Son ouvrage sur les salons parisiens est remarquable !
Si on n'ignore plus rien des auteurs des Lumières, il nous reste tout à apprendre sur les hommes : sur leurs passions, leur courage et leur générosité, mais également sur leurs ambitions, leurs haines et leurs noirceurs. Ecrit au gré de mes humeurs, ce blog raconte mon amour du XVIIIè siècle.
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mercredi 29 novembre 2017
mardi 30 août 2016
Madame de Tencin, la scandaleuse (3)
La mort de son amant le cardinal Dubois, puis celle du Régent fin 1723, vont réduire la sphère d'influence que s'est patiemment construite Madame de Tencin.
Le fait divers qui va précipiter sa chute intervient en 1726. Je laisse le soin aux chroniqueurs de l'époque d'en rapporter les détails.
(les passages en gras sont de mon fait)
![]() |
Mme de Tencin |
MARAIS (avocat au Parlement de Paris) AU PRÉSIDENT
BOUHIER (magistrat au Parlement de Bourgogne).
12 avril 1726.
Voici une belle affaire qui va encore vous dire ce que c’est
que l’homme. Un M. de Lafrenaye, conseiller au grand conseil, qui avait eu des
affaires d’amour et d’intérêt avec Mme Tencin, va chez elle samedi dernier ; ils eurent quelque discussion, il passe dans un
cabinet pour écrire une lettre, et là il se met sur un canapé et se donne un
bon coup de pistolet, avec quatre balles dans le coeur, dont il meurt
sur-le-champ. Le canapé en frémit, non
hos servatum munus in usus, la dame en gémit. On avertit le premier parent
et le procureur général du grand conseil, qui le font enterrer la nuit en
secret, et le lendemain chacun coule l’histoire à sa manière, et il y en a
cent. Le grand conseil met un scellé sur les effets; le Châtelet contre-scelle;
conflit de juridiction (a priori, les cas criminels relevaient de la juridiction du Châtelet ; mais la Fresnaye faisant partie du Grand Conseil, il pouvait être jugé par ses pairs) ; mais en voici bien d’une autre. Le mort avait déposé
avant de mourir son testament à M. de Sacy, avocat au conseil, avec un autre
papier cacheté, et la suscription du testament porte qu’il sera ouvert en
présence de ses créanciers. On les assemble. On croyait aller trouver un
arrangement pour ses affaires, savez-vous ce qu’on trouve ? Un mémoire affreux
contre Mme Tencin, où il dit que c’est un monstre qu’on doit chasser de l’État,
que si jamais il meurt ce sera elle qui le tuera, parce qu’elle l’en a souvent
menacé, qu’elle doit encore tuer un autre homme, qu’il nomme, qu’il l’a vue
coucher avec M. de Fontenelle et avec un M. d’Argental, son neveu; qu’elle est
capable de toutes sortes de mauvaises actions, qu’il en avertit M. le Duc (le Duc de Bourbon, qui était alors le 1er des ministres),
qu’il ne lui doit rien, quoiqu’elle ait un billet de 50,000 fr. de lui (Mme de Tencin et son frère, archevêque d'Embrun, lui avaient confié la tâche de placer cette somme) et le
reste. Sur cela et sur d’autres indices, Mme de Tencin a été décrétée, prise de
corps, arrêtée et menée au Châtelet à onze heures du soir, avant-hier; le corps
du défunt exhumé de l’église Saint-Roch et porté au Châtelet où il doit lui
être confronté, et on fait actuellement le procès au cadavre.
Le
second paquet n’est point encore ouvert; s’il ressemble au premier, ce sera un
beau codicille.
Combien
de réflexions ne peut-on pas faire sur tout ceci et quel démon d’homme qui va
se tuer chez cette femme pour faire croire qu’elle l’a tué, et qui la déshonore
dans un écrit qu’il sait bien qu’il sera public. Le pauvre Fontenelle
n’avait-il pas bien affaire d’être mêlé là-dedans, il en a
de toutes les façons, et que dites-vous du neveu qui couche avec la tante. (Charles-Augustin
de Ferriol, comte d’Argental, fils de la soeur aînée de Mme de Tencin)
M.
l’archevêque d’Embrun, sacré de la main du Pape, donnera l’absolution
nécessaire. On dit qu’il est fort en peine, car il a peut-être aussi son paquet
dans le second paquet; je me hâte de vous écrire cette belle aventure qui est
l’entretien de tout Paris. Ce M. de Lafresnaye a été avocat au conseil,
banquier en cour de Rome, puis conseiller au grand conseil. Mme de Grosley
était avec Mme de Tencin, et un grand vicaire d’Embrun, que l’on dit qui est un
mauvais prêtre, et il y a des gens qui prétendent qu’il a été tué d’un pistolet
dont il voulait tuer la dame. Tout cela s’éclaircira.
MARAIS AU PRÉSIDENT BOUHIER.
14 avril 1726.
Voici ce que l’on sait de plus de ce qui est arrivé dans l’affaire
de Mme Tencin. Le vendredi, 5, à six heures du soir, M. de Lafresnaye alla chez
M. de Sacy (avocat au Grand Conseil, comme précisé plus haut), et lui déposa son testament et
un autre paquet non souscrit; il pria M. de Sacy de déposer son testament à
un notaire, aussitôt après sa mort. Le même jour, il alla chez Mme Tencin, lui
demanda mainlevée d’une opposition qu’elle avait faite au titre de sa charge et montra un pistolet pour se tuer, et
s’en retourna chez lui; on le renvoya chercher pour le détourner de ses idées
noires, il ne voulut point revenir, et le lendemain (donc le 6 avril)il revint à onze heures du
matin; il y avait bien du monde chez Mme Tencin (notamment sa soeur, Mme de Grolée, les abbés Veyret et Gaillande), parla comme un désespéré et
montra encore le pistolet, puis il demanda à écrire une lettre comme je vous
l’ai dit. L’abbé Michel le suivit dans le cabinet et le laissa, puis il se tua.
(Marais omet de préciser que M. de Tencin, l'archevêque qui habitait dans le même quartier, a immédiatement accouru sur place)
Le grand conseil appelé (par l'archevêque) fit information comme d’un homme mort subitement (les commissaires du Grand Conseil concluent effectivement au suicide),
il fut enterré avec force chaux vive à Saint-Roch. M. de Sacy fut bien surpris
d’apprendre qu’il fallait sitôt faire l’usage du dépôt de la veille, il déposa
le testament à un notaire qui le porta à M. le lieutenant civil, et de là il
passa au greffe criminel, parce que le Châtelet informait de sa part. M. de
Sacy fut entendu dans l’information du grand conseil, et il lui remit le paquet
séparé, après avoir dit ce qu’il avait fait du testament, et voilà pourquoi ce
paquet est au grand conseil. Je vous ai dit ce que contenait le testament, je
ne sais rien de l’autre paquet, sinon que l’on dit que ce sont lettres de la
dame où elle lui parle d’actions mauvaises et même de tuer quelqu’un, mais ce
n’est qu’un bruit.
