mercredi 30 janvier 2013

Rousseau vu par Jules Lemaître (3)

 
 Lors de cette conférence, Jules Lemaître évoque la liaison entre Rousseau et Thérèse Levasseur

De retour à Paris, Jean-Jacques, tombé de ses ambitions, était fort triste et fort désemparé. Il s'installe de nouveau à l'hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, près de la Sorbonne.

Les pensionnaires mangeaient avec l'hôtesse et une jeune lingère de vingt-deux à vingt-trois ans, Thérèse. La mère, madame Levasseur, avait tenu boutique à Orléans, où son mari était «officier de monnaie.» Ayant mal fait ses affaires, elle avait quitté le commerce et était venue à Paris avec son mari et ses enfants. (Jean-Jacques nous dit qu'elle avait «beaucoup d'enfants», sans préciser.) Et maintenant écoutons Jean-Jacques :
La première fois que je vis paraître cette fille à table, je fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table était composée de plusieurs abbés irlandais, gascons, et autre gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avait rôti le balai : il n'y avait là que moi seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça la petite, je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n'aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion, je la vis sensible à mes soins, et ses regards, animés par la reconnaissance qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en devinrent que plus pénétrants.
avec Rousseau, à Paris
Bref, il lui fait la cour... Il lui déclare d'avance que «jamais il ne l'abandonnera et que jamais il ne l'épousera». Elle hésite. Un jour enfin, «elle lui fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de l'enfance, fruit de son ignorance et de l'adresse d'un séducteur». Il s'écrie joyeusement : «Ce n'est que cela» ? Ils «se mettent» ensemble. Mais, jusqu'en 1749, il garde sa chambre à l'hôtel, et va passer ses journées chez Thérèse et sa mère.

«Sa demeure devint presque la mienne.» En 1749 seulement, il s'installe avec elle dans un petit appartement à l'hôtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, et y demeure pendant sept ans, «jusqu'à son délogement pour l'Ermitage».
Arrêtons-nous sur Thérèse.
Je crois bien qu'aucun des critiques ou historiens de Rousseau n'a manqué de déplorer sa rencontre avec Thérèse : «
Liaison indigne de lui, dit-on, et qui eut la plus triste influence sur son sort.» Il me semble qu'on exagère. La famille de Thérèse a causé à Rousseau de grands ennuis, sans doute. D'autre part, la fécondité de Thérèse a été pour lui l'occasion de l'acte le plus coupable qu'il ait commis. Mais Thérèse elle-même, malgré ses défauts, me paraît bien lui avoir été, pour le moins, aussi douce, aussi consolante et utile que funeste. Et enfin, qu'il ait formé cette liaison, cela s'explique aisément ; et il aurait pu tomber plus mal.
Jeune, Thérèse, dut être assez jolie fille. (Au reste, elle n'est pas laide sur le seul portrait qu'on ait d'elle, et qui la représente à cinquante ans environ.)  (...) Thérèse, à vingt-trois ans, pouvait plaire. Ceci me paraît acquis.
Que cherchait Rousseau quand il la rencontra ? Une infirmière et une servante autant qu'une compagne.
Thérèse avait eu un malheur ? Tant mieux ! «
Sitôt que je le compris, dit Rousseau, je fis un cri de joie.» Pourquoi ? C'est sans doute parce qu'il avait craint une autre chose qu'il nous dit sans ambages. Mais c'est aussi parce que, peu sûr de lui à cause de son infirmité et de sa névrose, il ne tenait pas du tout à être le premier dans un cœur.—Et selon moi, c'est ce qui explique que la jalousie en amour soit absente de sa vie, et à peu près absente de son œuvre.
Thérèse était une ouvrière en linge,—une grisette,—ignorante et d'esprit fort simple.
(...)
Thérèse

Excellent, tout cela ! et c'est bien ce qu'il lui fallait. Il avait alors trente-trois ans. Or il nous dit qu'à partir de trente ans sa maladie s'aggrava. Il lui fallait une infirmière. Il lui fallait une femme qui lui fût inférieure socialement et de toutes façons ; une fille du peuple, et qui fût pauvre, et qui lui dût de la reconnaissance, et qui ne fît pas la délicate et la renchérie, et devant qui il n'eût pas honte de ses misères physiques ni de ses défaillances sexuelles, et qui lui donnât les soins les plus intimes. Et voilà pourquoi il choisit Thérèse.
Et il la choisit aussi parce qu'elle était ignorante et «stupide», comme il le dit lui-même. Il lui fallait une compagne avec qui il n'eût pas de frais à faire ; une femme aussi dont la simplicité d'esprit lui fût un repos, et quelquefois un amusement... Au reste son cas, ici, n'est pas extraordinaire : on a souvent vu des artistes rechercher une compagne inculte et un peu bête,—pour être plus tranquilles...
Rousseau n'épouse pas Thérèse. Il en donne, en 1755, la raison (assez vague) à madame de Francueil : «
Que ne me suis-je marié, me direz-vous ? Demandez-le à vos injustes lois, madame. Il ne me convenait pas de contracter un engagement éternel, et jamais on ne me prouvera qu'aucun devoir m'y oblige.»—Il en donne, en 1761, une autre raison à madame de Luxembourg : «Un mariage public nous eût été impossible à cause de la différence de religion.»

Mais en 1745 Rousseau était encore catholique : cette raison ne vaut donc rien. En somme, il n'épouse pas Thérèse, pour être plus libre, pour qu'elle dépende toujours de lui ; peut-être pour n'avoir pas à la mener quelquefois avec lui dans les maisons où il va.
Il n'épouse pas Thérèse. Mais certainement il l'aime.
 (...)
la Maréchale de Luxembourg

Rousseau eut de Thérèse trois enfants de 1746 à 1750 : il en eut deux autres entre 1750 et 1755. Il les mit tous les cinq aux Enfants-Trouvés.
Qui nous l'a dit ? Rousseau lui-même, et Rousseau tout seul. Ceux qui en ont parlé ou écrit au XVIIIe siècle ne le savaient que par Rousseau. Aucun témoignage qui ne soit fondé, directement ou indirectement, sur les confidences de Jean-Jacques (aucun, sauf un témoignage anonyme dans le Journal encyclopédique, en 1791. L'anonyme dit que, voisin de Rousseau dans la rue de Grenelle-Saint-Honoré,—donc entre 1749 et 1756,—il avait entendu dire à son barbier que M. Rousseau envoyait ses enfants aux Enfants-Trouvés et que cela était connu dans le quartier. Ce témoignage d'un anonyme, trente-cinq ou quarante ans après les faits, et neuf ans après la publication des Confessions, ne paraît pas très imposant).
Où je veux en venir ? Voici.
Dans le fond, on sent que, malgré tout, Jean-Jacques fut plutôt meilleur que beaucoup de ses confrères en littérature de ce temps-là. Il y a, dans la vie de Voltaire, des méchancetés noires, des mensonges odieux, des platitudes, même des actes d'improbité. Et il y a bien des hontes dans la vie de quelques autres... Mais voilà ! cinq enfants aux Enfants-Trouvés, cela est monstrueux ; de quelque côté qu'on le prenne ; cela semble pire,—à cause de la représentation précise qu'on s'en fait,—que l'abandon même d'une fille séduite et enceinte. Bref, cela paraît un des crimes par excellence contre la nature,—contre cette nature dont Jean-Jacques est l'apôtre. Et alors les amis de Rousseau voudraient bien que ce ne fût pas vrai.
Moi-même, jadis, je raisonnais ainsi :
—Nulle autre preuve que les aveux de Rousseau, aveux faits sans nécessité, «pour que mes amis, dit-il, ne me crussent pas meilleur que je n'étais».—«J
e le dis à tous ceux à qui j'avais déclaré nos liaisons, je le dis à Diderot, à Grimm, je l'appris dans la suite à madame d'Épinay, et dans la suite encore à madame de Luxembourg, sans aucune nécessité et pouvant aisément le cacher à tout le monde.»—Cela est un peu étrange : car, qu'il l'ait dit «sans nécessité et pouvant le cacher», cela signifie que, de 1747 à 1755, aucun de ses amis, aucune de ses belles amies qui s'amusaient à visiter Thérèse ne s'étaient aperçus d'aucune des cinq grossesses. En somme, si l'on en croit Rousseau, il le dit tout justement parce que, s'il ne l'avait pas dit, personne ne s'en serait douté.
(Thérèse l'avait dit, raconte-t-il, à madame Dupin, et cela fait une difficulté : mais on peut croire ici Thérèse stylée par lui, et que, par suite, les aveux de Thérèse ne sont pas plus une preuve que les aveux de Jean-Jacques.)

