mardi 31 mai 2016

Madame de Pompadour, vue par d'Argenson (13)

Si Madame de Pompadour suscita bien des haines, celle que lui vouait le Marquis d'Argenson fut particulièrement mordante.Voici, année par année (ici, la fin de l'année 1756 et le mois de janvier 1757), ce qu'il rapporta d'elle dans son journal.
le marquis d'Argenson
(lire l'article précédent ici)
 
Juin 1756 -

Mme de Pompadour se donne comme auteur principal de notre mauvais traité avec la cour de Vienne, comme ayant fait un grand coup de partie pour nous donner cette puissante amie et pour jouer un mauvais tour au roi de Prusse. L’on dit que ce prince nous devient contraire, et tout ceci est très mauvais.

  J’apprends des anecdotes de notre alliance avec la cour de Vienne : c’est l’ouvrage de Mme de Pompadour, c’est une pure affaire de cour et de femmes, où l’amour de la famille a prévalu partout, et où les intérêts de l’État ont été mis de côté, ce qui n’est pas bien à notre monarque bien-aimé. Voilà le danger des favorites trop écoutées : malheur à tout sujet qui, ayant quelque chose à craindre de la cour, s’ingérerait à blâmer ce traité !

La marquise de Pompadour s’est mise à la tête de ce projet, et c’est ce qui l’a rendue si nécessaire et plus favorite que jamais, quoique le Roi ait présentement un petit sérail secret dans ses cabinets, composé de trois grisettes jeunes et jolies, Mlle Fouquet, fille d’une coiffeuse, la demoiselle Hénaut, et une troisième de la même extraction (...)

Juillet 1756 -—
 
Un courtisan m’a dit que l’abbé de Bernis avait affecté à Compiègne des airs de premier ministre, et que cette intrigue de cour était une grande crise pour mon frère (Ndlr : le comte d'Argenson), car sa brouillerie avec la marquise n’est pas douteuse, et, s’il faut qu’elle place l’abbé de Bernis aux affaires étrangères, elle gouvernera tout par lui. Elle paraît grande autrichienne, et, ce changement de système étant son ouvrage, elle y tiendra davantage; par elle aussi ce système tient au parti des prêtres et des jésuites.

Je sais que le Roi a dit cet hiver qu’il ne tenait plus qu’à une affaire de conséquence pour renvoyer la marquise (...)

 
la Pompadour
Novembre 1756 -

Ce parti de la marquise est composé de M. de Soubise, qui, quoique honnête homme, y a été embarqué par les intérêts de son ambition, le garde des sceaux Machault, l’abbé de Bernis, M. de Poyanne, homme médiocre et insolent comme un laquais, etc., voilà les principaux. Le Roi, par habitude , se laisse gouverner par ce parti, et, s’il trouve quelque contre-poids dans ses ministres, il suit en cela les plus mauvais partis, déférant à deux cabales contraires qui l’emportent successivement.
 
Qu’est-ce qu’un gouvernement où une putain se mêle de tout et dispose de tout ? (...) Il n’y aurait de remède à ceci que de chasser cette favorite ou la réduire à sa quenouille. Elle a près du Roi la charge d’avoir sa confiance et d’être sa consolatrice. Le Roi trouve, dans ce service rendu par une femme, une douceur, un calme, des attraits qu’il ne trouve pas dans un homme, quelque ami qu’il lui fût. 

Décembre 1756 -

L’on m’a convaincu que de plus en plus la marquise de Pompadour devient le premier ministre de France, et que le Roi se livre aux conseils faux et contradictoires de cette femme; son assujettissement par les sens est dissipé, mais il reste celui des âmes. Cette favorite a peu d’esprit, mais Louis XV, par sa timidité, par son manque de clairvoyance et d’expédients, s’est mis fort au-dessous d’elle; ainsi, dans ses propositions, elle se trouve avoir sur lui la supériorité des âmes fortes sur les faibles. Elle veut fortement ; d’un autre côté, elle a eu l’industrie de s’associer des hommes propres aux affaires, comme MM. de Machault et de Bernis. Ceux de nos ministres qui trouvent leur compte à quelques-unes de ses idées y applaudissent, et voilà comme cette favorite a beaucoup plus d’autorité par les affaires qu’elle n’en avait par les voluptés. C’est elle aujourd’hui qui conduit cette grande guerre entre la magistrature et l’épiscopat, et actuellement elle est pour les évêques. Elle a dit au Roi : « Soyez ferme, soyez hautain, vous avez le Pape pour vous. » 

Janvier 1757 -— 
 
Il est vrai que, depuis l’assassinat du Roi, la marquise n’a pas vu Sa Majesté un instant. Elle soutient sa disgrâce en dissimulant, mais peu à peu on l’abandonne. Elle n’a pas même reçu un billet de Sa Majesté qui ne semble pas penser à elle. Pendant ce temps-là, le Roi voit tous les jours le P. Desmarets, son confesseur, et a fait à la Reine bien des déclarations d’amitié et de sagesse. Tout cela sent un grand changement à la cour.
 
Damiens poignarde le roi
Le récit du marquis d'Argenson s'achève en ce mois de janvier 1757, peu après l'attentat de Damiens.

samedi 28 mai 2016

Madame de Pompadour, vue par d'Argenson (12)

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Si Madame de Pompadour suscita bien des haines, celle que lui vouait le Marquis d'Argenson fut particulièrement mordante.Voici, année par année (ici, le début de l'année 1756), ce qu'il rapporta d'elle dans son journal.
d'Argenson
(pour lire l'article précédent, c'est ici)
Janvier 1756

La nouvelle maîtresse du Roi se nomme la demoiselle Fouquet, fille d’une coiffeuse, jolie et spirituelle, et qui pourra bien chasser la marquise de Pompadour.

L’on prépare encore à Sa Majesté, comme je l’ai dit, Mme de Cambis, mariée depuis deux mois. Elle n’a pas voulu encore consommer son mariage avec son époux, réservant son pucelage pour notre monarque, et ce mari va retourner dans ses terres. (Ndlr : Gabrielle de Chimay, vicomtesse de Cambis, s'était mariée en 1755 avec un colonel de régiment)

Le parti de la marquise de Pompadour influe plus que jamais sur le gouvernement, et le Roi parait soumis à ce corps de favoris et de favorites, les ministres sont abasourdis et n’ont plus de crédit. Mon frère (le comte d'Argenson) se soutient comme il peut, toujours déclaré brouillé avec cette marquise.