Le corps a été exhumé, mais il n’a pu être transporté; on a cependant pu
voir la place du coup, sur quoi il y a bien des raisonnements pour savoir s’il
s’est tué ou si on l’a tué, à peu près même dans cette affaire où je
travaillai, il y a un an, pour cette femme accusée d’avoir tué son mari, et qui
fut veuve, et innocente en même temps.
Le Châtelet a décrété la dame de prise de corps; elle a été prise le 10 au
soir et menée au grand Châtelet (les magistrats du Châtelet avaient donc repris l'enquête expédiée par les membres du Grand Conseil); interrogée le lendemain pendant deux heures,
elle avait une grosse fièvre, elle a donné une requête pour être élargie sous
telle garde qu’on voudrait, attendu son mal; on lui refuse et ordonne qu’elle
sera visitée par les médecins du Châtelet. Cependant elle faisait une batterie
du côté de la cour, et le soir à minuit, le 11, on l’enleva en vertu d’une
lettre de cachet, et elle fut mise à la Bastille où elle est. J’appris hier que
le conflit a été jugé et l’affaire remise au Châtelet. ( En date du 11 avril, voici ce qu'écrit Maurepas au Lieutenant criminel :
Le Roi qui a été informé que Mme Tencin qui a été arrêtée en vertu du décret que vous avez décerné contre elle, est actuellement d’une santé si altérée qu’elle pourrait difficilement soutenir l’air des prisons du Châtelet, a ordonné qu’elle en fût transférée à la Bastille, mais l’intention de S. M. n’étant pas que cette translation arrête le cours de vos procédures, j’écris par son ordre au gouverneur de la Bastille, de vous la faire voir autant que l’instruction du procès que vous avez commencée le réquerrera.
En somme, s'il fait conduite Madame de Tencin à la Bastille, il autorise néanmoins le Châtelet à poursuivre son enquête)
Les discours de Paris sont
infinis, mais voilà un homme pis qu’un diable, c’est à lui qu’on vola, il y a
quelques années, une grande quantité d’actions chez un agent de change; depuis
ce temps-là il n’a pas été bien tranquille, il accusa un certain chevalier
d’industrie, à qui il fallut encore donner des dommages et intérêts, il est
fils d’un Lafresnaye, subdélégué de l’intendant d’Alençon; il avait six pieds
et plus de haut et pouvait servir les dames.
LE PRÉSIDENT BOUHIER A MARAIS.
Dijon, 15 avril 1726.
Rien n’est plus extraordinaire que ce que vous me marquez
de la mort de M. de Lafresnaye. Paris est le théâtre des singularités de toute
espèce, et l’on ne voit rien de pareil dans nos provinces ; il est fâcheux pour
Mme de Tencin qu’elle se trouve mêlée en cette tragique aventure, mais je crois
que tout son crime est de s’être trouvée en liaison avec un fou, car il s’est
déclaré tel par son beau testament, c’est tout ce que l’on peut en conclure de
cette pièce sur laquelle je ne crois pas la dame plus coupable de sa mort que
de galanterie corporelle avec Fontenelle. Pour ce qui est du neveu, c’est une
autre affaire, et il n’y aurait rien de si surprenant dans un siècle comme
celui-ci; j’ai grande impatience de savoir ce que contiendra le second paquet
cacheté du défunt, et je m’étonne qu’on ne l’ait pas ouvert tout de suite.
MAUREPAS (en charge de la Maison du Roi) A M. DE LAUNAY (gouverneur de la Bastille).
16 avril 1726.
Mme
de Tencin n’étant à la Bastille que pour le procès qui se fait au Châtelet,
vous pouvez la laisser parler à M. l’archevêque d’Embrun (son frère) et suivre d’ailleurs
tout ce que M. le procureur du Roi, au Châtelet, vous marquera à son égard.
Vous aurez cependant à continuer de me donner de ses nouvelles et à m’informer
de tout ce qui se passera par rapport à elle.
LE PRÉSIDENT BOUHIER A M. MARAIS.
Dijon, 19 avril 1726.
Ce
que vous me marquez de l’affaire de Mme de Tencin donne furieusement à penser,
si elle est innocente, elle est bien à plaindre, mais toujours est-elle
coupable d’avoir quitté son couvent sans raison ni prétexte. Je sais que madame
sa mère, qui était une très honnête femme, en est morte de douleur. Je sais que
Mme de Feriol, sa soeur, qui a beaucoup de mérite et que je connais fort, ne
l’a vue qu’avec chagrin prendre le parti qu’elle a pris. J’ai ouï dire aussi
qu’elle n’était pas encore bien relevée de ses voeux; que serait-ce si à toutes
les horreurs dont sa vie est pleine il fallait ajouter encore celles dont
Lafresnaye l’a accusée, et si elle était forcée de dire: « Je me vois tout
ensemble inceste et parricide. » Mais il faut attendre l’événement, il n’y a
guère d’apparence qu’elle ait fait mourir le défunt, dont toutes les actions me
paraissent d’un fou et d’un désespéré, mais il me paraît que le grand conseil a
fait un pas de clerc par la procédure qu’il a suivie, car il ne pouvait prendre
connaissance du fait qu’en supposant que le défunt s’était tué lui-même, il
fallait donc dresser des procès-verbaux de l’état du cadavre, le faire visiter,
etc., entendre des témoins, afin que le fait fut constaté, mais de le faire
inhumer sans cela et sans les autres procédures qui se font contre la mémoire
d’un mort; c’est marquer seulement que l’on a voulu assoupir une affaire.
MAUREPAS A M. DE LAUNAY.
27 avril 1726.
Vous
pouvez permettre à Mme de Tencin de voir M. Dauguy, M. de Fontenelle, M. de la
Motte, M. Falconnet, M. l’abbé Desmichels et M. l’abbé d’Hugues, etc.
MARAIS AU PRÉSIDENT BOUHIER.