En 1761, madame de Luxembourg a l'idée de retrouver les enfants de Rousseau. Elle lui demande quelles sont les dates et les marques de reconnaissance. Il lui écrit à ce sujet :
Ces cinq enfants ont été mis aux Enfants-Trouvés avec si peu de précautions pour les reconnaître un jour, que je n'ai pas même gardé la date de leur naissance.
Cela est-il bien possible ? et Thérèse aussi l'a-t-elle oubliée ?—Il se souvient pourtant que le premier enfant est né «
dans l'hiver de 1746 à 1747, ou à peu près». Celui-là avait une marque dans ses langes. (Il dit dans les Confessions que «cette marque était un chiffre qu'il avait fait en double, sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant».) Les autres enfants n'avaient aucune marque.
Laroche, homme de confiance de la maréchale, fait donc des démarches pour retrouver l'aîné, celui qui avait une marque, et qui en 1761 devait, s'il vivait encore, avoir quatorze ans. Les recherches sont infructueuses.
Rousseau écrit alors à la maréchale : «
Le succès même de vos recherches ne pouvait plus me donner une satisfaction pure et sans inquiétude.» (Et cela est vrai : où, dans quel état allait-il retrouver, s'il le retrouvait, ce garçon de quatorze ans ? et comment aurait-il été absolument sûr que c'était bien lui ? etc...)—«Il est trop tard, ajoute-t-il, il est trop tard. Ne vous opposez point à l'effet de vos premiers soins ; mais je vous supplie de ne pas y en donner davantage
Rousseau, dans la partie de ses Confessions écrite en 1769, nomme la sage-femme Gouin.

L'a-t-il indiquée en 1761 à madame de Luxembourg ? Ou cette sage-femme était-elle morte ? En tout cas Rousseau savait bien qu'elle serait morte quand les Confessions seraient rendues publiques.
Oh ! tout cela ne prouve pas que les cinq enfants soient une invention de Rousseau. Mais il semble qu'il ait tenu avec madame de Luxembourg la même conduite que si ç'avait été une invention.
Et là-dessus on pourrait essayer une hypothèse :
—Affligé des infirmités que vous savez, à cause de cela timide avec les femmes, les adorant toutes et ne concluant jamais ; sans autre liaison que celle de Thérèse ; abstinent dans un monde aux mœurs extrêmement relâchées ; devinant ce que sa conduite et le siège même de son infirmité pouvait suggérer à la malignité des gens, le lisant peut-être dans les yeux de ses amis, et surtout de ses amies,—ne se pourrait-il pas qu'une de ses pires terreurs, et la plus obsédante, ait été de passer pour impuissant ?—De là, cette réplique qu'on peut appeler triomphante : la fable des cinq enfants, et, parce qu'il n'aurait pas pu les montrer et que, d'autre part, l'horreur d'un tel aveu en impliquait la véracité, l'histoire du quintuple recours aux Enfants-Trouvés. Peut-être Rousseau, imaginatif et «simulateur» comme il était, a-t-il mieux aimé paraître abominable que d'être soupçonné d'une des disgrâces les plus mortifiantes pour l'orgueil masculin.
L'hypothèse est fragile, je le reconnais. Il y en a une autre. D'après madame Macdonald, Thérèse, cinq fois de suite, aurait fait croire à Rousseau qu'elle était enceinte, qu'elle était accouchée chez une sage-femme et qu'elle avait fait porter l'enfant aux Enfants-Trouvés.
façade des Enfants-Trouvés
 Le principal argument de madame Macdonald, c'est que Rousseau avoue qu'il n'a vu aucun de ses cinq enfants.—Cette machination se serait faite d'accord avec Grimm et la mère Levasseur. Dans quel dessein ? Pour empêcher Jean-Jacques de quitter Thérèse.
Une telle hypothèse souffre d'étranges difficultés, et matérielles et morales. Au reste, si elle supprime le fait de la naissance et de l'abandon des enfants, elle ne supprime pas le consentement de Rousseau à l'abandon de ces enfants qu'il croyait avoir. Donc, elle ne l'absout pas.
Ici, se place naturellement une autre explication,—qui était celle de Victor Cherbuliez :—Oui, Thérèse eut cinq enfants et qui furent tous mis aux Enfants-Trouvés. Mais de ces enfants Rousseau n'était pas et ne pouvait sans doute pas être le père. Et, dans ces conditions, la conduite de Rousseau est assurément moins abominable.
Je ne repousse pas absolument cette hypothèse ; mais elle soulève encore bien des objections.—D'après Tronchin, Rousseau n'était pas impropre à avoir des enfants ; il y fallait seulement certaines conditions, qu'il trouvait auprès de Thérèse. Il ne pouvait donc avoir, au plus, que des doutes sur sa paternité.—Et, d'autre part, s'il avait su ou cru Thérèse infidèle, nous aurait-il parlé de sa «fidélité sans tache» ?—A moins de supposer encore une fois qu'il aimait mieux paraître criminel que de passer pour impuissant ou que d'être ridicule...
Tout bien examiné, mon hypothèse (qui d'ailleurs n'est pas à moi tout seul) me plairait mieux.—Mais j'ai été aux Enfants-Trouvés. Dans le dossier de l'année 1746, j'ai trouvé un papier [Cette découverts est due à madame Macdonald.

J'ignore ce qu'elle en a conclu.] portant cette mention : «2795. Marie-Françoise Rousaux» (ce dernier mot rayé et surchargé du mot «Rousseau» correctement écrit). «Un garçon le 19 novembre 1746.» Puis, d'une autre écriture et d'une autre encre : «Joseph Cathne a été baptisé ce 20 novembre 1746. Daguerre, prêtre.»—Ce papier est épinglé à un bulletin de dépôt imprimé. Et, dans le registre où sont inscrits les dépôts de l'année 1746, j'ai lu ceci : «Joseph Catherine Rousseau, donné à Anne Chevalier, femme André Petitpas, à Guitry (Andelys), 1er mois, 6 francs, payés 22 décembre 46 ; 21 janvier 1747, 5 f. 2e (mois) jusqu'au 14 janvier 1747, jour du décès, 1 mois 23 jours.»
Cela est impressionnant. La marque de reconnaissance a disparu. Mais la date concorde avec l'indication de Rousseau. «Marie-Françoise». prénoms de la déposante, sont aussi ceux de la mère Levasseur.—D'autre part, pourquoi ce nom de «Joseph», et surtout pourquoi ce prénom féminin de Catherine donné à un garçon ? Je n'en sais rien. Et l'on doit remarquer aussi que le nom de Rousseau est et était fort commun.—C'est égal : la date, le nom de famille, les prénoms de la déposante, cela fait trois, concordances singulières.
Mais alors, si l'homme de confiance de madame de Luxembourg a vu ce papier et ce registre, comment a-t-il déclaré n'avoir rien trouvé du tout ?... Faut-il voir là un mensonge charitable de madame de Luxembourg qui n'a pas voulu dire à Rousseau que l'enfant était mort ?
Quant aux autres enfants, s'il n'y en a nulle trace dans les registres, c'est peut-être que la déposante ou l'administration leur avait donné, comme cela se faisait, un faux nom de famille.

