mardi 31 mars 2015

Voltaire et l'affaire Calas... (6)

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A Toulouse, Calas avait été jugé par des magistrats convaincus à l'avance de sa culpabilité.
A Paris, il le fut par une poignée d'hommes persuadés de son innocence.
Ces derniers avaient la partie facile, tant l'enquête, menée dans la précipitation, était entachée d'irrégularités. La capitoul Beaudrigue avait négligé de conserver le contenu des poches de la victime, il n'avait laissé aucun de ses hommes en garde devant la maison du prévenu. Dans l'affolement, il avait même oublié de rédiger le procès verbal sur les lieux du crime, comme l'exigeait l'ordonnance criminelle de 1670. Par ailleurs, les monitoires lancés par les curés de paroisses étaient eux aussi irréguliers, puisqu'ils désignaient à mots couverts l'identité du coupable présumé et omettaient d'envisager la thèse du suicide...
(Contre tous ceux qui sauront par oui-dire ou autrement, qu’à cause de ce changement de croyance le Sieur Marc-Antoine Calas était menacé, maltraité et regardé de mauvais oeil dans sa maison... 
Contre tous ceux qui savent, par oui-dire ou autrement, que le 13 courant au matin, il se tint une délibération dans une maison de la paroisse de la Daurade où la mort de Marc-Antoine Calas fut résolue
Contre tous ceux qui savent, par ouï-dire ou autrement, que le même treize du mois d’octobre, depuis l’entrée de la nuit jusque vers les dix heures, cette exécrable délibération fut exécutée en faisant mettre Marc-Antoine Calas à genoux... fut étranglé ou pendu avec une corde à deux noeuds coulants...)
Ces détails connus, on écrit aussitôt (le 25 février) à Toulouse pour désavouer et destituer le capitoul Beaudrigue. 
l'arrestation de Calas par le capitoul Beaudrigue
 
Finalement, l'arrêt de réhabilitation sera rendu à l'unanimité des 40 maîtres de requête. Nous sommes le 9 mars 1765, soit trois ans jour pour jour après l'arrêt de mort de Jean Calas. Singulière coincidence... 
Son épouse, sa fille, l'ami Lavaysse et Jeanne Viguière sont à leur tour déchargés de toute accusation. Le jugement est immédiatement envoyé à l'imprimerie royale: "Les Maîtres des Requêtes ordinaires de l'Hôtel du Roi, juges souverains en cette partie, tous les quartiers assemblés... ont déchargé et déchargent Anne Rose Cabibel, Jean Pierre Calas, Alexandre-François Gualbert Lavaysse et Jeanne Viguière de l'accusation intentée contr'eux, ordonnent que leurs écrous seront rayés et biffés de tous registres où ils se trouveront inscrits, etc. Déchargent pareillement la mémoire de Jean Calas de l'accusation contre lui intentée, ordonnent que son écrou sera rayé et biffé, etc, à quoi faire tous greffiers, concierges et geôliers seront contraints, même par corps...."
Au début de ce même mois, faisant le récit de l'affaire, Voltaire écrit à Damilaville
"On vit alors que s’il y a de grands crimes sur la terre, il y a autant de vertus ; et que si la superstition produit d’horribles malheurs, la philosophie les répare."
Toujours le même sens de la formule...
Le 17 mars, après avoir pris connaissance de la nouvelle, il écrit encore à l'ami d'Argental : 
"Un petit Calas était avec moi quand je reçus votre lettre, et celle de Mme Calas, et celle d’Élie, et tant d’autres: nous versions des larmes d’attendrissement, le petit Calas et moi. Mes vieux yeux en fournissaient autant que les siens; nous étouffions, mes chers anges. C’est pourtant la philosophie toute seule qui a remporté cette victoire. Quand pourra-t-elle écraser toutes les têtes de l’hydre du fanatisme!"

Voltaire a beau attribuer cette victoire à la philosophie, elle est avant tout la sienne. "C'est à mon gré le plus beau cinquième acte qui soit au théâtre", dit-il au moment du triomphe. Cette tragédie, il l'avait réécrite de bout en bout, trouvant pour l'occasion un public à la hauteur de son talent : celui de l'Europe tout entière...
13 ans plus tard, pour son retard à Paris, le dramaturge sera accueilli par des centaines de milliers de personnes venues rendre hommage au défenseur des Calas.
En 1791, lors de son transfert au Panthéon, on lira sur le sarcophage l'inscription suivante :
« Il vengea Calas, La Barre, Sirven et Monbailli. Poète, philosophe, historien, il a fait prendre un grand essor à l’esprit humain, et nous a préparés à être libres. »
(à suivre ici)

samedi 28 mars 2015

Voltaire et l'affaire Calas... (5)

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la famille Calas se constitue prisonnière

