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samedi 15 décembre 2018

Le rôle des mères dans l'éducation des jeunes filles, par Dena Goodman (2)

Professeur d'histoire à l'université de Michigan, Dena Goodmann propose cette intéressante réflexion consacrée au rôle des mères dans l'enseignement des jeunes filles au XVIIIè siècle
 
Dena Goodmann


Au couvent, les jeunes filles apprennent à se comporter dans un univers féminin dans lequel elles vont passer le restant de leur vie – une forme d’éducation particulièrement importante pour celles qui nourrissent l’espoir de gravir l’échelle sociale. Des amies douteuses peuvent détruire le dur labeur d’une mère assidue, mais de bonnes amitiés peuvent durer toute une vie et devenir une source importante de soutien, à la fois moral et social, dans le futur. L’amitié de Manon Phlipon avec Sophie Canet, qui s’est poursuivie par l’échange de centaines de lettres entre 1767 et 1780, n’est qu’un exemple parmi d’autres. Dans certains cas, aussi, la réalité quotidienne du mariage repose sur des liens épistolaires. On pense, par exemple, à Mme de Tourvel dans Les liaisons dangereuses, et à toutes ces autres femmes dont les maris sont envoyés à l’étranger en tant qu’officiers militaires ou civils. On pense à toutes ces familles séparées et parsemées aux quatre coins du monde au service de la monarchie. Dans un tel monde, l’écriture de lettres est donc essentielle à la formation d’une femme.
Manon Phlipon, alias Mme Roland

Paule Constant a remarqué qu’au XVIIIe siècle, une jeune femme habite « un univers entièrement épistolaire », dans lequel « la plupart des ouvrages d’éducation qu’elle lit […] sont composés par lettres ». Cependant, comme le souligne Mme de Miremont, ces textes sont aussi destinés aux mères. Encore plus qu’Adèle et Théodore (1782), le chef-d’œuvre très connu de Mme de Genlis, les Lettres relatives à l’éducation (1788) de Marie Le Masson le Golft sont un traité pédagogique de ce type : une série de lettres à une mère qui désire prendre conseil sur l’éducation de sa fille. Cependant, vers la fin du traité, Le Masson le Golft s’en réfère à l’expertise épistolaire de sa correspondante. Alors que la mère lui demande comment enseigner à sa fille à écrire des lettres, elle conclut :
    Je crois donc, Madame, ne pouvoir mieux répondre à votre invitation honorable, qu’en vous engageant à ne jamais écrire qu’en présence de mademoiselle [votre fille] ; c’est le moyen le plus efficace de former son jugement et son style.


Une mère continue à être présente dans l’éducation de sa fille en fournissant un modèle à travers les lettres qu’elle écrit et en corrigeant celles qu’elle reçoit. Comme l’observe P. Constant, les jeunes filles ne reçoivent pas d’éducation formelle sur l’écriture de lettres : en fait, elles apprennent l’art de la correspondance en s’y entraînant fréquemment. Leurs mères sont leurs partenaires d’entraînement. De plus, une mère qui correspond avec sa fille montre ses soucis maternels, à la fois à sa fille et aux autres dames avec qui elle partage les lettres de sa fille, ainsi qu’à la mère supérieure, qui, bien sûr, contrôle toutes les lettres qui entrent et sortent du couvent. Et l’exemple que les mères sont censées inculquer est autant moral que pratique. L’Abbé Fromageot emprunte au langage du roman épistolaire quand il écrit dans la préface de son Cours d’études des jeunes demoiselles : 
    Mère tendre qui voulez que votre fille soit élevée sous vos yeux, donnez-lui peu de préceptes, mais beaucoup de bons exemples ; c’est-là le fondement de la meilleure éducation. Si une fois, seulement, elle trouve vos actions en contradiction avec les leçons que vous lui donnez, tout est perdu.


La lettre elle-même est un objet à mettre en valeur comme preuve des charmes et des talents d’une jeune fille. En même temps, elle reflète ses qualités morales, comme Panckoucke l’explique dans ses Études convenables aux demoiselles. « Rien n’assure mieux la réputation d’une dame, déclare-t-il, que de savoir arranger noblement et avec justesse ses pensées sur le papier. » Ce n’est pas seulement le contenu des lettres qui importe, ou même le style que la jeune fille utilise pour s’exprimer : l’aspect matériel de la lettre est aussi important. Dans ses Lettres instructives et curieuses sur l’éducation de la jeunesse (1761), le Père Martin donne une longue liste de raisons qui insistent sur l’importance d’une belle écriture, en commençant par la plus évidente : « Une belle Écriture plaît à tout le monde, elle se fait rechercher. » Bien que Martin s’intéresse principalement à l’éducation des garçons, son précepte prend un sens plus profond dans son discours sur les femmes, où, comme dit Rousseau dans Émile : « La femme est faite spécialement pour plaire à l’homme. » Une lettre de femme se doit donc d’être élégante, à la fois parce que cela est perçu comme une réflexion morale et matérielle de l’auteur, et parce qu’elle doit plaire au lecteur, surtout si ce lecteur est un homme. La meilleure façon d’enseigner à une jeune fille comment écrire une lettre qui plaît est de lire et de répondre aux lettres qu’elle écrit : essayer de plaire à sa mère est un bon entraînement pour plaire à son futur mari.
 Dans son École des jeunes demoiselles, l’Abbé Reyre fait de l’échange épistolaire entre mère et fille la clé de voûte du séjour au couvent. Dans sa première lettre, la mère réassure sa fille sur le fait que, en l’envoyant au couvent, elle ne délègue pas entièrement la responsabilité de son éducation à la religieuse qui en a la garde :

    J’en suis trop jalouse pour ne pas le partager avec elle, autant que je le pourrai. Tous les momens libres que me laissera l’embarras des affaires et des bienséances, je les emploierai à vous écrire. Par-là, je remplierai mon devoir et je soulagerai mon cœur.