La marquise de Pompadour est restée puissante en crédit, quoi qu’elle n’ait plus les fonctions de maîtresse, étant devenue le centre des consolations royales pour les affaires. Elle sert de contrôle aux ministres, et surtout contre mon frère ; elle s’est réunie à quelques gens qui entendent un peu aux affaires comme M. de Machault, MM. de Puisieux et Montmartel, etc. Le Roi ne se croit en vérité et en sûreté qu’avec cette coterie; ce sont d’autres lui-même.

La marquise de Pompadour influe, dit-on, plus que jamais sur les affaires, elle ordonne aux ministres. M. Rouillé va souvent prendre son ordre; elle rapproche l’abbé de Bernis du moment où elle le destinait au ministère des affaires étrangères, elle retarde son départ pour Madrid et, pour cet effet, l’on boude la cour d’Espagne, on affecte d'être mécontent : affectation de toutes parts, la bassesse augmente à la cour, chacun va ramper plus que de mon temps devant l’idole. La duchesse de Mirepoix est devenue sa favorite ou sa suivante, elle voyage avec elle dans le carrosse de la marquise, Mme de Mirepoix sur le devant de la voiture.

L’on prétend et l’on m’assure qu’il y a une intelligence ou correspondance secrète entre la marquise et le roi George d’Angleterre, que celui-ci lui a écrit de sa main, et que Mme de Mirepoix en est l’entremetteuse, et tout cela n’est pas si caché que la chose ne se répande dans le public. L’on dit cependant que le Roi n’est pas informé de ce secret. 
la marquise en 1756
( En fait, au moment où la se préparait la guerre, c'est l'Autriche qui venait de faire appel à Mme de Pompadour pour nouer une alliance avec le royaume de France)

Le Roi se laisse ballotter ainsi, et, privé de l’usage de réfléchir et de la présomption de décider, sa volonté n’est que l’organe de ce petit conseil de la favorite.

L’on remarque cependant chez cette dame l’affectation de paraître premier ministre et de décider tout haut; elle déclare à chacun son sort, et le Roi ne la désavoue de rien.

Février 1756

Dimanche au soir, fut déclaré à Versailles que la marquise de Pompadour était reçue au nombre des dames du palais de la Reine, d'où l’on conjecture que c’est aussi une déclaration qu’elle n’est plus ouvertement maîtresse du Roi; l’on dit même qu'elle commence à parler dévotion et molinisme; ainsi elle va chercher à plaire à la Reine comme elle a fait au Roi. Tout ce crédit que nous lui voyons depuis trois ans que le Roi a de nouvelles maîtresses, n’est que la récompense de la douceur et de l’honnêteté avec lesquelles elle a pris les infidélités de son amant; cela n’est que précaire. L’on conjecture que cette dame va rester l’amie du Roi, mais que l’assiduité diminuera dans l’exercice de cette amitié. Elle sera conciliatrice entre le mari et la femme, l’arbitre et le canal des grâces pour la famille royale, régulière pour les pratiques de religion, si elle n’est pas dévote, charitable, d’une conduite irréprochable, déclarée sans pollution à l’égard du Roi, amie de tout le monde, enfin jouant à la cour le plus grand rôle, et aussi digne d’un bon esprit qui a tiré grand parti de sa faveur et de ses grâces naturelles, qu’elle était peu destinée à le tirer d’une basse naissance et d’une intelligence très ordinaire.



On s’en doutait : la marquise devient dévote pour plaire à la Reine, cependant elle conserve toujours son rouge et a soin de sa parure plus que jamais. Elle a pris pour confesseur le P. de Sacy, jésuite, célèbre déjà par quelques ouvrages et surtout par des directions : voilà l’ordre des jésuites tout relevé. Elle se lève la nuit pour prier, elle va à la messe tous les jours, elle mange maigre fêtes et dimanches, on a bouché les portes les plus secrètes qui allaient de son appartement à celui du Roi, enfin que de bigoterie pour plaire à la Reine et à la Maison royale ! L’on dit même que cette pieuse amie engage notre monarque à la dévotion et que Sa Majesté fera ses pâques, mais elle est bien riche, dit-on, et elle devrait restituer aux pauvres. Elle a écrit à son mari pour lui offrir de se remettre avec lui, et la réponse de celui-ci lui était dictée; il répond donc que le genre de vie qu’il a embrassé lui en a formé une habitude qu’il ne peut quitter, et qu’elle est bien dans le pays qu’elle habite. Ainsi, voilà la Reine et la famille royale bien satisfaites sur la régularité de conscience de cette dame. Le Roi a, dit-on, deux autres maîtresses. (…) 
( Ledit époux fit en effet une réponse qui dût la satisfaire. Jugez-en plutôt : (...) Quelque sujet de mécontentement que vous m’ayez donné, je veux croire que vous êtes jalouse de mon honneur et je le regarderais comme compromis si je vous recevais chez moi et que je vécusse avec vous comme ma femme. Vous sentez vous-même que le temps ne peut rien changer à ce que l’honneur prescrit ...)

Déchaînement universel contre la promotion de Mme de Pompadour à la place de dame du palais de la Reine ; tout y est contraire, et l’on espère que le Roi, bien informé de ce cri public, va disgracier cette favorite dont l’ambition est expirante.

La religion est ouvertement offensée de l'abus qu’on en fait; l’hypocrisie en est l’âme. Les autres jésuites, et surtout le P. Griffet, blâment le P. de Sacy, leur confrère, d’avoir admis à pénitence cette dame, sans quitter la cour, après le grand scandale qu’elle y a causé. Cependant, entrant en semaine de service dimanche dernier, elle y a paru à souper au grand couvert parée comme un jour de fête.

On se plaint de cette nouvelle dame du palais associée à la plus haute noblesse à laquelle parviennent les dames de qualité; ces dames s’entendent pour représenter à la Reine qu’elles ne peuvent rester dans leurs places ayant pour compagne Mlle Poisson, fille d’un laquais qui avait été condamné à être pendu. La Reine la reçoit mal, la marquise s’en est plainte au Roi qui n’en a pas dormi de la nuit; plus elle entendra de ces plaintes, plus sa froideur et son mépris augmenteront. Le Roi en est blâmé universellement, car pourquoi, dit-on, avoir exigé cela de la Reine? Aussi les ennemis de la marquise sont-ils radieux à cet événement. Cependant rien ne paraît encore changé dans la façon de vivre du Roi avec sa bonne amie; il ne peut s’en détacher, et peut-être se piquera-t-il de la traiter avec plus de faveur à mesure que cette démarche ridicule lui attirera plus d’objurgations. Il se pique de sentiments absolus et à l’épreuve des rumeurs publiques.

