernier, toutefois,
nous convenons qu'il y a mystère, matière à doute, et qu'il a toujours nié.
Grimm |
Mais avant d'arriver à
Jean-Jacques, et de nous arrêter à un épisode capital de la vie de Mme d'Epinay
et de l'histoire littéraire du milieu du dix-huitième siècle, sa liaison et la
brouillerie entre la châtelaine de la Chevrette et l’hôte de l'Ermitage, il importe
de nous arrêter un instant devant l’agonie de cette passion, si chaude et si vivante
un moment, dont Francueil fut pendant sep ans l'unique objet, et devant l'entrée
en scène de rhomme habile, et plus heureux encore qu'habile, qui devait hériter
sans partage, dans une intimité de trente ans avec Mme d'Epinay, des trésors de
son esprit mûri par l'expérience et des restes de son cœur.
(à suivre ici)
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