La mère demande à sa fille de lui accorder sa confiance – « écrivez-moi, non comme à une mère, mais comme à une amie pour qui l’on n’a rien de caché ». Comme la fille est aussi fictionnelle que la mère, sa réponse respectueuse est prévisible : « comptez sur mon exactitude à vous écrire, comptez, surtout, sur la vive tendresse avec laquelle je vous embrasse ».
Après avoir établi ce principe de franchise et de confiance dans sa première lettre, et après avoir reçu une réponse affirmative de sa fille, la mère juge la lettre d’Émilie au sens technique et y trouve de nombreuses lacunes : « Je ne dois pas vous laisser ignorer que vous avez grand besoin de réformer votre écriture et d’apprendre un peu d’orthographe », lui dit-elle sévèrement :
    […] il m’a fallu deviner la moitié des mots. Madame de Barilliers à qui j’ai fait voir votre lettre, n’a pas pu en déchiffrer une seule phrase […] J’en ai rougi de honte ; et, pour n’être plus exposée à un pareil désagrément, j’ai pris le parti de vous faire donner un maître à écrire. Si vous profitez de ses leçons comme je le présume, vous aurez bientôt une écriture correcte et lisible ; et vos lettres flatteront autant mes yeux, qu’elles charment mon cœur."

La réputation de la mère, ainsi que le succès de la fille, dépendent de la capacité de cette dernière à écrire une lettre qui peut être montrée à tout le monde avec fierté. Avant tout, la correspondance entre mère et fille est censée enseigner à cette dernière comment écrire une telle lettre.
 Il y a d’autres leçons à apprendre. Dans L’école des jeunes demoiselles, la mère d’Emilie lui dit : « Vos cousines, vos tantes, vos amies et les miennes me demandent sans cesse de vos nouvelles, et je me fais un vrai plaisir de leur en donner. » Cette petite flatterie donne lieu à une leçon d’étiquette épistolaire. « Je voudrois pouvoir ajouter que vous faites mention d’elles dans vos lettres, écrit-elle, et je ne le puis, parce que jusqu’ici vous ne m’en avez pas dit le mot. C’est pourtant une attention que vous devriez avoir, autant par politesse, que par reconnaissance et par amitié pour les personnes qui vous sont attachées. N’y manquez pas la première fois que vous m’écrivez. » Dans ses lettres, une femme est censée observer les formalités de rigueur, mais également maintenir les liens de famille et d’amitié. L’École des jeunes demoiselles montre aux mères comment enseigner à leur fille l’importance de cet acte de respect et de sociabilité épistolaire.

 L’école des jeunes demoiselles enseigne aussi aux mères les responsabilités qui sont les leurs. « Afin que mes soins soient plus efficaces, je vous prie, Madame, d’y joindre les vôtres, et d’écrire à Emilie le plus souvent qu’il vous sera possible », dit la mère supérieure à la mère de la jeune fille. Tout comme le traité montre à la mère comment utiliser la flatterie pour motiver sa fille, la même technique est utilisée par la mère supérieure vis à vis de la mère. « En lui rendant service, continue-t-elle, vous lui procurerez la plus douce satisfaction ; car elle aime vos lettres à la fureur, et toutes les fois qu’elle me les a lues, j’ai trouvé qu’elle avoit raison. » Par la suite, elle annonce à la mère qu’elle a encouragé Emilie à relire les lettres que celle-ci lui a envoyées:
 C’est selon moi, une des lectures les plus utiles qu’elle puisse faire, et si je ne craignois d’abuser de la confiance que vous me témoignez en permettant qu’Émilie me les communique, j’en prendrais copie, et j’en formerois un recueil que j’intitulerois : L’école des jeunes Demoiselles.

En incorporant les lettres de la mère dans son École des jeunes Demoiselles, Reyre l’inclut dans un projet pédagogique qu’elle pourrait faire sien. Les lettres qu’une mère écrit à sa fille fournissent un modèle qui ne peut être remplacé par les avis des pédagogues professionnels et qui en constituent le support nécessaire.

Rose de Saint-Laurent est une de ces mères qui prend au sérieux la responsabilité qui lui incombe de correspondre avec sa fille et de diriger son éducation, même quand de sérieux obstacles s’y opposent. Peu après avoir placé sa fille Marie en pension au couvent de Pentemont à Paris, Mme de Saint-Laurent et son mari partent pour la colonie de Grenade pour y diriger une plantation de café, dans l’espoir d’y rétablir leur fortune. Une des premières lettres que Mme de Saint-Laurent écrit à Marie montre qu’elle est parfaitement consciente de la dimension pédagogique de leur correspondance.