—Je ne sais rien, vous ne savez rien, nous ne savons rien.


lundi 28 janvier 2013

Rousseau vu par Jules Lemaître (2)

 
 L'épisode de l'Ermitage, vu par Jules Lemaître.  Le critique se montre très clément à l'égard de Grimm et Diderot...



Telles étaient encore, ce semble, les dispositions de ses amis (ndlr : il s'agit des Encyclopédistes), lorsque Jean-Jacques vint à l'Ermitage.
Rousseau dit que, tout de suite après le Devin ils avaient été jaloux de lui parce qu'ils n'auraient pas su, eux, faire un opéra-comique. Il dit aussi qu'ils lui en voulaient de sa réforme morale, qu'ils ne lui pardonnaient pas sa vertu. Cela est bien peu croyable. Sa célébrité subite a pu les ennuyer un moment ; mais je crois qu'ils ne lui furent ennemis que plus tard, après qu'il les eut lassés par ses défiances et ses noires humeurs, et surtout après qu'il se fut déclaré nettement et solennellement contre le parti des philosophes.
l'ermitage de Montmorency (1756-57)
Mais, auparavant, ils pouvaient bien le taquiner quelquefois comme d'Holbach qui se divertissait à le faire «monter à l'échelle» parce que c'est seulement dans ces moments-là que Rousseau était éloquent : ils n'avaient point encore de mauvais sentiments pour lui. Je me figure qu'ils se disaient simplement :
—Voilà un homme bizarre, mais d'un beau talent. Sa tête va achever de se détraquer l'hiver dans cette solitude. Et quelle compagnie pour lui que Thérèse et sa mère ! Si on pouvait le détacher de Thérèse, ou tout au moins le ramener à Paris !
Or, la mère Levasseur avait soixante-dix ans et était impotente.
Ils imaginèrent de dire que c'était conscience d'obliger cette vieille femme à passer l'hiver dans un isolement complet, loin de tout secours. Ils pensaient sans doute que Thérèse voudrait suivre sa mère et que Rousseau viendrait lui-même à Paris, dont le séjour serait meilleur pour son cerveau, et où il aurait d'autre société que celle des deux «gouverneuses».
Mais ils s'y prirent mal. Ils eurent avec les deux femmes des conférences secrètes dont Jean-Jacques eut vent. Avec lui, Diderot se montra indiscret et despotique, à son ordinaire. Jean-Jacques fut vivement blessé. Dès lors, il croit à un complot formé par ses amis (Grimm, Diderot, d'Holbach) pour le rendre odieux. Plus tard il fera entrer tout l'univers dans ce complot.
Il entendait vraiment trop peu la plaisanterie. Une fois,—toujours pour le décider à rentrer l'hiver à Paris,—Diderot lui écrit :
Le Lettré [C'était le surnom qu'on donnait au fils de madame d'Épinay.] a dû vous écrire qu'il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C'est un échantillon de notre petit babil.
La plaisanterie était amicale et gentille puisque c'était une allusion aux habitudes aumônières de Jean-Jacques. Il l'accueillit de la façon la plus rogue et répondit fort lourdement :
Il y a ici un vieillard respectable qui, après avoir passé sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les lundis que des cent liards que j'aurais distribués aux gueux des remparts... C'est à la campagne qu'on apprend à servir l'humanité : on n'apprend qu'à la mépriser dans les villes.
De même, Diderot ayant écrit par hasard dans ses Entretiens sur le Fils naturel : «Il n'y a que le méchant qui soit seul», Rousseau prit cela pour lui et cria comme un assassiné. Ah ! ce n'était pas un monsieur commode.
L'autre épisode de son séjour à l'Ermitage, ce sont ses amours avec madame d'Houdetot.
Les études sur ce sujet sont abondantes. La dernière est le livre précis et solide de M. Eugène Ritter : J.-J. Rousseau et madame d'Houdetot. Mais voici, je crois, tout ce qu'il vous importe de savoir, et ce qui me semble la vérité.
Sophie d'Houdetot à l'ermitage

En l'absence de son amant Saint-Lambert, qui est à l'armée, madame d'Houdetot, belle-sœur de madame d'Épinay, trente ans, brune, beaucoup de cheveux, louche et marquée de la petite vérole, agréable avec cela, libre, gaie, très bonne femme, fait des visites à Rousseau dans son Ermitage—(la première fois, crottée comme un barbet). Lui, va la voir à son château d'Eaubonne. Il s'enflamme, il croit aimer pour la première fois, et que c'est la grande passion. Il nous parle de son «
tendre délire», et de ses «érotiques transports». Il écrit à madame d'Houdetot des lettres brûlantes. Elle s'amuse de ses entreprises auxquelles elle n'a pas de peine à se dérober. En somme, Rousseau la chauffe pour Saint-Lambert.
Cependant on se doute de quelque chose dans le petit cercle de la Chevrette. A table, on se moque de lui à mots couverts. Madame d'Épinay est un peu jalouse. Elle déteste d'ailleurs madame d'Houdetot. Elle «
potine» avec Thérèse, que Jean-Jacques, je l'ai dit, ne traite plus que comme une sœur, et qui souffre probablement, elle aussi, de cette aventure.
Thérèse détourne des lettres de madame d'Houdetot et les montre à madame d'Épinay.
Puis, Saint-Lambert est averti, soit par une lettre anonyme de Thérèse, ou simplement (selon M. Ritter), par une indiscrétion de Grimm. Saint-Lambert est un sage, un homme qui «ne se frappe pas». Il sait du reste que Jean-Jacques n'a pu aller très loin. Néanmoins, il lui bat froid à son retour, et madame d'Houdetot aussi : de quoi (détail charmant) Jean-Jacques se plaignit à Saint-Lambert lui-même. Tout ce qu'il a gagné à cette vaine excitation, il nous apprend que c'est une «
descente» qui vient s'ajouter à ses autres maux.
Là-dessus, madame d'Épinay devant aller à Genève, consulter Tronchin (peut-être sur une grossesse que sa maladie rendait dangereuse), dit un jour à Rousseau : «
Ne viendrez-vous pas avec moi, mon ours ?» Rousseau n'en a nulle envie. Déjà, il s'est aperçu qu'il s'est donné des chaînes. Combien de fois a-t-il été appelé à la Chevrette au moment où il avait envie d'écrire, ou de rêver dans les bois, ou simplement de rester chez lui ! Diderot, indiscret et impétueux comme toujours,—ce bourdonnant Diderot dont le style même vous tutoie et vous tape sur les cuisses,—le somme de payer sa dette à sa bienfaitrice en l'accompagnant. Grimm,—l'Allemand profiteur et sournois, l'amant de madame d'Épinay,—l'en presse de son côté. Rousseau lui répond par une longue lettre explicative, gauche et fière, d'où j'extrais ce passage délicieux :
...
Madame d'Épinay, souvent seule à la campagne, souhaitait que je lui tinsse compagnie. C'était pour cela qu'elle m'avait retenu... Il faut être pauvre, sans valet, haïr la gêne et avoir mon âme, pour savoir ce que c'est pour moi que de vivre dans la maison d'autrui.
J'ai pourtant vécu deux ans dans la sienne, assujetti sans relâche avec les plus beaux discours de liberté, servi par vingt domestiques et nettoyant tous les matins mes souliers, surchargé de tristes indigestions et soupirant sans cesse après ma gamelle...
Il aurait dû s'en aviser plus tôt. Dès qu'il s'en avise, il devrait partir, coûte que coûte. Mais il reste sur les prières de madame d'Houdetot, qui craint des «
histoires». Et il attend que, sous l'influence de ce mauvais chien de Grimm, madame d'Épinay, qui est déjà à Genève, lui signifie son congé.
Et, le 15 décembre 1757, en plein hiver et par la neige, il déménage,—beaucoup trop tard pour sa dignité. Où va-t-il ? A Paris, où l'on peut si bien vivre seul ? 
le petit Mont-Louis (à partir de décembre 1757)

Dans quelque maisonnette de la banlieue, dont le propriétaire serait un bourgeois inconnu, à qui il n'aurait nulle obligation ? Non, mais à Montlouis, près de Montmorency, dans une maison que lui loue M. Mathas, procureur fiscal du prince de Condé, et tout proche du château du maréchal et de madame de Luxembourg, dont il sera encore, et quoi qu'il fasse, l'obligé, et qui lui feront du mal sans le vouloir. Mais quoi ! On dirait que cet ami des sauvages et cet homme d'une indépendance si farouche ne peut absolument pas se passer de la compagnie et de la protection des grands.
C'est donc à Montmorency que nous le retrouverons,—à Montmorency où il continuera à devenir meilleur à mesure qu'il deviendra plus fou.

dimanche 27 janvier 2013

Rousseau vu par Jules Lemaître (1)

Au début du XXè siècle, Jules Lemaître s'est rendu célèbre par une série de conférences sur Rousseau. Dans les extraits qui suivent, il analyse la question de la "réforme" du Genevois, survenue peu après la parution de son premier discours, consacré aux sciences et aux arts.