Comment expliquer l'acharnement de Voltaire à faire éclater la vérité quand d'autres, comme Diderot ou Rousseau pour ne parler que des plus connus, semblent se désintéresser de cette affaire Calas ? Après tout, que représente cette famille "de huguenots" pour le seigneur de Ferney ? En pleine guerre de 7 ans, un correspondant qu'il a tenté de rallier à sa cause lui rappelle le sens des valeurs : "que nous importe qu'on ait roué un homme, quand nous perdons la Martinique ?"
Tout a été écrit concernant cet engagement.  Ainsi Fréron, l'un des plus féroces ennemis de Voltaire, persiflait de la sorte auprès de ses lecteurs (l'Année Littéraire, en 1765) : "ce n'est pas tant un sentiment d'humanité que celui de ranimer son existence et de faire parler de lui qui l'a transporté dans cette occasion". Pour le critique, toujours aussi venimeux, le vieux poète ne pouvait bien évidemment viser que son profit personnel...
A l'inverse, plusieurs de ses biographes, dont Raymond Trousson, l'ont prétendu "profondément bouleversé" par le supplice. On souscrira volontiers à cette interprétation à condition de l'assortir d'une précision essentielle : avec le procès Calas, Voltaire vient de comprendre que ces affreuses affaires judiciaires constituent un angle d'attaque particulièrement efficace contre l'Eglise, l'Infâme Eglise au nom de laquelle ont été perpétrés tant de crimes au cours des siècles. A titre d'exemples, rappelons l'exécution des sodomites Diot et Lenoir, celle de La Barre, celle de tant d'autres encore, tous morts d'avoir blasphémé en actes ou en paroles...
Pour humaniser et rationaliser la justice, il faut d'abord dénoncer ses fondements théologiques, ce qui permettra de réduire progressivement la sphère d'influence de l'Eglise. Aux yeux de Voltaire, l'homme d'église devrait se contenter d'édifier la populace. En fait, rien ne l'insupporte tant que d'imaginer les Jésuites et autres Jansénistes parader à Versailles ou gloser de choix politiques au Parlement...
***
Au cours des trois années qui suivent, ce sont des centaines de lettres qui partent de Ferney : toutes révèlent la même obsession. Et à force de crier, Voltaire finit par grossir la cohorte des défenseurs de Calas. Pour le public, qui ne connaît de l'affaire que ce qu'en a dit le poète, il ne fait plus aucun doute que Calas est innocent.
Sentant que le fruit est mûr, Voltaire écrit au duc de Villars et au maréchal de Richelieu afin qu'ils interviennent auprès du chancelier de St-Florentin en vue d'une révision du procès. 
M. de Saint-Florentin
Et le 1er mars 1763, sa requête est enfin déclarée admissible.
Le 7 mars, le Conseil intime à l'unanimité au Parlement de Toulouse de renvoyer à Paris l'ensemble des pièces du procès.
En apprenant la bonne nouvelle le 12 mars, Voltaire écrit au pasteur Moultou : "C’est un bien beau jour, malgré la bise et la neige, que celui où nous apprenons l’arrêt du Conseil, et la manière dont le roi a daigné se déclarer contre les dévots fanatiques, qui voulaient qu’on abandonnât les Calas".
La victoire est désormais à portée de main. A Toulouse, évidemment, la colère est à son comble. On y prétend à juste titre que les arrêts de la Cour doivent être respectés (oui, il était déjà question d'indépendance de la justice !), et on recherche tous les moyens possibles pour retarder la transmission des pièces. La réponse du Parlement aurait d'ailleurs été la suivante : "la procédure est très volumineuse ; on (Comprenez : la veuve Calas) n'a qu'à envoyer du papier et de l'argent pour les copistes et on la donnera". Malgré ces tergiversations, le Parlement toulousain finit par s'exécuter (fin mai), et Voltaire peut écrire à son ami le pasteur Vernes : "Nous espérons que l'affaire sera jugée au grand conseil où nous aurons bonne justice, après quoi je mourrai content"
Le 4 juin 1764, le conseil du roi décide de casser les sentences du Parlement et des capitouls de Toulouse, en raison du défaut de récolement des accusés (c'est-à-dire la lecture des dépositions et confrontations). L'affaire sera rejugée par les Maîtres de requêtes de l'Hôtel, un tribunal composé de juges siégeant au conseil. 

Cette fois, Voltaire touche au but...

(à suivre ici)

 

vendredi 27 mars 2015

Voltaire et l'affaire Calas... (4)




Voltaire vit alors à Ferney, dans le pays de Gex. Quelques jours après l'exécution, il reçoit chez lui des visiteurs recommandés par le président du Parlement de Dijon (un dénommé Le Bault qui était accessoirement son fournisseur en vin !). Ils lui parlent de Calas, sans doute en mal, comme en atteste cette lettre du 22 mars 1762 adressée à ce même Le Bault : 
Vous avez entendu parler peut-être, écrit-il, d’un bon huguenot que le parlement de Toulouse a fait rouer pour avoir étranglé son fils. Cependant ce saint réformé croyait avoir fait une bonne action, attendu que ce fils voulait se faire catholique, et que c’était prévenir une apostasie. Il avait immolé son fils à Dieu, et pensait être fort supérieur à Abraham, car Abraham n’avait fait qu’obéir, mais notre calviniste avait pendu son fils de son propre mouvement, et pour l’acquit de sa conscience. Nous ne valons pas grand-chose, mais les huguenots sont pires que nous, et de plus ils déclament contre la comédie. 