    Je trouve fort bien que tu m’écrives sur un petit morceau de papier ; mais je veux que vous me parliez de vos maîtres, et que vous me disiez naturellement, comme à votre confesseur : « J’ai été bien exacte à tous mes devoirs cette semaine. J’ai bien étudié mon clavecin ; j’ai dansé de bonne grâce ; j’ai étudié ma musique ; je donne tous les jours un quart d’heure à l’étude de la géographie et une demi-heure à la lecture », ou bien que tu me dises naturellement : « J’ai été paresseuse cette semaine ; je n’ai guère valu. » Voilà, ma chère fille, les lettres qui me feraient plaisir de recevoir de vous. Toutes celles que vous m’avez écrites jusqu’à présent sont du style de six ou sept ans.

     Marie a probablement onze ans à cette époque. « Vous êtes trop grande et trop raisonnable, même trop spirituelle, pour vous borner à me demander de mes nouvelles et à m’assurer que vous êtes avec respect… Ce style-là est trop sérieux et trop contraire au sentiment que j’ai pour vous. Je vous le défends », lui ordonne sa mère. Les lettres hebdomadaires ne doivent pas être un exercice de style, un échange de formalités bien écrites copiées d’un manuel épistolaire, mais un véritable moyen de communication entre mère et fille, fondé sur la confiance mutuelle. En entretenant une correspondance régulière avec sa mère, Marie peut apprendre à écrire non les lettres formelles que l’on trouve dans les manuels épistolaires, mais des lettres qui viennent du cœur, qui consolident les liens de famille et d’amitié et la confiance, et qui servirent comme d’importants moyens de communication pour une femme de son état. C’est à travers l’échange épistolaire qu’une mère enseigne à sa fille comment quitter l’enfance et devenir une femme.

Quand Mme Boirayon ou Mme de Saint Laurent envoient leurs filles au couvent, ce n’est pas parce qu’elles sont de mauvaises mères, mais pour commencer le long et douloureux processus de séparation qui va transformer leur relation avec leurs filles de manière permanente, en une relation conçue autour du mariage et par la médiation de la correspondance. En jouant sérieusement le rôle prescrit par des pédagogues tels que Mme de Miremont, Mlle Le Masson le Golft, et l’abbé Reyre, elles ne sont pas des mères égoïstes, négligentes ou cruelles qui abandonnent leurs filles aux machinations de religieuses méchantes et ignorantes. Elles contrôlent l’éducation de leurs filles et continuent à y participer en les engageant dans une correspondance pédagogique. À travers celle-ci, ces mères transmettent des informations sociales à leurs filles et leur enseignent une des pratiques les plus importantes pour conduire leur vie de femme. Elles renforcent ainsi les liens maternels à un moment où la séparation géographique commence à les affaiblir, et donnent à leurs filles les moyens de créer et de maintenir des liens sociaux tout au long de leur vie.

 

samedi 17 novembre 2018

Le rôle des mères dans l'éducation des jeunes filles, par Dena Goodman (1)


Professeur d'histoire à l'université de Michigan, Dena Goodmann propose cette intéressante réflexion consacrée au rôle des mères dans l'enseignement des jeunes filles au XVIIIè siècle
J'y apporte quelques commentaires.

 
Dena Goodman

En 1779, Mme de Miremont explique à ses lecteurs pourquoi son traité sur l’éducation des femmes est différent de ceux écrits par ses prédécesseurs : « Ces Dames ont écrit pour les Enfans, dit-elle, je voulois écrire pour les Mères. » Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, les pédagogues exhortent, encouragent et inspirent les femmes des élites sociales à jouer un rôle actif dans l’éducation de leurs filles. Rousseau, Épinay, Genlis sont tous en parfait accord sur ce point (NDLR : si Louise d'Epinay a sans doute contribué à la réflexion de Rousseau, leurs positions sur la question diffèrent néanmoins). On a tendance à interpréter cet appel à l’éducation maternelle comme une suite logique à l’attaque des philosophes des Lumières contre l’éducation dans les couvents, une attaque qui est une conséquence directe de leur critique de la religion. Comme le note Mita Choudhury, pour les hommes de lettres des Lumières, les religieuses sont « l’antithèse de l’idéal maternel ». Elles sont également un symbole parfait de l’obscurantisme et de l’ignorance dont une éducation éclairée libérerait les femmes. Même une femme-philosophe comme Françoise de Graffigny, qui n’idéalise pas la maternité, présente les religieuses comme des agents de l’obscurantisme. Elle écrit :

