lundi 30 avril 2018

Portrait de D’Alembert par Élisabeth Badinter

 

C'est à l'occasion du tricentenaire de la naissance de d'Alembert qu'Elisabeth Badinter a brossé le portrait du géomètre.
L'occasion pour moi de revenir sur ce célèbre mot d'ordre "liberté, vérité et pauvreté" (17è min) lancé par le philosophe dans son Essai sur la société des gens de Lettres en 1753. 
Un pavé dans la mare, assurément, et qui lui valut une volée de bois vert de la part d'une intelligentsia littéraire soumise (par tradition) à la tutelle financière des aristocrates et autres traitants ! A quelques années de là, Rousseau dénoncera lui aussi ces auteurs "payés par le fort pour prêcher le faible" et qui "ne savent parler au dernier que de ses devoirs et à l'autre que de ses droits" (Lettre à Christophe de Beaumont). Cette pauvreté, le Genevois ne se contenta pas de la revendiquer, il l'afficha même comme la première de ses vertus !
Mais concernant d'Alembert, Mme Badinter concède dans le tome 2 des Passions intellectuelles que "faisant mine de ne rien demander, il ne refusera rien : Académie pension". Loin d'être aussi désintéressé qu'il le prétend, le mathématicien place même très souvent la question de l'argent au coeur de ses préoccupations.
Cette lettre, envoyée par Diderot à Sophie Volland (en octobre 1759), met en scène un philosophe déjà revenu de ses anciennes préventions...
 
