vendredi 31 octobre 2014

Le triste destin d'un fat : Le Franc de Pompignan (3)

Président de la cour des aides de Montauban, Jean-Jacques Le Franc de Pompignan est élu à l'Académie en septembre 1759. Comme le magistrat brigue la place de gouverneur des Enfants de France et qu'il lui faut pour cela plaire au Dauphin, le rimailleur prononce (en mars 1760) un discours de réception demeuré célèbre, dans lequel il se livre à une terrible charge contre les faux philosophes, à savoir les Encyclopédistes...
 
Le Franc de Pompignan

A se défendre aussi maladroitement, Le Franc de Pompignan va liguer les rieurs contre lui. Ils ont d'ailleurs beau jeu de s'en prendre à ce fat qui osait écrire dans son Mémoire au roi :

« Je fus reçu à Montauban avec des honneurs si extraordinaires, que le souvenir s’en conservera longtemps dans cette ville et dans le reste de la province ».
Comme le souligne Jean Orieux dans sa biographie de Voltaire: "ce genre de vanité villageoise a toujours fait rire Paris."
Et Paris va rire, jusqu'aux éclats même, lorsque vient le moment de la curée. Avec Morellet, Voltaire peut compter sur un fidèle allié. Dans ses Mémoires, celui que le patriarche de Ferney surnommait "Mords-les" explique :

M. de Voltaire envoya de Genève, dix ou douze jours après cette équipée, les Quand; cette plaisanterie réussit, et j'imaginai qu'il fallait faire passer M. de Pompignan par les particules. Je fis les Si, et ensuite les Pourquoi (…)Pendant ce temps, M. de Voltaire envoyait toujours de petits pamphlets bien plus plaisants que les miens, et dirigés au même but (...)

C'était un feu roulant. Il paraissait un. papier toutes les semaines, et l'on peut dire qu'il ne s'est jamais fait une meilleure et plus prompte justice. On sait que le Pauvre diable fut obligé de retourner dans sa province de Montauban : il était devenu ridicule aux yeux mêmes de ses premiers partisans (...). 
l'abbé Morellet

Que sont les SI et les POURQUOI ?  Des charges brutales contre le malheureux, moins cocasses peut-être que celles de Voltaire, mais tout aussi efficaces. Je vous laisse en juger avec les deux extraits qui suivent :



Si on n'est pas homme de lettres, quoiqu'on ait beaucoup lu et beaucoup écrit, quoiqu'on possède les langues et qu'on ait fouillé les ruines de l'antiquité, quoiqu'on soit orateur, poète, ou historien, on l'est encore moins lorsqu'on n'a qu'une érudition superficielle, qu'on ignore l'antiquité, qu'on n'est pas historien, et qu'on se réduit à n'être qu'un rhéteur emporté et un poète médiocre.

Si on n'est pas philosophe pour avoir fait des traités de morale et de métaphysique, atteint les hauteurs de la géométrie, et révélé les secrets de l'histoire naturelle, on l'est encore moins lorsqu'on ignore ces choses et qu'on s'avise d'insulter à ceux qui les savent.(...)

 
Pourquoi M. L. F. a-t-il été reçu à l'Académie? C'est qu'il a fait six mille petits vers, dont personne ne sait un seul, et une tragédie dont on ne parle point hors du théâtre, et que, lorsque les grands talents sont rares, on a de l'indulgence pour les talents médiocres.
Pourquoi M. L. F. a-t-il employé la moitié de son discours à déclamer contre l'incrédulité et à décrier les gens de lettres? C'est que la réputation d'homme zélé peut lui devenir encore plus utile que ne lui a été celle d'homme de lettres. (...)
Parmi les hommes de lettres, rares sont ceux qui vont prendre la défense du petit poète. Guidé par sa haine de Voltaire, le journaliste Fréron sera l'un des seuls à protester contre cette campagne de déstabilisation :

 ... le libelle (…) consiste en dix ou douze phrases qui toutes commencent par Quand : invention ridicule, de mauvais goût, et digne des siècles Gothiques où l'on s’occupait gravement à faire des acrostiches (…)Mais par où M. de Pompignan s'est-il attiré ce fatras d'injures? Pour avoir osé, dans son Discours à l'Académie Française , élever sa voix en faveur de la Religion. A quel excès de délire sommes-nous donc parvenus, si l'on fait un crime et un ridicule à de vrais Chrétiens de défendre la foi de leurs pères , un mérite et un honneur à de faux Philosophes de la détruire ! M. de Pompignan avait prévu le mécontentement de quelques-uns de ces Sages, de ces génies , de ces Solons, de ces créateurs d'un nouvel ordre de choses ; mais il ne s'attendait pas à le voir éclater par des cris de rage et de fureur. Convenez, Monsieur , que l’imposture et l’emportement font des armes bien peu philosophiques. Au reste, quoique l’indignation publique venge M. de Pompignan, il a cru devoir réfuter la calomnie et confondre le calomniateur (…)
Fréron et Voltaire, les frères ennemis
Mais il est trop tard. L'opinion publique, que Voltaire modèle au gré de ses satires, a déjà choisi son camp. Sentant qu'est venue l'heure de donner le coup de grâce, le philosophe pique une dernière banderille, un poème intitulé la Vanité, qu'il conclut par ce distique: 

César n'a point d'asile où sa cendre repose
Et Pompignan pense être quelque chose

Le pauvre Le Franc de Pompignan ne s'en relèvera pas. Lassé des moqueries qu'il s'attire à chacune de ses apparitions publiques, l'Académicien quitte définitivement Paris en 1763 et s'en retourne à Montauban où il finira ses jours en 1784.

jeudi 30 octobre 2014

Le triste destin d'un fat : Le Franc de Pompignan (2)

Président de la cour des aides de Montauban, Jean-Jacques Le Franc de Pompignan est élu à l'Académie en septembre 1759. Comme le magistrat brigue la place de gouverneur des Enfants de France et qu'il lui faut pour cela plaire au Dauphin, le rimailleur prononce (en mars 1760) un discours de réception demeuré célèbre, dans lequel il se livre à une terrible charge contre les faux philosophes, à savoir les Encyclopédistes...



Dès la fin mars 1760 circule à Paris le petit fascicule intitulé : LES QUAND, notes utiles sur un discours prononcé à l'Académie le 10 mars 1760, et dont je reproduis l'essentiel ci-dessous.


Quand on a l'honneur d'être reçu dans une compagnie respectable d'hommes de lettres, il ne faut pas que la harangue de réception soit une satire contre les gens de lettres; c'est insulter la compagnie et le public.
Quand par hasard on est riche, il ne faut pas avoir la basse cruauté de reprocher aux gens de lettres leur pauvreté dans un discours académique, et dire avec orgueil qu'ils déclament contre les richesses, et qu'ils portent envie en secret aux riches (...)

Quand on ne fait pas honneur à son siècle par ses ouvrages, c'est une étrange témérité de décrier son siècle.