    "Du moment que les filles commencent à être capables de recevoir des instructions, on les enferme dans une maison religieuse pour leur apprendre à vivre dans le monde. Que l’on confie le soin d’éclairer leur esprit à des personnes auxquelles on ferait peut-être un crime d’en avoir, et qui sont incapables de leur former le cœur, qu’elles ne connaissent pas."
 (Toutes les mondaines dont j'ai parcouru la correspondance, de Mme du Deffand à Louise d'Epinay, abondent dans ce sens : elles ont toutes souffert de cet état de "minorité" intellectuelle à laquelle leur maigre éducation les a contraintes. Voir ici)
Cependant, améliorer l’éducation des femmes est plus compliqué que de simplement les soutirer à l’influence néfaste des religieuses, et de les confier à leurs mères « éclairées ». En fait, l’échange de lettres entre mères et filles permet d’intégrer le séjour au couvent dans un programme d’éducation placé sous la direction d’une mère assidue. C’est cette pratique pédagogique épistolaire que je compte mettre en lumière ici.
Dans les couvents les plus prestigieux, comme l’explique Mme de Genlis, les religieuses ne sont pas censées être des enseignantes : les jeunes filles sont accompagnées par leur gouvernante, et les parents emploient des maîtres particuliers pour les leçons qui doivent compléter l’éducation d’une demoiselle : la musique et la danse, mais également l’écriture, la grammaire, et l’histoire naturelle. Les frais sont prélevés par les religieuses en supplément de la pension, puis payés aux maîtres pour leurs services, de la part des parents. Les comptes trimestriels de Mlle Boirayon, qui a passé huit mois dans un couvent à Lyon, de juin 1770 à février 1771, montrent que, pendant deux mois, sa mère a payé 18 livres par mois pour la pension, 16 livres supplémentaires par mois pour les leçons d’un maître de danse, et 12 livres par mois pour les services d’un maître en écriture. De fait, elle dépense plus pour les maîtres, que pour la pension elle-même.
( Une réflexion valable pour certaines jeunes femmes de condition - et encore... - mais pas pour les autres, dont l'instruction dépendait des exigences économiques des quartiers environnants)
 Le séjour de Mlle Boirayon au couvent est particulièrement court, mais la durée moyenne d’un séjour n’est que d’une ou deux années. On met les jeunes filles en pension principalement pour les préparer à leur première communion et pour qu’elles reçoivent les derniers agréments qui les prépareront au mariage. Au niveau économique, comme l’a montré Nadine Bérenguier, une fille vertueuse est considérée comme une commodité précieuse qui est confiée à la protection de sa mère jusqu’à ce qu’elle passe sous la protection de son mari. De plus, ce « dangereux dépôt » doit être investi de manière judicieuse pour qu’on puisse en tirer toute sa valeur. Dans la mesure où l’éducation formelle est conçue en ces termes – comme un moyen d’améliorer les perspectives de mariage – la responsabilité qui incombe à une mère d’éduquer sa fille n’est pas simplement une responsabilité morale, mais un dépôt fiduciaire. Pour les mères qui envoient leurs filles au couvent pour une année ou deux, les frais sont un investissement dans l’avenir de leur filles. Cette période brève au couvent devient le point culminant d’un projet éducatif plus large, sous la direction des mères. Comme l’observe Martine Sonnet, « l’usage du couvent comme lieu éducatif complémentaire à la maison […] est le plus éclairé qu’on puisse en faire. Au XVIe et XVIIe siècles, on en usait tout autrement ».

 Pour la plupart des jeunes filles, le séjour au couvent représente la première séparation d’avec la mère. (Sans compter la mise en nourrice, faut-il le préciser ?) Cela devait être aussi difficile pour les mères que pour leurs filles, comme le suggère la correspondance de Mme de Sévigné avec sa fille. Si ses lettres, qui servent de modèles à des générations de jeunes filles, sont l’expression « éternelle » de l’amour maternel, elles sont aussi un témoignage de la situation qui les produit : la séparation entre mère et fille. « Cette séparation qui était cruelle pour une mère tendre », écrit l’éditeur de l’édition de 1726, « est à l’origine de toutes les Lettres que vous allez lire dans ce volume». D’un point de vue anthropologique, le couvent est une institution liminaire par laquelle les jeunes filles qui entrent dans la puberté doivent passer, pour en sortir comme jeunes femmes prêtes à se marier. Au couvent, une fille n’est pas seulement à l’abri du danger (c’est-à-dire des hommes), mais elle commence aussi le processus de séparation de sa famille en préparation de son mariage. Après cette séparation rituelle, l’enfant peut être réintégré à la communauté par son mariage à une autre famille, et par son nouveau rôle comme épouse et (éventuellement) comme mère. Donc, cette période de séparation facilite la transformation de la jeune fille en femme. La correspondance à travers laquelle cette formation se fait, est comme un fil, qui, une fois dévidé, peut être tissé et renforcé alors que la distance entre ces deux vies qui ont commencé comme une seule, ne cesse de s’agrandir. Si le séjour au couvent est le rite de passage à travers lequel ces deux vies se séparent, l’épistolarité est la pratique par laquelle elles peuvent être rattachées d’une façon qui reconnaît la douleur et les difficultés engendrées par la séparation. 
( Là encore, une réflexion qu'il faut nuancer : dans ses premières années, l'enfant est souvent perçu comme un gêneur. Voir à ce sujet les réflexions d'Emilie du Châtelet ou encore de la famille Lalive d'Epinay)
 Quand Mme Boirayon d’Annonay envoie sa fille à l’Abbaye de Chazeaux à Lyon en juin 1770, elle soumet sa fille à l’épreuve de la séparation. Dans ses lettres, Mme de Boirayon encourage sa fille à s’appliquer à ses études et à écouter sa « tante » Mme de Saint-Hilaire, mais elle lui inculque également l’importance de l’honnêteté, de la transparence, et de la confiance – des vertus qui sont essentielles aux échanges épistolaires. « J’ai eu l’honneur d’écrire à madame de Saint-Hilaire, il est vrai avec de l’humeur contre vous », écrit Mme Boirayon :
 […] d’autant mieux fondée que vous m’avez paru garder un silence affecté et très désobligeant pour moi et madame Véron. Je me suis expliquée sur cette négligence comme je le pensais, tel est le devoir d’une mère qui désire former un enfant pour le bien. Si vous regardez comme moi les choses du bon œil, loin de vous effrayer et de vous désespérer comme vous le dites sur les dispositions de mon cœur, vous en conclurez que vous m’êtes chère et sans passer à d’autres conséquences, vous me rendrez justice en méritant la mienne, je veux que ce soit votre unique envie.
 Si cette lettre paraît, à nos yeux, manquer de « chaleur » (tout comme à l’historien qui l’a publiée en 1922), une lettre écrite par la jeune fille en décembre 1770 montre combien une telle lettre a de l’importance pour celle qui la reçoit. Elle écrit :
    Ou vous aite malade ou vous voules mettre à l’epreuve ma tandresse, […] mes si vous pouvies comprendre ce que vous me faite soufrir vous oriez surement pitiéz de la situation ou votre silance me met […] Ne perdé pas ma bonne maman pour moy tout souvenir rappellés vous je vous prie ma tendresse, vous aite tout mon bonneur et ma satisfaction, donné moi la consollation de m’écrire ou de me faire écrire que vous ne mavez pas tout à fait oublier.
(Belle illustration de ce qu'on pouvait enseigner- ou pas - à ces jeunes filles... Pour s'en convaincre, voyez par exemple les lettres d'une Louise Dupin et les difficultés qu'elle connaît face à l'écriture)