"Je vous ai promis le détail de ce qui s’est dit entre d’Alembert et moi ; le voici presque mot pour mot. Il débuta par un exorde assez doux : c’était notre première entrevue depuis la mort de mon père et mon voyage de province. Il me parla de mon frère, de ma sœur, de mes arrangements domestiques, de ma petite fortune et de tout ce qui pouvait m’intéresser et me disposer à l’entendre favorablement ; puis il ajouta (car il en fallait bien venir à un objet auquel j’avais la malignité de me refuser) : « Cette absence a dû ralentir un peu votre travail. — Il est vrai ; mais depuis deux mois j’ai bien compensé le temps perdu, si c’est perdre le temps que d’assurer son sort à venir. — Vous êtes donc fort avancé ? — Mes articles de philosophie sont tous faits ; ce ne sont ni les moins difficiles ni les plus courts ; et la plupart des autres sont ébauchés. — Je vois qu’il est temps que je m’y mette. — Quand vous voudrez. — Quand les libraires voudront. Je les ai vus ; je leur ai fait des propositions raisonnables ; s’ils les acceptent, je me livre à l’Encyclopédie comme auparavant ; sinon, je m’acquitterai de mes engagements à la rigueur. L’ouvrage n’en sera pas mieux, mais ils n’auront rien de plus à me demander. — Quelque parti que vous preniez, j’en serai content. — Ma situation commence à devenir désagréable : on ne paye point ici nos pensions ; celles de Prusse sont arrêtées ; nous ne touchons plus de jetons à l’Académie française. Je n’ai d’ailleurs, comme vous savez, qu’un revenu fort modique ; je ne dois ni mon temps ni ma peine à personne, et je ne suis plus d’humeur à en faire présent à ces gens-là. — Je ne vous blâme pas ; il faut que chacun pense à soi. — Il reste encore six à sept volumes à faire. Ils me donnaient, je crois, 500 francs par volume lorsqu’on imprimait, il faut qu’ils me les continuent ; c’est un millier d’écus qu’il leur en coûtera ; les voilà bien à plaindre ! mais aussi ils peuvent compter qu’avant Pâques prochain le reste de ma besogne sera prêt. — Voilà ce que vous leur demandez ? — Oui. Qu’en pensez-vous ? — Je pense qu’au lieu de vous fâcher, comme vous fîtes, il y a six mois, lorsque nous nous assemblâmes pour délibérer sur la continuation de l’ouvrage, si vous eussiez fait aux libraires ces propositions, ils les auraient acceptées sur-le-champ ; mais aujourd’hui qu’ils ont les plus fortes raisons d’être dégoûtés de vous, c’est autre chose. — Et quelles sont ces raisons ? — Vous me les demandez ? — Sans doute. — Je vais donc vous les dire. Vous avez un traité avec les libraires ; vos honoraires y sont stipulés, vous n’avez rien à exiger au delà. Si vous avez plus travaillé que vous ne deviez, c’est par intérêt pour l’ouvrage, c’est par amitié pour moi, c’est par égard pour vous-même : on ne paye point en argent ces motifs-là. Cependant ils vous ont envoyé vingt louis à chaque volume ; c’est cent quarante louis que vous avez reçus et qui ne vous étaient pas dus. Vous projetez un voyage à Wesel, dans un temps où vous leur étiez nécessaire ici ; ils ne vous retiennent point ; au contraire, vous manquez d’argent, ils vous en offrent. Vous acceptez deux cents louis ; vous oubliez cette dette pendant deux ou trois ans. Au bout de ce terme assez long, vous songez à vous acquitter. Que font-ils ? Ils vous remettent votre billet déchiré, et ils paraissent trop contents de vous avoir servi. Ce sont des procédés que cela, et vous êtes plus fait, vous, pour vous en souvenir qu’eux pour les avoir. Cependant vous quittez une entreprise à laquelle ils ont mis toute leur fortune ; une affaire de deux millions est une bagatelle qui ne mérite pas l’attention d’un philosophe comme vous. Vous débauchez leurs travailleurs, vous les jetez dans un monde d’embarras dont ils ne se tireront pas sitôt. Vous ne voyez que la petite satisfaction de faire parler de vous un moment. Ils sont dans la nécessité de s’adresser au public ; il faut voir comment ils vous ménagent et me sacrifient. — C’est une injustice. — Il est vrai, mais ce n’est pas à vous à le leur reprocher. Ce n’est pas tout. Il vous vient en fantaisie de recueillir différents morceaux épars dans l’Encyclopédie ; rien n’est plus contraire à leurs intérêts ; ils vous le représentent, vous insistez, l’édition se fait, ils en avancent les frais, et vous en partagez le profit. Il semblait qu’après avoir payé deux fois votre ouvrage ils étaient en droit de le regarder comme le leur. Cependant vous allez chercher un libraire au loin, et vous lui vendez pêle-mêle ce qui ne vous appartient pas. — Ils m’ont donné mille sujets de mécontentement. — Quelle défaite ! Il n’y a point de petites choses entre amis. Tout se pèse, parce que l’amitié est un commerce de pureté et de délicatesse ; mais les libraires, sont-ils vos amis ? votre conduite avec eux est horrible. S’ils ne le sont pas, vous n’avez rien à leur objecter. Savez-vous, d’Alembert, à qui il appartient de juger entre eux et vous ? Au public. S’ils faisaient un manifeste, et qu’ils le prissent pour arbitre, croyez-vous qu’il prononçât en votre faveur ? non, mon ami ; il laisserait de côté toutes les minuties, et vous seriez couvert de honte. — Quoi, Diderot, c’est vous qui prenez le parti des libraires ! — Les torts qu’ils ont avec moi ne m’empêchent point de voir ceux que vous avez avec eux. Après toute cette ostentation de fierté, convenez que le rôle que vous faites à présent est bien misérable. Quoi qu’il en soit, votre demande me paraît petite, mais juste. S’il n’était pas si tard, j’irais leur parler. Demain je pars pour la campagne ; je leur écrirai de là. À mon retour, vous saurez la réponse ; en attendant, travaillez toujours. S’ils vous refusent les mille écus dont il s’agit, moi je vous les offre. — Vous vous moquez. Vous êtes-vous attendu que j’accepterais ? — Je ne sais, mais ils ne vous aviliraient pas de ma main. — Dites que je ne m’engage que pour ma partie. — Ils n’en veulent pas davantage, ni moi non plus." 

En 1766, cette autre lettre du philosophe Hume à Walpole nous apprend que d'Alembert a quelque peu transigé avec ses anciens principes


 Sans entrer dans le détail, Hume estime le total  de ces cinq pensions à environ 6000 livres l'an !
De toute évidence, d'Alembert avait alors rompu son voeu de pauvreté ...

mercredi 25 avril 2018

Maurras et Les Lumières

La polémique autour de la présence de Charles Maurras dans le Livre des Commémorations Nationales 2018 m'amène à reproduire quelques extraits de L'avenir de l'intelligence, un opuscule écrit par le polémiste au début du XXè siècle. 