15 mai 1726
Mme
de Tencin est fort malade à la Bastille. La mort mettra peut-être ordre à cette
affaire et elle fera bien. On continue toujours l’instruction. Elle aimait tant
les modernes qu’on assure que Lamotte (le poète Houdar de la Motte soutenait que les
modernes étaient supérieurs aux anciens.)
couchait avec elle et qu’un valet de chambre surprit le bonhomme qui n’ayant pas la légèreté d’un ancien, se trouva fort embarrassé dans sa retraite.
GAZETIN DE LA POLICE.
GAZETIN DE LA POLICE.
8 juin 1726.
Le 3, le conseil du Roi jugea la compétence de l’affaire de
M. de la Fresnaye, et la renvoya au grand conseil pour juger le fond sur
l’instruction faite par le Châtelet. Mme de Tencin se trouve par les
informations parfaitement innocente tant du meurtre que des affaires d’intérêt
dont elle paraissait chargée par le testament du défunt. (Avec l'aide de ses amis Jésuites, le frère de Mme de Tencin avait enfin obtenu que le Grand Conseil prenne en charge l'instruction...)
MAUREPAS A M. DE LAUNAY.
16 juin 1726.
Je
vous adresse la lettre du Roi qui vous fera connaître que l’intention de S. M.
est que vous fassiez mettre en liberté Mme de Tencin, lorsque son procès sera
jugé. Vous permettrez aussi à M. le juge et au commissaire du grand conseil
chargés de l’instruction de ce procès, de voir la dame pour achever ce qui
reste de procédures à faire, dont vous me donnerez avis.
MAUREPAS A TENCIN, ARCHEVÊQUE D’EMBRUN.
16
juin 1726.
J’adresse
à M. de Launay l’ordre pour la liberté de madame votre soeur, lorsque son
procès sera jugé, et je lui écris en même temps de permettre aux officiers du
grand conseil qui sont chargés d’en achever l’instruction, de la voir à cet
effet (en somme, l'issue du procès ne faisait plus guère de doute...)
MARAIS AU PRÉSIDENT BOUHIER.
12 juillet 1726.
Mme de Tencin est jugée, la mémoire du défunt est condamnée,
son nom rayé des registres du grand conseil, ses biens confisqués, son prétendu
testament brûlé et la dame avec d’autres accusés de sa famille, déchargée de
l’accusation, permis de publier et afficher l’arrêt; et il est au coin de
toutes les rues. (voir arrêt ci-dessous)
dimanche 28 août 2016
Madame de Tencin, la scandaleuse (2)
L'écrivain François Céséra disait de la Régence : « voilà donc ce qui dirige la France. L’idée de la Révolution était venue avec Louis XIV, elle se fortifie avec le régent »
Pour sévère qu'il paraisse, ce jugement résulte d'un constat édifiant, celui d'une totale dissolution des moeurs sous le règne de Philippe d'Orléans entre 1715 et 1723.
A lire les satires de l'époque, toujours révélatrices d'une part de vérité, on prend conscience des accusations terribles qui pesaient alors sur le régent et ses proches, en particulier le Cardinal Dubois et Madame de Tencin.
Dans cette ode écrite par Lagrange-Chancel, Philippe d'Orléans est non seulement accusé de relation incestueuse avec sa fille la duchesse de Berry, mais également de tentative de régicide sur la personne du futur Louis XV...
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la duchesse de Berry, fille du Régent |
C'est au milieu de ce fumier que Madame de Tencin s'est épanouie. Si le futur Cardinal Dubois fut son amant en titre, elle accorda également ses faveurs à tout ceux qui pouvaient servir ses intérêts, et surtout à ceux-là, devrais-je préciser.
Ainsi, Duclos nous raconte qu'elle eut avec le régent
une intrigue qui ne dura pas ; elle se pressa un peu trop d'aller à ses
fins, et dégoûta le prince, qui ne la prit qu'en passade, et dit qu'il n'aimait pas les p... qui parlent d'affaires entre deux
draps. Elle tomba du maître au valet , et le crédit qu'elle prit sur l'abbé Dubois, la consola. Ce n'était pas son coup d'essai...
Une "belle et scélérate chanoinesse", comme la qualifia Diderot, qui lui reprochait d'avoir abandonné son enfant (son plus proche ami, le futur d'Alembert) sur les marches de la chapelle de Saint-Jean-le-Rond.
Pourquoi cette courtisane se serait-elle embarrassée d'un enfant ? Elle avait tant à faire ! Et notamment à organiser les divertissements royaux. Pour le coup, donnons la parole au Maréchal de Richelieu, qui fut témoin des turpitudes du trio évoqué mentionné ci-dessous :
"Plus le régent approchait de cette indifférence ultérieure pour les plaisirs que la nature a voulu être la peine de la débauche, plus le cardinal (Dubois), ingénieux dans l'art des ressources, en imaginait de nouveaux, capables de l'occuper.
La cour de ce prince, dans ce temps-là, allait tenir ses orgies au château de Saint-Cloud plutôt que dans tout autre lieu ; car on commençait à craindre le précepteur Fleury, qui prenait de l'empire sur le jeune roi, et qui avait des principes trop contraires à ces scènes lubriques. Il était d'ailleurs plus décent de s'éloigner du roi et de la capitale. On s'assemblait donc à Saint-Cloud, d'où l'on chassait tous les valets. Là se trouvaient des femmes publiques, conduites de nuit et les yeux bandés, pour qu'elles ignorassent où elles étaient ; le régent, ses femmes et les roués (comprendre : les proches du Régent, dignes d'être roués), qui ne voulaient pas être connus, se couvraient de masques ; mais on lui dit une fois qu'il n'y avait que le régent et le cardinal Dubois capables d'imaginer de pareils divertissements.
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La carrière d'un roué, Hogarth |
D'autres fois on choisissait les plus beaux jeunes gens, de l'un et de l'autre sexes, qui dansaient à l'Opéra, pour répéter les ballets que le ton aisé de la société, pendant la Régence, avait rendus si lascifs, et que ces jeunes gens exécutaient dans cet état primitif où étaient les hommes avant qu'ils connussent les vêtements. Ces orgies, que le régent, Dubois et ses roués appelaient les fêtes d'Adam, furent répétées une douzaine de fois, car le prince parut s'en dégoûter. Le cardinal occupait ainsi le duc d'Orléans. La majorité approchait, et, pourvu qu'il pût l'atteindre et jouir alors de son crédit, son plan était formé : il voulait éloigner le régent.