La marquise prétend convertir le Roi et le ramener à la religion par son exemple. De faux services rendus à l’État font les chimères de sa conduite. Voyant le Roi amoureux d’autres beautés, elle veut le ramener à elle par la régularité des mœurs; certes c’est hypocrisie, mais à bonne fin. Ci-devant, elle faisait l’esprit fort devant le Roi pour assurer son règne ; elle admettait à la conversation avec le Roi le sieur Quesnay, son médecin, homme de beaucoup d'esprit et qui se pique d’être esprit fort, mais, depuis le dernier voyage de Fontainebleau, elle a commencé de parler de la religion révélée, et de se donner pour craintive des jugements de Dieu. Elle sait que le Roi a peu de forces pour les femmes, elle prétend le ramener à la règle d'un chrétien. Cependant l’on parle d’une nouvelle maîtresse pour le Roi; on nomme la comtesse de Noé qui est fort pauvre, et qui en aurait grande envie.
François Quesnay, l'un des penseurs de la physiocratie


Celle-ci (la Pompadour) est devenue immensément riche, elle veut se faire des amis à la cour et gagner à elle toute la famille royale par des grâces exorbitantes du droit commun, par conséquent par la ruine des finances, tandis qu’il faudrait diminuer la cour, son pouvoir et ses exactions. Nous le voyons déjà dans les finances, nous voyons aussi que les affaires étrangères sont menées par un chiffonnage de femme. Elle veut tranquilliser son amant par l’espérance, et jamais par la force de la netteté des démarches.

A cela le conseil de la marquise a joint la religion; elle a été ces jours-ci arranger pour elle une tribune et appartements de retraite aux Capucins de la place de Vendôme, elle y a mené des architectes, et voilà que cela sera bientôt prêt. Le père de Sacy est plus tolérant pour elle qu’aucun confesseur jésuite n’a encore été ; il a voulu que sa pénitente gardât le rouge et toutes les parures de Cythère, il n’a pas même exigé que l’on fermât les issues et communications secrètes qui vont de l’appartement du Roi à celui de son ancienne favorite, tant il est, dit-il, persuadé qu’il ne se passe plus rien de mal entre le Roi et cette ancienne favorite. Tout le clergé et les jésuites crient après cet excès de confiance, et l’on parle d’ôter les pouvoirs à ce père de Sacy.

Le Roi se livre à la nature, et cherche à se ragoûter par de petites filles très neuves qu’on lui fait venir de Paris. Il se pique d’emporter des p........ de quinze ans. On lui amena, il y a quelques jours, une petite fille de cet âge qui était à peine vêtue; il s’enrhuma à la poursuivre dans le lit et hors du lit. Cependant, il fait du bien à ces petites créatures, et, s’il se comporte en paillard, il ne fait rien en ceci contre l’honnête homme. L’on dit que le sieur Lebel, son grand pourvoyeur, est sur le côté, et l’on ne sait qui a procuré sa disgrâce.

L’on dit que la réponse de la Reine à la demande du Roi, pour donner une place de dame du palais à la marquise, a été comme il suit, et que c’est le président Héuault qui l’a composée. Il faut savoir que, quoique la Reine aille voir le Roi chaque jour à son lever, quand ils ont quelque chose à se demander, c’est par lettre. Cette réponse est donc: « Sire, j’ai un Roi au ciel qui me donne la force de souffrir mes maux, et un Roi sur la terre à qui j’obéirai toujours. »

Mars 1756 -

La marquise est plus favorite que jamais; l’on m’assure que le Roi n’a pas cessé un instant de l’adorer, et que les infidélités dont on a parlé sont feintes et supposées. Elle vient de s’assurer de la maison de Bellevue. Ce palais était bâti sur le terrain domanial de Meudon; l’on procède à un échange contre d’autres terres convenables au domaine, en sorte que cela lui reste comme patrimonial. Toute cette comédie de confesseurs et de régularité religieuse est évanouie; on n’en parle plus, et le monde en dira ce qu’il voudra; tout cela fait un mauvais effet dans notre France.

La marquise de Pompadour a été saignée pour un petit rhume, elle en est guérie et embellie, elle a abjuré la bigoterie qu’elle avait si bien commencée; elle se joue avec les grâces et les amours au lieu de prêtres et de mortifications. Le Roi a repris son amour pour elle : pendant le séjour à Bellevue, sa Majesté a été toujours enfermée avec elle, et jamais on ne l’a vu si galant et si empressé.

Avril 1756 -
 
 L’on travaille à une belle généalogie de Mme de Pompadour et de son frère Marigny. Leur nom est Poisson, et ils ont pour armes, des poissons : or, l'on a trouvé que la maison des souverains de Bar avait pour armes des poissons avec une barre d’argent, et l’on compose une histoire pour prouver que nos Poissons étaient des cadets qui déplurent jadis à leur branche aînée régnante et qui furent privés injustement de leur barre; l’on fait des titres, et voilà quelle est la folie des gens élevés par la fortune à la cour. 
(à suivre ici)



 

jeudi 26 mai 2016

Madame de Pompadour, vue par d'Argenson (11)

Si Madame de Pompadour suscita bien des haines, celle que lui vouait le Marquis d'Argenson fut particulièrement mordante.
Voici, année par année (ici, l'année 1755), ce qu'il rapporta d'elle dans son journal.

( Pour lire l'article précédent, c'est ici )
 
le marquis d'Argenson

Février 1755 — 


Bruit de changement de maîtresse à la cour; le Roi est fort amoureux de la duchesse de Broglie (Ndlr : Il s'agit de Louise-Augustine Crozat de Thiers mariée le 11 avril 1752 à Victor-François, duc de Broglie. Le 17 août 1754, elle avait été, dit la Gazette de France, " mise par le Roi au nombre des dames nommées pour accompagner Mmes Victoire, Sophie et Louise."), et lui a écrit une déclaration d'amour, c'est le grand bruit de la cour, car l'on ne doute pas que la première condition exigée ne soit de renvoyer la marquise. Certes ce serait un grand bonheur pour la nation que d'être défaite de cette favorite. Présentement elle est pour le clergé, sous prétexte de craindre pour la vie du Roi; elle se porte à des ménagements qui empêchent la fin de l'affaire du clergé et des magistrats. Une nouvelle maîtresse coûtera quelque chose à l'État, mais on espère qu'il y gagnera d'ailleurs. Le Roi, devenant plus faible, a besoin de ragoûts pour ranimer ses feux; il a aujourd'hui 45 ans. Dans ces dispositions, son amour sera-t-il une passion capable de l'effort qu'on lui demande pour chasser son ancienne amie? C'est un grand sujet de doute.
la duchesse de Broglie


 (Depuis l'exil du haut clergé, les menaces d'empoisonnement reviennent souvent dans les notes du mémorialiste. Il faut dire qu'en ce début d'année 1755, le roi tenait encore tête à l'archevêque de Paris...)  