Dans le passage qui suit, il aborde la question des écrivains des Lumières.

 « L’Avenir de l’Intelligence », de Charles Maurras

 

Les lettrés deviennent rois.


Or, c’est, tout au contraire, la réforme, le changement des idées admises et des goûts établis qui fut le but marqué des écrivains du XVIIIe siècle.
Leurs ouvrages décident des révolutions de l’État. Ce n’est rien de le constater : il faut voir qu’avant d’obtenir cette autorité, ils l’ont visée, voulue, briguée. Ce sont des mécontents. Ils apportent au monde une liste de doléances, un plan de reconstitution.
Mais ils sont aussitôt applaudis de ce coup d’audace. Le génie et la modestie de leurs devanciers du grand siècle avaient assuré leur crédit. On commence par les prier de s’installer. On les supplie ensuite de continuer leur ouvrage de destruction réelle, de construction imaginaire. Et la vivacité, l’esprit, l’éloquence de leurs critiques leur procure la vogue. Jusqu’à quel point ? Cela doit être mesuré au degré de la tolérance dont Jean-Jacques réussit à bénéficier. Il faut se rappeler ses manières, ses goûts et toutes les tares de sa personne. Que la société la plus parfaite de l’Europe, la première ville du monde l’aient accueilli et l’aient choyé ; qu’il y ait été un homme à la mode ; qu’il y ait figuré le pouvoir spirituel de l’époque ; qu’un peuple tributaire de nos mœurs françaises, le pauvre peuple de Pologne, lui ait demandé de rédiger à son usage une « constitution », cela en dit plus long que tout. Charles-Quint ramassa, dit-on, le pinceau de Titien ; mais, quand Titien peignait, il ne faisait que son métier, auquel il excellait. Quand Rousseau écrivait, il usurpait les attributs du prince, ceux du prêtre et ceux même du peuple entier, puisqu’il n’était même point le sujet du roi, ni membre d’aucun grand État militaire faisant quelque figure dans l’Europe d’alors. L’élite politique et mondaine, une élite morale, fit mieux que ramasser la plume de Jean-Jacques ; elle baisa la trace de sa honte et de ses folies ; elle en imita tous les coups. Le bon plaisir de cet homme ne connut de frontières que du côté des gens de lettres, ses confrères et ses rivaux.
La royauté de Voltaire, celle du monde de l’Encyclopédie, ajoutées à cette popularité de Jean-Jacques, établirent très fortement, pour une trentaine ou une quarantaine d’années, la dictature générale de l’Écrit. L’Écrit régna non comme vertueux, ni comme juste, mais précisément comme écrit. Il se fit nommer la Raison. Par gageure, cette raison n’était d’accord ni avec les lois physiques de la réalité, ni avec les lois logiques de la pensée : contradictoire et irréelle dans tous ses termes, elle déraisonnait et dénaturait les problèmes les mieux posés. Nous aurons à y revenir : constatons que l’absurde victoire de l’Écrit fut complète. Lorsque l’autorité royale disparut, elle ne céda point, comme on le dit, à la souveraineté du peuple : le successeur des Bourbons, c’est l’homme de lettres. 





L’abdication des anciens princes.