 Avant qu’elle envoie cette lettre, la jeune fille en reçoit une autre qui non seulement la rassure sur l’amour de sa mère, mais qui lui annonce qu’elle projette une visite. « Je suis dans l’impacience de vous revoir », ajoute la jeune fille après avoir reçu la bonne nouvelle, « je considererai ce jour comme le plus heureux de ma vie ». Par cet échange, Mlle Boirayon apprend l’importance d’être une correspondante fidèle.
    
Si l’échange de lettres aide les mères et leurs filles à négocier la douleur de la séparation et à accepter son caractère permanent, il donne aussi aux mères un nouveau rôle dans l’éducation de leurs filles alors qu’elles se séparent d’elles. À travers la correspondance, la mère peut contrôler l’éducation de sa fille tout en suivant ses progrès. Les lettres de Mme Boirayon sont parsemées de conseils et d’avertissements, comme le montre une lettre écrite peu après le départ de sa fille, lettre qui évoque à la fois ses espoirs et ses craintes : « Craignez Dieu ma chère fille, c’est le commencement de toute sagesse », l’avertit-elle, mais aussi : « Je suis d’avis si vous voulez réussir dans ce projet, que vous fréquentiez moins les demoiselles qui sont de votre âge que celles qui sont au-dessus ». La plus grande crainte de Mme Boirayon, mais aussi son plus grand espoir en envoyant sa fille au couvent, est l’influence des autres filles qu’elle va y rencontrer. Dans sa lettre suivante, elle exprime son plaisir « que vous soyez de la société de la nièce de Madame l’abbesse et que les demoiselles qui l’accompagnent soient au-dessus de votre âge. Choisissez parmi elles à imiter celles qui réunissent tous les suffrages ; c’est là les bons modèles à copier », lui recommande-t-elle.

(à suivre ici)
   
 

vendredi 4 mai 2018

Fénelon et l'éducation des filles (de qualité...)


Destiné initialement au Duc et à la Duchesse de Beauvilliers, le Traité de l'Education des filles est souvent qualifié d'ouvrage misogyne (voir ci-dessous) par les chiennes de garde de la nouvelle bien-pensance.
 
in le féminisme au masculin, Benoîte Groult
 Elles devraient se pencher plus attentivement sur le parcours imposé en ce temps-là aux jeunes femmes de qualité (voir ce qu'on en disait ici). 
Sans doute reverraient-elles leur jugement...
 
 ***
 
Fénelon


Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement. Il est honteux, mais ordinaire, de voir des femmes qui ont de l'esprit et de la politesse, ne savoir pas bien prononcer ce qu'elles lisent: ou elles hésitent, ou elles chantent en lisant; au lieu qu'il faut prononcer d'un ton simple et naturel, mais ferme et uni. Elles manquent encore plus grossièrement pour l'orthographe, ou pour la manière de former ou de lier les lettres en écrivant: au moins accoutumez-les à faire leurs lignes droites, à rendre leur caractère net et lisible. Il faudrait aussi qu'une fille sût la grammaire(…)

Elles devraient aussi savoir les quatre règles de l'arithmétique; vous vous en servirez utilement pour leur faire faire souvent des comptes. C'est une occupation fort épineuse pour beaucoup de gens; mais l'habitude prise dès l'enfance, jointe à la facilité de faire promptement, par le secours des règles, toutes sortes de comptes les plus embrouillés, diminuera fort ce dégoût. On sait assez que l'exactitude de compter souvent fait le bon ordre dans les maisons.

Il serait bon aussi qu'elles sussent quelque chose des principales règles de la justice; par exemple, la différence qu'il y a entre un testament et une donation; ce que c'est qu'un contrat, une substitution, un partage de cohéritiers; les principales règles du droit, ou des coutumes du pays où l'on est, pour rendre ces actes valides; ce que c'est que propre, ce que c'est que communauté; ce que c'est que biens meubles et immeubles. Si elles se marient, toutes leurs principales affaires rouleront là-dessus.