 
Enfin, le premier Discours de Rousseau s'empare de Rousseau lui-même. Par un phénomène connu d'autosuggestion,Jean-Jacques se façonne d'après son livre. Il veut ressembler à l'idée que ce livre donne de lui. Il veut en réaliser l'épigraphe : Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis.
Il entreprend sa réforme morale.
Il ne faut oublier ni son origine et son vieux fond protestant, ni sa période de pratique catholique et le temps où il composait des prières pour madame de Warens. Je crois qu'il n'avait jamais cessé d'être préoccupé de «
vie morale ». Plusieurs fois il avait eu des velléités de réforme, et fait des efforts et des tentatives dans ce sens.

Jules Lemaitre (1853-1914)
(….) Oh ! Jean-Jacques en avait eu plus d'un, de ces beaux mouvements. Mais, jusque-là, cela avait peu de suite. Cette fois, après le Discours sur les sciences et les arts, c'est tout à fait sérieux. Il veut décidément être un autre homme, et pour toute sa vie. Il nous explique cela au livre VIII des Confessions, mais mieux encore dans la Troisième Rêverie, où il idéalise décidément son passé et se voit tel qu'il aurait voulu être.

—Il est déterminé, non seulement par les belles phrases de son propre Discours, mais par son passé religieux qui lui remonte au cœur :
Né dans une famille où régnaient les mœurs et la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j'avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d'autres diraient des préjugés qui ne m'ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi-même..., forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien (épigramme suggérée par son résidu protestant) et bientôt, gagné par l'habitude, mon cœur s'attacha sincèrement à ma nouvelle religion... Les instructions, les exemples de madame de Warens m'affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j'ai passé la fleur de ma jeunesse, l'étude des bons livres... me rendirent dévot presque à la manière de Fénélon.
Et, plus loin, pour signifier sa réforme, il emploie des expressions solennelles, presque toutes d'un caractère religieux :
Tout contribuait à détacher mes affections de ce monde... Je quittai le monde et ses pompes... Une grande révolution venait de se faire en moi, un autre monde moral se dévoilait à mes yeux... C'est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde...
Et, de loin, il le croit.
En réalité, sa réforme fut, d'abord, surtout extérieure. Et on ne saura jamais, et sans doute lui-même n'a jamais su pour quelle part y entrait le désir de se distinguer et le désir d'être meilleur.
Il faut dire que c'est au sortir d'une «grave maladie» (mais chez lui on ne les compte plus) qu'il forme le dessein d'accorder sa vie avec ses maximes «
sans s'embarrasser aucunement du jugement des hommes »,—« dessein le plus grand peut-être, dit-il, ou du moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu ».

D'abord il renonce à la politesse. Mais il a la franchise de nous en donner cette raison :
Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis caustique et cynique par honte ; j'affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer.
Il y arrive à peu près, mais non entièrement. Madame d'Épinay dit de lui dans ses Mémoires : «
Il est complimenteur sans être poli ». Combinaison bâtarde. Le contraire serait plus digne d'un sage.
Il réforme son costume :
Je quittai, dit-il, la dorure et les bas blancs ; je pris une perruque ronde ; je posai l'épée ; je vendis ma montre en me disant avec une joie incroyable : Je n'aurai plus besoin de savoir l'heure qu'il est.
Il ne veut plus de cadeaux et devient très ombrageux sur ce point. Cela ira, comme on le voit cinquante fois dans sa correspondance, jusqu'à la susceptibilité la plus maladive. Il est vrai que Thérèse continuera à en recevoir, mais à l'insu de Jean-Jacques.
Il quitte l'excellente place de caissier qu'il avait chez le fermier-général Francueil, moitié (car il explique loyalement les deux motifs) parce que l'emploi était trop assujettissant et ne lui donnait que du dégoût, moitié parce que «ses principes ne se pouvaient plus accorder avec un état qui s'y rapportait si peu».
Et, pour gagner sa vie, il s'établit copiste de musique (à dix sous la page, un peu plus que le tarif ordinaire).

Dupin de Francueil

—Et il n'a pas fait ce métier en passant, durant une seule saison, le temps d'étonner ses contemporains. Il a vécu en partie de ce métier-là pendant des années et, semble-t-il, le reste de sa vie, à l'exception des années passées en Suisse, en Angleterre et en Dauphiné.  (…) Cette espèce de « conversion » de Jean-Jacques n'avait évidemment pas grand rapport avec celle de Pascal ou de Rancé. Aussi jamais réforme morale n'eut un tel succès mondain. Rousseau huron, Rousseau impoli, Rousseau sans épée et sans montre, et surtout Rousseau copiste de musique mit en l'air tout le Paris-élégant de ce temps-là. Toutes les belles dames voulurent de la musique copiée de sa main.

—Si Tolstoï s'établissait cordonnier à Paris, toutes nos belles socialistes iraient lui commander des bottines.
Rousseau jouit profondément de cette curiosité suscitée par sa conversion.
Ma chambre, dit-il, ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s'emparer de mon temps... Je ne pouvais refuser tout le monde... Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne.
Or, au moment même où il obtient ce succès de vertu, nous sommes bien forcés de croire (car ces choses se passent en 1750 et 1751) qu'il venait de mettre ou qu'il allait mettre aux Enfants-Trouvés son troisième ou quatrième enfant.
C'est que sa réforme n'est point intérieure, ou du moins ne l'est pas encore. En dépit de son goût pour la solitude matérielle, il n'est préoccupé que de l'impression qu'il fera sur les autres. Il dit qu'il secoue le joug de l'opinion, qu'il la brave : mais la braver de cet air, c'est toujours songer à elle. Une réforme morale aussi peu discrète, aussi peu silencieuse, est bien suspecte.—Au moment où il tâche de descendre en lui-même, l'opération est faussée par ce fait que, s'il s'examine, c'est pour se confesser non à un seul, ni à un homme revêtu d'un caractère sacré, mais à tout le monde, et qu'il est moins attentif à recueillir le fruit moral de son examen qu'à saisir les effets publics de sa confession. A cause de cela, et parce que, tandis qu'un de ses yeux est tourné en dedans, l'autre louche vers l'extérieur, on peut dire que ce solitaire qui s'est tant raconté ne s'est peut-être pas très bien connu et s'est presque constamment illusionné sur son propre compte.

