On considère avec raison la
philosophie du dix-huitième siècle comme une des causes principales de la
Révolution, et il est bien vrai que cette philosophie est profondément
irréligieuse. Mais il faut remarquer en elle avec soin deux parts, qui sont
tout à la fois distinctes et séparables.
Dans l'une se trouvent toutes les
opinions nouvelles ou rajeunies qui se rapportent à la condition des sociétés
et aux principes des lois civiles et politiques, tels, par exemple, que
l'égalité naturelle des hommes, l'abolition de tous les privilèges de castes,
de classes, de professions, qui en est une conséquence, la souveraineté du
peuple, l'omnipotence du pouvoir social, l'uniformité des règles... Toutes ces
doctrines ne sont pas seulement les causes de la révolution française, elles
forment pour ainsi dire sa substance; elles sont ce qu'il y a dans ses œuvres
de plus fondamental, de plus durable, de plus vrai, quant au temps.
"le flambeau de l'univers" |
Dans l'autre partie de leurs
doctrines, les philosophes du dix-huitième siècle s'en sont pris avec une sorte
de fureur à l'Eglise; ils ont attaqué son clergé, sa hiérarchie, ses
institutions, ses dogmes, et, pour les mieux renverser, ils ont voulu arracher
les fondements mêmes du christianisme. Mais cette portion de la philosophie du
dix-huitième siècle, ayant pris naissance dans des faits que cette Révolution
même détruisait, devait peu à peu disparaître avec eux, et se trouver comme
ensevelie dans son triomphe. Je n'ajouterai qu'un mot pour achever de me faire
comprendre, car je veux reprendre ailleurs ce grand sujet: c'était bien moins
comme doctrine religieuse que comme institution politique que le christianisme
avait allumé ces furieuses haines ; non parce que les prêtres prétendaient
régler les choses de l'autre monde, mais parce qu'ils étaient propriétaires,
seigneurs, décimateurs, administrateurs dans celui-ci ; non parce que l'Église
ne pouvait prendre place dans la société nouvelle qu'on allait fonder, mais
parce qu'elle occupait alors la place la plus privilégiée et la plus forte dans
cette vieille société qu'il s'agissait de réduire en poudre.
Considérez comme la marche du
temps a mis cette vérité en lumière et achève de l'y mettre tous les jours : à
mesure que l'œuvre politique de la Révolution s'est consolidée, son œuvre
irréligieuse s'est ruinée ; à mesure que toutes les anciennes institutions
politiques qu'elle a attaquées ont été mieux détruites, que les pouvoirs, les
influences, les classes qui lui étaient particulièrement odieuses ont été
vaincues sans retour, et que, pour dernier signe de leur défaite, les haines
même qu'elles inspiraient se sont alanguies ; à mesure, enfin, que le clergé
s'est mis plus à part de tout ce qui était tombé avec lui on a vu graduellement
la puissance de l'Église se relever dans les esprits et s'y raffermir.
Et ne croyez pas que ce spectacle
soit particulier à la France ; il n'y a guère d'église chrétienne en Europe qui
ne se soit ravivée depuis la révolution française.
la Religieuse, de Diderot : violente charge anticléricale |
Croire que les sociétés
démocratiques sont naturellement hostiles à la religion est commettre une
grande erreur: rien dans le christianisme, ni même dans le catholicisme, n'est
absolument contraire à l'esprit de ces sociétés, et plusieurs choses y sont
très favorables. L'expérience de tous les siècles d'ailleurs a fait voir que la
racine la plus vivace de l'instinct religieux a toujours été plantée dans le
cœur du peuple. Toutes les religions qui ont péri ont eu là leur dernier asile,
et il serait bien étrange que les institutions qui tendent à faire prévaloir
les idées et les passions du peuple eussent pour effet nécessaire et permanent
de pousser l'esprit humain vers l'impiété.
Ce que je viens de dire du
pouvoir religieux, je le dirai à plus forte raison du pouvoir social.
Quand on vit la Révolution
renverser à la fois toutes les institutions et tous les usages qui avaient
jusque-là maintenu une hiérarchie dans la société et retenu les hommes dans la
règle, on put croire que son résultat serait de détruire non pas seulement un
ordre particulier de société, mais tout ordre; non tel gouvernement, mais la
puissance sociale elle-même; et l'on dut juger que son naturel était
essentiellement anarchique. Et pourtant, j'ose dire que ce n'était encore là
qu'une apparence. . . .
Moins d'un an après que la
Révolution était commencée, Mirabeau écrivait secrètement au roi : « Comparez le nouvel état des choses avec
l'ancien régime ; c'est là que naissent les consolations et les espérances. Une
partie des actes de l'assemblée nationale, et c'est la plus considérable, est
évidemment favorable au gouvernement monarchique. N'est-ce donc rien que d'être
sans parlement, sans pays d'états, sans corps de clergé, de privilégiés, de
noblesse ? L'idée de ne former qu'une seule classe de citoyens aurait plu à
Richelieu : cette surface égale facilite l'exercice du pouvoir. Plusieurs
règnes d'un gouvernement absolu n'auraient pas fait autant que cette seule
année de révolution pour l'autorité royale. »
Mirabeau (1749-1791) |
C'était comprendre la
Révolution en homme capable de la conduire.
Comme la Révolution française n'a
pas eu seulement pour objet de changer un gouvernement ancien, mais d'abolir la
forme ancienne de la société, elle a dû s'attaquer à la fois à tous les
pouvoirs établis, ruiner toutes les influences reconnues, effacer les
traditions, renouveler les mœurs et les usages, et vider en quelque sorte
l'esprit humain de toutes les idées sur lesquelles s'étaient fondés jusque-là
le respect et l'obéissance. De là son caractère si singulièrement anarchique.
Mais écartez ces débris : vous
apercevez un pouvoir central immense qui a attiré et englouti dans son unité
toutes les parcelles d'autorité et d'influence qui étaient auparavant
dispersées dans une foule de pouvoirs secondaires, d'ordres, de classes, de
professions, de familles et d'individus, et comme éparpillées dans tout le
corps social. On n'avait pas vu dans le monde un pouvoir semblable depuis la
chute de l'empire romain. La Révolution a créé cette puissance nouvelle, ou
plutôt celle-ci est sortie comme d'elle-même des ruines que la Révolution a
faites. Les gouvernements qu'elle a fondés sont plus fragiles, il est vrai,
mais cent fois plus puissants qu'aucun de ceux qu'elle a renversés ; fragiles
et puissants par les mêmes causes, ainsi qu'il sera dit ailleurs.
C'est cette forme simple,
régulière et grandiose, que Mirabeau entrevoyait déjà à travers la poussière
des anciennes institutions à moitié démolies.
(à suivre)
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