Aux fêtes d'Adam succédèrent bientôt des orgies d'un nouveau genre ; obligée de les décrire, la plume tremble et se refuse à laisser aux âges futurs la description de ces infamies. On les racontera cependant, puisque la réticence est un vice dans l'histoire et que la candeur est une de ses qualités, et on ajoutera que madame de Tencin, ingénieuse dans l'art des ressources, connaissant les causes et les degrés de la vieillesse anticipée du régent et le besoin surtout de l'occuper, pour conserver à Dubois son influence, imagina de nouveaux plaisirs. Elle était le conseil du cardinal; elle gouvernait sa maison, où elle représentait avec beaucoup de grâces, étroitement liée avec son frère, à qui tous les moyens étaient bons pour parvenir ; elle donnait sans cesse à Dubois des avis nouveaux et lui montrait toutes sortes d'expédients pour maintenir son pouvoir et pour écarter les personnages dangereux. Quand le régent ne voulut donc plus de répétition de danses, elle suggéra au cardinal de proposer les fêtes et les divertissements des Flagellants.
Aux fêtes d'Adam succédèrent bientôt des orgies d'un nouveau genre ; obligée de les décrire, la plume tremble et se refuse à laisser aux âges futurs la description de ces infamies. On les racontera cependant, puisque la réticence est un vice dans l'histoire et que la candeur est une de ses qualités, et on ajoutera que madame de Tencin, ingénieuse dans l'art des ressources, connaissant les causes et les degrés de la vieillesse anticipée du régent et le besoin surtout de l'occuper, pour conserver à Dubois son influence, imagina de nouveaux plaisirs. Elle était le conseil du cardinal; elle gouvernait sa maison, où elle représentait avec beaucoup de grâces, étroitement liée avec son frère, à qui tous les moyens étaient bons pour parvenir ; elle donnait sans cesse à Dubois des avis nouveaux et lui montrait toutes sortes d'expédients pour maintenir son pouvoir et pour écarter les personnages dangereux. Quand le régent ne voulut donc plus de répétition de danses, elle suggéra au cardinal de proposer les fêtes et les divertissements des Flagellants.
Le lendemain, chaque roué fut pourvu d'une douzaine de fouets pour le divertissement. La société des roués se demanda ce qu'on devait y faire, et on fut instruit d'avance du nombre des acteurs qui seraient de la partie ; car chacun se montrait son fouet, comme l'indice de la fête prochaine, en s'essayant sur les mains l'effet des coups de ces instruments. Épargnons, épargnons les détails, puisque nous n'avons pu cacher l'anecdote.Toute la cour des roués se flagella dans une nuit profonde. Faisons encore mieux connaître le régent.
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Les suites de l'orgie, Fragonard |
Ce prince, du sein de ses désordres, laissait paraître des remords. Que dira l'histoire (dit-il un jour au cardinal Dubois, qui le raconta à madame de Tencin, de qui le maréchal de Richelieu tenait ces étranges anecdotes) ? Elle représentera les orgies de ma régence comme ces fêtes que nous connaissons tous de la cour des mignons de Henri III. Nos fêtes ténébreuses seront mises au grand jour; la postérité en connaitra les détails, et les artistes les graveront. Mais il ajouta que, si cela arrivait, on verrait au moins que tout se passait à l'instigation d'un cardinal.
Dubois avait ordonné à madame de Tencin de composer la chronique scandaleuse du genre humain. Elle existe encore cette histoire manuscrite, composée par madame de Tencin à l'usage de Dubois et du régent, et ce que les Romains, ce que les Grecs, ce que les cours d'Italie avaient imaginé de plus voluptueux ou de plus infâme, on l'exécuta ou on en fit des essais. On mit en action Messaline et Cléopâtre ; on joua Ninon, dont la mémoire était bien plus récente; on fit sortir des tombeaux les débauchés de l'antiquité la plus reculée.
Jamais les orgies ne commençaient que tout le monde ne fût dans cet état de joie que donne le vin de Champagne. On ne parlait d'agir que tout le monde ne fût gris et bien repu, et lorsque la compagnie arrivait à ce moment-là, lorsque les verres sautaient en l'air, lorsque les propos joyeux, les chansons bachiques, les liqueurs, le récit surtout des anecdotes scandaleuses qui sortaient, avec des commentaires, de la bouche des femmes, avaient mis tous les sens dans un état d'éveil, alors commençaient les répétitions. Le régent, pendant ce temps-là, se retirait dans un coin avec quelques-uns, d'où il applaudissait à ce que se permettait cette étrange compagnie. Des femmes de tout état, mais sans distinction de rang, y étaient reçues, et la génération actuelle serait bien surprise d'y trouver des mères ou des aïeules, car la plupart en ont demandé pardon à Dieu le reste de leur vie. Les plus libertines étaient recherchées du régent ; elles étaient incitées, animées par l'infâme cardinal, qui leur donnait des bijoux, de l'argent, des places et du papier, du temps de Law. Madame de Tencin et Dubois s'occupaient ensemble du succès de ces assemblées, qui amusaient le régent et disposaient des affaires du gouvernement, et on touchait à la majorité, époque qu'il avait fixée pour perdre le régent.
vendredi 26 août 2016
Madame de Tencin, la scandaleuse (1)
-->
Une des existences les plus scandaleuses du XVIIIè siècle (nous y reviendrons...), ce que rien ne laisse deviner dans cette notice biographique.
Claudine de Tencin |
Madame de TENCIN, soeur du
cardinal et archevêque de Lyon, naquit à Grenoble en 1681. Ses parents la
contraignirent à se faire religieuse au couvent de Montfleury, près de
Grenoble. Après cinq ans de profession, elle protesta contre ses voeux et
obtint de passer comme chanoinesse au chapitre de Neuville, près de Lyon. Ayant
ensuite quitté Neuville, elle vint à Paris, ou les agréments de son esprit et
de sa figure lui firent des amis puissants et nombreux. Fontenelle surtout prit
à son sort un intérêt très vif et sollicita auprès du pape un rescrit qui la
dégageât de tout lien religieux. Le rescrit fut accordé ; mais comme on apprit
en cour de Rome qu’il avait été obtenu sur un exposé de faits peu exact, il ne
fut point lancé. Madame de Tencin n’en fut pas moins rendue entièrement au
monde.