S'aimer à l'excès empêche de se connaître, et réciproquement. A peine a-t-il résolu d'être meilleur qu'il se croit déjà meilleur.
Le grand ennemi des sciences et des lettres, des arts et du luxe est plus que jamais répandu dans le monde du luxe, des lettres, des sciences et des arts. Il grogne d'être envahi, mais il se laisse envahir. Il continue à faire de la littérature et de la musique. Il fait jouer Narcisse (sans succès) à la Comédie-Française en 1752. Vers le même temps, il compose le Devin du Village. Et la contradiction est si flagrante entre ses maximes et ses occupations que lui-même s'en aperçoit.

mercredi 23 janvier 2013

Le génocide vendéen

 

Est-il encore nécessaire d'ergoter, de se quereller sur les mots ou même sur le nombre de morts ?

lundi 14 janvier 2013

Panthéoniser Diderot ? (5)

Au déshonneur d'avoir renoncé à ses idéaux de jeunesse, Diderot ajoutera bientôt l'avilissement de ramper aux pieds d'un monarque. Pour remercier Catherine II de lui avoir adressé 50 000 livres pour l'achat de sa bibliothèque, Diderot s'abaisse en ces termes : "Grande Princesse, je me prosterne à vos pieds, je tends mes deux bras vers vous ; je voudrais parler, mais mon âme se serre (...) je jure qu'avant de mourir, j'aurai élevé à sa gloire une pyramide qui touchera le ciel, et où dans les siècles les souverains verront, par ce que le sentiment seul de la reconnaissance aura entrepris et exécuté, ce qu'ils auraient obtenu du génie si leurs bienfaits l'avaient cherché." (nov. 1766)
Pas un mot sur le coup d'état de 1762, rien non plus sur l'assassinat de empereur (et accessoirement son ancien époux...). Ce que Voltaire nommait des "bagatelles" ou encore des "affaires de famille", Diderot ne les évoquera jamais. 
Rulhière
 
Pire encore : lorsque le secrétaire de l'ambassadeur de France à St Petersbourg (un dénommé Rulhière), fait son retour à Paris en 1765, on sent aussitôt poindre de l'affolement dans le camp des affidés de Catherine. Rulhière, en effet, a entrepris de lire en public un ouvrage (qu'il a écrit mais pas publié) dans lequel il mentionne les méfaits commis par l'impératrice russe. "L'affaire est délicate, très délicate", fait savoir Diderot à la despote. Peut-être pourrait-on offrir à ce malotru un poste de diplomate en échange de son silence ? De son côté, Mme Geoffrin propose maladroitement 30000 livres à l'impertinent secrétaire afin qu'il brûle son manuscrit. 
Nouveau refus.
Pierre III, assassiné en 1762
 
Cette fois, la coupe est pleine. Diderot et Grimm décident d'employer les grands moyens. On procédera comme avec Rousseau, en discréditant l'écrit en même temps que la personne. Dans un de ses contes, il qualifie les révélations de Rulhière de "tissu de mensonges". De son côté, Grimm ironise à son propos : "Il est de ces gens qui vont toujours droit devant eux, sans jamais regarder ni à leur droite ni à leur gauche : ce chemin mène souvent droit aux petites maisons... Je crois M. de Rulhière à peu près le seul homme en Europe qui ait foi à la vérité de sa relation." (Correspondance Littéraire, 1770)
Le coup de grâce sera porté par Diderot en 1771. En maquillant le récit de Rulhière en conte (qu'il aurait écrit lui-même !!!), le philosophe-courtisan fait passer son adversaire pour un affabulateur. Cette fois, Rulhière doit s'avouer vaincu. Ses "Anecdotes sur la Révolution de Russie" ne seront rendues publiques qu'en 1797, après la mort de l'impératrice russe.
Je passerai sous silence le voyage de Diderot en Russie (en 1773), ainsi que les petites manoeuvres perfides auxquelles il se livrera auprès de l'impératrice pour humilier son ancien compagnon d'Alembert. De ces vingt années qui ont suivi l'enfermement à Vincennes, je préfère même tout oublier...
 
Car à quelques mois de sa probable panthéonisation, je ne veux me souvenir que du bohème idéaliste et pauvre qui hantait le quartier du Palais-Royal à l'aube des années 1740...

mercredi 9 janvier 2013

Silence aux pauvres !- Henri Guillemin (11)

 
 La conclusion de ce très beau (mais très controversé...) texte de Guillemin.
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Tout va bien, donc, pour la République, quand soudain Robespierre se voit confronté à un problème inattendu : un clan, exclusivement bourgeois (Soboul l'a établi dans son admirable thèse de douze cents pages sur Les Sans-culottes parisiens de l'an II), lance une campagne furieuse de déchristianisation. Elle commence avec l'affaire du nouveau calendrier déclenchée par Fabre d'Églantine ; quand l'évêque (constitutionnel) Grégoire, républicain décidé, demande pourquoi ce changement, la réponse est claire : pour qu'il n'y ait plus de dimanches, et plus de messes. Et tant pis si l'ouvrier ne se repose plus que tous les dix jours seulement. Anacharsis Clootz et Léonard Bourdon obtiennent — par on ne sait quel chantage — de l'évêque de Paris, Gobel, qu'il se déprêtrise publiquement, le 7 novembre. Tels représentants en mission, comme Dumont dans les départements du Nord, ou Javogues en Saône-et-Loire et dans l'Ain, font la chasse aux animaux noirs (ce sont les curés). La Commune désaffecte Notre-Dame de Paris, qui devient Temple de la Raison et Cambon réclame la fermeture immédiate de toutes les églises dans la France entière.

calendrier républicain
 Robespierre dit non ; nous sommes le 21 novembre 1793. Robespierre exige que soit maintenue la liberté de conscience. Il ne veut pas d'un totalitarisme athée ; mais il se heurte à forte partie, car, de même qu'à la Constituante la majorité était voltairienne (c'est la Constituante qui a désaffecté l'église Sainte-Geneviève pour en faire le Panthéon où elle a conduit, en grande pompe, le 10 juillet 1791, les cendres du glorieux Impie), de même, la majorité de la Convention ne demande pas mieux que de voir disparaître les principes, à tous égards désobligeants, du christianisme. Mirabeau se disait ouvertement « athée avec délices » ; le marquis de Sade précisait, quant à lui : « athée avec fanatisme ». Les Girondins avaient voulu s'opposer à toute allusion à Dieu dans la nouvelle Déclaration des droits de l'Homme et leur ténor Isnard trouvait d'une lenteur fastidieuse « l'agonie de la Superstition ».

Si Robespierre prend énergiquement parti contre cette brutale intolérance, c'est que, fervent disciple de Rousseau, il a, de longue date, quant au sens de la Révolution, une arrière-pensée qui commande toute son action, et il n'a pas craint d'imprimer, dans son périodique Le Défenseur, en juin 1792, cette apostrophe à l'Être suprême : « Ô Dieu, cette cause est la tienne », la cause qu'il défend, de l'équité. A ses yeux, la Révolution - sinon, elle est condamnée à l'insignifiance - doit comporter un nouveau regard de l'homme sur la vie, la mort, et l'emploi des jours. Cette vertu dont il parlera (et dont se gaussera bassement Danton) le 5 février 1794, dans son rapport Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l'administration intérieure de la République, c'est, avant tout, l'esprit civique, la solidarité, la bonne volonté courageuse, la préférence du Bien, l'esprit de sacrifice, la grandeur d'âme, la magnanimité. Nous voulons, se risque-t-il à dire, une Cité « où toutes les âmes s'agrandiront », la République des cœurs purs... Cette espèce de naïveté poignante, ça aussi, sachons-le, c'est le propre de Robespierre, de Robespierre sombrement résigné, en même temps, à la Terreur et à la guillotine.
procession de la déesse Raison


On imagine les haussements d'épaules et l'agacement irrité chez ceux — et ils sont légion — qui souscrivent à la formule de Voltaire : « Le plaisir est le but, le devoir (sic) et l'objet de tous les êtres raisonnables. » Le 18 Floréal, Robespierre s'avise d'exprimer toute sa pensée sur « le rapport des idées religieuses avec les principes républicains » ; et, cette fois, c'en est trop, car il dénude la docilité de ce qu'il nomme la secte encyclopédiste à l'égard des despotes, pourvu qu'ils soient éclairés. Le jour où il célèbre la Fête de l'Être suprême — le 8 juin, dans l'ancien calendrier, date de la Pentecôte pour l'année 1794 - Robespierre signe son arrêt de mort. Depuis près de deux ans, les trois quarts (pour le moins) des Conventionnels attendent qu'apparaisse le moyen de fermer, et si possible à jamais, cette parenthèse odieuse ouverte par le 10 août dans la vie politique et sociale. Or, voici que cette chance apparaît. Des rangs mêmes de la Montagne, le 8 juin, pendant la fête, ont fusé contre Robespierre des cris de haine, des interpellations insultantes. La semaine suivante, le 15, Vadier (membre du Comité de Sûreté générale) ravit l'assemblée en contant l'histoire de Catherine Théot, cette vieille folle mystique de la Contrescarpe qui prédit un nouveau Messie ; chacun a compris l'allusion : le nouvel Élu du Seigneur aucun doute, pour la grotesque prophétesse, c'est Robespierre, ce « prêtre et qui ne sera jamais qu'un prêtre », comme avait si bien dit Condorcet. Michelet crie sa joie devant l'opération Vadier : « On se tordait, dit-il, sur les bancs de la Convention. Rire immense. Rire sacré. Enfin Voltaire ressuscite. Béni sois-tu, bon revenant ! »