 (…)

Après ces instructions, qui doivent tenir la première place, je crois qu'il n'est pas inutile de laisser aux filles, selon leurs loisirs et la portée de leur esprit, la lecture des livres profanes qui n'ont rien de dangereux pour les passions: c'est même le moyen de les dégoûter des comédies et des romans. Donnez-leur donc les histoires grecques et romaines; elles y verront des prodiges de courage et de désintéressement. Ne leur laissez pas ignorer l'histoire de France, qui à aussi ses beautés; mêlez celles des pays voisins, et les relations des pays éloignés judicieusement écrites. Tout cela sert à agrandir l'esprit, et à élever l'âme à de grands sentiments, pourvu qu'on évite la vanité et l'affectation.

On croit d'ordinaire qu'il faut qu'une fille de qualité qu'on veut bien élever apprenne l'italien et l'espagnol; mais je ne vois rien de moins utile que cette étude, à moins qu'une fille ne se trouvât attachée auprès de quelque princesse espagnole ou italienne, comme nos reines d'Autriche et de Médicis. D'ailleurs ces deux langues ne servent guère qu'à lire des livres dangereux, et capables d'augmenter les défauts des femmes; il y a beaucoup plus à perdre qu'à gagner dans cette étude. Celle du latin serait bien plus raisonnable, car c'est la langue de l'Eglise: il y a un fruit et une consolation inestimable à entendre le sens des paroles de l'office divin, où l'on assiste si souvent. Ceux même qui cherchent les beautés du discours en trouveront de bien plus parfaites et plus solides dans le latin que dans l'italien et dans l'espagnol, où règne un jeu d'esprit et une vivacité d'imagination sans règle. (…)

Je leur permettrais aussi, mais avec un grand choix, la lecture des ouvrages d'éloquence et de poésie, si je voyais qu'elles en eussent le goût, et que leur jugement fût assez solide pour se borner au véritable usage des choses; mais je craindrais d'ébranler trop les imaginations vives, et je voudrais en tout cela une exacte sobriété: tout ce qui peut faire sentir l'amour, plus il est adouci et enveloppé, plus il me paraît dangereux.

La musique et la peinture ont besoin des mêmes précautions; tous ces arts sont du même génie et du même goût. Pour la musique, on sait que les anciens croyaient que rien n'était plus pernicieux à une république bien policée, que d'y laisser introduire une mélodie efféminée: elle énerve les hommes; elle rend les âmes molles et voluptueuses; les tons languissants et passionnés ne font tant de plaisir, qu'à cause que l'âme s'y abandonne à l'attrait des sens jusqu'à s'y enivrer elle-même. C'est pourquoi à Sparte les magistrats brisaient tous les instruments dont l'harmonie était trop délicieuse, et c'était là une de leurs plus importantes polices; c'est pourquoi Platon rejette sévèrement tous les tons délicieux qui entraient dans la musique des Asiatiques: à plus forte raison les Chrétiens, qui ne doivent jamais chercher le plaisir pour le seul plaisir, doivent-ils avoir en horreur ces divertissements empoisonnés.

La poésie et la musique, si on en retranchait tout ce qui ne tend point au vrai but, pourraient être employées très utilement à exciter dans l'âme des sentiments vifs et sublimes pour la vertu. Combien avons-nous d'ouvrages poétiques de l'Ecriture que les Hébreux chantaient, selon les apparences! Les cantiques ont été les premiers monuments qui ont conservé plus distinctement, avant l'écriture, la tradition des choses divines parmi les hommes. Nous avons vu combien la musique a été puissante parmi les peuples païens pour élever l'âme au-dessus des sentiments vulgaires. L'Eglise a cru ne pouvoir consoler mieux ses enfants, que par le chant des louanges de Dieu. On ne peut donc abandonner ces arts, que l'Esprit de Dieu même a consacrés. Une musique et une poésie chrétienne seraient le plus grand de tous les secours pour dégoûter des plaisirs profanes; mais dans les faux préjugés où est notre nation, le goût de ces arts n'est guère sans danger. Il faut donc se hâter de faire sentir à une jeune fille qu'on voit fort sensible à de telles impressions, combien on peut trouver de charmes dans la musique sans sortir des sujets pieux. Si elle a de la voix et du génie pour les beautés de la musique, n'espérez pas de les lui faire toujours ignorer: la défense irriterait la passion; il vaut mieux donner un concours réglé à ce torrent, que d'entreprendre de l'arrêter.

La peinture se tourne chez nous plus aisément au bien: d'ailleurs elle a un privilège pour les femmes; sans elle leurs ouvrages ne peuvent être bien conduits. Je sais qu'elles pourraient se réduire à des travaux simples qui ne demanderaient aucun art; mais, dans le dessein qu'il me semble qu'on doit avoir d'occuper l'esprit en même temps que les mains des femmes de condition, je souhaiterais qu'elle fissent des ouvrages où l'art et l'industrie assaisonnassent le travail de quelque plaisir. De tels ouvrages ne peuvent avoir aucune vraie beauté, si la connaissance des règles du dessin ne les conduit. De là vient que presque tout ce qu'on voit maintenant dans les étoffes, dans les dentelles et dans les broderies, est d'un mauvais goût; tout y est confus, sans dessein, sans proportion. Ces choses passent pour belles, parce qu'elles coûtent beaucoup de travail à ceux qui les font, et d'argent à ceux qui les achètent; leur éclat éblouit ceux qui les voient de loin, ou qui ne s'y connaissent pas. Les femmes ont fait là-dessus des règles à leur mode; qui voudrait contester passerait pour visionnaire. Elles pourraient néanmoins se détromper en consultant la peinture, et par là se mettre en état de faire, avec une médiocre dépense et un grand plaisir, des ouvrages d'une noble variété, et d'une beauté qui serait au-dessus des caprices irréguliers des modes.
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samedi 8 juillet 2017