C'est un applaudissement universel et de grands éloges donnés au Roi que cette nouvelle disgrâce réaggravée contre l'archevêque de Paris. Le public est d'un grand poids dans son suffrage; qu'un roi suive ce suffrage, qu'il attribue plus de confiance aux compagnies qu'aux ministres et il est sûr de bien gouverner. Au reste, l'on traite ici l'archevêque de Paris comme un enfant, comme un pécheur entêté et impatient qu'on ne peut persuader; ce mépris est le comble de la disgrâce,



Mars 1755 — 
( C'est au printemps 1755 que ce conflit va connaître un dénouement tout provisoire)

Avant-hier se tint à Paris, chez le cardinal de la Rochefoucauld, une espèce de concile de tous les cardinaux et évêques qui étaient à Paris. Cela avait été précédé d'une visite de ce cardinal à Lagny, chez M. l'archevêque de Paris, où celui-ci avait déclaré qu'il ratifierait ce dont l'assemblée conviendrait, et l'on prétend (sans le savoir) que le résultat de cette assemblée va finir l'affaire et conclure la paix entre l'empire et le sacerdoce.

Cependant l'on croit impossible que les évêques puissent se réduire suffisamment pour laisser les fidèles tranquilles sur ce chiffon de bulle Unigenitus. Le parlement est bien éclairé et instruit de ces matières. Il ne passera rien ; de son côté, le haut clergé ne voudra jamais reconnaître expressément la compétence du parlement sur ces matières d'abus. Ainsi ce ne sera que chicanes, subterfuges, et rien de net dans des matières si importantes pour l'État. (...)

Je regarde même comme une grande faute d'avoir permis une telle assemblée de prélats, qui ne feront que se tenir plus fiers, tandis qu'en les humiliant on aurait la paix; mais la prochaine assemblée du clergé contribue à ces ménagements pour en tirer de l'argent.



L'on assure l'affaire accommodée, et que l'archevêque de Paris promet enfin de ne plus exiger des moribonds ni billets de confession, ni nomination ou désignation de leurs confesseurs, ni autre chose hors du rituel, rite confessus, le tout en vue de la bulle Unigenitus, au moyen de quoi la déclaration du 2 septembre sur le silence sera bien observée.



Mais, ô malheur ! ô disgrâce pour la constitution Unigenitus et pour les constitutionnaires ! voici qu'incidemment à cela le procureur général a appelé de l'exécution de cette bulle et le parlement a prononcé qu'elle n'était point règle de foi, défendant de la regarder ainsi à tout ecclésiastique, de quelque ordre, qualité et dignité qu’ils soient (ce qui veut dire les évêques), leur ordonnant de se renfermer dans le silence général respectif et absolu ordonné par la déclaration du 2 septembre dernier.

Voilà la Constitution anéantie nationalement; la voilà qualifiée et condamnée à un éternel silence.



Le peuple est échauffé contre les prêtres, et ceux qui paraissent dans les rues en habit long ont à craindre pour leur vie. La plupart se cachent et paraissent peu. On n'ose plus parler aujourd'hui pour la Constitution et pour le clergé dans les bonnes compagnies; on est honni et regardé comme des familiers de l'inquisition.



II en résulte donc que l'archevêque de Paris leur (aux curés de Paris) a donné ses ordres en ces quatre articles: 1° que les curés qui porteront les sacrements auront des conférences secrètes avec les malades, sans quoi ils remporteront les sacrements; 2° que les malades déclareront s'ils ont été confessés par un prêtre approuvé, sous même peine; 3° refuser les sacrements aux appelants qui ne rétracteront pas leur appel; 4° que la prochaine assemblée du clergé décidera le sort des billets de confession, non comme supérieure dans l'ordre hiérarchique, mais par la seule déférence que l'on doit à des confrères éclairés. (…) Sur ces quatre articles bien prouvés, bien établis pour les dépositions des curés, il y a certes de quoi faire le procès en forme à l'archevêque de Paris, comme perturbateur du repos public et comme désobéissant au Roi



J'entends à la cour parler d'infraction à l'autorité du Roi par le parlement; hélas! c'est bien plutôt de la part de ce vilain sacerdoce. Qui est-ce, en effet, qui l'attaque, qui désobéit, sinon les évêques? qui la soutient pour la paix et pour la bonne discipline, sinon le parlement? On allègue la religion: est-ce cette plate bulle Unigenitus? non, au contraire, elle suppose un Dieu tracassier et auteur de tous les vices d'avidité de nos infâmes prêtres.

L'on voit aujourd'hui les constitutionnaires occupés de tramer au Roi des embarras dans sa cour par la famille royale.



Quant à l'intrigue de cour, voici maintenant les deux partis : d'un côté, M. le prince de Conti, le premier président et le parlement ; de l'autre, la Reine, la famille royale, les bigots et les bigotes de la cour, le ministère, et, parmi les ministres, principalement mon frère, M. de Séchelles (et même le garde des sceaux, qui a tourné casaque), et la marquise de Pompadour, par crainte et par haine du prince de Conti, du premier président, qu'ils voyaient devenir premier ministre, et du parlement, dont la force se fait craindre à eux.
le prince de Conti, l'un des principaux opposants au roi (et à la marquise...)



Avril 1755 -


Il faut toujours définir le monarque pour juger des événements dans une monarchie telle que la nôtre. On ne peut être moins propre qu'est Louis XV aux coups d'État; il ose légèrement et témérairement, puis il s'ennuie et il craint ; jamais il n'y a eu d'homme moins courageux d'esprit que ce prince. De là arrive que chaque ministre qui l'approche sent peu à peu ses forces et n'a qu'à oser pour exécuter. C'est ainsi que le cardinal de Fleury l'a gouverné pendant dix-sept ans; ainsi la marquise, qui n'est plus la maîtresse depuis trois ans, continue à le dominer par le ton et par la hardiesse; ainsi chaque ministre tire à lui la couverture et la déchire.