Maximilien était tombé malade, mi-février. Il avait été alors quotidiennement chapitré chez lui par Saint-Just qui l'a convaincu de frapper un coup double - disons deux coups successifs, mais très rapprochés - contre deux factions, aussi néfastes l'une que l'autre, qui font tant de mal à la République, les hébertistes et les dantonistes ; forcenés, les premiers ; sournois et plus dangereux encore, les seconds. Robespierre a fini par ouvrir les yeux sur ce Danton qui l'aura si longtemps abusé, qu'il défendait encore (ajoutant, tout de même : « je puis me tromper »), le 3 décembre 1793, et la rancœur lui fait mal quand il songe à la lettre, si fraternelle — et si ridicule, hélas ! — qu'il avait adressée à cet homme en février 93, lorsque la première femme de Danton était morte. Un écœurement l'a pris lorsque, le 29 mars 94, avant-veille de son arrestation, Danton a voulu s'entretenir avec lui, et qu'il a vu le gros homme, pour se défendre, incriminer Desmoulins (sa marionnette) lequel serait la proie d'un vice inavouable.

L'exécution d'Hébert, de Danton, de leur entourage interlope de parasites et de forbans, si elle n'a paru que trop tardive à un Billaud-Varenne, a fourni à d'autres montagnards leur prétexte de rupture. Il y a aussi, contre Robespierre, ces représentants en mission qu'il fait rappeler parce qu'ils donnaient de la République une image atroce, ou inacceptable. Il y a Cambon et son petit clan dont Robespierre observe, avec stupeur et dégoût, les méthodes singulières : ils règlent en assignats (dépréciés) les petites rentes d'État, en numéraire les grosses.

Et il y a Carnot qui ne décolère plus depuis que Robespierre parle de conclure la paix puisqu'à la fin de juin 1794, le sol français a été délivré de toute présence militaire ennemie. Cesser la guerre quand, après tant de mois, elle répond enfin à sa raison d'être, et qu'elle devient fructueuse ! Et surtout il y a, dans la Convention, ce large consensus pour en finir avec la Superstition. Notons-le bien, c'est l'Assemblée tout entière, in corpore, qui de bon cœur et joyeusement, s'est transportée, le 10 novembre 93 au Temple de la Raison substitué, la veille, à Notre-Dame.
juin 1794 : fête de l'Etre suprême


Pour se débarrasser de Robespierre, la marche à suivre est toute tracée : il n'est fort qu'à l'aide de son exécrable, mais puissante, mais irrésistible armée faubourienne. Toute la lie du peuple est pour lui. Ce à quoi il faut parvenir, c'est à lui retirer ce révoltant appui. Les deux comités vont s'y appliquer avec zèle. Depuis l'incident Vadier, dont la signification offensive était trop claire, Maximilien a pratiquement renoncé à ses fonctions gouvernementales. Afin de ne pas désorienter l'opinion, il fait, chaque matin, une apparition de quelques minutes au Comité de Salut public, signant pour la forme, quelques décrets, mais il ne participe plus au pouvoir. Or, on a décidé, entre conjurés, d'utiliser à fond contre lui une modification — excessive — de la procédure judiciaire réclamée par Couthon (et visant, lui-même le dira, cinq ou six individus, pas plus). Le plan d'action est de rendre la guillotine frénétique, en répétant partout, sans cesse, et confidentiellement, que Robespierre exige qu'il en soit ainsi. Le 29 juin, cinquante-quatre coupables ont été exécutés le même jour (un record !), hommes et femmes, tous et toutes revêtus de la chemise rouge des parricides : ce sont les criminels impliqués de près ou de loin, dans les tentatives d'assassinat imputées à Ladmiral et à Cécile Renault contre Robespierre. Et Robespierre se venge, paraît-il.
Si le Tribunal révolutionnaire, en quinze mois, a prononcé quelque douze cents condamnations à mort, en six semaines il en prononcera treize cents. Et qu'on le sache bien : c'est « Robespierre qui le veut ». Ces condamnations, au surplus, portent désormais, assez souvent, sur de petites gens, de pauvres gens, accusés d'avoir mal parlé de la République, regretté le bon temps de la monarchie. 

Qu'il a donc tristement changé, l'Incorruptible auquel on aura fait trop longtemps confiance ! Sur l'affreux calcul des complices, Lamartine, beaucoup mieux que Michelet, a dit la vérité en une phrase lapidaire : ce Robespierre dont ils veulent la tête, « ils le couvrirent, pendant quarante jours, du sang qu'ils versaient » pour le perdre. Opportune, excellente mesure supplémentaire : on établit, le 5 Thermidor, un nouveau maximum, celui des salaires, cette fois, qui doivent être réduits, selon les cas, de vingt, trente ou quarante pour cent. Bien entendu, la décision est de Robespierre. Enfin, pour que tout soit parfaitement au point, le jour J, Sieyès et Fouché se partagent la besogne : ils vont trouver, chez eux, les principaux membres du Marais pour les prévenir, amicalement : « Votre nom, je le sais, est sur la prochaine liste d'arrestations dressée par Robespierre. »
Le grand jeu se jouera, avec une vigueur et une unanimité consolantes, le 27 juillet 1794 (9 Thermidor an II). Cette Convention, jusqu'alors ratatinée sur elle-même et disant oui, à l'unanimité, aux propositions de Robespierre, elle est soudain transfigurée, et c'est à l'unanimité (quelle volte-face !) quelle envoie Robespierre à la mort. Comme on pouvait s'y attendre — on n'avait certes pas, en ce sens, ménagé les efforts — les faubourgs ne bougent guère ; le soir du 9 Thermidor où Robespierre et sa petite équipe ont été mis hors la loi, sur quarante-huit sections parisiennes, plus de la moitié restent indifférentes, et c'est deux ou trois mille plébéiens tout au plus, encore fidèles, qui s'attroupent dans la nuit devant l'Hôtel de Ville. Robespierre refuse de les encourager. Il sait bien que tout est fini et que son grand dessein a les deux ailes cassées.
juillet 1794 : exécution de Robespierre
 C'est la Libération de Paris comme écrira, après la dernière guerre, et dans une intention limpide, un historien occasionnel, ancien ami des Croix-de-feu : Ce qui signifie que la Convention va pouvoir enfin respirer, déposer le masque obligé, et révéler son vrai visage. Triomphe de la liberté économique. Suppression du contrôle des prix, lesquels montent aussitôt verticalement. On meurt de faim — et ce n'est pas là figure de style — dans « les quartiers du travail et de la misère ». Les suicides se multiplient. La mortalité dans Paris atteint, pendant l'hiver 1794-1795, le double de ce qu'elle était normalement.
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Insurrection d'affamés, le 1er avril 1795, Pichegru et ses soldats cernent le faubourg Saint-Antoine et y rétablissent l'ordre par les moyens appropriés. Puis la Convention, rendue à elle-même, bâtit une nouvelle Constitution inspirée par l'honorable Boissy d'Anglas qui s'est fait acclamer à la tribune en rappelant qu'« un pays gouverné par les propriétaires est dans l'ordre naturel ». Pour être membre de la Législative, il avait fallu prouver que l'on versait aux contributions l'équivalent de cinquante journées de travail. Non, deux cents, dit la Convention qui ne badine pas avec la sûreté des possédants. 
novembre 1799 (18 brumaire): coup d'état de Bonaparte
 La République de 1792 mourra en deux temps ; le 9 Thermidor est une esquisse du 18 Brumaire, un prélude. Bonaparte saura se faire charger, par un puissant groupe bancaire, de l'opération finale. A partir du 10 novembre 1799, plus d'élections. Les Français n'ont plus la parole. Les maires eux-mêmes sont nommés par le Premier Consul. Et dès lors voici la France vampire. Sa méthode italienne de 1796, Bonaparte l'appliquera, peu à peu, à l'Europe entière. Un caïd, pour s'enrichir, a besoin d'hommes de main, de tueurs à gages. Pour cet emploi, le gangster corse a réussi le tour de force de se procurer, tout bonnement, l'ensemble des conscrits français. Jacques Bainville dira du régime de Bonaparte qu'il fut un « trop bref âge d'or. » Jamais, avant de découvrir, grâce à Mathiez, l'extraordinaire épître de Roland — rappelez-vous ! sur les volontaires à expédier le plus loin possible, sous peine d'inconvénients majeurs pour les honnêtes gens — jamais je n'ai mieux compris l'immense bienfait dont la bourgeoisie française fut redevable à l'empereur. C'est lui qui, chaque année, grâce à cette conscription à laquelle échappent comme ils veulent les fils de familles (voyez Lamartine par exemple, qui eut ses 20 ans en 1810, et son camarade Virieu) enverra les jeunes plébéiens, éventuellement dangereux, au loin, au diable, et jusqu'à Moscou, pour le repos des gens de bien.