Elle commença par s’occuper beaucoup de l’avancement de
son frère, et elle parvint à lui procurer une fortune rapide et brillante. On
assure que ses complaisances pour le régent et le cardinal Dubois y
contribuèrent puissamment. Son frère étant un des chefs du parti des
constitutionnaires, elle mit tant d’ardeur à soutenir la bulle Unigenitus que le gouvernement, dans la
crainte que ses discours n’enflammassent davantage des haines déjà trop
allumées, lui donna l’ordre de se retirer pour quelque temps à Orléans. Ainsi
que son frère, elle se mêla beaucoup du fameux système de Law, et les
opérations de ce financier, qui renversèrent tant de fortunes, ne nuisirent
point à celle de madame de Tencin. Mêlant toujours la galanterie à l’intrigue,
elle eut du chevalier Destouches-Canon un enfant qui fut le célèbre d’Alembert
(1717). Cet enfant, exposé sur les marches de la petite église de St-Jean le
Rond, dont le nom devint un des siens, fut recueilli par une pauvre vitrière,
qui lui donna tous les soins de la plus tendre mère. On a prétendu que madame
de Tencin avait voulu le reconnaître lorsque ses talents lui eurent acquis de
la réputation, et qu’il avait repoussé cette marque tardive et suspecte d’amour
maternel en disant: « Je ne connais qu’une mère, c’est la vitrière. » Cette
anecdote est fausse. D’Alembert ne fut jamais dans le cas de dire le mot qu’on
lui prêté. Un autre amant de madame de Tencin, Lafresnaye, conseiller au grand
conseil, se tua chez elle d’un coup de pistolet. Ce suicide ayant les
apparences d’un assassinat, elle fut conduite au Châtelet, puis à la Bastille
(22 avril 1726), et bientôt après, mise en liberté.
La seconde moitié de sa vie fut aussi tranquille, aussi
régulière que la première avait été inconsidérée et orageuse.
Elle se plut dès lors à rassembler chez elle l’élite des savants et des gens de
lettres. Elle appelait cette réunion sa ménagerie
ou ses bêtes, et tous les ans,
aux étrennes, elle donnait à chacun de ceux qui la composaient deux aunes de
velours pour se faire une culotte. Les coryphées de cette société étaient
Fontenelle et Montesquieu. Lorsque ce dernier fit paraître son Esprit des lois, elle en prit un grand
nombre d’exemplaires, qu’elle distribua entre ses amis, et elle donna ainsi la
première impulsion au succès de cet immortel ouvrage. Benoît XIV eut toujours
de l’amitié pour elle. N’étant encore que le cardinal Lambertini, il
entretenait avec madame de Tencin une correspondance assez suivie, et dès qu’il
fut pape, il lui envoya son portrait.
Elle mourut à Paris le 4 décembre 1749,
âgée de 68 ans.
Son caractère ne fut pas moins attaqué que sa conduite.
On vantait sa douceur devant l’abbé Trublet : « Oui, dit-il, si elle avait
intérêt de vous empoisonner, elle choisirait le poison le plus doux. » Duclos,
qui l’avait beaucoup connue, la loue de son désintéressement. Duclos parle
aussi très avantageusement de son esprit : « On ne pouvait, dit-il, en avoir
davantage, et elle avait toujours celui de la personne à qui elle avait
affaire. » Elle mit plus que de l’esprit dans ses romans : elle y mit de la sensibilité
et du talent. Le Comte de Comminges
est son chef-d’oeuvre. Laharpe, après avoir payé un juste tribut d’admiration
au roman de la Princesse de Clèves de
madame de la Fayette, dit : « Il n’a été donné qu’à une autre femme de peindre,
un siècle après, avec un succès égal, l’amour luttant contre les obstacles et
la vertu. Le Comte de Comminges peut
être regardé comme le pendant de la
Princesse de Clèves. » Le Siège de
Calais est moins régulier; mais la lecture en est peut-être plus attachante
encore. On croit qu’il fut fait par gageure et pour prouver qu’un roman pouvait
commencer exactement par où beaucoup d’autres finissent. Les Malheurs de l’amour offrent cet intérêt tendre et douloureux
que le titre promet. Les Anecdotes de la
cour et du règne d’Édouard II, roi d’Angleterre, autre roman de madame de
Tencin, laissé imparfait par elle, à été achevé par madame Élie de Beaumont,
l’auteur des Lettres du marquis de
Roselle.
On a prétendu que d’Argental et de Pont-de-Veyle,
neveux de madame de Tencin, avaient beaucoup contribué aux ouvrages de leur
tante, si même ils ne les avaient pas composés en entier. On cite le témoignage
d’une dame, la plus ancienne amie de d’Argental, que celui-ci surprit un jour
fondant en larmes à la lecture du Comte
de Comminges, et à qui il avoua qu’il était l’auteur de ce roman, mais
qu’il l’avait donné à sa tante pour ne pas blesser les convenances de son état.
Enfin on assure avoir trouvé dans les papiers de d’Argental plusieurs pages du
roman intitulé les Anecdotes de la cour et du règne d’Édouard II, lesquelles
sont écrites de sa main et chargées de ratures. Les ouvrages de madame de
Tencin ont été souvent imprimés. Ils ont été réunis à ceux de madame de la
Fayette en 1786.
(à suivre ici)
(à suivre ici)
mercredi 17 juin 2015
Ces dames au salon, féminisme et fêtes galantes au XVIIIè siècle ; Anne-Marie Lugan
Ces dames au salon, féminisme et fêtes galantes au XVIIIè siècle, d'Anne-Marie Lugan...
Publié dans la collection "le midi de la psychanalyse" chez Odile Jacob, ce très court (180 pages) et fort onéreux (21,90 €) ouvrage pose la question suivante en 4è de couverture : "En France, aux XVII et XVIIIè siècles, les salons tenus par des femmes telles que Mme du Deffand, Mme du Châtelet ou Mme d'Epinay furent les lieux privilégiés de leurs revendications à exister. Mais que s'est-il donc passé dans le cours de ce XVIIIè siècle dont on a dit qu'il était le siècle des femmes ?"
L'emploi des mots "féminisme" et "revendications" associé aux noms des grandes salonnières (mais Emilie du Châtelet a-t-elle tenu un salon ?) des Lumières a immédiatement attiré mon attention. Tout comme cette courte introduction qui définit le féminisme comme l'"attitude de ceux qui souhaitent que les droits des femmes soient les mêmes que ceux des hommes".
Un brin sceptique, j'ai pourtant consacré les deux heures (de train...) qui ont suivi à tenter de démêler les intentions de l'auteure.
D'emblée (dans la partie consacrée au XVIIIè) Anne-Marie Lugan insiste sur le "fil rouge des relations des femmes au savoir, que nous avons posé comme critère de féminisme", et d'évoquer dans la foulée quelques cas particuliers :
- ainsi, concernant Mme du Deffand, on apprend que : "chez elle, il y a une vraie détestation de ce qui s'apparenterait à du féminisme, à de la revendication."
