lundi 23 mai 2016

Madame de Pompadour, vue par d'Argenson (10)

Si Madame de Pompadour suscita bien des haines, celle que lui vouait le Marquis d'Argenson fut particulièrement mordante.
Voici, année par année (ici, l'année 1754), ce qu'il rapporta d'elle dans son journal.

(lire l'article précédent ici)
 
d'Argenson

Janvier 1754 -
 
Le Roi a pris une nouvelle maîtresse plus jolie que la petite Morfi : c'est une fille neuve et que l'on avait déjà entretenue. Elle est encore de plus bas étage, s'il se peut, que les deux qui l'ont précédée. Ce monarque, âgé de quarante-deux ans, mais déjà affaibli par l'usage des femmes, dont il a usé trop jeune, cherche à réveiller son appétit par la variété des mets. Celle-ci loge au château et reste dans le secret. Un grand courtisan prétend que c'est une profonde politique pour faire durer le crédit de la marquise, qui s'énervait par celui de la Morfi
 
(ndlr : Dans le même temps échouaient les négociations menées par l'autorité royale pour mettre fin à l'exil du Parlement de Paris.)
Ceci va être un coup de massue pour le peuple de Paris; déjà les halles en avaient fait réjouissance; mon maître d'hôtel m'a dit y avoir entendu les poissardes crier: Vive le Roi ! Vive le parlement ! Il y avait eu plusieurs milliers de bourgeois au palais pour jeter les mêmes cris; on avait fait des feux d'artifice en quelques maisons. Cela prépare à de hautes clameurs quand on apprendra le contrecoup.(...)
 
La reine a dit à M. l'archevêque de Paris, à la dernière visite qu'elle en a reçue : « Mon cher papa (elle l'appelle ainsi), continuez à tenir bon pour la soumission à la bulle, autrement la religion est perdue en France. » Autant en dit M. le Dauphin. L'archevêque (Mgr de Beaumont) ôte les pouvoirs à tous les prêtres et confesseurs qui ne montrent pas assez de zèle pour la bulle, et qui sont soupçonnés de confesser des jansénistes...

Février 1754 -

L'on attend incessamment l'accouchement de la petite Morfi, maîtresse secrète du Roi, pour la déclarer maîtresse en titre, et renvoyer la marquise. Cela n'empêche pas que le Roi n'ait encore une troisième maîtresse qui est très cachée dans ses appartements.

(…) La marquise a de nouveau parlé au Roi avec grande force, même avec dureté, lui représentant la nécessité qu'il y avait de finir les affaires du parlement et du Châtelet, faute de quoi on le méprisait, son autorité devenait à rien et tout se délabrait de plus en plus. A cela le Roi n'a rien répondu et lui a tourné le dos. 
(On n'insistera jamais assez sur la faiblesse dont fit preuve le roi au cours de cette période)

Mars 1754 -

Dimanche dernier, le jésuite prêcha à Versailles un sermon tout à fait fanatique sur l'appui et la poursuite que les rois doivent au vrai dogme contre les sectaires. Il exhorta le Roi à punir les magistrats (comme s'il ne le faisait pas assez); il parla des incrédules d'aujourd'hui comme d'auteurs de la révolte, puisque c'étaient eux qui osaient avancer que les rois ne sont pas établis de Dieu. Oui, la royauté est établie de Dieu, mais la personne des rois n'est que d'élection humaine. (…) aujourd'hui les jésuites commencent à paraître à visage découvert, et bientôt avec insolence, voyant que tous tribunaux sont éteints pour les réprimer.
(L'année 1754 nous montre les ravages causés par cet affrontement à mort entre Jansénistes et Jésuites. A ce propos, relisez le remarquable article Théocratie de d'Holbach)

La marquise de Pompadour et ceux de son parti ne se cachent pas de déclamer contre mon frère (le comte d'Argenson), lui attribuant les grands maux du royaume et les erreurs funestes où tombe aujourd'hui le monarque à l'occasion des prêtres et des magistrats.

La marquise de Pompadour a fait ce qu'elle a pu pour arranger ce carême quelques voyages du Roi à Bellevue, et Sa Majesté a mieux aimé rester à Versailles. La petite Morfi accouchera le mois prochain, et insiste pour faire chasser l'ancienne sultane. Mon frère lui inspire sous main bien des subtilités de cour, et croit gagner beaucoup à l'expulsion de la Pompadour. Véritablement celle-ci joue de son reste et déclame comme il faut contre le parti sacerdotal qui fait un tyran détesté d'un Roi bien-aimé et ci-devant obéi.