 

lundi 7 janvier 2013

Silence aux pauvres !- Henri Guillemin (10)

 
Puisqu'il n'y a plus de roi, la Constitution de 1791 doit être modifiée. A cet effet est convoquée une nouvelle Constituante, mais sous un autre nom. L'américanisme étant à la mode depuis le soutien aux insurgents, on choisit un mot anglais : Convention, qui ne signifie rien d'autre qu'assemblée, réunion. Un mot, cependant, qui, grâce à Michelet surtout, va s'environner de prestige. Quand le Hugo des Misérables, en 1862, imagine de faire s'agenouiller son bon évêque, Mgr Myriel, devant un survivant, qui va mourir, de la Convention, il est évident qu'en raison, sans doute, des hommes de la Montagne, le poète prend la Convention pour quelque Sinaï sublime, aux flancs zébrés d'éclairs. Ouvrons les yeux et prenons connaissance de la Convention telle quelle.

Donc, en septembre 1792, c'est le premier essai, en France, du suffrage universel. L'abstention sera colossale. A peine trente à quarante pour cent de votants. Plus de cens ; la nation est prolétaire à quatre-vingt quinze pour cent, journaliers ruraux et artisans ou ouvriers des villes. Sur les sept cent cinquante représentants à nommer, savez-vous combien seront, à la Convention, les représentants directs de cette multitude infinie de travailleurs faite, selon Voltaire, pour nourrir le petit nombre qui se réserve le droit de la gouverner ? Combien ? Deux ; Armonville, cardeur de laine près de Reims, et Noël Pointe, ouvrier à la manufacture d'armes de Saint-Étienne. Les analphabètes abondent dans les campagnes, et les paysans qui ont voté, en petit nombre, l'ont fait sous la conduite des notables locaux, le notaire, le médecin, le nouveau châtelain, tous de grands bourgeois enrichis, comme Danton, grâce aux biens nationaux. Ce sont les compétents, les messieurs qui savent puisqu'ils lisent.
E.J SIEYES
 Ainsi la Convention, où reparaissent par dizaines, et des membres de la Législative et même d'anciens constituants, comme Sieyès, est d'une composition sociale tout à fait identique à celle des assemblées précédentes. Mise à part la députation parisienne, qui est presque entièrement montagnarde (avec Danton, Marat, Robespierre), l'immense majorité, la quasi-totalité de la Convention appartient, sans l'avouer toujours, à ce centre, discrètement mais extrêmement dilaté, qu'on appelle, selon l'amitié ou l'hostilité qu'on lui porte : la Plaine, ou le Ventre, ou le Marais. Ces gens-là vivent tous dans l'effroi ; ils ont les épaules resserrées, le dos rond, la langue d'une grande prudence. Car s'ils se trouvent réunis, c'est la conséquence du 10 août ; et qu'est-ce que le 10 août ? Un coup de force faubourien. La pègre règne à la Commune. Heureusement qu'il y a ce Danton — et que l'or le comble, s'il le souhaite ! — qui a fait franchir à la Société des heures chargées d'épouvante. Et ce dont il nous faut prendre profondément conscience, c'est que la province, dans son ensemble, admet très mal cette injuste, cette absurde domination de Paris qui impose à la France de subir, servilement, les décisions prises par qui ? Non pas même par la capitale mais par une poignée de ses habitants, la part la moins estimable, les démunis, les passifs d'hier, autant dire la canaille.

Roland est resté ministre de l'Intérieur et dirige un Bureau de formation de l'esprit public qui inonde la France, aux frais de l'État, d'articles et de libelles dénonçant la tyrannie de ces pernicieux, de ces anarchistes (c'est le mot perpétuellement repris) dont le plus bel exemple est le sinistre Robespierre. Jour par jour une campagne se déchaîne contre lui, l'aspirant dictateur, l'ambitieux masqué qui vise, en fait, à la Toute-Puissance, avec l'armée de gueux qui est à ses ordres. Un groupe, déjà vigoureux à la Législative, s'est tout de suite reconstitué à la Convention, le groupe des Girondins (encore que trois seulement d'entre eux, mais les meneurs, Vergniaud, Guadet, Gensonné, soient des élus de la Gironde).
21 sept 92, 1è séance de la Convention

 Lamartine, dans son Histoire des Girondins où ne manquent, certes ni les légèretés, ni les bavures, n'en dira pas moins la vérité sur ce groupe : des gens, écrira-t-il en 1847, « parfaitement résolus à laisser subsister, dans les profondeurs sociales, les pires iniquités » ; ce qu'ils veulent, c'est l'aristocratie de la richesse, de telle sorte que la France, « à la place d'un seul tyran, en ait quelques milliers ». Et Jaurès, plus bref et encore meilleur : les Girondins ? « Une oligarchie de grands bourgeois beaux parleurs et arrogants. » Ils feront tout, en janvier 93, pour sauver la tête du roi, non par souci d'humanité, car il suffit de prêter l'oreille à leurs discours pour constater qu'ils y font grand usage des mots guillotine, échafaud, mais ils en réservent l'emploi à l'intention des anarchistes. L'existence du roi a, pour eux, une valeur mythique ; il demeure, même détrôné, le symbole de l'ordre établi, de la structure ancestrale, et qui doit demeurer immuable, de toute société civilisée. Les Girondins ne voteront la mort du roi que dans cette crainte des faubourgs qui ne cesse de les habiter.

Et qui fera créer ce tribunal révolutionnaire responsable de tant d'exécutions ? Ce n'est ni Saint-Just, ni Robespierre, mais bien Danton, le 10 mars 93, parce qu'il lui faut, n'importe comment, se démarquer, se défausser de Dumouriez avec lequel il s'est lourdement compromis et qui est à la veille non seulement de déserter, comme l'a fait La Fayette, mais de passer à l'ennemi pour lui offrir son concours. Et Danton, après avoir, le 1er avril, déclaré une guerre sans merci aux Girondins, ces lâches, les convie, quatre jours plus tard, à une association fraternelle, et c'est avec leur accord qu'il entre, le 6 avril, dans le premier Comité de Salut public.