Juin 1755


 L’assemblée du clergé a accordé promptement au Roi seize millions, dont six paraissent donnés comme pour tenir lieu d’abonnement au vingtième. Cette assemblée a répété plusieurs fois avec affectation le mot de don gratuit. En même temps Sa Majesté lui a recommandé de travailler incessamment à une meilleure répartition de leurs impositions.
(On se souvient que le clergé s'était fermement opposé au paiement du vingtième)



Août 1755
 

Le 7 au soir fut disgraciée la comtesse d’Estrades, dame d’atour de Mesdames de France et cousine de la marquise de Pompadour. On l’éloigne de la cour seulement, et on lui demande la démission de sa charge. C’est la marquise qui lui cause cette disgrâce : elle s’était révoltée contre elle, et s’était donnée à mon frère; nous avons à craindre quelque contre-coup politique dont ceci serait l’avant-coureur.

  
Il est certain que la cause apparente de la disgrâce de la comtesse d’Estrades est qu’elle a maltraité Madame Adélaïde qui a demandé son changement, à quoi la marquise de Pompadour, sa cousine, a fort applaudi, car elle avait toujours été ingrate à son égard et l’avait toujours haie, même au milieu de la plus grande distribution de ses bienfaits. Mme d’Estrades ne laisse point de regrets d’elle, mais au contraire applaudissements publics de son éloignement…

(Selon certains biographes, il faut chercher ailleurs la cause de cette disgrâce. En effet, Mme d'Estrades, ennemie de la Pompadour, aurait encouragé la petite O'Murphy à se faire déclarer maîtresse en titre. Le plan échoua, comme on le sait...)

  
Depuis qu’il est question de guerre et de préparatifs, le Roi a pris de l’humeur contre la marquise de Pompadour qui, à la vérité, est bien chère et coûte gros à l’État, tant pour elle que pour les arts inutiles et pour les prodigalités qu’elle protège. On avait tenu de semblables discours au cercle de conversation de Mme d’Estrades, et cela lui avait été rapporté : « Il n’y avait, disait-on, qu’à renvoyer la maîtresse.» La marquise a donc été sur le côté : elle a cru important de reparaître accréditée par un grand coup d’éclat, et elle n’a rien trouvé de mieux que de faire chasser sa cousine: elle y a poussé le Roi et a insisté comme elle sait faire. Elle est très grande comédienne , elle pleure avec grâce et joue le désespoir, elle sait insister et l’emporter sans pour cela déplaire au Roi, et c’est par là qu’elle obtient tant de choses que nous avons vues. Le Roi lui allégua que la comtesse d’Estrades plaisait à Mesdames ; cependant la marquise avait su que, depuis, Mme d’Estrades avait mécontenté Madame Adélaïde; elle alla donc trouver cette princesse, et la tourna tant qu’elle en reçut cette réponse : « que Mme d’Estrades l’ennuyait assez. » La marquise le fut dire au Roi.
la Pompadour, quelques années plus tard

Le matin du jour de cette disgrâce, la marquise insista donc, pleura et lamenta; enfin, une heure avant l’ordre, le Roi résistait encore, c’est ce qui fit que la comtesse fut invitée de nouveau au souper de M. de Soubise; enfin le Roi donna l’ordre fatal à M. de Saint-Florentin pour cette disgrâce, et lui a conservé ses appointements, vu sa prétendue pauvreté.



 Les secrétaires d’État font courir le bruit que la marquise de Pompadour devient leur premier ministre, qu’ils vont travailler chez elle et que bientôt le conseil se tiendra dans son appartement. L’on charge ce bruit avec affectation, et tout cela est fait par une politique de sérail bien méditée pour dégoûter le Roi de la favorite, avec qui d’ailleurs il ne prend plus ses plaisirs.



Octobre 1755 -


La favorite continue à piller l’État et à assouvir une avarice sordide; plus elle est riche, plus elle veut l’être, plus elle se mêle de tout, surtout des places de finance et des emplois militaires et de cour. Or, l’argent devenant rare pour les finances et pour la guerre qui presse, l’on pourra enfin persuader le Roi qu’il faut se défaire de cette sangsue qui ruine tout, qui gâte tout, et qui déshonore le règne. Il ne faut qu’un moment pour consommer ce coup d’État; le Roi gémirait quelque temps, puis n’y songerait plus, et alors les ministres seraient, dit-on, les maîtres d’un règne qui deviendrait bientôt despotique. Car il sort quelques bonnes choses de cette boutique de la favorite : elle adoucit les coups de despotisme des ministres, c’est par elle que le Roi s’est accommodé avec le parlement, c’est elle qui a adouci notre cause contre les Anglais et qui a jeté le Roi dans des partis de douceur et d’équité. Cela se fait, si vous voulez, par le seul dessein de contredire mon frère qui est pour le despotisme et pour les troubles qui y mènent, mais cela va cependant au bien des peuples. Certes, elle a grand tort de détourner le Roi de toute économie de cour, et de promouvoir aux places des sujets indignes



On assure que la demoiselle Morfi est plus que jamais la maîtresse du Roi et qu’elle a un enfant de Sa Majesté. Elle est engraissée et embellie. Cependant la marquise de Pompadour est plus aimée que jamais en apparence; mais l'on croit que sa disgrâce est prochaine, le Roi aimant plus la dissimulation et les coups d’État que toute autre chose.

Marie-Louise O'Murphy


La faveur de cette dame diminue et est sapée sous main; les ministres insinuent doucement à Sa Majesté qu’elle est obstacle à toute économie, et cependant le Roi se trouve contraint dans ses dépenses; l’on croit que cela pourra aboutir un matin à un divorce.



Novembre 1755 -


Le Roi semble affecter plus que jamais de déférer le premier ministère à la marquise de Pompadour. L’on voit bien que c’est par elle que passent les opinions et les avis de quelques gens de travail et qui lui sont affidés, comme du garde des sceaux Machault et de quelques ambassadeurs ou gens à portée de l’être, et c’est dans ce centre d’affaires que le Roi trouve deux choses : la consolation contre les événements fâcheux et des contrôles de ses ministres ordinaires ; tous y courent et prennent ses ordres, hors mon frère.(…) Certes il vaut mieux voir au gouvernail une belle nymphe debout, qu’un vilain singe accroupi comme était feu le cardinal de Fleury; mais ces belles dames sont de l’humeur des chattes blanches qui, plaisant d’abord par quelques signes, bientôt vous mordent et vous égratignent par des caprices soudains.