Une petite troupe de philosophes prétendus croit spirituel ou profond de contester l’influence des idées, des systèmes et des mots dans la genèse de la Révolution. Comment, se disent-ils, des idées pures, et sans corps, retentiraient-elles sur les faits de la vie ? Comment des rêves auraient-ils causé une action ? Quoique cela se voie partout à peu près chaque jour, ils le nient radicalement.
Cependant, aucun des événement publics qui composent la trame de l’histoire moderne n’est compréhensible, ni concevable, si l’on n’admet pas qu’un nouvel ordre de sentiments s’était introduit dans les cœurs et affectait la vie pratique vers 1789 ; beaucoup de ceux qui avaient part à la conduite des affaires nommaient leur droit un préjugé ; ils doutaient sérieusement de la justice de leur cause et de la légitimité de cette œuvre de direction et de gouvernement qu’ils avaient en charge publique. Le sacrifice de Louis xvi représente à la perfection le genre de chute que firent alors toutes les têtes du troupeau : avant d’être tranchées, elles se retranchèrent ; on n’eut pas à les renverser, elles se laissèrent tomber.
Plus tard, l’abdication de Louis-Philippe et le départ de ses deux fils Aumale et Joinville, pourtant maîtres absolus des armées de terre et de mer, montrent d’autres types très nets du même doute de soi dans les consciences gouvernementales. Ces hauts pouvoirs de fait, que l’hérédité, la gloire, l’intérêt général, la foi et les lois en vigueur avaient constitués, cédaient, après la plus molle des résistances, à de simples échauffourées. La canonnade et la fusillade bien appliquées auraient cependant sauvé l’ordre et la patrie, en évitant à l’humanité les deuils incomparables qui suivirent et qui devaient suivre.
Che coglione ! disait le jeune Bonaparte au 10 août. Ce n’est pas tout à fait le mot : ni Louis xvi, ni ses conseillers, ni ses fonctionnaires, ni Louis-Philippe, ni ses fils n’étaient ce que disait Bonaparte, ayant fait preuve d’énergie morale en d’autres sujets. Mais la Révolution s’était accomplie dans les profondeurs de leur mentalité : depuis que le philosophisme les avait pétris, ce n’étaient plus eux qui régnaient ; ce qui régnait sur eux, c’était la littérature du siècle. Les vrais rois, les lettrés, n’avaient eu qu’à paraître pour obtenir la pourpre et se la partager.
L’époque révolutionnaire marque le plus haut point de dictature littéraire. Quand on veut embrasser d’un mot la composition des trois assemblées de la Révolution, quand on cherche pour ce ramas de gentilshommes déclassés, d’anciens militaires, et d’anciens capucins, un dénominateur qui leur soit commun, c’est toujours à ce mot de lettrés qu’il faut revenir. On peut trouver leur littérature frappée de tous les signes de la caducité : temporellement, elle triompha, gouverna et administra. Aucun gouvernement ne fut plus littéraire. Des livres d’autrefois aux salons d’autrefois, des salons aux projets de réformes qui circulaient depuis 1750, de ces papiers publics aux « Déclarations » successives, la trace est continue : on arrange en texte des lois ce qui avait été d’abord publié en volume. Les idées dirigeantes sont les idées des philosophes. Si les maîtres de la philosophie ne paraissent pas à la tribune et aux affaires, c’est que, à l’aurore de la Révolution, ils sont morts presque tous. Les survivants, au grand complet, viennent jouer leur bout de rôle, avec les disciples des morts.
Le système de mœurs et d’institutions qu’ils avaient combiné jadis dans le privé, ils l’imposaient d’aplomb à la vie publique. Cette méthode eût entraîné un très grand nombre de mutilations et de destructions, alors même qu’elle eût servi des idées justes ; mais la plupart des idées d’alors étaient inexactes. Nos lettrés furent donc induits à n’épargner ni les choses ni les personnes. Je ne perds pas mon temps à plaindre ceux que l’on fît périr ; ils vivaient, c’étaient donc des condamnés à mort. Malheureusement, on fit tomber avec eux des institutions promises, par nature, à de plus longues destinées.

samedi 21 avril 2018

Hilarion

Une belle découverte que je m'empresse de partager avec vous !
Christophe Estrada présente une qualité rare, il sait mettre son érudition au service de l'intrigue.


Automne 1776, Aix s’anime : les hommes du Parlement font leur rentrée après avoir passé les mois d’été dans leur villégiature. De Toulon, arrive la rumeur des frasques des fils de bonne famille qui servent le roi dans les Gardes Marines. Une jeunesse plus dissipée, plus insolente, plus violente… Mais les apparences sont trompeuses. Dans l’ombre du vieux palais comtal, le drame se noue. Le chevalier Hilarion, dont la réputation d’investigateur n’est plus à faire, est sollicité pour débusquer l’auteur de mises en scène autant macabres que scandaleuses. La noblesse d’Aix enterre ses morts, Hilarion poursuit ses fantômes.