Quand on est à peine homme de lettres, et nullement philosophe, il ne sied pas de dire que notre nation n'a qu'une fausse littérature et une vaine philosophie.

Quand on a traduit et outré même la Prière du déiste, composée par Pope; quand on a été privé six mois entiers de sa charge en province, pour avoir traduit et envenimé cette formule du déisme ; quand enfin on a été redevable à des philosophes de la jouissance de cette charge, c'est manquer à la fois à la reconnaissance, à la vérité, à la justice, que d'accuser les philosophes d'impiété, et c'est insulter à toutes les bienséances, de se donner les airs de parler de religion dans un discours public, devant une académie qui a pour maxime et pour loi de n'en jamais parler dans ses assemblées.


Quand on prononce devant une académie un de ces discours dont on parle un jour ou deux, et que même quelquefois on porte au pied du trône, c'est être coupable envers ses concitoyens d'oser dire dans ce discours que la philosophie de nos jours sape les fondements du trône et de l'autel. C'est jouer le rôle d'un délateur, d'oser avancer que la haine de l'autorité est le caractère dominant de nos productions ; et c'est être délateur avec une imposture bien odieuse, puisque non seulement les gens de lettres sont les sujets les plus soumis, mais qu'ils n'ont pas même aucun privilège, aucune prérogative qui puisse jamais leur donner le moindre prétexte de n'être pas soumis. Rien n'est plus criminel que de vouloir donner aux princes et aux ministres des idées si injustes sur des sujets fidèles, dont les études font honneur à la nation ; mais heureusement les princes et les ministres ne lisent point ces discours, et ceux qui les ont lus une fois ne les lisent plus. (...)

Quand on harangue en France une académie, il ne faut pas s'emporter contre les philosophes qu'a produits l'Angleterre ; il faudrait plutôt les étudier.

Quand on est admis dans un corps respectable, il faut dans sa harangue cacher sous le voile de la modestie l'insolent orgueil qui est le partage des têtes chaudes et des talents médiocres.
 
Au XVIIIè, le ridicule tue...

Dans les salons parisiens, où l'on s'arrache le petit pamphlet, chacun a immédiatement reconnu la main de Voltaire derrière ce premier coup de griffe. Ce dernier a beau nier ("je ne sais pas pourquoi on me fourre dans toutes ces querelles... Je me contente de ricaner sans me mêler de rien", lettre du 29 mai à Thieriot), il se réjouit en secret du succès qu'il vient de remporter. Pour sa part, Le Franc de Pompignan écume évidemment de rage. Dans son Journal Historique, Charles Collé nous apprend que "ce petit écrit a mis M. de Pompignan au désespoir, et Madame Dufort, à présent sa femme, en a encore été plus outrée que lui ; il a fait l'impossible pour en arrêter le débit, et ses soins à cet égard n'ont fait qu'en multiplier les éditions. On mesure la fureur où il doit être par l'orgueil qu'il a ; et ceux qui le connaissent prétendent que sa colère ne doit point avoir de bornes."  
En guise de riposte, Le Franc de Pompignan choisit de se défendre en présentant un mémoire au roi (11 mai 1760), qu'il conclut bien imprudemment par les quelques lignes qui suivent:
 A vouloir se faire aussi grosse que le boeuf, la grenouille vient de se couvrir de ridicule. Et à force de gonfler, de gonfler...
à suivre ici )

mardi 28 octobre 2014

Le triste destin d'un fat : Le Franc de Pompignan (1)

Président de la cour des aides de Montauban, Jean-Jacques Le Franc de Pompignan est élu à l'Académie en septembre 1759. Comme le magistrat brigue la place de gouverneur des Enfants de France et qu'il lui faut pour cela plaire au Dauphin, le rimailleur prononce (en mars 1760) un discours de réception demeuré célèbre, dans lequel il se livre à une terrible charge contre les faux philosophes, à savoir les Encyclopédistes...

  (...) S’il était vrai que dans le siècle où nous vivons, dans ce siècle enivré de l’Esprit Philosophique et de l’amour des Arts, l’abus des Talents, le mépris de la Religion, et la haine de l’autorité, fussent le caractère dominant de nos Productions, n’en doutons pas, Messieurs, la Postérité, ce Juge impartial de tous les siècles, prononcerait souverainement que nous n’avons eu qu’une fausse Littérature et qu’une vaine Philosophie.
Et quel exemple, en effet, quelles instructions donneraient au genre humain des Gens de Lettres présomptueux qui nous enseigneraient à mépriser les plus grands Modèles ; de prétendus Philosophes voudraient nous ôter jusqu’aux premières notions de la vertu  (...)
  Là, dans la classe des Philosophes, se verrait un long étalage d’opinions hasardées, de systèmes ouvertement impies, ou d’allusions aux Lettres contre la Religion. Ailleurs, l’Histoire nous présenterait des faits malignement déguisés, des anecdotes imaginaires, des traits fatidiques contre les choses les plus saintes, & contre les maximes les plus saines du Gouvernement. Tout, en un mot, dans ces Livres multipliés à l’infini, porterait l’empreinte d’une Littérature dépravée, d’une morale corrompue, et d’une Philosophie altière qui frappe également le Trône et l’Autel. (...)

Alors qu'il subit déjà le feu nourri (et à boulets rouges) des Jansénistes et des Jésuites, alliés de circonstance contre l'ennemi commun, le parti encyclopédiste se voit désormais attaqué dans son propre sanctuaire, celui du Savoir ! Le directeur de l'Académie, Dupré de Saint Maur, salue Le Franc de Pompignan en le comparant à Virgile... Le coeur du vaniteux n'y résiste pas et s'en gonfle évidemment d'orgueil. Dans le même temps, les religieux applaudissent des deux mains!  Comme à leur habitude, ils donnent leur onction à tout ce qui est susceptible de nuire aux Encyclopédistes. Dans le Journal de Trévoux (la gazette des Jésuites), Berthier exulte : "Nous ne flattons poins en disant que c'est une composition pleine de force, de sagesse, de religion, de vérité en un mot : discours exempt des fausses considérations, des frivoles agréments de l'éloquence momentanée, du caprice impérieux de la mode, du langage illusoire de l'adulation.
Si Le Franc de Pompignan n'a nommé personne, tout le monde comprend que Diderot, d'Alembert et Voltaire sont visés par sa harangue. Ce dernier, depuis Ferney, s'inquiète d'ailleurs auprès de ses correspondants (et ce, dès le mois de février) des intentions du nouvel académicien : "et Monsieur Le Franc de Pompignan ? (...) a-t-il fait une belle invective contre les déistes de nos jours" (lettre à Thiriot); "je n'ai point le Mémoire de M. Le Franc de Pompignan" (autre lettre à Thiriot). Enfin, dans un autre courrier à Duclos (secrétaire perpétuel de l'Académie) daté de juin, il laisse enfin entendre son courroux : "Je pourrais me plaindre du discours de M. Le Franc à l'Académie ; il m'a désigné injurieusement. Il ne fallait pas outrager un vieillard retiré..."