Décembre 1755 -


Il a toujours la petite Morfi ; mais, pendant qu’elle était en couche cet été, il a pris une seconde petite beauté dans l'intervalle, et c’est à celle-ci qu’il se tient aujourd’hui. Ainsi Louis XV a aujourd’hui trois maîtresses. L’on tient très secret ce troisième amour. Il peut être vrai qu’il marie la Morfi, comme on dit. 
(Le roi avait effectivement pris pour maîtresse la jeune soeur de la Morfi. Quant à la disgrâce de cette dernière, elle est due au complot qu'elle avait tramé avec Mme d'Estrades pour évincer la Pompadour)

Cependant par mutinerie, et sur ce qu’on a dit qu’il renvoyait la marquise de Pompadour, il l’a élevée plus que jamais à toute la sublimité de favorite déclarée. Toutes grandes affaires passent par elle; il veut que les ambassadeurs lui aillent rendre visite les mardis comme à la Reine.



La petite Morfi est sûrement mariée à un homme de condition (qu'on ne nomme pas), et est partie avec lui pour une province éloignée. Le Roi a pris à son service sa jeune sœur qui a dix-sept ans ; c'est un goût de notre monarque d'aller ainsi de sœurs en sœurs.
(Elle fut effectivement mariée en novembre 1755 à un officier au régiment de Beauvoisis)



Le Roi a marié sa maîtresse Mlle Morfi, irlandaise et fille d'un savetier, à un homme de qualité, (dont on ne dit pas le nom), il est parent de M. de Soubise, et ce prince a servi de témoin à ce mariage. On lui a donné 200000 livres en argent, 1000 l. en bijoux et 1000 louis pour frais de noces. On lui enjoignit à quatre heures du matin de partir pour Paris, et y fut conduite : là elle reçut l'ordre imprévu de se marier, et il fallut bien obéir; aussitôt après son mariage, ou la fit partir pour la province de son mari. Le Roi s'est chargé de l'enfant qu'il a eu d'elle, et nous en verrons bientôt faire un grand seigneur. S. M. a pris pour nouvelle maîtresse la fille d'une coiffeuse (Mademoiselle Fouquet), que l'on dit être très jolie. La marquise de Pompadour reste toujours l'amie et joue le rôle de premier ministre.

(à suivre ici)

lundi 23 mai 2016

Madame de Pompadour, vue par d'Argenson (10)

Si Madame de Pompadour suscita bien des haines, celle que lui vouait le Marquis d'Argenson fut particulièrement mordante.
Voici, année par année (ici, l'année 1754), ce qu'il rapporta d'elle dans son journal.

(lire l'article précédent ici)
 
d'Argenson

Janvier 1754 -
 
Le Roi a pris une nouvelle maîtresse plus jolie que la petite Morfi : c'est une fille neuve et que l'on avait déjà entretenue. Elle est encore de plus bas étage, s'il se peut, que les deux qui l'ont précédée. Ce monarque, âgé de quarante-deux ans, mais déjà affaibli par l'usage des femmes, dont il a usé trop jeune, cherche à réveiller son appétit par la variété des mets. Celle-ci loge au château et reste dans le secret. Un grand courtisan prétend que c'est une profonde politique pour faire durer le crédit de la marquise, qui s'énervait par celui de la Morfi
 
(ndlr : Dans le même temps échouaient les négociations menées par l'autorité royale pour mettre fin à l'exil du Parlement de Paris.)
Ceci va être un coup de massue pour le peuple de Paris; déjà les halles en avaient fait réjouissance; mon maître d'hôtel m'a dit y avoir entendu les poissardes crier: Vive le Roi ! Vive le parlement ! Il y avait eu plusieurs milliers de bourgeois au palais pour jeter les mêmes cris; on avait fait des feux d'artifice en quelques maisons. Cela prépare à de hautes clameurs quand on apprendra le contrecoup.(...)
 
La reine a dit à M. l'archevêque de Paris, à la dernière visite qu'elle en a reçue : « Mon cher papa (elle l'appelle ainsi), continuez à tenir bon pour la soumission à la bulle, autrement la religion est perdue en France. » Autant en dit M. le Dauphin. L'archevêque (Mgr de Beaumont) ôte les pouvoirs à tous les prêtres et confesseurs qui ne montrent pas assez de zèle pour la bulle, et qui sont soupçonnés de confesser des jansénistes...

Février 1754 -

L'on attend incessamment l'accouchement de la petite Morfi, maîtresse secrète du Roi, pour la déclarer maîtresse en titre, et renvoyer la marquise. Cela n'empêche pas que le Roi n'ait encore une troisième maîtresse qui est très cachée dans ses appartements.

(…) La marquise a de nouveau parlé au Roi avec grande force, même avec dureté, lui représentant la nécessité qu'il y avait de finir les affaires du parlement et du Châtelet, faute de quoi on le méprisait, son autorité devenait à rien et tout se délabrait de plus en plus. A cela le Roi n'a rien répondu et lui a tourné le dos. 
(On n'insistera jamais assez sur la faiblesse dont fit preuve le roi au cours de cette période)

Mars 1754 -

Dimanche dernier, le jésuite prêcha à Versailles un sermon tout à fait fanatique sur l'appui et la poursuite que les rois doivent au vrai dogme contre les sectaires. Il exhorta le Roi à punir les magistrats (comme s'il ne le faisait pas assez); il parla des incrédules d'aujourd'hui comme d'auteurs de la révolte, puisque c'étaient eux qui osaient avancer que les rois ne sont pas établis de Dieu. Oui, la royauté est établie de Dieu, mais la personne des rois n'est que d'élection humaine. (…) aujourd'hui les jésuites commencent à paraître à visage découvert, et bientôt avec insolence, voyant que tous tribunaux sont éteints pour les réprimer.
(L'année 1754 nous montre les ravages causés par cet affrontement à mort entre Jansénistes et Jésuites. A ce propos, relisez le remarquable article Théocratie de d'Holbach)

La marquise de Pompadour et ceux de son parti ne se cachent pas de déclamer contre mon frère (le comte d'Argenson), lui attribuant les grands maux du royaume et les erreurs funestes où tombe aujourd'hui le monarque à l'occasion des prêtres et des magistrats.

La marquise de Pompadour a fait ce qu'elle a pu pour arranger ce carême quelques voyages du Roi à Bellevue, et Sa Majesté a mieux aimé rester à Versailles. La petite Morfi accouchera le mois prochain, et insiste pour faire chasser l'ancienne sultane. Mon frère lui inspire sous main bien des subtilités de cour, et croit gagner beaucoup à l'expulsion de la Pompadour. Véritablement celle-ci joue de son reste et déclame comme il faut contre le parti sacerdotal qui fait un tyran détesté d'un Roi bien-aimé et ci-devant obéi.