Avril 1754

Le Roi est plongé plus que jamais dans l'amour volage; il a plusieurs petites grisettes à la fois et ne suit ni la raison ni la nature, tant ce qui l'entoure a corrompu chez lui le bon naturel. M. le Dauphin et le reste de la famille royale sont abîmés dans l'assujettissement aux prêtres, ce qui fait désespérer du royaume de France.

Le P. Laugier (Marc-Antoine Laugier), jésuite, a fini son carême à Versailles comme il l'avait commencé, le jour de Pâques. Il a prêché contre le parlement et a conclu dans le goût d'un avocat général, demandant qu'il fût congédié, dissipé et anéanti comme impie et comme destructeur de la religion. L'on assure que mon frère lui donne le plan et le canevas de ces sermons hardis. Enfin, l'on regarde mon frère comme étant aujourd'hui à la tête de l'Église, c'est-à-dire de la superstition tyrannique.

Mai 1754 -

Ainsi le conseil des jésuites avance-t-il peu à peu et traîtreusement à perdre ce qu'ils craignent. Ensuite on laissera reposer les esprits, puis l'on frappera quelque nouveau coup, qui sera sans doute un édit de suppression du parlement. On en créera un nouveau où quelques lâches de l'ancien parlement demanderont à rentrer, puis beaucoup d'autres y rentreront, et ensuite, dit-on, l'on répandra des bienfaits au peuple. Voilà le gouvernement jésuitique (...)

L'on cherche véritablement à accommoder les affaires avec le parlement. Nos ministres disent aujourd'hui que le clergé les a trompés et les trompe. 
(On manque de documents pour établir le rôle joué par la Pompadour dans le retour des parlementaires)
 
Juin 1754 -

Le peuple assure par un bruit général que les jésuites vont être chassés du royaume, et c'est déjà un grand sujet d'allégresse.(...)
 (D'Argenson se réjouit toutefois un peu vite)

Nous n'avions pas encore hier de nouveaux faits sur le retour du parlement que le Roi a promis au premier président; cela traîne trop, dit-on. J'apprends cependant qu'il y eut des zélés constitutionnaires à Versailles qui envoyèrent un courrier à l'archevêque de Paris, à l'instant que le premier président apparut à la cour. Voilà de quoi bien ameuter tous ces vilains hypocrites amis de Rome, ennemis de la France. L'on sait que l'archevêque de Paris s'est vanté d'avoir fait manquer deux fois la paix du parlement.

L'on dit à présent que le parlement ne reviendra à Paris que le mois prochain; l'accommodement traîne, et l'on attribue ce retardement aux finesses de mon frère.(…) On attribue à Mme de Pompadour cette volonté déterminée du Roi de faire la paix du parlement, mais l'exécution malgré les ministres en est d'une grande difficulté. (...)
Le bruit était à Paris que les lettres de cachet étaient parties, et que le parlement allait reprendre ses séances. On est charmé des bontés du Roi et l'on s'en prend à ses ministres, ainsi qu'aux jésuites, de tout le mal qui s'est fait en son nom. Notre monarque est heureux d'avoir été le bien-aimé; sans cela, il eût été le bien détrôné.

Certes, voilà une affaire finie d'une façon qui attirera bien des éloges à Louis le Bien-Aimé, mais cela aura des suites pour quelques ministres, et nous devons prévoir du discrédit et des disgrâces pour quelques-uns. L'on attribue cet ouvrage à la marquise de Pompadour.
Nos prêtres remuent tous les ressorts de l'enfer pour empêcher le rétablissement de l'ordre, de la justice et de l'humanité. L'on se jette sans doute aux pieds du Roi, on lui représente la religion en péril, etc.
(…) Les nouvelles de la cour touchant le rétablissement du parlement à Paris sont qu'il n'en est quasi plus question et que l'on a fait revirer le Roi comme une girouette. L'on conte ces détails, que l'archevêque de Paris partit sur-le-champ pour Crécy, tandis que le Roi, allant à cette même campagne de la marquise, avait donné ordre à M. de Saint-Florentin d'expédier toutes les lettres de cachet nécessaires pour le rappel du parlement; que l'archevêque alla déguisé à Crécy et dans une chaise de poste fermée où l'on ne pouvait le reconnaître; que ce prélat avait parlé au Roi avec grand pathétisme et l'avait menacé de toutes les foudres ecclésiastiques, et que, sur cela, contre ordre était arrivé à M. de Saint-Florentin, pour ne point expédier lesdits ordres.