- Et plus loin, à propos de Louise d'Epinay, dont l'auteure rapporte le credo : "On ne peut que gagner du ridicule à s'afficher pour savante (...) Je ne crois pas qu'une femme puisse jamais acquérir des connaissances étendues et assez solides pour se rendre utile à ses semblables (...) Tout ce qui touche à la science de l'administration, de la politique, du commerce, doit donc rester étranger aux femmes ou leur être interdit"
- Enfin, quand vient le tour de Mme Geoffrin, la question de l'appropriation du savoir n'est même plus abordée !
Un tour d'horizon bien frustrant, admettons-le, d'autant qu'Anne-Marie Lugan passe sous silence deux cas qui auraient pu (et dû !) alimenter sa réflexion :
- celui de Louise Dupin, tout d'abord, qui écrivit un volumineux ouvrage sur la condition féminine mais qui renonça finalement à le publier.
- celui d'Anne-Marie du Boccage ensuite, qui osa s'aventurer sur des terres réservées aux hommes (le théâtre) et s'attira par là les moqueries du Tout-Paris.
Dans Le monde des salons (paru chez Fayard en 2005), l'historien Antoine Lilti répondait justement (et par anticipation) aux questions posées par Anne-Marie Lugan. Ainsi, à propos de l'accès des femmes au savoir, il expliquait : "La sanction qu'encourent les femmes du monde qui se veulent aussi femmes de lettres est le ridicule, principal danger menaçant le prestige d'un salon et d'une femme du monde... dans l'espace mondain, le souci féminin d'accéder au savoir doit avant tout se garder de toute publicité... les maîtresses de maison les plus réputées du XVIIIè siècle se plièrent à cette obligation... elles furent toujours soucieuses de se présenter en parfaites maîtresses de maison, éloignées de tout pédantisme et de toute ambition littéraire, traçant des lignes claires entre sociabilité et publication."
De toute évidence, Anne-Marie Lugan aurait gagné à lire cet ouvrage...
vendredi 20 février 2015
Salons et protections au XVIIIè siècle (2)
(lire l'article précédent )
Et les salonnières, me direz-vous ? Quel profit tiraient-elles de ces sociétés qu'elles animaient semaine après semaine, mois après mois, année après année, offrant leur protection aux uns, une pension aux autres, et un simple espace de rencontre aux plus modestes ?
- Comprenons tout d'abord que cette "bonne société", cette "bonne compagnie", ce "beau monde" (les termes sont éloquents !) permettent aux salonnières de se prémunir contre un mal qui les guette quasiment toutes : l'ennui... "Tout le monde s'ennuie", écrit Mme du Deffand, "personne ne se suffit à soi-même et c'est ce détestable ennui dont chacun est poursuivi et que chacun veut éviter qui met tout en mouvement." Chaque soir, lorsque partent ses derniers invités, la vieille dame songe : "Je suis comme Zaïre. On me laisse à moi-même. Et je ne peux pas être dans de plus mauvaises mains."
Dans le quotidien d'une Mme d'Epinay ou d'une Mme Geoffrin, la réunion d'hommes de lettres et d'artistes constitue en premier lieu l'espoir d'un divertissement. D'où l'importance pour ces derniers de souscrire aux règles implicites du lieu dans lequel ils entrent : se montrer plaisant, vif d'esprit, aimable, et maîtriser l'art de la conversation.
- Ces mêmes hommes de lettres sont également recherchés pour leur capacité à produire des éloges, à vanter les mérites de celles et ceux qui les reçoivent. Les épîtres dédicatoires qu'on trouve dans de nombreux ouvrages du XVIIIè constituent la trace écrite d'une pratique tout aussi fréquente à l'oral, lors des réunions hebdomadaires.
Soucieuse de sa réputation, la salonnière sait pertinemment que de tels éloges vont circuler de société en société, et elle a par conséquent tout intérêt à récompenser ceux qui s'en chargent. Dans la même perspective, la réception d'un auteur à succès ou d'un grand voyageur de retour d'expédition contribue au prestige et à la reconnaissance sociale que visent les maîtresses de maison.
- Pour les épouses de financiers (on disait également traitants), l'ouverture d'un salon s'intègre dans un large ensemble de pratiques destinées à mimer le mode de vie de l'aristocratie parisienne. Forts d'une richesse souvent considérable, ces parvenus passés par la savonnette à vilains ressentent le besoin de dorer un blason qui manque encore d'éclat. On songe évidemment aux Dupin, aux Lalive, à tous ces fermiers généraux (Voltaire les surnommait les quarante rois plébéiens) qui se font construire de somptueux hôtels particuliers, qui achètent des châteaux en province, se constituent des collections de tableaux, offrent des bals, des concerts et des soupers, afin de s'assurer une honorabilité et une respectabilité qui leur manquent.
Et les salonnières, me direz-vous ? Quel profit tiraient-elles de ces sociétés qu'elles animaient semaine après semaine, mois après mois, année après année, offrant leur protection aux uns, une pension aux autres, et un simple espace de rencontre aux plus modestes ?
- Comprenons tout d'abord que cette "bonne société", cette "bonne compagnie", ce "beau monde" (les termes sont éloquents !) permettent aux salonnières de se prémunir contre un mal qui les guette quasiment toutes : l'ennui... "Tout le monde s'ennuie", écrit Mme du Deffand, "personne ne se suffit à soi-même et c'est ce détestable ennui dont chacun est poursuivi et que chacun veut éviter qui met tout en mouvement." Chaque soir, lorsque partent ses derniers invités, la vieille dame songe : "Je suis comme Zaïre. On me laisse à moi-même. Et je ne peux pas être dans de plus mauvaises mains."
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lecture de Molière, par JF de Troy (1728) |
Dans le quotidien d'une Mme d'Epinay ou d'une Mme Geoffrin, la réunion d'hommes de lettres et d'artistes constitue en premier lieu l'espoir d'un divertissement. D'où l'importance pour ces derniers de souscrire aux règles implicites du lieu dans lequel ils entrent : se montrer plaisant, vif d'esprit, aimable, et maîtriser l'art de la conversation.
- Ces mêmes hommes de lettres sont également recherchés pour leur capacité à produire des éloges, à vanter les mérites de celles et ceux qui les reçoivent. Les épîtres dédicatoires qu'on trouve dans de nombreux ouvrages du XVIIIè constituent la trace écrite d'une pratique tout aussi fréquente à l'oral, lors des réunions hebdomadaires.