Chez Voltaire, la menace, même voilée, a toujours valeur de prophétie. Et ce pauvre fat de Pompignan, qui s'imagine déjà entrant au Panthéon, ne va pas tarder à connaître les Enfers...
à suivre ici )

lundi 27 octobre 2014

La franc-maçonnerie et la Révolution Française, de Maurice Talmeyr (3)


Dans La franc-maçonnerie et la Révolution Française (1904), Maurice Talmeyr (1850-1931) reprend quelques-unes des antiennes contre-révolutionnaires déjà esquissées par Burke, Barruel ou encore De Maistre.

- pour lire le 1er article,  ici 
- pour lire le 2è article, ici



Il faut abréger... Mais toute la Révolution,  ou presque toute la Révolution, et, dans la  Révolution, presque toute journée révolutionnaire, s'explique ainsi par une permanente  conjuration des Loges, où rien n'est aussi  complètement absent que la spontanéité, et où  les deux moyens de machination, selon les prescriptions exactes de Weishaupt, ne cessent jamais d'être, un seul instant, la trahison la plus prodigieusement répandue, et la  plus sauvage violence. Les faits de trahison  rempliraient des volumes. Quoique servis  encore par quelques fidélités admirables, comme par celle de Mandat qui ne fut certainement massacré que parce qu'il était fidèle,  le Roi et la Reine étaient, en réalité, tout  entourés et tout enveloppés de traîtres. C'est ce Savalette de Lange, si judicieusement  placé à l'emploi de garde du Trésor royal. C'est le ministre Necker, que toute une conspiration en règle impose à Louis XVI, et qui  n'est mis là que pour le perdre ! C'est cette  femme Rochereuil qui joue, avec tant de  démonstrations larmoyantes, la comédie du  dévouement à la Reine afin de se faire attacher de plus près à sa personne, et qui vient  dénoncer en secret, au Comité des recherches, tous les préparatifs de la fuite à  Varennes! C'est Mme Necker elle-même, la  femme du ministre en fonction, et qui écrit  à son frère, le franc-maçon Germain, au moment des massacres d'Octobre, pendant lesquels les bandes des massacreurs envahissent le château de Versailles pour y tuer  le Roi et la Reine : « Soyez tranquille, tout  ira bien . »   Et il s'agit, en effet, de tuer le Roi, tout  a toujours été là. Mais le meurtre du Roi n'est pas encore facile, il est encore trop défendu par l'air et la terre mêmes du  royaume. Néanmoins, on y arrivera, c'est une  question d'entraînement, et les Loges s'en  chargent. Elles ont toujours tout réglé, dès  1789, depuis ce 17 juillet où Louis XVI, à son  arrivée à l'Hôtel de ville, avait déjà vu un  bataillon former au-dessus de sa tête ce que le rituel maçonnique appelle la Voûte d'acier et elles régleront tout, jusqu'à  l'exécution, qui sera encore elle-même la  réalisation d'un autre rite ! Elles font ainsi les 5 et 6 octobre, où le Roi échappe, puis le 20 juin, où il échappe encore, puis le 10 août,  où il n'échappe plus, mais où il s'en faut de peu! 
la journée décisive du 10 août 1792
Il s'en faut même de si peu que la Révolution, qui écrase enfin le Roi, manque,  ce jour-là, d'être écrasée par lui, et un témoignage capital, que pas un historien n'a relevé, mais qui semble des plus sérieux, doit être signalé ici. Que Louis XVI n'eût pas  envoyé, de l'Assemblée, l'ordre de cesser le  feu aux défenseurs des Tuileries, et il n'est plus douteux, aujourd'hui, que la Révolution était perdue. Au lieu d'être ce qu'elle est devenue, elle n'eût plus été qu'une crise  comme en avait déjà traversées la Monarchie ! Que Louis XVI, d'ailleurs, ait pu  envoyer cet ordre, qui était sa perte certaine, à la minute précise où sa victoire ne pouvait  plus faire de doute, personne ne l'a jamais  compris, même en sachant jusqu'où sa  faiblesse pouvait aller. Napoléon, qui assistait à l'affaire, en était encore confondu  d'étonnement à Sainte-Hélène. Il en poussait encore une exclamation de stupeur quand  il y pensait dans son île, et c'est surtout ici que les historiens, pour expliquer l'inexplicable, en appellent tous à des raisons mystiques. Or, d'après le témoignage du député Ghoudieu, plus tard conventionnel et régicide, témoignage que contiennent ses Mémoires  récemment publiés, il est permis de croire  que Louis XVI n'a jamais donné l'ordre qui tua, ce jour-là, la monarchie française, et que  non seulement il ne l’a pas donné, mais qu'il  refusa même, par son geste, d'ordonner autre  chose que la résistance à outrance. (…) Mais cet ordre «de cesser le feu», peut-on cependant objecter, se trouve au Musée Carnavalet, écrit de la main même du Roi. Eh bien, non, il ne s'y trouve pas, et le seul  ordre qu'on puisse y voir, non pas écrit de la  main de Louis XVI, mais simplement signé  de lui, c'est l'ordre donné aux Suisses survivants, une fois l'affaire terminée, et quand  il n'y avait plus rien à espérer, de « déposer  leurs armes » et de « se retirer dans leur  caserne ». 

  Et qui donc, en ce cas, venait ainsi, en  pleine lutte, apporter l'ordre de ne plus tirer,  et l'apporter, au nom du Roi, aux défenseurs qui ne pouvaient en croire leurs oreilles? Qui donc, dans un semblable moment, et quand un ordre pareil, en raison de son  invraisemblance, ne pouvait être cru qu'à la  condition d'être apporté par un de ces serviteurs qu'on n'a pas le droit de suspecter,  qui donc bien pouvait être ce serviteur-là ?...  Est-ce M. d'Hervilly ?... Est-ce un autre?...  On ne peut rien dire ! Mais il y avait déjà un Savalette de Lange à la garde du Trésor.  Comment ne pas supposer qu'il y en avait  d'autres ailleurs, et que l'ordre dont la Monarchie est morte a été traîtreusement et faussement donné par un de ceux-là? Comment,  dans tous les cas, puisque nous avons l'ordre signé de déposer les armes après la  lutte, n'avons-nous pas celui de cesser de se défendre en pleine action ? 
Et que va-t-il se passer ensuite pour la  personne même du Roi? L'Assemblée est  dominée par la Franc-Maçonnerie, mais  n'est pas la Franc-Maçonnerie elle-même,  et n'a jamais voté, comme on le croit, et  comme on nous l'a toujours faussement  enseigné, l'emprisonnement du Roi au Temple ! Non ! Elle vote qu'il logera au  Luxembourg. Mais la Commune insurrectionnelle est là, clandestinement nommée  par les Loges pendant la nuit. Elle déclare  le Luxembourg difficile à garder, propose le  palais du Temple, et où met-elle le Roi, dès  l'arrivée au Temple ? Dans le palais, qui est  un séjour princier, et l'un de ceux du comte d'Artois? Non, dans la tour ! L'Assemblée,  en fait, a cru voter le palais, mais un pouvoir occulte, plus fort qu'elle, se moque de son  vote, et, contrairement à ce vote, met le Roi  dans la prison, et dans la prison même des  anciens Templiers ! Et que se passe-t-il à  ce moment même ? Il se passe cette chose  étrange, rapportée par Barruel, qui l'a vue, et qui nous dit ce qu'il a vu, c'est qu'aussitôt le  séjour du Roi au Temple décidé, un grand  nombre de francs-maçons se répandent dans  Paris, et crient partout, à la stupeur générale, en se livrant à des transports de joie : "Le Roi  est arrêté ! tous les hommes sont maintenant  égaux et libres ! Nous n avons plus de secret !  Nos mystères sont accomplis ! La France  entière n'est plus qu'une grande Loge ! Les  Français sont tous francs-maçons et l'univers  entier le sera bientôt !




