jeudi 8 juin 2017

Louise d'Epinay, vue par la presse du XIXè siècle (6)

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Grand quotidien fondé par Emile de Girardin, La Presse consacre en décembre 1875 un long article à Louise d'Epinay.
En voici un 3è extrait.




Elle lut des romans; pour se distraire de la réalité. De lire des romans à en avoir un, il n'y a qu'un pas, le premier. C'est le seul qui coûte, et le seul qui compte.

Mme d'Epinay avait rencontré Dupin de Francueil, receveur général, riche, galant, excellent musicien, comme elle et son mari. Mais, de plus que son mari, il avait l'air de l'aimer et surtout de la respecter, ce qui flatte encore davantage une femme que précisément le manque d'égards a poussée au dépit.



M. de La Live de Jully, son beau-frère, se trouva à point pour se faire l'intermédiaire de relations d'abord tout innocentes, toutes platoniques. Mais celles-là conduisirent à d'autres qui l’étaient moins. C'est ainsi que presque toutes les femmes s'égarent. Armées par la pudeur et par l'éducation contre toute attaque brutale, elles résisteraient si elles étaient brusquées mais qui chemine à couvert, qui s'insinue à la faveur de ce jargon du sentiment par lequel l'amour est présenté comme une sorte de vertu, les surprend et les trouve désarmées. Mme d'Epinay se livra en croyant se défendre; elle se laissa compromettre, et elle était déjà séduite qu'elle se croyait encore libre. Libre ! quand elle était allée au bal de l'Opéra sans son mari, avec deux autres femmes de ses amies passagèrement veuves comme elle! Le dangereux de la chose n'était pas là. Ces parties de femmes en rupture de ban conjugal, du consentement tacite ou exprès de l'époux, qui trouvait moyen de profiter de cette tolérance,étaient assez dans les mœurs du temps, et on n'y regardait pas de si près. Mais que faire au bal de l'Opéra, à moins qu'on n'y use et qu'on n'y abuse du masque, des facilités de l’incognito, des malins plaisirs de l'intrigue? Mme d'Epinay avait donc intrigué M. de Francueil qui ne demandait pas mieux que de l'être.
Dupin de Francueil

A quelques jours de là, on se retrouvait, comme par hasard, en partie liée, avec M. de Jully pour chaperon, chez Mme Darty, la maîtresse du prince de Conti. La musique se mit de la. fête. Ils sont bien dangereux aussi, ces duos au clavecin et ces intermèdes en quatuor, où les yeux s'accordent comme les voix, et où les instruments et les cœurs vibrent à l'unisson Bref, après quelques entrevues de ce genre, quelques conversations avec Mlle d'Ette, une amie sans préjugés, qui corrompait pour dominer, le dernier scrupule tombait. M. de Francueil avait vaincu. Ce brillant représentant de la jeunesse du temps, romanesque faute de pouvoir être héroïque, démasquait son jeu triomphalement.

Le masque tombé, l'ami s'évanouissait mais l’amant restait et recevait à son tour ce nom bizarre en matière si profane: «Mon ange! que par deux fois, dans sa correspondance de la lune de miel, Mme d'Epinay adresse au mari.

Et qu'en disait le monde? Le monde n'en disait rien. C'était reçu. « Mme d'Epinay et M. de Francueil se sont mis d'accord, telle était la formule discrète par laquelle il constatait une situation qui n'avait rienque d'ordinaire à une époque où il était extraordinaire d'aimer sa femme et ridicule de se fâcher d'un accroc, au contrat, pourvu qu'on ne s'affichât point.

Telle est, de 1746 à 1754 (ces liaisons-là duraient souvent longtemps et quelquefois toute la vie, comme entre Saint-Lambert et Mme d'Houdetot) l'histoire intime de Mme d'Epinay. M. de Francueil ne devait pas être son seul amant. Les fautes ne vont jamais seules. On disait sous Louis XIV à Mme delà Sablière : « Hé quoi! madame, toujours des amours et des amants! Les bêtes du moins n'ont qu'un temps. » Oui, répondit-elle, mais ce sont des bêtes . »

On faisait, sous Louis XV, un reproche analogue à Mme Breissard, la femme du fermier général, dont la liste était nombreuse. «Hélas! dit-elle, j'ai toujours cru, à chacun d'eux, que ce serait le dernier. »

Mme d'Epinay, elle aussi, crut que Francueil serait le premier et le dernier. Pourtant il y en eut encore d'autres, dont on connaît le nom, sans compter ceux qu'on ne connaît pas et auxquels il faut toujours laisser une part en ces histoires, la part de l'absent. Il y eut Grimm qui prit l'empire et le garda jusqu'à la vieillesse, car Mme d'Epinay n'était pas une effrontée

Elle avait, quoi qu'en ait dit Rousseau, plus de roman que de tempérament; elle déraisonnait raisonnablement, se trompait elle-même comme elle trompait son mari, de la meilleure foi du monde, et n'eût pas mieux demandé que de ne se tromper qu'une fois, Elle avait la décence dans la faute, la mesure dans l'excès et eût été volontiers fidèle dans l'infidélité.

Mais enfin il y eut Grimm, qui d'ami devint amant par dessus le marché. Il y eut Duclos, il y eut Rousseau, qui essayèrent de profiter, celui-ci de la jalousie, celui-là de l'admiration, et cherchèrent à escompter, le premier les bénéfices de la rupture avec Francueil, le second, les bénéfices de l'absence de Grimm. Pour ce dernier, toutefois, nous convenons qu'il y a mystère, matière à doute, et qu'il a toujours nié.
Grimm

Mais avant d'arriver à Jean-Jacques, et de nous arrêter à un épisode capital de la vie de Mme d'Epinay et de l'histoire littéraire du milieu du dix-huitième siècle, sa liaison et la brouillerie entre la châtelaine de la Chevrette et l’hôte de l'Ermitage, il importe de nous arrêter un instant devant l’agonie de cette passion, si chaude et si vivante un moment, dont Francueil fut pendant sep ans l'unique objet, et devant l'entrée en scène de rhomme habile, et plus heureux encore qu'habile, qui devait hériter sans partage, dans une intimité de trente ans avec Mme d'Epinay, des trésors de son esprit mûri par l'expérience et des restes de son cœur.

(à suivre ici)

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