Voltaire a beau persifler, son attention a été éveillée par le récit de l'affreux supplice subi par Calas.
Trois jours plus tard, il demande donc un complément d'information au cardinal de Bernis, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège.
le cardinal de Bernis
 
"Oserai-je […] supplier Votre Eminence de vouloir bien me dire ce que je dois penser de l’aventure affreuse de ce Calas, roué à Toulouse pour avoir pendu son fils ? C’est qu’on prétend ici qu’il est très innocent, et qu’il a pris Dieu à témoin en expirant. On prétend que trois juges ont protesté contre l’arrêt. Cette aventure me tient au cœur ; elle m’attriste dans mes plaisirs ; elle les corrompt. Il faut regarder le parlement de Toulouse, ou les protestants, avec des yeux d’horreur.
Et le même jour à son ami Fyot de la Marche :  
"Il vient de se passer, écrit-il, au parlement de Toulouse une scène qui fait dresser les cheveux sur la tête. On l’ignore peut-être à Paris, mais si on en est informé, je défie Paris tout frivole, tout opéra-comique qu’il est, de n’être pas pénétré d’horreur. (…). J’en suis hors de moi. Je m’y intéresse comme homme, un peu même comme philosophe. Je veux savoir de quel côté est l’horreur du fanatisme (...) Ayez la bonté je vous en supplie de me faire savoir ce que j’en dois penser. "
Quatre jours plus tard, soit le 27 mars, sa conviction est déjà faite puisqu'il écrit à son ami d'Argental :
Je me suis trompé sur le nombre des juges, dans ma lettre à M. de La Marche. Ils étaient treize, cinq ont constamment déclaré Calas innocent. S’il avait eu une voix de plus en sa faveur, il était absous. A quoi tient donc la vie des hommes? à quoi tiennent les plus horribles supplices? Quoi ! parce qu’il ne s’est pas trouvé un sixième juge raisonnable, on aura fait rouer un père de famille ! on l’aura accusé d’avoir pendu son propre fils, tandis que ses quatre autres enfants crient qu’il était le meilleur des pères! Le témoignage de la conscience de cet infortuné ne prévaut-il pas sur l’illusion de huit juges, animés par une confrérie de pénitents blancs qui a soulevé les esprits de Toulouse contre un calviniste?  (...) N’est-il pas de la justice du roi et de sa prudence de se faire au moins représenter les motifs de l’arrêt? Cette seule démarche consolerait tous les protestants de l’Europe, et apaiserait leurs clameurs. Avons-nous besoin de nous rendre odieux? Ne pourriez-vous pas engager M. le comte de Choiseul à s’informer de cette horrible aventure, qui déshonore la nature humaine, soit que Calas soit coupable, soit qu’il soit innocent? Il y a certainement, d’un côté ou d’un autre, un fanatisme horrible; et il est utile d’approfondir la vérité. Mille tendres respects à mes anges.

En moins d'une semaine, et sur la foi de quelques témoignages (notamment celui de Donat Calas, le plus jeune des fils, qu'il rencontre fin mars), Voltaire a décidé de s'emparer de l'affaire.
Dès le début du mois d'avril, il transmet à Damilaville les pièces du procès afin de les faire publier et d'alerter l'opinion. Il s'agit en fait d'une correspondance fictive (qu'il a entièrement rédigée...), d'une lettre de Madame Calas affirmant l'innocence de la famille et d'une seconde lettre de Donat à sa mère dans laquelle le jeune homme expose les erreurs commises par les juges. Quand il s'agit de partir au combat, Voltaire est décidément prêt à tous les mensonges pour parvenir à ses fins !
lettre (fictive) de Donat Calas à sa mère
 Seul, Voltaire sait qu'il ne peut rien. Il tente donc de mobiliser l'opinion, d'intéresser le public et de faire pleurer dans les chaumières. Pour cela, il harcèle ses correspondants les plus influents, notamment le cardinal de Bernis à qui il adresse plusieurs lettres au cours des mois suivants.
Dans le même temps, il ambitionne de lever le secret de l'instruction, comme le montre cette lettre datée du 15 avril, et envoyée à une demoiselle inconnue :
Quoi qu’il en soit, je persiste à souhaiter que le parlement de Toulouse daigne rendre public le procès de Calas, comme on a publié celui de Damiens. On se met au-dessus des usages dans des cas aussi extraordinaires. Ces deux procès intéressent le genre humain; et si quelque chose peut arrêter chez les hommes la rage du fanatisme, c’est la publicité et la preuve du parricide et du sacrilège qui ont conduit Calas sur la roue, et qui laissent la famille entière en proie aux plus violents soupçons. Tel est mon sentiment.   

Que les juges toulousains produisent une preuve de la culpabilité de Calas ! Voilà le défi que leur lance Voltaire.
Or, de preuve, il n'y en a point. 
Et même s'il ne sait encore rien du dossier, le philosophe de Ferney l'a deviné avant tout le monde...

mercredi 25 mars 2015

L'Encyclopédie (6)

l'attentat de Damiens (janvier 1757)

L'attentat commis par Damiens sur la personne du roi (voyez ici) va porter un terrible coup au projet encyclopédique. Au cours des premières semaines de l'instruction, ce sont les Jansénistes puis les Jésuites qui sont montrés du doigt. Et tout ce beau monde de s'allier et de riposter en choeur pour dénoncer les Encyclopédistes, ces séditieux ! Les réactions ne se font pas attendre. Trois mois après les faits, en avril 1757, paraît une déclaration royale concernant la librairie: elle prévoit que toute personne convaincue d'avoir, sans permission, composé ou fait composer, imprimer, colporter un ouvrage tendancieux, sera punie de mort. Ceux qui n'auront pas dénoncé la présence d'imprimerie dans leur immeuble seront affligés d'une amende de 6000 livres.