dimanche 26 octobre 2014

Rencontre à Saint-Doulchard

Un week-end très agréable, de belles rencontres... Merci à Cultura Saint-Doulchard pour ce salon du livre admirablement organisé...

mardi 21 octobre 2014

La franc-maçonnerie et la Révolution Française, de Maurice Talmeyr (2)


Dans La franc-maçonnerie et la Révolution Française (1904), Maurice Talmeyr (1850-1931) reprend quelques-unes des antiennes contre-révolutionnaires déjà esquissées par Burke, Barruel ou encore De Maistre.



Et le maçonnisme, dès trente ou quarante ans avant 1789, est si bien déjà devenu l'ambiance générale,  que les philosophes, en réalité, ne répandent  pas simplement leur philosophie par leurs  écrits, mais se conjurent maçonniquement pour la répandre, et dans le sens rigoureux  du mot... Ecoutez Voltaire dans sa correspondance : « Il faut, écrit-il, agir en conjurés, et non pas en zélés... Que les philosophes véritables fassent une confrérie comme les Francs-Maçons... Que les mystères de Mithra ne soient pas divulgués... Frappez, et cachez votre main... » 
La margrave de Bayreuth, la princesse Wilhelmine, devient pour lui la sœur Guillemette, et  lui adresse elle-même des lettres commençant  par ces mots : « La sœur Guillemette au frère Voltaire ». Il avoue lui-même, dans des  lettres qui sont célèbres, qu'il « rend le pain  bénit », et qu'il « communie » par imposture,  afin de mieux tromper les gens. A un certain  moment, il entreprend toute une intrigue,  dans le but de faire reconstruire le Temple  de Jérusalem ! A un autre moment, il entreprend encore une autre intrigue, d'accord avec d'Alembert, pour arriver à décider Louis XV à fonder dans tout le royaume des  écoles professionnelles gratuites, où, sous le couvert d'un soi-disant enseignement professionnel, on devait enseigner clandestinement au peuple la révolte et la sédition. Bertin, l'administrateur de la cassette royale, avait fini par se décider à couper court à ce  complot. Il avait fait une enquête, et qu'avait-il découvert ? Toute une conspiration de colporteurs qui couraient les campagnes, et y vendaient, à des prix insignifiants, des ouvrages incendiaires dont on leur remettait  gratuitement des quantités. Des maîtres d'école étaient déjà même affiliés à la conjuration, et notamment dans les environs de Liège, où ils lisaient à des enfants, dans des réunions secrètes, des livres qu'on leur expédiait par ballots. Et ces maîtres d'école  étaient précisément ceux qui, publiquement,  à l'exemple de Voltaire, et comme par un mot  d'ordre, accomplissaient leurs devoirs religieux avec la dévotion la plus démonstrative ! Plus de vingt ans après, en 1789, entre les  atrocités de la prise de la Bastille et celles des massacres d'octobre, un M. Leroy, lieutenant des chasses royales, s'écriait avec des  sanglots, dans un dîner raconté par Barruel, et qui avait lieu chez M. d'Angevilliers, intendant des Bâtiments du Roi : « J'étais le secrétaire du Comité à qui vous devez cette Révolution et j'en mourrai de douleur et de remords !... Ce Comité se tenait chez le baron d'Holbach... Nos principaux membres étaient d'Alembert, Turgot, Condorcet, Diderot, La Harpe, et ce Lamoignon qui s'est tué dans son parc !... La plupart de ces livres que vous avez vus paraître depuis longtemps contre la religion,les mœurs et le gouvernement étaient notre ouvrage, et nous les envoyions à des colporteurs qui les recevaient pour rien, ou presque rien, et les vendaient aux plus bas prix... Voilà ce qui a changé ce peuple, et l’a conduit au point où vous le voyez aujourd'hui... Oui, j'en mourrai de douleur et de remords... »   Et ce témoignage de Barruel, ces cris de remords de M. Leroy au diner de M. d'Angevilliers, pourraient-ils être contestés? Non! 
Voltaire est entré dans la loge des neuf soeurs en avril 1778
Car voici, en date du mois de mars 1763, des  lettres de Voltaire qui les confirment par  anticipation : « Pourquoi les adorateurs de la raison, écrivait-il alors à Helvetius, restent-ils dans le silence et dans la crainte ? Qui les  a empêcherait d’avoir chez eux une petite imprimerie et de donner des ouvrages utiles et courts dont leurs amis seraient les seuls dépositaires ? C'est ainsi qu'en ont usé ceux qui ont imprimé les dernières volontés de  ce bon et honnête curé Meslier... » Et il   ajoute : « On oppose ainsi, au Pédagogue chrétien et au Pensez-y bien, de petits livres philosophiques qu'on a soin de répandre partout adroitement. On ne les vend point, on les donne a des personnes AFFIDÉES QUI  LES DISTRIBUENT A DES JEUNES GENS ET A DES FEMMES...» En réalité, la conjuration philosophique  n'avait que très peu perverti le peuple, et par une excellente raison, c'est que le peuple ne savait pas lire. Elle avait surtout empoisonné les hautes classes. Mais cette philosophie qui est une conjuration, et qui machine,  dans le mystère, avec des masques et des  trahisons, l'application de ses préceptes,  n'est-elle pas, pour une époque, toute une  caractéristique ? Et elle n'est cependant  encore qu'une demi-conjuration. Elle ne  représente que des préliminaires, et c'est  seulement avec l'Illuminisme que nous  allons voir entrer en scène la conjuration  véritable, celle de la subversion sauvage, et  où s'annoncent, par avance, toutes les atrocités de la Terreur.   L'Illuminisme est peu connu, sinon même  presque inconnu, et c'est pourtant l'Illuminisme qui, en très grande partie, a bouleversé  et ensanglanté le monde, il y a un peu plus  d'un siècle. C'est encore la continuation  directe de l'Illuminisme qui le bouleverse ou  qui le menace aujourd'hui, et son fondateur  est un Allemand, Weishaupt, professeur de  droit au collège d'Ingolstad. A Ingolstad  même, où il professait, Weishaupt, en 1776, posait en secret les fondements de la secte, et voici, d'après sa correspondance, ses instructions écrites et son code, ce qu'était cette  association. 
Adam Weishaupt (1748-1830)
Ecoutez d'abord la doctrine : « La nature a tiré les hommes de l'état sauvage et les a réunis en sociétés civiles. De nouvelles associations (c'est-à-dire les sociétés secrètes) s'offrent à un choix plus sage, et,  par elles, nous revenons à l'état d'où nous sommes sortis ( c'est-à-dire à l'état sauvage ) non pour parcourir de nouveau l'ancien cercle, mais pour mieux jouir de notre destinée... » Le but et la doctrine de l'IIluminisme sont donc bien clairs, et c'est, en  propres termes, le retour à l’état sauvage.  Nous en sommes sortis, il faut y revenir, ne  plus en ressortir, et établir seulement la sauvagerie nouvelle, au milieu de cette forêt perfectionnée que peut devenir la civilisation.  Ecoutez maintenant le développement : « A l'origine des nations et des peuples, le monde cessa d'être une grande famille...le grand lien de la nature fut rompu...Le nationalisme ou l’amour national prit la place de l’amour général. Alors, ce fut une vertu de s'étendre aux dépens de ceux qui ne se trouvaient pas sous notre empire. Cette vertu fut appelée patriotisme, et celui-là fut appelé patriote, qui, juste envers les siens, injuste envers les autres, prenait  pour des perfections les vices de sa patrie...» Et l’illuminisme, en premier lieu,  veut ainsi détruire les patries, mais il ne s'arrête pas là, et vise ensuite ce qu'il appelle  le localisme, c'est-à-dire la cité, puis la  famille elle-même : « Et, dès lors, continue Weishaupt, pourquoi ne pas donner encore à cet amour de la patrie des limites plus étroites ? Celles des citoyens vivant dans une même ville, ou bien celles des membres d'une même famille?... Aussi vit-on alors du patriotisme naître le localisme, puis l’esprit de famille... Ainsi, l'origine des Etats, des gouvernements, de la société civile, fut la semence de la discorde... Diminuez, retranchez cet amour de la patrie, et les hommes, de nouveau, apprennent à se connaître et à s'aimer comme hommes...» 
Et l’Illuminisme bénit maçonniquement les  hommes qui n'ont plus ni patrie, ni cité, ni  famille, ni lois, et dont les bandes errantes  ne se fixent nulle part. Il conclut enfin,  en s'écriant, dix ans avant 1789: « Oui, les princes et les nations disparaîtront de dessus la terre ! Oui, il viendra ce temps où les hommes n'auront plus d'autre loi que le livre de la nature ; cette Révolution sera l'ouvrage des sociétés secrètes...Tous les efforts des princes pour empêcher nos projets sont pleinement inutiles. Cette étincelle peut longtemps encore couver sous la cendre, mais le jour de l’incendie arrivera !...
(à suivre)

