DISCOURS PRONONCÉ PAR VICTOR HUGO
AU THÉÂTRE DE LA GAITÉ
POUR LE CENTENAIRE DE VOLTAIRE
LE 30 MAI 1878
(pour lire la 1ère partie du discours, c'est ici)
Voltaire a vaincu, Voltaire a fait la guerre rayonnante,
la guerre d’un seul contre tous, c’est-à-dire la grande guerre. La
guerre de la pensée contre la matière, la guerre de la raison contre le
préjugé, la guerre du juste contre l’injuste, la guerre pour l’opprimé
contre l’oppresseur, la guerre de la bonté, la guerre de la douceur. Il a
eu la tendresse d’une femme et la colère d’un héros. Il a été un grand
esprit et un immense coeur. (Bravos.)
Il a vaincu le vieux code et le vieux dogme. Il a vaincu le seigneur
féodal, le juge gothique, le prêtre romain. Il a élevé la populace à la
dignité de peuple. Il a enseigné, pacifié et civilisé. Il a combattu
pour Sirven et Montbailly comme pour Calas et La Barre ; il a accepté
toutes les menaces, tous les outrages, toutes les persécutions, la
calomnie, l’exil. Il a été infatigable et inébranlable. Il a vaincu la
violence par le sourire, le despotisme par le sarcasme, l’infaillibilité
par l’ironie, l’opiniâtreté par la persévérance, l’ignorance par la
vérité.
Je viens de prononcer ce mot, le sourire, je m’y arrête. Le sourire, c’est Voltaire.
Disons-le, messieurs, car l’apaisement est le grand côté du
philosophe, dans Voltaire l’équilibre finit toujours par se rétablir.
Quelle que soit sa juste colère, elle passe, et le Voltaire irrité fait
toujours place au Voltaire calmé. Alors, dans cet oeil profond, le
sourire apparaît.
Ce sourire, c’est la sagesse. Ce sourire, je le répète, c’est
Voltaire. Ce sourire va parfois jusqu’au rire, mais la tristesse
philosophique le tempère. Du côté des forts, il est moqueur ; du côté
des faibles, il est caressant. Il inquiète l’oppresseur et rassure
l’opprimé. Contre les grands, la raillerie ; pour les petits, la pitié.
Ah ! soyons émus de ce sourire. Il a eu des clartés d’aurore. Il a
illuminé le vrai, le juste, le bon, et ce qu’il y a d’honnête dans
l’utile ; il a éclairé l’intérieur des superstitions ; ces laideurs sont
bonnes à voir, il les a montrées. Étant lumineux, il a été fécond. La
société nouvelle, le désir d’égalité et de concession et ce commencement
de fraternité qui s’appelle la tolérance, la bonne volonté réciproque,
la mise en proportion des hommes et des droits, la raison reconnue loi
suprême, l’effacement des préjugés et des partis pris, la sérénité des
âmes, l’esprit d’indulgence et de pardon, l’harmonie, la paix, voilà ce
qui est sorti de ce grand sourire.
Le jour, prochain sans nul doute, où sera reconnue l’identité de la
sagesse et de la clémence, le jour où l’amnistie sera proclamée, je
l’affirme, là haut, dans les étoiles, Voltaire sourira. (Triple salve
d’applaudissements. Cris : Vive l’amnistie !)
Messieurs, il y a entre deux serviteurs de l’humanité qui ont apparu à dix-huit cents ans d’intervalle un rapport mystérieux.
Combattre le pharisaïsme, démasquer l’imposture, terrasser les
tyrannies, les usurpations, les préjugés, les mensonges, les
superstitions, démolir le temple, quitte à le rebâtir, c’est-à-dire à
remplacer le faux par le vrai, attaquer la magistrature féroce, attaquer
le sacerdoce sanguinaire, prendre un fouet et chasser les vendeurs du
sanctuaire, réclamer l’héritage des déshérités, protéger les faibles,
les pauvres, les souffrants, les accablés, lutter pour les persécutés et
les opprimés ; c’est la guerre de Jésus-Christ ; et quel est l’homme
qui fait cette guerre ? c’est Voltaire. (Bravos.)
L’oeuvre évangélique a pour complément l’oeuvre philosophique ;
l’esprit de mansuétude a commencé, l’esprit de tolérance a continué ;
disons-le avec un sentiment de respect profond, Jésus a pleuré, Voltaire
a souri ; c’est de cette larme divine et de ce sourire humain qu’est
faite la douceur de la civilisation actuelle. (Applaudissements
prolongés.)
Voltaire a-t-il souri toujours ? Non. il s’est indigné souvent. Vous l’avez vu dans mes premières paroles.