On imagine la panique qui s'empare des Libraires associés ! Face à des censeurs souvent tatillons, c'est prendre un risque inconsidéré que de poursuivre la parution. D'ailleurs, comme souvent quand le vent devient contraire, d'Alembert envisage déjà d'abandonner l'entreprise.
Profitant de cette occasion inespérée, les adversaires des philosophes prennent leur plume et inondent Paris d'une pluie de pamphlets. Dans son périodique l'Année Littéraire, le venimeux Fréron (soutenu par la Cour) s'emploie à ramasser dans le caniveau les plus vils libelles, désignant ainsi le coupable du doigt.
Extrait de l'ode sur l'attentat du 5 janvier, parue dans l'Année Littéraire
 Comme souvent quand la situation est propice, les dévots Jésuites et Jansénistes acceptent de taire leurs querelles pour se liguer contre l'ennemi commun. Ainsi, les auteurs du Journal de Trévoux, de la Religion Vengée (ou réfutation des auteurs impies) et des Nouvelles Ecclésiastiques vont faire feu de tout bois tout au long de l'année 1757.
Dans le Mercure d'octobre paraît sous le titre Avis Utile une petite fantaisie décrivant les nouveaux philosophes sous les traits d'une tribu sauvage : les Cacouacs. L'auteur en est l'abbé Odet Giry de Saint-Cyr, un jésuite sous-précepteur des Enfants de France et confesseur du Dauphin. En voici les premières lignes :
Extrait de l'Avis Utile
"Ce sont peut-être les seuls êtres dans la nature qui fassent le mal pour le plaisir, précisément, de faire du mal" ironise même le brave Jésuite dans l'une de ses pointes assassines. Et ses bons mots sont repris dans le Tout-Paris, que ce nom de Cacouacs amuse fort ! D'autant que, dans la foulée, paraît un second ouvrage, encore plus acide que le précédent !
Le sérieux de l'entreprise encyclopédique s'accommode mal de ce persiflage permanent. D'autant que commentant cet ouvrage qui se moque pêle-mêle de Voltaire, de Montesquieu et de la jeune génération des philosophes, Fréron écrit : "J'aurais souhaité que l'auteur n'ait point parlé de M. de Voltaire et de M. de Voltaire. Ils peuvent être Cacouacs, mais ils sont d'un ordre si élevé qu'on les dégrade en les confondant avec deux ou trois petits philosophes. C'est allier les aigles avec les roitelets..."
Pour d'Alembert, la coupe est pleine. Il a beau se plaindre de ces insultes au directeur de la Librairie (Malesherbes), rien n'y fait. "Ils ne seront jamais que d'insolents médiocres" répond Fréron, lorsque Malesherbes tente de calmer le jeu. Cette fois, c'en est trop ! Dans une lettre adressée à un contributeur, le codirecteur de l'Encyclopédie annonce sa décision :
(à suivre ici)

mardi 24 mars 2015

L'Encyclopédie (5)

Le troisième volume de l'Encyclopédie sort en novembre 1753, tiré à 3100 exemplaires. Dans l'avertissement des éditeurs, d'Alembert explique : Dès que le premier volume de l'Encyclopédie fut public, l'envie qu'on avait eue de lui nuire, même lorsqu'il n'existait pas encore, profita de l'aliment nouveau qu'on lui présentait. Peu satisfaite elle-même des blessures légères que les traits de sa critique faisaient à l'Ouvrage, elle employa la main de la Religion pour les rendre profondes...
En lisant ces quelques lignes, Jansénistes, Jésuites et autres dévots fulminent. Malgré les puissants appuis dont ils bénéficient, ils viennent en effet de perdre la première bataille. 
Dans le camp opposé, deux arguments ont semble-t-il pesé de tout leur poids : 
- d'abord, les protestations répétées des Libraires auprès de Malesherbes. En perdant l'Encyclopédie, ils courent assurément à la faillite, tant les frais engagés ont été conséquents.
- ensuite, la menace de poursuivre l'impression en Prusse, qui irrite jusque dans les allées de Versailles. Frédéric a déjà attiré à lui Voltaire et Maupertuis : si d'Alembert et Diderot leur emboîtent le pas, le royaume de France aura perdu ses esprits les plus brillants.
Disons-le tout net : avec cette défaite du camp dévot, on voit déjà se dessiner un avenir dans lequel l'intérêt religieux sera le plus souvent sacrifié sur l'autel de l'argent...
le journaliste Elie Fréron
Pour autant, les adversaires de l'Encyclopédie ne désarment pas. Lorsque sort le premier numéro du périodique l'Année Littéraire (en février 1754), Diderot et d'Alembert ignorent encore que son fondateur, le dénommé Elie Fréron, est animé d'une haine sans égale pour tous ces nouveaux philosophistes. Les toutes premières lignes du premier numéro se dispensent d'ailleurs de tout commentaire :  C'est une vérité , Monsieur, que l'amour de la Philosophie , poussé à l'excès , nuit aux beaux Arts et au bon goût. Les Lettres tombèrent chez les Romains , lorsqu'ils se virent assaillis d'un essaim de Philosophes. Le nombre en devint si considérable qu'ils mirent la famine dans Rome , et qu'on fut obligé de les chasser pour faire vivre les bons Citoyens. Nous n'en sommes pas encore là; mais l'étude de la Philosophie commence parmi nous à prévaloir sur la belle Littérature ; le plus mince écrivain veut passer pour Philosophe : c'est la maladie , ou, pour mieux dire, la folie du jour. Elle se répand de proche en proche, et laisse partout des traces d'une orgueilleuse présomption. On se croit né pour donner des leçons à la Terre; on prend un ton de Maître ; on s’érige en Prophète , en Oracle ; on emprunte les paroles de la Divinité même...