L'injustice faite aux femmes (2)

L'Ancien Droit est essentiellement coutumier. L'influence du droit romain, celles du droit canonique et des ordonnances royales, n'ont jamais mis fin aux disparités régionales.  
L'ordonnance criminelle en vigueur tout au long du XVIIIè siècle date de 1670. Elle décide de la procédure à suivre par tout tribunal, mais néglige de définir et hiérarchiser les délits, laissant cette tâche au pouvoir discrétionnaire des seuls juges.
Dans son Traité de la Justice Criminelle (1771), le juriste Daniel Jousse se livre à un très impressionnant compte-rendu des usages et pratique en vigueur dans les tribunaux français du XVIIIè siècle.

***
Voyons comment étaient traitées les affaires d'avortement, et quel sort on réservait aux femmes convaincues de ce crime.
 
et l'infanticide ...
Notons tout d'abord que sous l'Ancien Régime, un foetus était considéré comme "animé" quarante jours après la conception.


Jousse se réfère ensuite au droit canon : la religion chrétienne considère l'avortement comme un "homicide"qui doit être puni de "mort".


La lex carolina dont il est question ci-dessous réglait la procédure criminelle en Allemagne. On notera au passage le sort cruel réservé aux femmes violées. Préserver son "honneur" ne pouvait constituer une excuse valable aux yeux de la loi...



Toutefois, comme le note le juriste M. de Vouglans en 1780 : "Ces crimes, quoique très fréquents, ne sont point poursuivis ni punis publiquement parmi nous, à cause de la difficulté qu’il y a d’en convaincre les coupables, la grossesse des femmes pouvant n’être d'apparente, et son interruption provenir de différents accidents aussi bien que de la Nature."

mercredi 5 juillet 2017

L'injustice faite aux femmes (1)

L'Ancien Droit est essentiellement coutumier. L'influence du droit romain, celles du droit canonique et des ordonnances royales, n'ont jamais mis fin aux disparités régionales.  
L'ordonnance criminelle en vigueur tout au long du XVIIIè siècle date de 1670. Elle décide de la procédure à suivre par tout tribunal, mais néglige de définir et hiérarchiser les délits, laissant cette tâche au pouvoir discrétionnaire des seuls juges.
Dans son Traité de la Justice Criminelle (1771), le juriste Daniel Jousse se livre à un très impressionnant compte-rendu des usages et pratique en vigueur dans les tribunaux français du XVIIIè siècle.
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Voyons comment étaient traitées les affaires d'adultère, et quel sort on réservait aux femmes convaincues de ce crime.

Dans un premier temps, Jousse définit la notion d'adultère.



Puis, il fait état du vide juridique dans le domaine.


Avant d'évoquer la jurisprudence à l'égard de la femme adultère :

Puis celle contre les maris adultères. Deux poids, deux mesures... Rappelons que Louise d'Epinay obtint cette séparation de biens. En l'occurrence, son époux avait effectivement provoqué bien des scandales.
Précisons au passage que les protestantes bénéficiaient d'un régime d'exception. Enfermées dans un hôpital, elles étaient condamnées à servir "à perpétuité" les pauvres.

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Un cas édifiant pour finir : celui des femmes adultères contre leur gré...

mercredi 26 avril 2017

Madame du Boccage

Comme je l'expliquais dernièrement, si tant de femmes du XVIIIè siècle ont renoncé à écrire (voir notamment les articles sur Madame Dupin ou Madame du Deffand), d'autres ont bravé les affres du ridicule pour se mêler de sujets réservés aux hommes.
La salonnière et femme de lettres Madame du Boccage fut de celles-là.
Installée à Paris en 1733, elle ouvrit très vite sa maison aux esprits les plus brillants du moment, notamment à Marivaux et Fontenelle. Si ses premiers poèmes furent salués par la critique, elle se hasarda ensuite à écrire une tragédie en vers. Erreur fatale (les Amazones, en 1749), comme le montre ce commentaire peu amène de Grimm : "elle est bonne femme ; elle est riche ; elle pouvait fixer chez elle les gens d'esprit et de bonne compagnie sans les mettre dans l'embarras de lui parler avec peu de sincérité (...) de ses Amazones"
 
 
La notice biographique rédigée un siècle plus tard par l'historien Maurice Tourneux n'est guère plus charitable. Jugez-en plutôt...