(Concernant le haut clergé, d'Holbach parlait d'un état dans l'état. Les propos du mémorialiste le confirment une nouvelle fois)

Là-dessus est survenue la mort de Mlle Alexandrine, fille de la marquise de Pompadour. Elle était au salut, dans son couvent de l'Assomption, quand le frisson lui prit avec convulsions, et en quatre heures elle est morte sans que les médecins aient pu rien comprendre à sa maladie, sinon qu'elle avait des étouffements convulsifs. La marquise en a été frappée; elle avait ses règles qui se sont arrêtées d'abord; il a fallu la saigner du pied, et l'on ne savait encore hier ce qui arriverait de son sort. On ne manque pas de dire qu'elle meurt empoisonnée, et l'on en charge les jésuites. Les prêtres ont voulu, dit-on, montrer au Roi que le doigt de Dieu frappe ceux qui ont voulu contrarier la bulle Unigenitus, et par là effrayer le Roi. (…) 
Alexandrine


Une révolution est plus à craindre que jamais. L'on prétend que si elle est pour arriver à Paris, ce sera par le déchirement de quelques prêtres dans les rues, même par celui de l'archevêque de Paris, puis l'on se jettera sur plusieurs autres, le peuple regardant ces ministres comme les vrais auteurs de nos maux.

Ainsi le Roi, après avoir bien pensé, et commencé à bien agir, est retombé dans la séduction des prêtres, qui font corps avec les ministres et les courtisans. Le maréchal de Noailles s'est jeté depuis peu parmi les constitutionnaires, et on le donne de ce côté-là pour grand citoyen. Tout concourt à séduire, à tromper et à faire mal agir le Roi. Le peuple lui rend justice, mais le trouve bien faible; d'un autre côté, le parlement va se croire plus fort que jamais, puisque le Roi l'a recherché de lui-même et l'a voulu faire revenir sans conditions.

La marquise est à Bellevue et le Roi à Versailles. Chaque jour le monarque va voir sa belle amie malade et la console à sa manière; mais que disent-ils ensemble sur ces deux événements du parlement et de la mort de Mlle Alexandrine?

L'on parle aussi beaucoup que la fille de Mme de Pompadour est morte empoisonnée, et l'on craint que cette dame n'ait le même sort incessamment; on en accuse hautement les jésuites, ces vilains moines italiens.

Chacun à Paris est partagé entre ces deux futurs événements : le parlement reviendra-t-il à Paris ou n'y reviendra-t-il pas, et les prêtres triompheront-ils?

Le malheur de ma vie, aujourd'hui, est que mon frère est seul chargé de l'iniquité de la continuation de cette disgrâce du parlement. Mme de Pompadour a dit tout haut : « Le Roi était déterminé au retour du parlement, mais il a vu ce fripon (parlant de mon dit frère) une demi-heure, et tout a changé. »

Juillet 1754

Le bruit est grand qu'enfin le retour du parlement s'accommode aujourd'hui par la médiation d'un ami et d'un ennemi des droits parlementaires.

Le bruit est grand aujourd'hui que des personnes de la cour du Dauphin ont dit que l'on expédiait actuellement les lettres de cachet pour le retour du parlement à Paris

Je viens de lire la lettre circulaire écrite par le premier président Maupeou à tous les chefs des différents lieux d'exil des officiers de la compagnie; il leur apprend sa conférence avec le Roi à Compiègne, et que le monarque lui a dit qu'il voulait bien faire grâce à son parlement, que ses ordres allaient être donnés pour leur retour à Paris, etc. Ce mot de grâce fait peine à tout le monde, car on ne fait grâce qu'à des criminels, et pourquoi traiter ainsi une compagnie aussi respectable et qui tient un si grand état dans le royaume? L'on plaint le premier président d'avoir été obligé de rendre ce terme comme il est dit.

Août 1754. —

C'est aujourd'hui que le Roi revient à Versailles.

L'on assure qu'il vient de se tenir une congrégation touchant les affaires de la constitution Unigenitus, plusieurs de nos évêques s'étant adressés au pape pour cela. Ce sera bon ouvrage sous un bon pape, ce qui pourra adoucir la rigueur de cette sottise, mais le Roi n'aurait jamais du souffrir qu'on s'adressât à Rome pour cela, ni pour autre chose du gouvernement de son royaume.