d'Alembert
S'ensuit une interminable diatribe contre Diderot, et contre ses Pensées sur l'interprétation de la Nature. Au cours de cette même année, celui que Jean Orieux qualifie de "serpent" (dans sa biographie sur Voltaire) va distiller des propos tout aussi venimeux à l'encontre de Rousseau et d'Alembert. Lorsque ce dernier est reçu à l'Académie Française (décembre 1754), voici comment le journaliste salue son entrée :

M. d'Alembert, de l'Académie des Sciences, vient d'être reçu encore de l'Académie Française. Il a pris séance le jeudi dix-neuf de ce mois. Il convient lui-même à la tête de son remerciement, que livré dès son enfance a des études abstraites , il a été obligé depuis de s'y consacrer par l'adoption qu'a daigné faire de lui une Compagnie savante ; qu'ainsi ce n'est point à ses écrits que les Académiciens Français ont accordé leurs suffrages, mais à ses sentiments pour eux, à son zèle pour la gloire des Lettres. Cependant sa Préface de l'Encyclopédie , son Essai sur les gens de Lettres , son extrait de deux Volumes in 4 des Mémoires de Christine Reine de Suède, sa Traduction de quelques morceaux de Tacite , où il y a quelques contresens à la vérité, ses éloges historiques de M.Jean Bernoulli et de feu M. l'Abbé Terrasson, sont des titres qui peuvent passer pour Littéraires, et justifier son élection. (…) Analysant dans le détail le discours de réception, Fréron montre que le grand géomètre est surtout un petit orateur maîtrisant fort mal la langue française. Il conclut son article par ce constat implacable : Presque tout le discours de ce récipiendaire est écrit de ce style contraint, embarrassé… 
Evidemment, Jansénistes et Jésuites saluent avec bienveillance l'entrée en lice de ce nouvel allié. Mais de son côté, Diderot supporte de plus en plus mal les attaques dont lui et ses proches sont victimes. Malgré la sortie des tomes 4 et 5 (octobre 1754, puis novembre 1755), le projet encyclopédique commence en fait à le lasser. 
Il ignore encore que le plus dur reste à venir... 
(à suivre ici)

vendredi 20 mars 2015

Iconographie Voltaire (2)

Voltaire à cheval
Voltaire plantant des arbres
L'aimée : Mme du Châtelet
La nièce, Mme Denis
Un couple inquiétant...
Ferney
En scène avec Le Kain
Voltaire à l'antique, par Pigalle

jeudi 19 mars 2015

Marion Sigaut - Voltaire: une imposture au service des puissants

        


C'est un brin vulgaire (la cible et les fléchettes...), mais ce côté café du commerce est finalement assez amusant. 
A grand renfort d'effets de manche et de grimaces, Marion Sigaut histrionne à merveille...
Bon, comme elle se fournit dans les latrines de La Beaumelle et Fréron, sa critique manque un peu de hauteur. Mais la dernière partie, consacrée à Calas, mérite le détour : derrière l'affaire judiciaire, on découvre en effet l'existence d'un fort vilain complot protestant dont Voltaire aurait été le principal instrument !
Plaisanterie mise à part, pour les plus curieux, redécouvrez la biographie de Jean Orieux, ou celle, plus récente, de Raymond Trousson. Moins désopilantes, elles présentent l'immense avantage d'être sérieuses, nuancées, et documentées...

mercredi 18 mars 2015

Iconographie Voltaire (1)

avec Frédéric
avec Frédéric
le déjeuner de Voltaire
lever de Voltaire en présence du secrétaire
aux échecs avec le père Adam
en cabriolet
Voltaire en scène

lundi 16 mars 2015

La Beaumelle, un ennemi de Voltaire (5)


Dans sa lettre à Mme Denis, La Beaumelle s'était montré perspicace : "Ne faisant qu'entrer dans le monde, il me serait sans doute fort glorieux d'être annoncé par M. de Voltaire."
En acceptant de croiser le fer avec lui, Voltaire a fait connaître le nom de La Beaumelle aux quatre coins de l'Europe.  Peut-on rêver meilleure publicité, quand on n'est rien, qu'un échange d'injures et d'invectives avec le prince des poètes ?
L'affaire n'est d'ailleurs pas à la gloire de Voltaire. "Etrange attitude  que la sienne au cours de ces querelles parfois sordides", écrit son biographe Jean Orieux. "Nous le voyons répondre à ses bas adversaires avec des armes aussi viles que les leurs." Cette attitude n'a en fait rien d'étrange, et Voltaire a toujours agi de la sorte avec ses adversaires, qu'ils se nomment Le Franc de Pompignan, Fréron, ou Desfontaines. 
A cette différence près que La Beaumelle ne bénéficiait pas de protecteurs aussi puissants. Lui était seul, et on conviendra avec Grimm que "ce fut sans contredit, de tous les Titans qui ont osé faire la guerre au dieu de Ferney, le plus violent, le plus opiniâtre, le plus audacieux." Sans doute aussi médiocre que les autres, mais le panache dont il fit preuve dans un combat perdu d'avance mérite néanmoins d'être salué.