Avril 1754

Le Roi est plongé plus que jamais dans l'amour volage; il a plusieurs petites grisettes à la fois et ne suit ni la raison ni la nature, tant ce qui l'entoure a corrompu chez lui le bon naturel. M. le Dauphin et le reste de la famille royale sont abîmés dans l'assujettissement aux prêtres, ce qui fait désespérer du royaume de France.

Le P. Laugier (Marc-Antoine Laugier), jésuite, a fini son carême à Versailles comme il l'avait commencé, le jour de Pâques. Il a prêché contre le parlement et a conclu dans le goût d'un avocat général, demandant qu'il fût congédié, dissipé et anéanti comme impie et comme destructeur de la religion. L'on assure que mon frère lui donne le plan et le canevas de ces sermons hardis. Enfin, l'on regarde mon frère comme étant aujourd'hui à la tête de l'Église, c'est-à-dire de la superstition tyrannique.

Mai 1754 -

Ainsi le conseil des jésuites avance-t-il peu à peu et traîtreusement à perdre ce qu'ils craignent. Ensuite on laissera reposer les esprits, puis l'on frappera quelque nouveau coup, qui sera sans doute un édit de suppression du parlement. On en créera un nouveau où quelques lâches de l'ancien parlement demanderont à rentrer, puis beaucoup d'autres y rentreront, et ensuite, dit-on, l'on répandra des bienfaits au peuple. Voilà le gouvernement jésuitique (...)

L'on cherche véritablement à accommoder les affaires avec le parlement. Nos ministres disent aujourd'hui que le clergé les a trompés et les trompe. 
(On manque de documents pour établir le rôle joué par la Pompadour dans le retour des parlementaires)
 
Juin 1754 -

Le peuple assure par un bruit général que les jésuites vont être chassés du royaume, et c'est déjà un grand sujet d'allégresse.(...)
 (D'Argenson se réjouit toutefois un peu vite)

Nous n'avions pas encore hier de nouveaux faits sur le retour du parlement que le Roi a promis au premier président; cela traîne trop, dit-on. J'apprends cependant qu'il y eut des zélés constitutionnaires à Versailles qui envoyèrent un courrier à l'archevêque de Paris, à l'instant que le premier président apparut à la cour. Voilà de quoi bien ameuter tous ces vilains hypocrites amis de Rome, ennemis de la France. L'on sait que l'archevêque de Paris s'est vanté d'avoir fait manquer deux fois la paix du parlement.

L'on dit à présent que le parlement ne reviendra à Paris que le mois prochain; l'accommodement traîne, et l'on attribue ce retardement aux finesses de mon frère.(…) On attribue à Mme de Pompadour cette volonté déterminée du Roi de faire la paix du parlement, mais l'exécution malgré les ministres en est d'une grande difficulté. (...)
Le bruit était à Paris que les lettres de cachet étaient parties, et que le parlement allait reprendre ses séances. On est charmé des bontés du Roi et l'on s'en prend à ses ministres, ainsi qu'aux jésuites, de tout le mal qui s'est fait en son nom. Notre monarque est heureux d'avoir été le bien-aimé; sans cela, il eût été le bien détrôné.

Certes, voilà une affaire finie d'une façon qui attirera bien des éloges à Louis le Bien-Aimé, mais cela aura des suites pour quelques ministres, et nous devons prévoir du discrédit et des disgrâces pour quelques-uns. L'on attribue cet ouvrage à la marquise de Pompadour.
Nos prêtres remuent tous les ressorts de l'enfer pour empêcher le rétablissement de l'ordre, de la justice et de l'humanité. L'on se jette sans doute aux pieds du Roi, on lui représente la religion en péril, etc.
(…) Les nouvelles de la cour touchant le rétablissement du parlement à Paris sont qu'il n'en est quasi plus question et que l'on a fait revirer le Roi comme une girouette. L'on conte ces détails, que l'archevêque de Paris partit sur-le-champ pour Crécy, tandis que le Roi, allant à cette même campagne de la marquise, avait donné ordre à M. de Saint-Florentin d'expédier toutes les lettres de cachet nécessaires pour le rappel du parlement; que l'archevêque alla déguisé à Crécy et dans une chaise de poste fermée où l'on ne pouvait le reconnaître; que ce prélat avait parlé au Roi avec grand pathétisme et l'avait menacé de toutes les foudres ecclésiastiques, et que, sur cela, contre ordre était arrivé à M. de Saint-Florentin, pour ne point expédier lesdits ordres.

(Concernant le haut clergé, d'Holbach parlait d'un état dans l'état. Les propos du mémorialiste le confirment une nouvelle fois)

Là-dessus est survenue la mort de Mlle Alexandrine, fille de la marquise de Pompadour. Elle était au salut, dans son couvent de l'Assomption, quand le frisson lui prit avec convulsions, et en quatre heures elle est morte sans que les médecins aient pu rien comprendre à sa maladie, sinon qu'elle avait des étouffements convulsifs. La marquise en a été frappée; elle avait ses règles qui se sont arrêtées d'abord; il a fallu la saigner du pied, et l'on ne savait encore hier ce qui arriverait de son sort. On ne manque pas de dire qu'elle meurt empoisonnée, et l'on en charge les jésuites. Les prêtres ont voulu, dit-on, montrer au Roi que le doigt de Dieu frappe ceux qui ont voulu contrarier la bulle Unigenitus, et par là effrayer le Roi. (…) 
Alexandrine


Une révolution est plus à craindre que jamais. L'on prétend que si elle est pour arriver à Paris, ce sera par le déchirement de quelques prêtres dans les rues, même par celui de l'archevêque de Paris, puis l'on se jettera sur plusieurs autres, le peuple regardant ces ministres comme les vrais auteurs de nos maux.

Ainsi le Roi, après avoir bien pensé, et commencé à bien agir, est retombé dans la séduction des prêtres, qui font corps avec les ministres et les courtisans. Le maréchal de Noailles s'est jeté depuis peu parmi les constitutionnaires, et on le donne de ce côté-là pour grand citoyen. Tout concourt à séduire, à tromper et à faire mal agir le Roi. Le peuple lui rend justice, mais le trouve bien faible; d'un autre côté, le parlement va se croire plus fort que jamais, puisque le Roi l'a recherché de lui-même et l'a voulu faire revenir sans conditions.

La marquise est à Bellevue et le Roi à Versailles. Chaque jour le monarque va voir sa belle amie malade et la console à sa manière; mais que disent-ils ensemble sur ces deux événements du parlement et de la mort de Mlle Alexandrine?