Certes, messieurs, la mesure, la réserve, la proportion, c’est la loi
suprême de la raison. On peut dire que la modération est la respiration
même du philosophe. L’effort du sage doit être de condenser dans une
sorte de certitude sereine tous les à peu près dont se compose la
philosophie, mais, à de certains moments, la passion du vrai se lève
puissante et violente, et elle est dans son droit comme les grands vents
qui assainissent. Jamais, j’y insiste, aucun sage n’ébranlera ces deux
augustes points d’appui du labeur social, la justice et l’espérance, et
tous respecteront le juge s’il incarne la justice, et tous vénéreront le
prêtre s’il représente l’espérance. Mais si la magistrature s’appelle
la torture, si l’église s’appelle l’inquisition, alors l’humanité les
regarde en face et dit au juge : Je ne veux pas de ta loi ! et dit au
prêtre : Je ne veux pas de ton dogme ! je ne veux pas de ton bûcher sur
la terre et de ton enfer dans le ciel ! (Vive sensation.
Applaudissements prolongés.) Alors le philosophe courroucé se dresse, et
dénonce le juge à la justice, et dénonce le prêtre à Dieu ! (Les
applaudissements redoublent.)
C’est ce qu’a fait Voltaire. Il est grand.
Ce qu’a été Voltaire, je l’ai dit ; ce qu’a été son siècle, je vais le dire.
Messieurs, les grands hommes sont rarement seuls ; les grands arbres
semblent plus grands quand ils dominent une forêt, ils sont là chez
eux ; il y a une forêt d’esprits autour de Voltaire ; cette forêt, c’est
le dix-huitième siècle. Parmi ces esprits, il y a des cimes,
Montesquieu, Buffon, Beaumarchais, et deux entre autres, les plus hautes
après Voltaire, Rousseau et Diderot. Ces penseurs ont appris aux
hommes à raisonner ; bien raisonner mène à bien agir, la justesse dans
l’esprit devient la justice dans le coeur. Ces ouvriers du progrès ont
utilement travaillé. Buffon a fondé l’histoire naturelle ; Beaumarchais a
trouvé au delà de Molière une comédie inconnue, presque la comédie
sociale ; Montesquieu a fait dans la loi des fouilles si profondes qu’il
a réussi à exhumer le droit. Quant à Rousseau, quant à Diderot,
prononçons ces deux noms à part ; Diderot, vaste intelligence curieuse,
coeur tendre altéré de justice, a voulu donner les notions certaines
pour bases aux idées vraies, et a créé l’Encyclopédie. Rousseau a rendu à
la femme un admirable service, il a complété la mère par la nourrice,
il a mis l’une auprès de l’autre ces deux majestés du berceau ;
Rousseau, écrivain éloquent et pathétique, profond rêveur oratoire, a
souvent deviné et proclamé la vérité politique ; son idéal confine au
réel ; il a eu cette gloire d’être le premier en France qui se soit
appelé citoyen ; la fibre civique vibre en Rousseau ; ce qui vibre en
Voltaire, c’est la fibre universelle. On peut dire que, dans ce fécond
dix-huitième siècle, Rousseau représente le Peuple ; Voltaire, plus
vaste encore, représente l’Homme. Ces puissants écrivains ont disparu ;
mais ils nous ont laissé leur âme, la Révolution. (Applaudissements.)
Oui, la Révolution française est leur âme. Elle est leur émanation
rayonnante. Elle vient d’eux ; on les retrouve partout dans cette
catastrophe bénie et superbe qui a fait la clôture du passé et
l’ouverture de l’avenir. Dans cette transparence qui est propre aux
révolutions, et qui à travers les causes laisse apercevoir les effets et
à travers le premier plan le second, on voit derrière Diderot Danton,
derrière Rousseau Robespierre, et derrière Voltaire Mirabeau. Ceux-ci
ont fait ceux-là.
Messieurs, résumer des époques dans des noms d’hommes, nommer des
siècles, en faire en quelque sorte des personnages humains, cela n’a été
donné qu’à trois peuples, la Grèce, l’Italie, la France. On dit le
siècle de Périclès, le siècle d’Auguste, le siècle de Léon X, le siècle
de Louis XIV, le siècle de Voltaire. Ces appellations ont un grand sens.
Ce privilège, donner des noms à des siècles, exclusivement propre à la
Grèce, à l’Italie et à la France, est la plus haute marque de
civilisation. Jusqu’à Voltaire, ce sont des noms de chefs d’états ;
Voltaire est plus qu’un chef d’états, c’est un chef d’idées. A Voltaire
un cycle nouveau commence. On sent que désormais la suprême puissance
gouvernante du genre humain sera la pensée. La civilisation obéissait à
la force, elle obéira à l’idéal. C’est la rupture du sceptre et du
glaive remplacés par le rayon ; c’est-à-dire l’autorité transfigurée en
liberté. Plus d’autre souveraineté que la loi pour le peuple et la
conscience pour l’individu. Pour chacun de nous, les deux aspects du
progrès se dégagent nettement, et les voici : exercer son droit,
c’est-à-dire être un homme ; accomplir son devoir, c’est-à-dire être un
citoyen.
Telle est la signification de ce mot, le siècle de Voltaire ; tel est le sens de cet événement auguste, la Révolution française.