Durant son séjour à La Bastille, Voltaire fait paraître un Supplément au Siècle de Louis XIV dans lequel il déverse un nouveau monceau d'ordures sur un adversaire déjà à terre et surtout incapable de se défendre. Avec un cynisme révoltant, il écrit en juillet 1753 : "Je suis fâché d'avoir répondu à La Beaumelle avec la sévérité qu'il méritait. On dit qu'il est à la Bastille ; le voilà malheureux ; ce n'est pas contre les malheureux qu'il faut écrire. Je ne pouvais deviner qu'il serait enfermé dans le temps même que ma réponse paraissait..."
Fâcherie toute relative et dont il est permis de douter, tant Voltaire s'est démené pour mettre son ennemi hors d'état de lui nuire. "Le plus révoltant en cette sorte d'affaire", écrit Orieux, "n'est donc pas de le voir se nuire à lui-même puisqu'il se rachète aussitôt. Le plus pénible est de voir que les La Beaumelle peuvent en portant des coups bas, non seulement blesser un grand homme mais dégrader un chef-d'oeuvre." Malgré l'admiration qu'on éprouve pour le biographe, la louange me semble bien excessive. Car avec ses ennemis, Voltaire ne s'est jamais comporté en "grand homme"...
A sa sortie de prison au mois d'octobre, La Beaumelle n'a pourtant pas renoncé à en découdre. Il répond une nouvelle fois à Voltaire, faisant publiquement l'historique de leurs démêlés (voir ci-contre).

On se contentera là encore de rapporter les premières lignes de l'ouvrage : "Tout le monde vous abandonne, monsieur. Disgracié à Berlin où il ne tenait qu'à vous d'être heureux, on vous rebute à Hanovre où vous ne demandiez pour tout dédommagement que mille livres sterling de pension. On vous refuse un asile à Vienne, où, quelques mois auparavant, on avait eu la faiblesse de vous accorder une lettre de cachet contre moi..." 
Le lecteur devinera aisément la teneur d'un tel libelle...
Cette fois, Voltaire ne répliquera pas. Après deux ans de polémique, le public avait fini par se lasser de cette querelle.  
Il était grand temps de passer à un autre La Beaumelle...

samedi 14 mars 2015

La Beaumelle, un ennemi de Voltaire (4)

 (lire les articles précédents)

Pendant son court séjour à Gotha (mai-juillet 1752), puis à Francfort (juillet-septembre 1752), La Beaumelle achève de rédiger ses Notes Critiques sur le Siècle de Louis XIV avant de les vendre à un libraire qui prépare pour le mois d'octobre une "nouvelle édition" de l'ouvrage, "augmentée d'un très grand nombre de remarques par Mr. de B***". C'est en lisant ces notes, souvent insignifiantes et toujours haineuses, qu'on comprend à quel point La Beaumelle demeure marqué par l'humiliation subie à Berlin : "effacez sans pitié ; on n'écrit pas ainsi"..."un sûr moyen d'avoir une pensée vraie, c'est de prendre justement l'opposé de celle de l'auteur"..."le style de l'auteur est toujours décousu"..."sophisme"..."on ne peut pardonner à l'auteur cette maxime"..."il serait injuste d'exiger de Voltaire des idées profondes"..."tout ce morceau est copié"..."mérites au pluriel en ce sens est barbare. Il fallait qualités"...
Mis au courant des intentions de son ennemi, Voltaire s'oppose tant bien que mal à ce qu'il qualifie de "piraterie". Il multiplie les démarches et les courriers auprès de ses contacts sur place, allant jusqu'à demander à La Beaumelle en personne de renoncer à son entreprise. 
En vain.
La Beaumelle