lundi 20 octobre 2014

La franc-maçonnerie et la Révolution Française, de Maurice Talmeyr (1)


Dans La franc-maçonnerie et la Révolution Française (1904), Maurice Talmeyr (1850-1931) reprend quelques-unes des antiennes contre-révolutionnaires déjà esquissées par Burke, Barruel ou encore De Maistre.


Où en était, au dix-huitième siècle, la  Franc-Maçonnerie en France ? Elle daterait,  exactement, d'après ses propres annuaires,  de soixante-quatre ans avant la Révolution,  de 1725, et ses deux premiers grands maîtres  auraient été deux Anglais, lord Derwentwater, et lord Harnouester. Elle est ensuite  présidée par un grand seigneur français, le duc d'Antin, puis par un prince du sang,  Louis de Bourbon, comte de Clermont, puis,  de 1771 à 1793, par le duc de Chartres, plus tard duc d'Orléans, et, plus tard encore, Philippe-Egalité. 
Philippe-Egalité
En outre, et comme parenthèse, nous pouvons encore faire quelques  remarques intéressantes. On sait que la  première manifestation révolutionnaire du  tiers état, en 1789, fut de s'ériger, à Versailles, en Assemblée nationale et que la formule fameuse : déclarer la patrie en danger devait devenir sacramentelle en 1792. Or, en  1771, à la suite de graves crises intérieures,  la Maçonnerie se déclare en danger. Elle  appelle à Paris des délégués de tous les points  de la France, et ces délégués, dix-huit ans déjà avant 1789, se réunissent en assemblée nationale. De plus, les premiers maçons  établis en France, vers 1723, étaient des  Jacobites et le grand club directeur de  la Révolution est le Club des Jacobins. Condorcet, dans la Septième époque des Progrès  de  l’esprit humain, désigne la Franc-Maçonnerie comme une continuation mystérieuse de  l'Ordre des Templiers, et Louis XVI a pour  prison le Temple, ancien asile de ces mêmes  Templiers. La grande assemblée annuelle des francs-maçons s'appelle le Convent et la  plus fameuse assemblée révolutionnaire s'appellera la Convention. La Maçonnerie, quand  elle avait à proscrire un adepte, le déclarait  suspect, et chacun sait comment, sous la  Terreur, on était déclaré suspect. D'après  Louis Blanc, le récipiendaire, en Maçonnerie,  se coiffait d'un bonnet, pendant qu'on lui  disait : « Ce bonnet vaut mieux que la couronne des rois... » Or, l'orateur, au Club des  Jacobins, se coiffait du bonnet rouge. Enfin, l'une des épreuves de la Franc-Maçonnerie,  avant la Révolution, consistait à faire opérer  au dignitaire maçonnique l'exécution en effigie d'un roi de France sur un mannequin  représentant Philippe le Bel, le prince même  qui avait exterminé l'Ordre des Templiers, et l'acte suprême de la Révolution devait être, de même, l’exécution du Roi.  Doit-on donner, d'ailleurs, à ces premières remarques plus d'importance qu'elles n'en comportent ? Non, et ce sont peut-être là de pures coïncidences. Mais nous pouvons déjà, cependant, avec ces coïncidences, nous sentir dans une certaine atmosphère. En somme, comme en témoigne la liste de  ses grands maîtres, la Franc-Maçonnerie,  dans la période immédiatement antérieure à  la Révolution, ne cesse pas de suivre, malgré  ses crises, une marche ascendante rapide.  Elle devient à la mode, finit par faire fureur et le Grand Orient en arrive à créer ces fameuses Loges d’adoption où les femmes étaient admises. Les récipiendaires femmes, nous apprend M. d'Alméras, auteur d'une  récente histoire de Cagliostro, et qui ne semble l’ennemi ni de Cagliostro, ni des Loges,  sont des « actrices, des danseuses, des bourgeoises ou des grandes dames sans préjugés ». Alors, en résumé, la Franc-Maçonnerie, au moins en apparence, consiste surtout  en bals, en banquets, en démonstrations de  bienfaisance. En 1775, la duchesse de Bourbon recevait le litre de grande maîtresse de  toutes les Loges d'adoption de France, le duc  de Chartres l'installait lui-même dans ce pontificat féminin, au milieu de fêtes magnifiques,  et on faisait une quête, à la fin du banquet, en  faveur « des pères et mères retenus en prison pour n'avoir pas payé les mois de nourrice de leurs enfants ». Telle est, pendant toute cette période, la  façade de la Franc-Maçonnerie. Elle est à la  fois somptueuse et amusante, avec la promesse d'un mystère, probablement inoffensif, et peut-être même agréable, à l’intérieur de  la maison. Sous prétexte de philanthropie, on s'y divertit énormément. On s'y mêle entre  gens de la bonne société et de la moins  bonne, dans l'illusion d'une égalité sociale  qui ne manque pas toujours de piment. On  se donne la sensation d'une vie en double où  l'on s'appelle de noms de guerre, en échangeant des mots de passe. On se procure le  petit frisson d'attendre quelque chose de  secret qui sera peut-être défendu. On joue en grand, en un mot, à ces jeux innocents  qui ne le sont pas toujours, et un prodigieux  enjouement jette toute la société dans ce jeu-là. Les plus honnêtes gens s'en mettent, et  Marie-Antoinette écrit, à cette époque, à  Mme de Lamballe : « J'ai lu avec grand intérêt ce qui s'est fait dans les loges franc-maçonniques que vous avez présidées, et dont vous m'avez tant amusée. Je vois qu'on n'y fait pas que de jolies chansons, et qu'on y fait aussi du bien »   