Soucieuse de sa réputation, la salonnière sait pertinemment que de tels éloges vont circuler de société en société, et elle a par conséquent tout intérêt à récompenser ceux qui s'en chargent. Dans la même perspective, la réception d'un auteur à succès ou d'un grand voyageur de retour d'expédition contribue au prestige et à la reconnaissance sociale que visent les maîtresses de maison.
- Pour les épouses de financiers (on disait également traitants), l'ouverture d'un salon s'intègre dans un large ensemble de pratiques destinées à mimer le mode de vie de l'aristocratie parisienne. Forts d'une richesse souvent considérable, ces parvenus passés par la savonnette à vilains ressentent le besoin de dorer un blason qui manque encore d'éclat. On songe évidemment aux Dupin, aux Lalive, à tous ces fermiers généraux (Voltaire les surnommait les quarante rois plébéiens) qui se font construire de somptueux hôtels particuliers, qui achètent des châteaux en province, se constituent des collections de tableaux, offrent des bals, des concerts et des soupers, afin de s'assurer une honorabilité et une respectabilité qui leur manquent.
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Chenonceau, résidence d'été des Dupin |
(à suivre)
mercredi 18 février 2015
Salons et protections au XVIIIè siècle (1)
Dans "Le monde des salons" (Ed. Fayard), Antoine Lilti présente avec beaucoup de lucidité et d'à-propos ce que fut la réalité des salons du XVIIIème siècle.
Il analyse plus particulièrement la relation qui unit l'homme de lettres à la salonnière, s'interrogeant sur la nature de ce donnant-donnant qui conduit les auteurs à fréquenter des sociétés dont ils se plaignent si souvent.
"On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu", écrit Rousseau dans la Nouvelle Héloïse. Dans le livre 9 des Confessions, expliquant son besoin de s'éloigner de ce monde, il précise encore : "J'étais si excédé de brochures, de clavecins, de tris, de noeuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers..."
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le célèbre salon de Mme Geoffrin |
"On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu", écrit Rousseau dans la Nouvelle Héloïse. Dans le livre 9 des Confessions, expliquant son besoin de s'éloigner de ce monde, il précise encore : "J'étais si excédé de brochures, de clavecins, de tris, de noeuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers..."
Mais alors comment expliquer que Rousseau, que Diderot, que d'autres encore, se soient soumis à un jeu social qu'ils n'ont jamais cessé de dénoncer ? Comment comprendre qu'une Madame Geoffrin, qu'une Madame du Deffand, que d'autres encore comme Madame de Créquy ou Madame Dupin, aient dépensé, année après année, de véritables fortunes ( parfois plus de 50000 livres par an ) pour accueillir leurs habitués ?
A la première question, Antoine Lilti avance plusieurs explications :
- L'une d'elles, et non des moindres, est que l'homme de lettres qui est reçu dans un salon y trouve de quoi manger et, s'il est un hôte de marque, une place à proximité de la cheminée. Dans une lettre à Walpole datée de mars 1770, Madame du Deffand fait l'état de ses dépenses annuelles et notamment des 18000 livres qu'elle consacre aux frais de table. Si l'on met cette somme en rapport avec les modestes ressources que tirait Rousseau de son métier de copiste, on comprend aisément la nécessité pour bon nombre d'écrivains désargentés de répondre aux invitations des salonnières.
- Les bontés de la maîtresse de maison ne se limitent évidemment pas aux plaisirs de la table. Pour subvenir aux besoins de ses protégés, elle les couvre également de cadeaux et de gratifications financières. Ainsi, l'immense richesse de Madame Geoffrin lui permet de pensionner non seulement D'Alembert, mais également le poète Thomas ou encore l'abbé Morellet. Elle n'est d'ailleurs pas en reste avec ses amis peintres du lundi, leur faisant rencontrer des clients potentiels ou leur versant quelque somme d'argent. On trouve sur ses carnets des chiffres comme ceux-ci : " Vien : quatre tableaux pour mon cabinet, 6,000 livres. Vernet : une marine, 2,400 livres. Van Loo : trois tableaux pour ma chambre à coucher, 18,000 livres..."
-Enfin, le salon est un passage obligé pour l'ambitieux qui brigue une place ou une faveur. On y noue de nouvelles relations, on y obtient des protections, on y recherche surtout le succès mondain, étape indispensable dans la reconnaissance publique que recherche l'impétrant. Candidat en novembre 1754 à l'Académie Française, Diderot s'en remet aux bons soins de Madame du Deffand pour lui assurer la victoire et devancer des concurrents bien vus de la Cour comme l'abbé de Boismont ou encore l'abbé Trublet.
Au final, grâce au réseau d'influence de la salonnière, D'Alembert sera élu avec 14 voix, contre 9 et 3 à ses rivaux.
( lire la suite)
A la première question, Antoine Lilti avance plusieurs explications :
- L'une d'elles, et non des moindres, est que l'homme de lettres qui est reçu dans un salon y trouve de quoi manger et, s'il est un hôte de marque, une place à proximité de la cheminée. Dans une lettre à Walpole datée de mars 1770, Madame du Deffand fait l'état de ses dépenses annuelles et notamment des 18000 livres qu'elle consacre aux frais de table. Si l'on met cette somme en rapport avec les modestes ressources que tirait Rousseau de son métier de copiste, on comprend aisément la nécessité pour bon nombre d'écrivains désargentés de répondre aux invitations des salonnières.
dépenses et revenus de Mme du Deffand en 1770 |
- Les bontés de la maîtresse de maison ne se limitent évidemment pas aux plaisirs de la table. Pour subvenir aux besoins de ses protégés, elle les couvre également de cadeaux et de gratifications financières. Ainsi, l'immense richesse de Madame Geoffrin lui permet de pensionner non seulement D'Alembert, mais également le poète Thomas ou encore l'abbé Morellet. Elle n'est d'ailleurs pas en reste avec ses amis peintres du lundi, leur faisant rencontrer des clients potentiels ou leur versant quelque somme d'argent. On trouve sur ses carnets des chiffres comme ceux-ci : " Vien : quatre tableaux pour mon cabinet, 6,000 livres. Vernet : une marine, 2,400 livres. Van Loo : trois tableaux pour ma chambre à coucher, 18,000 livres..."
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Mme Geoffrin |
-Enfin, le salon est un passage obligé pour l'ambitieux qui brigue une place ou une faveur. On y noue de nouvelles relations, on y obtient des protections, on y recherche surtout le succès mondain, étape indispensable dans la reconnaissance publique que recherche l'impétrant. Candidat en novembre 1754 à l'Académie Française, Diderot s'en remet aux bons soins de Madame du Deffand pour lui assurer la victoire et devancer des concurrents bien vus de la Cour comme l'abbé de Boismont ou encore l'abbé Trublet.