L'on parle aussi beaucoup que la fille de Mme de Pompadour est morte empoisonnée, et l'on craint que cette dame n'ait le même sort incessamment; on en accuse hautement les jésuites, ces vilains moines italiens.

Chacun à Paris est partagé entre ces deux futurs événements : le parlement reviendra-t-il à Paris ou n'y reviendra-t-il pas, et les prêtres triompheront-ils?

Le malheur de ma vie, aujourd'hui, est que mon frère est seul chargé de l'iniquité de la continuation de cette disgrâce du parlement. Mme de Pompadour a dit tout haut : « Le Roi était déterminé au retour du parlement, mais il a vu ce fripon (parlant de mon dit frère) une demi-heure, et tout a changé. »

Juillet 1754

Le bruit est grand qu'enfin le retour du parlement s'accommode aujourd'hui par la médiation d'un ami et d'un ennemi des droits parlementaires.

Le bruit est grand aujourd'hui que des personnes de la cour du Dauphin ont dit que l'on expédiait actuellement les lettres de cachet pour le retour du parlement à Paris

Je viens de lire la lettre circulaire écrite par le premier président Maupeou à tous les chefs des différents lieux d'exil des officiers de la compagnie; il leur apprend sa conférence avec le Roi à Compiègne, et que le monarque lui a dit qu'il voulait bien faire grâce à son parlement, que ses ordres allaient être donnés pour leur retour à Paris, etc. Ce mot de grâce fait peine à tout le monde, car on ne fait grâce qu'à des criminels, et pourquoi traiter ainsi une compagnie aussi respectable et qui tient un si grand état dans le royaume? L'on plaint le premier président d'avoir été obligé de rendre ce terme comme il est dit.

Août 1754. —

C'est aujourd'hui que le Roi revient à Versailles.

L'on assure qu'il vient de se tenir une congrégation touchant les affaires de la constitution Unigenitus, plusieurs de nos évêques s'étant adressés au pape pour cela. Ce sera bon ouvrage sous un bon pape, ce qui pourra adoucir la rigueur de cette sottise, mais le Roi n'aurait jamais du souffrir qu'on s'adressât à Rome pour cela, ni pour autre chose du gouvernement de son royaume.

Nos politiques disent que si le Roi voulait être un grand roi, il humilierait les prêtres et les jésuites, et les réduirait à ce qu'ils doivent être, comme en Angleterre, et que, pour cela, « il n'a pas, dans ses équipages, de meilleure meute que le parlement pour chasser les prêtres. » 
Mgr de Beaumont

Septembre 1754

Enfin, j'ai des nouvelles de ce qui s'est passé au parlement. Le Roi lui a envoyé une déclaration dont le préambule insulte cette compagnie; on la dépeint comme coupable et désobéissante, le Roi lui fait grâce, mais le dispositif accorde tout ce que désirait le parlement. Le Roi veut la paix et prescrit le silence plus que jamais sur la bulle Unigenitus, il commet le parlement pour réprimer, dans tous les cas, tous les infracteurs de ce silence; quant aux procédures précédemment faites sur le schisme, le Roi les éteint, mais veut que la contumace soit purgée quant aux arrêts définitifs. (…) Cependant l'archevêque de Paris poursuit son projet avec hauteur, folie et insolence; il a, dit-on, écrit à tous ses curés pour leur ordonner d'être plus sévères que jamais pour l'exaction des billets de confession, et pour ne donner les sacrements qu'à ceux dont la foi sera bien épurée.

L'on fait grand honneur de tout ceci au Roi comme bonne œuvre personnelle : les ministres la lui ont laissé arranger, de façon qu'il paraît que tout le mal provient d'eux, et tout le bien de la réparation vient de la volonté propre et de l'action de Sa Majesté.

Le roi est adoré de son peuple par le parti qu'il prend de plus en plus entre le clergé et le parlement.

Le clergé paraît à la cour très mécontent, et l'on dit que cette grande affaire n'est pas encore finie.

Octobre 1754 -
 
— La demoiselle Morfi, maîtresse du Roi depuis trois ans, est morte, dit-on, il y a deux mois, sans que l'on ait eu nouvelle précise : (c'est de quoi je doute, vu la grande sensibilité du Roi en de pareilles circonstances); mais il y a apparence qu'en étant lassé, il l'a fait retirer loin de la cour. Comme il adore le secret, on le sert à sa guise : un Roi obtient toujours tel point qu'il veut, quand il l'a à cœur; ainsi l'on ne sait point ni les détails, ni même avec affirmation ces nouvelles de son sérail. Les cabinets du sieur Lebel, son premier valet de chambre, sont le réceptacle de ces mystères plus que jamais; on y sacrifie à l'amour et au secret; il y accourt diverses beautés de Paris.
la marquise en 1754


(…) On assure que la demoiselle Morfi est seulement renvoyée et non morte; elle a disparu de la cour, et le Roi n'y a montré aucune sensibilité. L'on dit qu'il a repris avec la marquise de Pompadour, qu'il l'adore et fera pour elle des extravagances plus que jamais.

Novembre 1754 -

On ne doute pas que le parlement de Paris ne se mette à travailler aux affaires publiques et particulières le lendemain de sa rentrée à la Saint-Martin, c'est-à-dire mardi prochain 21 de ce mois

Décembre 1754

Mme de Pompadour est précisément dans le poste de feu le cardinal Fleury, par qui Sa Majesté voulait que tout passât. Rien ne se décide sans elle.

Voici de grands événements et bien des changements.

Le Roi a répondu avant-hier à la députation du parlement  qu'il avait puni l'archevêque de Paris, l'ayant exilé à sa maison de Conflans pour avoir désobéi à sa déclaration du 2 septembre, qu'il voulait qu'on obéît et que la paix régnât dans le royaume (…)Il y a de tout ceci grande joie parmi le peuple de Paris, tandis qu'il y a grande tribulation parmi ces vilains prêtres criards. Voilà donc ce parlement, ci-devant proscrit pour les mêmes choses, et aujourd'hui chargé de toute la confiance du Roi pour pacifier le royaume troublé par les ecclésiastiques.(…) La Reine pleure continuellement de la disgrâce de l'archevêque de Paris; M. le Dauphin n'en est pas moins affligé.
(les prélats seront exilés durant tout l'hiver 1754-55)
(…)Tout chemine aujourd'hui à donner de l'horreur des prêtres, et leur règne finit.


(à suivre ici)