N'existait-il donc, cependant, aucun motif  de se méfier? Si, et certains Etats, dès le  milieu du dix-huitième siècle, chassaient  assez rudement ces francs-maçons qui s'attachaient en France, avec une si extraordinaire  activité, à amuser les Français, à les faire  danser, à chatouiller leur frivolité. Le pape  Clément XII, en outre, avait lancé contre  eux une bulle assez suggestive, dans laquelle  il les comparait « aux voleurs qui percent la  maison ». On pouvait donc, dès ce moment-là, ne pas déjà voir dans les Loges de simples lieux d'amusements, comme la malheureuse  Marie-Antoinette, et la vue seule des fêtes  qui s'y donnaient causait, d'ailleurs, à beaucoup de gens un inexprimable malaise. Ils ne  pouvaient pas dire pourquoi ils l'y ressentaient, mais ils l'y ressentaient, et il suffit,  pour s'en convaincre, de lire certain passage  des Mémoires de Barruel. Il avait émigré à  Londres après 1792, et, comme tout le monde,  avant la Révolution, avait été sollicité de  prendre part à des réunions maçonniques. « Depuis plus de vingt ans, raconte-t-il, il était difficile de ne pas rencontrer en France « quelques-uns de ces hommes admis dans la Société maçonnique. Il s'en trouvait dans mes connaissances, et parmi ceux-là plusieurs dont l'estime et l'amitié m'étaient chères. Avec tout le zèle ordinaire aux jeunes adeptes, ils me sollicitaient de me faire inscrire dans leur confrérie. Sur mon refus constant, ils prirent le parti de m'enrôler malgré moi. La partie fut liée. On m'invite à dîner chez un ami ; je me trouve seul profane au milieu des maçons... Le repas terminé, les domestiques renvoyés, on propose de se former en loge et de m'initier... Je persiste dans mon refus, et surtout dans celui de faire le serment de garder un secret dont l'objet m'est inconnu... On me dispense du serment... Je résiste encore... On insiste... Je m'obstine... Au lieu de  répliquer, on se forme en loge, et alors commencent toutes ces singeries et ces cérémonies puériles que l'on trouve décrites  dans divers livres maçonniques. Je cherche à m'échapper ; l'appartement est vaste, la maison écartée, les domestiques ont le mot, toutes les portes sont fermées... il faut bien se résoudre à laisser faire. On m'interroge, je réponds presque à tout en riant ; me voilà déclaré apprenti, et tout de suite compagnon. Bientôt même c'est un troisième grade, c'est celui de maître qu'il faut me conférer. Ici, l'on me conduit dans une vaste salle... Jusque-là, je ne voyais que jeu et puérilité, mais je n'avais déplu par aucune réponse... Enfin, survient cette question que me fait gravement le Vénérable : Etes-vous disposé, mon frère, à exécuter tous les ordres du Grand-Maître de la Maçonnerie, quand même vous recevriez des  ordres contraires de la part d'un roi, d'un empereur, ou de quelque autre souverain que ce soit ? — Ma réponse fut : Non ! Le Vénérable s'étonne, et reprend : Comment, non! Vous ne seriez donc venu parmi nous que pour trahir nos secrets ! Vous ne savez donc pas que de tous nos glaives il n'en est pas un seul qui ne soit prêt à percer le cœur des traîtres ! Dans cette question, dans tout le sérieux et les menaces qui l'accompagnaient, je ne voyais encore qu'un jeu ;  je n'en répondis pas moins négativement...A l'exception du Vénérable, tous les Frères gardaient un morne silence, quoiqu'ils ne fissent, dans le fond, que s'amuser de cette scène. Elle devenait encore plus sérieuse entre le Vénérable et moi. Il ne se rendait pas, il renouvelait toujours sa question...A la fin, je me sens excédé. J'avais les yeux bandés, j'arrache le bandeau, je le jette par terre, et, en frappant du pied, je réponds par un ton accompagné de tout l'accent de  l'impatience... A l'instant, toute la loge part de battements de mains en signe d'applaudissement. Le Vénérable donne alors des éloges à ma constance : Voilà, dit-il, les gens qu'il nous faut ; des hommes de caractère et qui sachent avoir de la fermeté... Quel était, cependant, quelques  années plus tard, l'épilogue de cette plaisanterie ? « Je dois, dit Barruel, rendre cette justice à ceux qui m'avaient reçu, que, lors de là Révolution, ils se sont tous montrés bons royalistes, à l'exception du Vénérable que j'ai vu donner à plein collier dans le Jacobinisme
Augustin Barruel
Une société maçonnisée, c'est donc bien celle qui précède immédiatement la Révolution. Elle s'est maçonnisée pour s'amuser, mais elle s'est maçonnisée. C'est l'atmosphère en dehors de laquelle il ne faut pas même essayer de voir cette époque, sous  peine de n'en rien voir de vrai.
( à suivre)