Cette édition frauduleuse (le libraire n'ayant pas le privilège de publier Voltaire) rencontre dès sa sortie un grand succès auprès du public. On imagine la rage de Voltaire à la lecture de ces "trois volumes d'impostures et d'outrages" ! Apprenant que La Beaumelle a quitté Francfort pour Paris, il demande à sa nièce Mme Denis de signaler au ministre d'Argenson certaines notes injurieuses à l'encontre de la couronne : " des gens qui les ont lues m'ont assuré que les notes de La Beaumelle traitent Louis XIV et Louis XV de tyrans et que la maison d'Orléans y est insultée."
Profitant de la publicité que lui a fait cette querelle, La Beaumelle a introduit clandestinement à Paris une cinquantaine d'exemplaires de ses Pensée ou le qu'en dira-t-on ? Entouré d'un parfum de scandale, l'ouvrage fait jaser jusqu'en haut lieu. Dans son journal, le marquis d'Argenson écrit : "il vient de paraître un livre fort défendu depuis peu et qu'on ne trouve plus... Il est fort républicain." Bien malgré lui, Voltaire contribue au succès de son adversaire en faisant paraître à son tour un Supplément au siècle de Louis XIV (février 1753) dans lequel il dénonce hargneusement son contradicteur. La Beaumelle exulte! Encore anonyme un an plus tôt, le voilà engagé dans un bras de fer avec le prince des poètes, l'écrivain le plus célèbre d'Europe ! Dans une lettre à Madame Denis, il semble d'ailleurs plus que jamais décidé à poursuivre le combat : "que Voltaire ne me force donc point à des excès que je condamnerais..."
Mais si ces passes d'armes plaisent au public, elles finissent également par lasser les autorités. Alerté par le ministre d'Argenson, le lieutenant Berryer convoque La Beaumelle et lui fait "une vive mercuriale". Ses amis, dont La Condamine, recommandent au jeune homme de se faire oublier, voire de quitter la ville. Le jeune homme s'obstine.
Devant un tel entêtement, d'Argenson ordonne de perquisitionner chez lui (voir ci-dessous). 

Dans le procès verbal établi peu après, le commissaire explique que "nous avons fait en sa présence perquisition dans ses papiers où il s'est trouvé huit exemplaires imprimés du siècle de Louis quatorze". Convaincu (en dépit des ses dénégations) d'être l'auteur des notes insultantes à l'égard du Duc d'Orléans, l'imprudent La Beaumelle est conduit à la Bastille.
Il y restera près de 6 mois...
( à suivre ici)

mercredi 11 mars 2015

La Beaumelle, un ennemi de Voltaire (3)

Fin janvier 1752, au sortir d'un spectacle à l'Opéra, La Beaumelle fait la connaissance d'une coquette nommée Madame Cocchius. Charmé par les oeillades que lui lance la jeune femme, il répond à son invitation et la raccompagne chez elle. L'imprudent tombe bientôt nez-à-nez (et en fort fâcheuse posture...) avec le mari de la belle, redoutable matamore qui exige aussitôt la bourse du jeune Don Juan en guise de réparation. La Beaumelle s'exécute, étonné de s'en tirer à si bon compte, et prend aussitôt la poudre d'escampette.
Hélas pour lui, le mari outragé (il finira exilé) s'en va dans la foulée déposer plainte auprès du comte de Hake, Lieutenant-général commandant de Berlin. Laissons La Beaumelle nous narrer cet épisode :
L'issue est aisée à deviner : La Beaumelle est exilé à Spandau sans autre forme de procès. Les lettres qu'il envoie au roi, au prince de Prusse, ou encore au Chancelier demeurent toutes sans réponse.
Il faut dire qu'en haut lieu l'entourage de Frédéric s'amuse de cette mésaventure pour le moins burlesque ! Et on décide qu'une détention d'un mois fera passer au jeune homme son goût immodéré pour l'impertinence. Aux dires de La Beaumelle, Voltaire n'aurait eu de cesse, durant cette même période, de proférer les plus basses et viles calomnies à son égard. Connaissant l'homme, l'accusation peut paraître fondée...
Il faudra in fine l'intervention de Maupertuis pour convaincre Frédéric de faire libérer l'imprudent suborneur.
De retour à Berlin (début février), le jeune écrivain est fermement décidé à demander des comptes à Voltaire, dont certains témoignages ont dénoncé le rôle dans l'affaire. L'entretien qu'ils auront le 14 de ce même mois se passe évidemment fort mal, et La Beaumelle promet à son adversaire qu'il n'aura désormais plus aucun "égard"pour lui.
 Après une telle déclaration de guerre, La Beaumelle n'a plus rien à attendre de son séjour berlinois. Tout homme sensé prendrait la fuite sans demander son reste. Car Voltaire est peut-être en froid avec Frédéric, qui lui reproche son comportement avec Maupertuis, mais entre le poète le plus célèbre d'Europe et un plumitif encore anonyme, il n'est pas question de balancer.
Mais La Beaumelle n'est pas constitué d'un bois fort tendre, et il est plus que jamais décidé à se venger de son infortune. D'ailleurs, il a déjà trouvé le terrain idéal pour livrer bataille. En effet, Voltaire vient de faire paraître à Berlin (fin décembre) une nouvelle version de son Siècle de Louis XIV. Or, La Beaumelle détient toujours les fameuses lettres inédites de Madame de Maintenon, ces mêmes lettres qui pourraient prouver la fausseté du récit voltairien ! Examinant l'ouvrage dans le détail, il se met aussitôt à rédiger des notes toutes plus accablantes les unes plus que les autres... Son propre témoignage nous révèle d'ailleurs sa volonté d'en découdre : "quelques morceaux... m'ont paru faibles, beaucoup de paradoxes,  beaucoup d'anecdotes bien plus curieuses que vraies, plus de brillant dans l'esprit que de précision et d'exactitude..."
Voltaire chez Frédéric

Mis au courant, l'entourage de Voltaire ne tarde pas à réagir, tentant en vain de le dissuader de cette folle entreprise. Mais c'est peine perdue. Tant pis, on emploiera donc les grands moyens !
Vraisemblablement incité à vider les lieux séance tenante, La Beaumelle quitte finalement Berlin au mois de mai 1752.
Mais rassurons-nous, ce départ n'a rien d'une retraite en rase campagne.