En ce même mois d'avril 93, Robespierre horrifie les honnêtes gens en réclamant, dans la nouvelle Déclaration des droits de l'Homme, l'insertion d'un article qui limiterait le droit de propriété. L'argumentation de Maximilien est toute simple : vous n'avez pas aboli l'esclavage dans nos colonies, la traite des noirs subsiste ; demandez à un négrier ce qu'est ce bateau (« je me trompe, disait Robespierre, ce cercueil flottant ») dans lequel sont entassés des hommes, des femmes et des enfants à la peau noire et dont beaucoup meurent en route, il vous répondra calmement : « Ceci est ma propriété. » Eh non ! Nul homme ne saurait être propriétaire d'un autre homme. De même que la liberté a pour limite la liberté d'autrui, de même il faut que la loi interdise tout usage du droit de propriété qui porterait atteinte à la vie ou à la dignité d'êtres humains. Robespierre a touché à l'Arche, l'arche sainte, cette Propriété devenue sacrée depuis le 26 août 1789. Il a commis le crime que la Convention ne peut tolérer ; elle décidera donc, contre lui, que l'article concernant la propriété sera rédigé — voté — comme suit : « Le droit de propriété est celui de jouir et de disposer à son gré de ses biens. » A la bonne heure.

Les Girondins ont appelé le pays à se dresser contre Paris. « Hommes de la Gironde, levez-vous ! » s'est écrié Vergniaud. Et Cambon, précédemment, s'est adressé du même ton aux « généreuses populations du Midi » ; le Girondin Isnard, hors de lui, le 25 mai 1793, a repris à son compte le Manifeste de Coblentz pour annoncer que, si les propriétaires, à Paris, se voyaient menacés, la Province tout entière se jetterait sur la ville pour l'anéantir au point, disait cet orateur inspiré, que plus tard, « le visiteur des rives de la Seine se demanderait si jamais une cité avait existé là ». Et c'est, une fois de plus, les hideux faubourgs qui vont agir, contraignant l'Assemblée, sous la menace des canons d'Henriot (cet ancien commis d'octroi devenu, à n'y pas croire, le commandant en chef de la garde nationale), le 2 juin 1793, à exclure de son sein quelque trente membres. Inqualifiable attentat, dira Michelet, à la souveraineté nationale ; alors que Lamartine, peu suspect cependant de tendances anarchistes, venait d'écrire dans son Histoire des Girondins : « Encore six mois d'un pareil gouvernement (celui du premier Comité de Salut public, avec Danton à la tête) et c'en était fait de la France, et comme République, et comme nation. »

Pour les hommes raisonnables, comme sont les Girondins, le libéralisme est la loi des lois dans le domaine de la production et du commerce où doit s'épanouir en pleine autonomie le système du marché. Roland, ministre de l'Intérieur, a défini le dogme : « Tout ce qu'un sage gouvernement peut et doit faire en matière économique, c'est d'affirmer qu'il n'interviendra jamais. » Et cependant, en septembre 1793, à la suite d'un nouveau mouvement de la basse plèbe, le Comité de Salut public, celui du 27 juillet où Robespierre exerce son ascendant, fait entériner par la Convention cette cruelle atteinte à la Propriété qu'implique un contrôle étatique des prix : un chiffre MAXIMUM a été fixé pour la vente de trente denrées alimentaires considérées comme de première nécessité ; par rapport aux prix de 1790, une augmentation du tiers est autorisée, mais les salaires, parallèlement, devront être augmentés de moitié. Quant au prix du pain, depuis des mois il est maintenu à trois sous la livre au moyen d'un impôt spécial sur les riches. De quoi, tout cela, indigner la très grande majorité des conventionnels, mais qui ne peuvent que baisser la tête et ronger leur frein tant que Robespierre aura derrière lui, pour légiférer, la vaste tourbe de cette canaille armée de fusils qui remplace l'ancienne, et si précieuse, garde nationale formée d'honnêtes gens.
Robespierre
 Dans l'été de 1793, la situation intérieure, extérieure, de la République française est plus qu'alarmante, frôlant la ruine et l'engloutissement. Les Girondins bannis de l'Assemblée ont réussi à soulever contre Paris un bon nombre de départements. Avant même le 2 juin, le 29 mai, Lyon est entré en révolte, la bourgeoisie locale destituant la municipalité montagnarde (elle guillotinera l'ancien maire) et réunissant une armée sérieuse. Le 11 mars, à Machecoul, s'est inauguré ce qui s'appellera la guerre de Vendée. Ce jour-là, soudain, un carnage de républicains ; riposte à la levée de trois cent mille hommes qu'il a fallu prescrire devant l'assaut (enfin) lancé par les Austro-Prussiens, le 1er mars, et qui, en quelques jours, va chasser les troupes françaises de Belgique et de Rhénanie. Rien à voir, le carnage de Machecoul, avec une résistance catholique et royaliste. Cet aspect-là ne s'avérera qu'un peu plus tard. Pour l'heure, un refus violent de se laisser mobiliser par des fonctionnaires dont on ne comprend même pas la langue et pour une patrie que l'on ne reconnaît pas. La guerre de Vendée a commencé par un refus de service militaire. Les premiers Vendéens furent des insoumis, des conscrits réfractaires ; il est utile de le savoir. Utile aussi de n'ignorer point que la guerre de Vendée où s'entassèrent, des deux côtés, des horreurs et qui fit certainement plus de cent mille victimes (cent cinquante mille peut-être) n'avait rien d'un génocide comme disent quelques polémistes d'aujourd'hui ; rien de racial dans cette tragédie ouverte par l'assassinat de délégués républicains, le 11 mars 1793, dans la petite ville de Machecoul, en Loire-Atlantique.

Fin juin 1793, sur quatre-vingt-trois départements, soixante sont en sécession. Le corps expéditionnaire du duc d'York cherche à investir Dunkerque ; Cobourg, l'Autrichien, guette Maubeuge et Strasbourg. La situation est si grave que, le 10 juillet, lors du renouvellement mensuel des pouvoirs du Comité, Danton s'est retiré, prenant pour prétexte jovial son tout récent mariage, et tout ce qu'il avait à enseigner, disait-il, pour une heureuse vie conjugale, à sa jeune épouse de seize ans. Qu'on veuille bien lui permettre, en conséquence, de se consacrer, pour un temps, aux joies du foyer. Robespierre donne alors sa mesure. Lui qui a vainement tenté d'écarter la guerre, puisque la guerre est là qu'on la gagne ! Et il invente un comportement jusqu'alors inédit. Une défaite était toujours, avant lui, imputable aux soldats. Mais les généraux ? Intouchables ! Cet usage reprendra après l'intermède Robespierre. Ne verrons-nous pas l'Armée, après les désastres de 1870-1871 et la reddition de Paris, faire pleuvoir sur elle-même un déluge de décorations et de promotions. (Je me souviens de ma stupeur en tournant, au Journal Officiel, ces pages et ces pages encombrées de récompenses.)

la bataille d'Hondschoote
Rappellerai-je que le président Paul Reynaud, après la percée allemande de Sedan, en mai 1940, avait envisagé des sanctions - trop légitimes - contre les responsables, et en particulier Huntziger. À peine a-t-il esquissé ce geste que lui parvient une lettre comminatoire de son premier et prestigieux collaborateur, le maréchal Pétain, lequel, en date du 26 mai, lui fait savoir qu'il démissionnera sur-le-champ et plantera là tout net le gouvernement s'il ose se permettre la scandaleuse inconvenance dont lui est venue la tentation (Huntziger, Pétain au pouvoir en fera son ministre de la Guerre). Mais Robespierre s'est entêté et il enverra à la guillotine tout une série de chefs de corps. Il ne me déplaît pas que Robespierre soit, avec Saint-Just, l'auteur de cette circulaire de décembre 1793, ainsi conçue : « L'insubordination des généraux est la pire dans une République. Dans un État libre, c'est le pouvoir militaire qui doit être le plus astreint. » Les résultats confirmeront sa dure intransigeance. Aux défaites succèdent des victoires : Hondschoot va dégager Dunkerque, Wattignies, Maubeuge et bientôt le danger s'éloignera de Strasbourg.