vendredi 17 octobre 2014

SOS Lumières

Paru ce jour, 17 octobre 2014, cet article de l'hebdomadaire Marianne s'interroge sur la campagne de dénigrement dont sont victimes les Lumières, et plus généralement sur le climat antirépublicain qui règne depuis quelques années en France.
Qu'est- ce que les Lumières ? se demandait Kant en 1784. "Ce qui fait sortir l'homme de la minorité qu'il doit s'imputer à lui-même. La minorité consiste dans l'incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s'imputer à lui-même cette minorité, quand elle n'a pas pour cause le manque d'intelligence, mais l'absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude ! aie le courage de te servir de ta propre intelligence. Voilà donc la devise des Lumières."
Emmanuel Kant
De ce refus de l'autorité d'"autrui" (et notamment celle de l'Eglise), particulièrement sensible chez les penseurs français du XVIIIème siècle, découle une première révolution qu'on peut qualifier d'anthropologique : le passage du théocentrisme à l'anthropocentrisme. "Dieu n'est plus le centre, le centre c'est l'homme !"... "Sans révolution anthropologique, pas de Révolution Française... Ainsi les Lumières sont-elles l'entrée dans un mouvement de libération et d'émancipation dont les conséquences se sont ensuite déployées en cascade : développement des sciences, laïcité, souveraineté populaire, suffrage universel, démocratisation de l'éducation, émancipation des femmes, droits humains, égalité des droits."
François Furet
Et il en faut du "courage", et il en faut de la "résolution", sans autre guide que sa raison, pour appréhender le monde en s'affranchissant de ses anciens tuteurs. Dans sa Révolution Française, François Furet nous rappelle qu'en 1789, "ce qui naît, c'est la société moderne des individus, dans sa conception la plus radicale, puisque tout ce qui peut exister d'intermédiaire entre la sphère publique et chaque acteur de la vie sociale est non seulement supprimé, mais frappé de condamnation... la haine de la société aristocratique a porté les hommes de la Révolution Française à bannir les associations au nom d'un individualisme radical."
Sans Eglise, sans corporations, sans mentors, l'homme, livré à lui-même, est condamné à être libre...

Il peut être tenté, bien sûr, par paresse ou par découragement face à la complexité du réel, de renoncer à cette liberté que lui offre Kant pour se soumettre à une nouvelle tutelle idéologique. Et ils sont nombreux, aujourd'hui, à réinterpréter notre Histoire à l'aide d'un schéma binaire aussi séduisant que caricatural ! Entendez ce qu'ils nous disent : l'Ancien Régime serait un âge d'or / la Révolution de 1789 aurait plongé la France dans un nouvel âge de fer...
Ce manichéisme, véritable prêt-à-penser qui réduit notre palette de couleurs au blanc et au noir, ne s'embarrasse évidemment d'aucune nuance de gris...
Pour en juger, voyez les sites de l'Action Française (ici), du Cercle des Volontaires (ici), ou encore les interventions de la polémiste et historienne Marion Sigaut (ici). 
Marion Sigaut
Le titre de Marianne (SOS Lumières) nous dispensera de donner les chiffres d'audience de ces trublions et autres officines, véritables auxiliaires du courant antirépublicain qui mine notre société. 
Quand l'homme renonce à comprendre le monde, quand il renonce à entendre les élites chargées de le lui expliquer (car on les soupçonne de diffuser une doxa républicaine, donc de mentir), il se tourne inévitablement vers les histrions, les bonimenteurs et autres charlatans...
"Pourquoi un retour des Lumières ?", demande Marianne."Pour résister : assurer le salut de ce qui est menacé comme jamais - la laïcité, l'école, la solidarité nationale, ce qui reste de gratuité- pour empêcher la destruction de ce qui s'est bâti au nom des Lumières."
L'enjeu est de taille, comme on le constate. Et il faudra bien du "courage", bien de la "résolution", pour remporter ce combat...

lundi 13 octobre 2014

La Révolution, vue par Tocqueville (4)

Homme politique, historien et philosophe, Alexis de Tocqueville est notamment l'auteur de l'Ancien Régime et la Révolution (1856), réflexion subtile et lucide sur la fin de l'ancien monde.

Alexis de Tocqueville (1805-1859)
 