Les deux siècles mémorables qui ont précédé le dix-huitième l’avaient
préparé ; Rabelais avertit la royauté dans Gargantua, et Molière
avertit l’église dans Tartuffe. La haine de la force et le respect du
droit sont visibles dans ces deux illustres esprits.
Quiconque dit aujourd’hui : la force prime le droit, fait acte de
moyen âge, et parle aux hommes de trois cents ans en arrière.
(Applaudissements répétés.)
Messieurs, le dix-neuvième siècle glorifie le dix-huitième siècle. Le
dix-huitième propose, le dix-neuvième conclut. Et ma dernière parole
sera la constatation tranquille, mais inflexible du progrès.
Les temps sont venus. Le droit a trouvé sa formule : la fédération humaine.
Aujourd’hui la force s’appelle la violence et commence a être jugée,
la guerre est mise en accusation ; la civilisation, sur la plainte du
genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des
conquérants et des capitaines. (Mouvement.) Ce témoin, l’histoire, est
appelé. La réalité apparaît. Les éblouissements factices se dissipent.
Dans beaucoup de cas, le héros est une variété de l’assassin.
(Applaudissements.) Les peuples en viennent à comprendre que
l’agrandissement d’un forfait n’en saurait être la diminution, que si
tuer est un crime, tuer beaucoup n’en peut pas être la circonstance
atténuante (rires et bravos) ; que si voler est une honte, envahir ne
saurait être une gloire (applaudissements répétés) ; que les Te deums n’y
font pas grand’chose ; que l’homicide est l’homicide, que le sang versé
est le sang versé, que cela ne sert à rien de s’appeler César ou
Napoléon, et qu’aux yeux du Dieu éternel on ne change pas la figure du
meurtre parce qu’au lieu d’un bonnet de forçat on lui met sur la tête
une couronne d’empereur. (Longue acclamation. Triple salve
d’applaudissements.)
Ah ! proclamons les vérités absolues. Déshonorons la guerre. Non, la
gloire sanglante n’existe pas. Non, ce n’est pas bon et ce n’est pas
utile de faire des cadavres Non, il ne se peut pas que la vie travaille
pour la mort Non, ô mères qui m’entourez, il ne se peut pas que la
guerre, cette voleuse, continue à vous prendre vos enfants. Non, il ne
se peut pas que la femme enfante dans la douleur, que les hommes
naissent, que les peuples labourent et sèment, que le paysan fertilise
les champs et que l’ouvrier féconde les villes, que les penseurs
méditent, que l’industrie fasse les merveilles que le génie fasse des
prodiges que la vaste activité humaine multiplie en présence du ciel
étoilé les efforts et les créations, pour aboutir à cette épouvantable
exposition internationale qu’on appelle un champ de bataille ! (Profonde
sensation. Tous les assistants sont debout et acclament l’orateur.)
Le vrai champ de bataille, le voici. C’est ce rendez vous des
chefs-d’oeuvre du travail humain que Paris offre au monde en ce moment. (ndlr : allusion à l'exposition universelle)
La vraie victoire, c’est la victoire de Paris. (Applaudissements.)
Hélas ! on ne peut se le dissimuler, l’heure actuelle, si digne
qu’elle soit d’admiration et de respect, a encore des côtés funestes, il
ya encore des ténèbres sur l’horizon ; la tragédie des peuples n’est
pas finie ; la guerre, la guerre scélérate, est encore là, et elle a
l’audace de lever la tête à travers cette fête auguste de la paix. Les
princes, depuis deux ans, s’obstinent à un contresens funeste, leur
discorde fait obstacle à notre concorde, et ils sont mal inspirés de
nous condamner à la constatation d’un tel contraste.
Que ce contraste nous ramène à Voltaire. En présence des éventualités
menaçantes, soyons plus pacifiques que jamais. Tournons-nous vers ce
grand mort, vers ce grand vivant, vers ce grand esprit. Inclinons-nous
devant les sépulcres vénérables. Demandons conseil à celui dont la vie
utile aux hommes s’est éteinte il y a cent ans, mais dont l’oeuvre est
immortelle. Demandons conseil aux autres puissants penseurs, aux
auxiliaires de ce glorieux Voltaire, à Jean-Jacques, à Diderot, à
Montesquieu. Donnons la parole à ces grandes voix. Arrêtons l’effusion
du sang humain. Assez ! assez, despotes ! Ah ! la barbarie persiste, eh
bien, que la philosophie proteste. Le glaive s’acharne, que la
civilisation s’indigne. Que le dix-huitième siècle vienne au secours du
dix-neuvième ! les philosophes nos prédécesseurs sont les apôtres du
vrai, invoquons ces illustres fantômes ; que, devant les monarchies
rêvant les guerres, ils proclament le droit de l’homme à la vie, le
droit de la conscience à la liberté, la souveraineté de la raison, la
sainteté du travail, la bonté de la paix ; et, puisque la nuit sort des
trônes, que la lumière sorte des tombeaux ! (Acclamation unanime et
prolongée. De toutes parts éclate le cri : Vive Victor Hugo !)
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