N'empêche que reste le problème
de la guerre elle-même, qui paraît bien tourner très mal. Danton sait
parfaitement qu'accepter un choc, sur le terrain, entre des bataillons français
débiles, à peine encadrés et la formidable infanterie prussienne célèbre dans
toute l'Europe depuis ce qu'en a fait Frédéric II, c'est aller au-devant de
cette catastrophe escomptée par Louis XVI et dans laquelle la cour mettait tous
ses espoirs. À tout prix éviter cela. De l'audace ? Phrase de théâtre. Toute audace
serait folie. Mais l'adresse, l'astuce, l'esquive peuvent — qui sait ? — encore
tout sauver. D'une part, la France dispose d'un avantage secret et d'une grande
portée. Elle possède, d'autre part, sur le plan diplomatique, un argument si
peu négligeable qu'il pourrait devenir décisif. L'avantage, la chance insigne,
c'est le chef de guerre ennemi, le duc de Brunswick lui-même, signataire — par
ordre — du Manifeste de Coblentz. Aujourd'hui encore, pour l'Histoire,
Brunswick demeure un personnage énigmatique. Les émigrés cracheront sur lui,
l'accusant d'infamie, de trahison, de vénalités. Calomnies, je le crois.
le duc de Brunswick |
Deux choses au moins, à son
sujet, sont hors de doute : Brunswick jouissait à Paris, en 1792, chez les
progressistes, d'un préjugé plus que favorable. C'est Carra (si je ne me
trompe), le Girondin Carra qui, peu avant le 25 juillet, avait souhaité à la
France, à la place de Louis XVI honni, un souverain à la Brunswick. Brunswick
est réputé ami des Lumières ; on répète volontiers que, s'il se rendait à
Paris, sa première visite serait pour les Jacobins et qu'il se coifferait sans
hésitation du bonnet rouge. Nous n'en avons pas la certitude, mais il est, du
moins, vraisemblable que Brunswick appartient à l'une des branches, multiples,
de la franc-maçonnerie (ndlr : il était "grand maître"). Un fait, en revanche, établi : le ministre des Affaires
étrangères Lebrun (un homme que Danton domine) peut écrire, dans une dépêche,
sachant qu'il dit vrai, que Brunswick conduit à regret sa guerre à la France.
Sur ce point, une preuve, absolue : dès l'occupation de Verdun, Brunswick a
conseillé à son maître, le roi de Prusse, de s'en tenir là et de faire prendre
à l'armée ses quartiers d'hiver.
Quant à l'argument que Danton,
par l'entremise de Lebrun et d'agents spéciaux, présente à Frédéric-Guillaume
pour le convaincre de suspendre son invasion et même d'y renoncer, le voici :
Attention ! Attention ! Prenez garde ! Dans l'état de nerfs où sont les excités
parisiens, nombreux et incontrôlables, si vos troupes avancent sur Paris, si
vos uhlans apparaissent aux abords de la capitale, le gouvernement français, en
dépit de ses propres vœux, sera totalement impuissant à empêcher, du côté du
Temple, où sont captifs le roi et sa famille, une ruée populaire irrésistible
comme le fut celle qui ensanglanta, au début du mois, les prisons normales.
C'est donc entre vos mains que se trouvent la vie de Louis XVI, de
Marie-Antoinette et de leurs enfants. Songez-y ! En poursuivant votre marche,
vous porterez, devant l'Histoire, la responsabilité de leur mort - une mort
atroce et sauvage.
Quelle qu'ait pu être la part
respective des raisons diverses qui l'emportèrent dans la décision du roi de
Prusse, toujours est-il que Danton réussit son coup. Le combat que Danton
cherchait avec angoisse le moyen d'esquiver, ô merveille il n'aura pas lieu et
sera remplacé, c'est entendu, par un simulacre. L'infanterie prussienne
n'attaquera pas, attendant de pied ferme un assaut français qui ne se produira
pas davantage. Et c'est ainsi que s'étirera la journée dite de Valmy, 20 septembre
1792 : l'armée française et l'armée prussienne sont restées du matin au soir
face à face, sans que ni l'une ni l'autre ne s'avance pour un corps à corps.
Pas de corps à corps ; la mêlée remplacée par un bel échange de coups de canon.
Une canonnade assourdissante, engendrant, de part et d'autre, à quelque huit
cents mètres de distance, un nombre correct et indispensable de victimes. Cinq
cents environ, dans l'ensemble. Puis, vers dix-huit heures, sur ces bataillons
immobiles, une grosse averse se mit à tomber et, des deux côtés, les canons se
turent.
la bataille de Valmy, 20 septembre 1792 |
Se répandit ensuite, par les
soins d'une propagande bien menée, la légende, assez bouffonne, de l'infanterie
prussienne prête au combat, sur le point d'attaquer, mais soudain pétrifiée par
l'immense clameur des soldats français ; Kellermann a brandi son chapeau au
bout de son épée ; ses soldats ont suivi son exemple avec leurs baïonnettes, et
ce « Vive la Nation ! » collectif a été saisissant, effrayant. Goethe lui-même
se laissera prendre à ce conte martial où il verra un tournant de l'Histoire,
et Jaurès croira pouvoir loyalement célébrer la grande victoire psychologique
de la République. La République datera, en fait, du lendemain. Dumouriez, qui
sait ce que Danton attend de lui pour l'opinion, envoie à Paris les dépêches
souhaitées, mensongères avec impudence : que l'ennemi a dû cesser le combat,
qu'il recule, qu'on le harcèle, que nos généraux sont déterminés à une
extermination de l'armée prussienne avant qu'elle n'atteigne la frontière.
le général Kellermann |
La vérité, toute différente, est
que Dumouriez, selon l'entente conclue entre le gouvernement français et la
Prusse, prescrit à ses lieutenants de veiller à la protection des troupes
prussiennes (ravagées d'ailleurs par la dysenterie) contre la malveillance
éventuelle de partisans ruraux, afin qu'elles franchissent sans encombre les
défilés de l'Argonne. Le 1er octobre, plus aucun soldat prussien ne foulait le
sol de France.
La Convention a tenu sa première
séance le 21 septembre, et Danton prononce un discours où figurent les
mots-clés qu'exige le moment : Peuple français, sois rassuré ! Voici la
République. Tu n'as que des bienfaits à attendre d'elle, et quant aux
propriétés, quelles qu'elles soient, elles seront éternellement respectées,
protégées. Cet adverbe est inusuel dans la langue juridique. Mais, pour
l'apaisement des esprits au lendemain d'une aventure pareille à celle du 10
août, rien ne saurait être excessif dans la solennité des promesses concernant
la fortune acquise, sa liberté d'accroissement et sa pleine sécurité.
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