Au dix-huitième siècle, un village est une communauté dont tous les membres sont pauvres, ignorants et grossiers; ses magistrats sont aussi incultes et aussi méprisés qu'elle; son syndic ne sait pas lire; son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non-seulement son ancien seigneur n'a plus le droit de la gouverner, mais il en est arrivé à considérer comme une sorte de dégradation de se mêler de son gouvernement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, actes serviles, œuvres de syndic. Il n'y a plus que le pouvoir central qui s'occupe d'elle, et comme il est placé fort loin et n'a encore rien à craindre de ceux qui l'habitent, il ne s'occupe guère d'elle que pour en tirer profit.
Venez voir maintenant ce que devient une classe délaissée, que personne n'a envie de tyranniser, mais que nul ne cherche à éclairer et à servir.
Les plus lourdes charges que le système féodal faisait peser sur l'habitant des campagnes sont retirées ou allégées, sans doute; mais ce qu'on ne sait point assez, c'est qu'à celles-là il s'en était substitué d'autres, plus pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous les maux qu'avaient soufferts ses pères, mais il endurait beaucoup de misères que ses pères n'avaient jamais connues.
On sait que c'est presque uniquement aux dépens des paysans que la taille avait décuplé depuis deux siècles. Il faut ici dire un mot de la manière dont on la levait sur eux, pour montrer quelles lois barbares peuvent se fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand les hommes les plus éclairés de la nation n'ont point d'intérêt personnel à les changer.
Je trouve dans une lettre confidentielle que le contrôleur général lui-même écrit, en 1772, aux intendants, cette peinture de la taille, qui est un petit chef-d'œuvre d'exactitude et de brièveté. « La taille, dit ce ministre, arbitraire dans sa répartition, solidaire dans sa perception, personnelle, et non réelle, dans la plus grande partie de la France, est sujette à des variations continuelles par suite de tous les changements qui arrivent chaque année dans la fortune des contribuables. » Tout est là en trois phrases; on ne saurait décrire avec plus d'art le mal dont on profite.
La somme totale que devait la paroisse était fixée tous les ans. Elle variait sans cesse, comme dit le ministre, de façon qu'aucun cultivateur ne pouvait prévoir un an d'avance ce qu'il aurait à payer l'an d'après. Dans l'intérieur de la paroisse, c'était un paysan pris au hasard chaque année, et nommé le collecteur, qui devait diviser la charge de l'impôt sur tous les autres.
J'ai promis que je dirais quelle était la condition de ce collecteur. Laissons parler l'assemblée provinciale de la Haute-Guyenne; elle n'est pas suspecte : elle est composée tout entière de privilégiés qui ne payent point la taille et qui sont choisis par le roi. " Comme tout le monde veut éviter la charge de collecteur, disait-elle en 1779, il faut que chacun la prenne à son tour". La levée de la taille est donc confiée tous les ans à un nouveau collecteur, sans égard à la capacité ou à l'honnêteté ; aussi la confection de chaque rôle se ressent du caractère de celui qui le fait. Le collecteur y imprime ses craintes, ses faiblesses ou ses vices. Comment, d'ailleurs, y réussirait-il bien? il agit dans les ténèbres. Car qui sait au juste la richesse de son voisin et la proportion de cette richesse avec celle d'un autre? Cependant l'opinion du collecteur seule doit former la décision, et il est responsable sur tous ses  biens, et même par corps, de la recette. D'ordinaire il lui faut perdre pendant deux ans la moitié de ses journées à courir chez les contribuables. Ceux qui ne savent pas lire sont obligés d'aller chercher dans le voisinage quelqu'un qui les supplée.
Turgot avait déjà dit d'une autre province, un peu avant: « Cet emploi cause le désespoir et presque toujours la ruine de ceux qu'on en charge; on réduit ainsi successivement à la misère toutes les familles aisées d'un village. » (...)
Turgot
Pour échapper à cette taxation violente et arbitraire, le paysan français, en plein dix-huitième siècle, agit comme le Juif du moyen âge. Il se montre misérable en apparence, quand par hasard il ne l'est pas en réalité; son aisance lui fait peur avec raison: j'en trouve une preuve bien sensible dans un document que je ne prends plus en Guyenne, mais à cent lieues de là. La Société d'Agriculture du Maine annonce dans son rapport de 1761 qu'elle avait eu l'idée de distribuer des bestiaux en prix et en encouragements. « Elle a été arrêtée, dit-elle, par les suites dangereuses qu'une basse jalousie pourrait attirer contre ceux qui remporteraient ces prix, et qui, à la faveur de la répartition arbitraire des impositions, leur occasionnerait une vexation dans les années suivantes. »
(…)
La pauvreté habituelle du peuple des campagnes avait donné naissance à des maximes qui n'étaient pas propres à la faire cesser. « Si les peuples étaient à l'aise, avait écrit Richelieu dans son testament politique, difficilement resteraient-ils dans les règles. » Au dix-huitième siècle on ne va plus si loin, mais on croit encore que le paysan ne travaillerait point s'il n'était constamment aiguillonné par la nécessité : la misère y paraît la seule garantie contre la paresse. C'est précisément la théorie que j'ai entendu quelquefois professer à l'occasion des nègres de nos colonies. Cette opinion est si répandue parmi ceux qui gouvernent, que presque tous les économistes se croient obligés de la combattre en forme.
On sait que l'objet primitif de la taille avait été de permettre au roi d'acheter des soldats qui dispensassent les nobles et leurs vassaux du service militaire; mais , au dix-septième siècle l'obligation du service militaire fut de nouveau imposée, comme nous l'avons vu, sous le nom de milice, et cette fois il ne pesa plus que sur le peuple seul, et presque uniquement sur le paysan. (…)
Arrêtons-nous ici avant de passer outre, et considérons un moment, à travers tous ces petits faits que je viens de décrire, l'une des plus grandes lois de Dieu dans la conduite des sociétés.
La noblesse française s'obstine à demeurer à part des autres classes; les gentilshommes finissent par se laisser exempter de la plupart des charges publiques qui pèsent sur elles; ils se figurent qu'ils conserveront leur grandeur en se soustrayant à ses charges, et il paraît d'abord en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne et invisible semble s'être attachée à leur condition, qui se réduit peu à peu sans que personne ne les touche; ils s'appauvrissent à mesure que leurs immunités s'accroissent. La bourgeoisie, avec laquelle ils avaient tant craint de se confondre, s'enrichit au contraire et s'éclaire à côté d'eux, sans eux et contre eux; ils n'avaient pas voulu avoir les bourgeois comme associés ni comme concitoyens, ils vont trouver en eux des rivaux, bientôt des ennemis, et enfin des maîtres. Un pouvoir étranger les a déchargés du soin de conduire, de protéger, d'assister leurs vassaux; mais comme en même temps il leur a laissé leurs droits pécuniaires et leurs priviléges honorifiques, ils estiment n'avoir rien perdu. Comme ils continuent à marcher les premiers, ils croient qu'ils conduisent encore, et, en effet, ils continuent à avoir autour d'eux des hommes que, dans les actes notariés, ils appellent leurs sujets; d'autres se nomment leurs vassaux, leurs tenanciers, leurs fermiers. En réalité, personne ne les suit, ils sont seuls, et, quand on va se présenter enfin pour les accabler, il ne leur restera qu'à fuir.
Quoique la destinée de la noblesse et celle de la bourgeoisie aient été fort différentes entre elles, elles se sont ressemblé en un point : le bourgeois a fini par vivre aussi à part du peuple que le gentilhomme lui-même. Loin de se rapprocher des paysans, il avait fui le contact de leurs misères; au lieu de s'unir étroitement à eux pour lutter en commun contre l'inégalité commune, il n'avait cherché qu'à créer de nouvelles injustices à son usage : on l'avait vu aussi ardent à se procurer des exceptions que le gentilhomme à maintenir ses privilèges. Ces paysans, dont il était sorti, lui étaient devenus non seulement étrangers, mais pour ainsi dire inconnus, et ce n'est qu'après qu'il leur eut mis les armes à la main qu'il s'aperçut qu'il avait excité des passions dont il n'avait pas même d'idée, qu'il était aussi impuissant à contenir qu'à conduire, et dont il allait devenir la victime après en avoir été le promoteur.
On s'étonnera dans tous les âges en voyant les ruines de cette grande maison de France qui avait paru devoir s'étendre sur toute l'Europe; mais ceux qui liront attentivement son histoire comprendront sans peine sa chute. Presque tous les vices, presque toutes les erreurs, presque tous les préjugés funestes que je viens de peindre ont dû, en effet, soit leur naissance, soit leur durée, soit leur développement, à l'art qu'ont eu la plupart de nos rois pour diviser les hommes, afin de les gouverner plus absolument.
Mais quand le bourgeois eut été ainsi bien isolé du gentilhomme, et le paysan du gentilhomme et du bourgeois; lorsqu'un travail analogue se continuant au sein de chaque classe, il se fut fait dans l'intérieur de chacune d'elles de petites agrégations particulières presque aussi isolées les unes des autres que les classes l'étaient entre elles, il se trouva que le tout ne composait plus qu'une masse homogène, mais dont les parties n'étaient plus liées. Rien n'était plus organisé pour gêner le gouvernement, rien, non plus, pour l'aider. De telle sorte que l'édifice entier de la grandeur de ces princes put s'écrouler tout ensemble et en un moment, dès que la société qui lui servait de base s'agita.
Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit des fautes et des erreurs de tous ses maîtres, s'il a échappé en effet à leur empire, il n'a pu se soustraire au joug des idées fausses, des habitudes vicieuses, des mauvais penchants qu'ils lui avaient donnés ou laissé prendre. On l'a vu parfois transporter les goûts d'un esclave jusque dans l'usage même de sa liberté, aussi incapable de se conduire lui-même qu'il s'était montré dur pour ses précepteurs.
(à suivre)