Au final, grâce au réseau d'influence de la salonnière, D'Alembert sera élu avec 14 voix, contre 9 et 3 à ses rivaux.
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mardi 19 août 2014
Madame de Créquy, vue par Sainte-Beuve (2)
Critique littéraire et écrivain,
Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du
siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits de quelques grandes dames du XVIIIè siècle.
(...) Je dirais que madame de Crequi est la madame de Sablé de cet autre
La Rochefoucauld qui se nomme M. de Meilhan. Cela pourtant est vrai et
se justifierait presque littéralement. Il lui envoie ses ouvrages
en manuscrit, elle les lui renvoie avec notes, observations, avec admiration
et conseils; quand ils sont imprimés, elle l’avertit des critiques,
elle lui propose des chapitres à ajouter ou de petites corrections
à faire. Elle s’intéresse à son succès dans
le monde ou auprès des journaux, et le voudrait voir à l’Académie.
Il lui arrive à elle-même de le comparer à La Rochefoucauld,
et, faut-il s’en étonner? elle lui donne la préférence
: « Il pensait, dit-elle de La Rochefoucauld, il exprimait assez
fortement ses pensées, mais il est sec et amer. Vous, mon cher ami,
vous êtes onctueux et indulgent. » Cette onction de
M. de Meilhan de loin nous échappe, mais les auteurs contemporains
ont ainsi, pour les personnes qui les connaissent et qui les aiment, toutes
sortes de vertus et de supériorités singulières qui
s’évanouissent à distance. La difficulté, je le sens
bien, n’est pas de faire admettre jusqu’à un certain point que madame
de Crequi, pour ses mérites d’esprit, pour le ferme et le fin de
son jugement, est une manière de madame de Sablé, le plus
difficile à obtenir est qu’on accorde à M. de Meilhan de
pouvoir être convenablement rapproché de La Rochefoucauld.
La feuille en renom au dix-huitième siècle pour la rigidité
de ses principes classiques, l’Année littéraire, avait
parlé de son livre des Considérations sur les Moeurs,
et
en assez bons termes; madame de Crequi n’en était pas très
mécontente:
Madame de Créquy |
« Venons à la critique de l’Année
littéraire, lui écrivait-elle; elle est à quelques
égards assez obligeante, et à d’autres détestable.
Par exemple, dénier que Voltaire et Montesquieu aient donné
le ton à leur siècle, c’est une absurdité; cependant,
au total, il me paraît qu’il (le journaliste) vous
loue honnêtement, et dans le second extrait il dit qu’il ne connaît
pas de meilleur livre depuis La Bruyère. Oh! c’est l’impossible,
monsieur, pour des gens qui ont résolu que personne n’a le sens
commun depuis le siècle de Louis XIV. » L’impossible aussi
pour ceux qui de nos jours posent en principe qu’on ne sait pas écrire
en français, et surtout de ces choses de morale et de société,
depuis Louis XIV, ce serait de leur faire reconnaître que Senac de
Meilhan est un moraliste et un écrivain des plus distingués,
qui a de très grandes qualités, de belles parties, et plus
que de la finesse, je veux dire de la largeur, de l’élévation,
de l’essor. (...) Quand leur liaison se fit, elle avait soixante-huit ans, et lui quarante-six.
Le souvenir de la liaison de madame du Deffand et d’Horace Walpole se présente
aussitôt à l’esprit, et l’on se demande involontairement:
« N’y eut-il rien, chez madame de Crequi, de ce sentiment possible
à tout âge chez une femme, et qui la porte avec un intérêt
tendre vers un homme dont quelques qualités la séduisent?
n’y eut-il pas un reste de chaleur de coeur tardivement ranimé?
»
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Mme du Deffand tomba elle aussi amoureuse sur le tard |
Qu’on réduise la chose autant qu’on le voudra, qu’on la
déguise sous forme d’intellect, qu’on n’y voie qu’un besoin de causer,
de trouver qui vous entende et vous réponde, il est certain que
la connaissance de M. de Meilhan introduisit un mouvement et un attrait
dans la vie de madame de Crequi: elle s’occupe de lui, elle désire
son avancement, elle le souhaite plus proche d’elle, elle épouse
sa réputation, elle a besoin qu’il soit loué et approuvé.
Il lui fait l’effet d’être plus jeune qu’il ne l’était, et
M. de Meilhan passa longtemps dans le monde pour être plus jeune
que son âge: elle le plaint et elle compatit à le voir ainsi
désabusé comme un vieillard, et il semble qu’en mettant son
propre désenchantement en commun avec le sien, elle ait quelque
désir de le consoler : « Vous êtes destiné, monsieur,
lui disait-elle au début, à passer une vie douloureuse: vous
voyez le jeu des machines, et alors plus de bonheur. »(...)
Madame de Crequi ne paraît avoir songé en aucun temps à
émigrer. En 1793 elle fut mise en arrestation, elle s’y attendait;
conduite au couvent des Oiseaux, qui était alors converti
en prison, elle y passa tolérablement les mois de la captivité,
et en sortit après le 9 thermidor. Elle se refit une société
composée de quelques anciens amis et de parents. Son fils mourut
deux ans avant elle, lui laissant des ennuis derniers et des embarras d’affaires,
et prolongeant ses torts envers elle jusqu’au delà de la mort. Elle-même
mourut le 2 février 1803.
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Senac de Meilhan |
Madame de Crequi, à l’en croire, avait toujours été
laide; elle faisait bon marché de son passé et de ses grâces
de jeunesse: « Mais, nous dit l’auteur de la Notice déjà
citée, M. Percheron, qui a eu souvent occasion de la voir, dans
cette appréciation d’elle-même elle allait un peu loin: elle
était petite, avait une grosse tête et un nez de perroquet
très prononcé; cela ne constitue pas effectivement de la
beauté ! mais elle avait eu une très jolie taille, la peau
très blanche et des yeux très éclatants, qui avaient
conservé leur vivacité jusque dans ses derniers jours; avec
ces avantages, c’est trop de dire qu’elle était laide. "
Elle portait dans sa vieillesse un petit bonnet à bec, et était
montée sur des mules avec des talons très hauts. — C’est
sous cette figure, qui ne manque pas du moins de caractère, qu’on
peut se représenter de loin la personne respectable, aujourd’hui
remise dans son vrai jour, au moment où elle disparaît l’une
des dernières au bout d’une des allées du dix huitième
siècle.
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