(à suivre ici)

mardi 10 mars 2015

La Beaumelle, un ennemi de Voltaire (2)

(lire l'article précédent)

Secrétaire de Voltaire, Collini raconte la première rencontre entre la Beaumelle et son maître :

"Dès la première visite, la Beaumelle déplut à Voltaire et Voltaire à la Beaumelle. Ce dernier avait inséré dans le qu'en dira-t-on? (ndlr : Mes pensées ou le Qu'en dira-t-on ? est un ouvrage politique de La Beaumelle, paru durant l'été 1751. Voltaire se l'était fait envoyer par La Beaumelle) des éloges outrés de Frédéric et des phrases injurieuses aux gens de lettres. Il disait : Qu'on parcoure l'histoire ancienne et moderne , on ne trouvera point d'exemple de prince qui ait donné sept mille écus de pension à un homme de lettres , à titre d'homme de lettres. Il a eu de plus grands poètes que Voltaire; il n'y en eut jamais de si bien récompensé, parce que le goût ne met jamais de bornes à ses récompenses. Le roi de Prusse comble de bienfaits les hommes à talents, précisément par les mêmes raisons qui engagent un petit prince d'Allemagne à combler de bienfaits un bouffon ou un nain."
 
Collini

Si les louanges à l'endroit du roi Frédéric sont de toute évidence celles d'un solliciteur, la pique adressée au courtisan Voltaire est celle d'un impertinent. Dans sa relation de ce premier incident, La Beaumelle feint pourtant de ne pas comprendre : 
 
Le 7 Décembre le Roi arriva de Potsdam à Berlin , et M. de Voltaire avec lui. J'allai le voir , il me parla de mon livre , m'en fit d'un ton chagrin et dur une critique fort judicieuse et fort sévère (…) Il ajouta qu'il n'avait pas cru que l'empressement qu'il avait eu à entrer dans mon projet de Classiques à Copenhague, eût mérité que je le traitâsse aussi mal que je le traitais dans cet ouvrage.
Surpris de ce reproche, je lui demandai l'endroit ; il me cita, à sa manière , ce que vous venez de lire. Je le lui répétai plusieurs fois mot à mot, lui soutenant toujours qu'il était à sa gloire , et encore plus à celle du Roi. Je ne sais donc pas lire, me répondit-il ? Peut-être bien, lui répliquai-je : mais toujours est-il sûr que je ne vous ai offensé, ni voulu offenser. Je retournai ce passage en cent façons différentes ; je ne pus le faire convenir du seul sens qu'il puisse avoir. 
La Beaumelle
Quelques jours plus tard, dans une lettre adressée à un de ses amis, La Beaumelle pécise : "Ce maudit livre des Pensées, je l'envoyai à M. de Voltaire qui me le demandait avec instances. La page 70 lui a déplu ; il dit que c'est à cause de la comparaison des bouffons et des nains ; mais c'est sûrement à cause de ces mots : il y a eu de plus grands poètes que Voltaire."
Tous ces témoignages concordent. Et on comprend l'indignation de Voltaire. Se voir rabaissé à l'état de bouffon, lui qui se targue d'être devenu l'ami d'un roi ! Et par qui ? Un sans-grade, un écrivaillon inconnu de tous. Ce genre d'hommes, habituellement, rampe à ses pieds. C'est à ce prix qu'on entre dans ses bonnes grâces. 
Voltaire aurait pu le mettre à la porte sans autre forme de procès. Mais voilà que La Beaumelle prétend écrire les Mémoires de Mme de Maintenon. Il détiendrait même, dit-il,  des lettres inédites de la favorite de Louis XIV ! Voltaire s'inquiète. Il est sur le point de publier son Siècle de Louis XIV. De tels documents pourraient sans doute lui être utiles. S'ils sont authentiques, ils pourraient également nuire à son propre ouvrage. Il demande donc à les voir. Voici comment La Beaumelle rapporte l'entretien : "Il me parla de son Siècle de Louis XIV. Je lui parlai de mes lettres de Madame de Maintenon. Il me demanda à les voir. Je me rappelai qu'un certain manuscrit de lettres de Sévigné, que Thiriot lui avait prêté, s'était trouvé imprimé à Troyes. Je lui refusai le mien..."
Cette fois c'en est trop. On ne se refuse pas ainsi au prince des poètes ! Et il ne fait jamais bon provoquer la colère de Voltaire... Peu après, au cours d'un souper à Potsdam, Frédéric évoque le cas du jeune écrivain. Voltaire et Maupertuis (président de l'académie des sciences, rappelons-le) sont assis à la même table que le roi. On fait état du Qu'en dira-t-on ?, de cette mauvaise plaisanterie sur les "bouffons" et les "nains", de ce qualificatif de "petit prince" accolé au nom illustre de Frédéric. Selon Maupertuis, Voltaire aurait très largement desservi La Beaumelle. 
On le croit volontiers. 
D'ailleurs, le roi restera toujours sourd aux sollicitations du jeune homme...
( à suivre ici)