Nos politiques disent que si le Roi voulait être un grand roi, il humilierait les prêtres et les jésuites, et les réduirait à ce qu'ils doivent être, comme en Angleterre, et que, pour cela, « il n'a pas, dans ses équipages, de meilleure meute que le parlement pour chasser les prêtres. » 
Mgr de Beaumont

Septembre 1754

Enfin, j'ai des nouvelles de ce qui s'est passé au parlement. Le Roi lui a envoyé une déclaration dont le préambule insulte cette compagnie; on la dépeint comme coupable et désobéissante, le Roi lui fait grâce, mais le dispositif accorde tout ce que désirait le parlement. Le Roi veut la paix et prescrit le silence plus que jamais sur la bulle Unigenitus, il commet le parlement pour réprimer, dans tous les cas, tous les infracteurs de ce silence; quant aux procédures précédemment faites sur le schisme, le Roi les éteint, mais veut que la contumace soit purgée quant aux arrêts définitifs. (…) Cependant l'archevêque de Paris poursuit son projet avec hauteur, folie et insolence; il a, dit-on, écrit à tous ses curés pour leur ordonner d'être plus sévères que jamais pour l'exaction des billets de confession, et pour ne donner les sacrements qu'à ceux dont la foi sera bien épurée.

L'on fait grand honneur de tout ceci au Roi comme bonne œuvre personnelle : les ministres la lui ont laissé arranger, de façon qu'il paraît que tout le mal provient d'eux, et tout le bien de la réparation vient de la volonté propre et de l'action de Sa Majesté.

Le roi est adoré de son peuple par le parti qu'il prend de plus en plus entre le clergé et le parlement.

Le clergé paraît à la cour très mécontent, et l'on dit que cette grande affaire n'est pas encore finie.

Octobre 1754 -
 
— La demoiselle Morfi, maîtresse du Roi depuis trois ans, est morte, dit-on, il y a deux mois, sans que l'on ait eu nouvelle précise : (c'est de quoi je doute, vu la grande sensibilité du Roi en de pareilles circonstances); mais il y a apparence qu'en étant lassé, il l'a fait retirer loin de la cour. Comme il adore le secret, on le sert à sa guise : un Roi obtient toujours tel point qu'il veut, quand il l'a à cœur; ainsi l'on ne sait point ni les détails, ni même avec affirmation ces nouvelles de son sérail. Les cabinets du sieur Lebel, son premier valet de chambre, sont le réceptacle de ces mystères plus que jamais; on y sacrifie à l'amour et au secret; il y accourt diverses beautés de Paris.
la marquise en 1754


(…) On assure que la demoiselle Morfi est seulement renvoyée et non morte; elle a disparu de la cour, et le Roi n'y a montré aucune sensibilité. L'on dit qu'il a repris avec la marquise de Pompadour, qu'il l'adore et fera pour elle des extravagances plus que jamais.

Novembre 1754 -

On ne doute pas que le parlement de Paris ne se mette à travailler aux affaires publiques et particulières le lendemain de sa rentrée à la Saint-Martin, c'est-à-dire mardi prochain 21 de ce mois

Décembre 1754

Mme de Pompadour est précisément dans le poste de feu le cardinal Fleury, par qui Sa Majesté voulait que tout passât. Rien ne se décide sans elle.

Voici de grands événements et bien des changements.

Le Roi a répondu avant-hier à la députation du parlement  qu'il avait puni l'archevêque de Paris, l'ayant exilé à sa maison de Conflans pour avoir désobéi à sa déclaration du 2 septembre, qu'il voulait qu'on obéît et que la paix régnât dans le royaume (…)Il y a de tout ceci grande joie parmi le peuple de Paris, tandis qu'il y a grande tribulation parmi ces vilains prêtres criards. Voilà donc ce parlement, ci-devant proscrit pour les mêmes choses, et aujourd'hui chargé de toute la confiance du Roi pour pacifier le royaume troublé par les ecclésiastiques.(…) La Reine pleure continuellement de la disgrâce de l'archevêque de Paris; M. le Dauphin n'en est pas moins affligé.
(les prélats seront exilés durant tout l'hiver 1754-55)
(…)Tout chemine aujourd'hui à donner de l'horreur des prêtres, et leur règne finit.


(à suivre ici)

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