 
BOCCAGE (Marie-Anne Le Page, dame FIQUET du), 

femme de lettres française, (...) née à Rouen le 22 octobre 1710, morte dans la même ville le 8 août 1802. Encouragée par un prix que lui décerna en 1746 l’Académie de Rouen, elle mit au jour en 1748 une imitation en vers de Milton, sous le titre du Paradis terrestre, et, l’année suivante, une traduction également versifiée du Temple de la Renaissance de Pope. En même temps, elle faisait représenter à la Comédie-Française (août 1749). une tragédie, les Amazones, qui, sans l’indulgence du public pour le sexe de l’auteur, dit Raynal, n’aurait pas été achevée ; elle fut jouée cinq ou six fois. 
Aux yeux de ses contemporains, le principal titre de gloire de Mme du Boccage était un poème en dix chants, intitulé la Colombiade ou la Foi portée au Nouveau Monde; il lui valut les honneurs académiques à Lyon, à Rouen, à Rome, à Bologne et à Padoue. C’est alors qu’elle laissa placer au-dessous de son portrait gravé cette devise passablement ridicule : Forma Venus, arte Minerva. Elle a elle-même naïvement conté, dans une série de lettres adressées à sa soeur l’accueil qui lui fut fait durant ses voyages et particulièrement à Ferney, prenant au pied de la lettre, dit Grimm, témoin oculaire, les pantalonnades de Voltaire, qui la couronna de laurier, « tout en lui faisant les cornes de l’autre main et tirant sa langue d’une aune aux yeux de vingt personnes assises à la même table » (voir ci dessous l'extrait de la Correspondance Littéraire). La Colombiade est aujourd’hui profondément oubliée, tandis qu’on lit encore volontiers les Lettres sur l’Angleterre, la Hollande et l’Italie, adressées à Mme Duperron. 



Marie-Anne du Boccage

 

mardi 18 avril 2017

Louise d'Epinay, vue par Elisabeth Badinter

Extraits d'une interview d'Elisabeth Badinter parue dans l'Express. Elle y évoquait notamment son Emilie, Emilie, ou l'ambition féminine.
Un ouvrage qui ne m'a jamais quitté pendant que je travaillais sur mon roman...



L'ambition a-t-elle toujours été considérée comme un vice, une passion négative?
ELISABETH BADINTER. L'ambition est en effet très mal considérée. Même aujourd'hui. Dire de quelqu'un qu'il est ambitieux n'est pas vraiment un compliment! Et lorsque l'on parle d'une ambitieuse, c'est encore pire... Mais il faut admettre que «l'ambition féminine» est, pour le sens commun, pire que pire. Oui, cette connotation négative remonte très loin. Elle trouve notamment son origine dans le christianisme: Dieu vous a fait naître à telle place, vous devez donc vous y tenir. L'ambition est un défi lancé à Dieu - si l'on y croit - et il est plus facile d'être ambitieux si l'on est athée ou agnostique. Il faut attendre le XVIIIe siècle, me semble-t-il, pour que s'exprime clairement une ambition personnelle. A cette époque, la religion et les croyances commencent à être fortement critiquées et l'homme s'affirme enfin comme sujet, capable de dépasser ses propres limites indépendamment d'une vision religieuse de l'humanité. L'ambition, pour s'affirmer, a besoin d'un recul de l'emprise religieuse ainsi que de l'affirmation de l'individu comme sujet.

Vous montrez que l'ambition est d'abord une notion masculine. Quand l'ambition féminine a-t-elle été acceptée?

E.B. Si quelqu'un est sommé de rester à sa place, c'est bien la femme! Se dire ambitieuse, comme Mme du Châtelet ou, de façon différente, Mme d'Epinay, est apparu comme un véritable scandale. Cela signifiait: «Je sors de la place que la religion mais aussi les hommes et la société m'assignaient.» Toutes deux furent, à leur manière, des scandaleuses, les premières à dire: «Moi, je», «Moi d'abord», avant mon mari, mes enfants ou les rôles qui me sont assignés par la société. Ce fut d'une audace incroyable pour l'époque. Voilà pourquoi je les ressens comme nos ancêtres. Mais ne nous trompons pas: elles ont ouvert des portes qui se sont aussitôt refermées. La Révolution française se chargea de mettre un terme à l'ambition féminine. 

Comment cela?

E.B. Les droits de l'homme s'appliquent... à l'homme, mais pas à la femme. Ces dernières en sont exclues de façon très explicite. En octobre 1793, les députés ont décidé qu'il n'était pas question de donner des droits aux femmes, en vertu des principes énoncés par Rousseau. Si on donne des droits aux femmes, alors c'est le malheur de la société qui s'ensuivra: voilà ce que pensaient les révolutionnaires. Les femmes étaient considérées comme les enfants et les fous: privées de leurs droits civiques pour le bien de la société, c'est-à-dire pour qu'elles puissent s'occuper de leur famille. Mais il faut aussi dire que cet état de fait a convenu à la majorité des femmes: en effet, en échange de ce renoncement aux droits politiques, on leur donnait un empire absolu, celui du privé, de la famille. 


Il y aurait donc eu complicité objective des femmes dans leur asservissement?

E.B. Oui, n'oubliez pas qu'elles étaient, à l'époque, de grandes lectrices de Rousseau, de La nouvelle Héloïse, entre autres, où sont exposés ces principes. Pour la première fois, on leur assignait une responsabilité et un rôle immenses. On peut lire que si un enfant devient un adulte bien développé c'est la femme qui en aura les bénéfices, alors que s'il devient un délinquant elle sera considérée comme la coupable. Les femmes se sont accommodées de cet échange.

Mme d'Epinay, qui réfuta Rousseau, connut pourtant un grand succès après sa mort. Mais comment expliquer que le XIXe siècle n'ait pas mieux considéré l'ambition féminine?

E.B. Pour une raison simple: si on a relu Mme d'Epinay, c'était moins pour son traité de pédagogie que pour cette oeuvre inouïe que sont les Contre-confessions. Jetez-vous là-dessus, c'est un très grand livre! La réponse complète aux Confessions dans lesquelles elle est traînée dans la boue par Rousseau. Mais ses grands sujets, l'autonomie des filles et l'indépendance intellectuelle des femmes, n'étaient pas audibles au XIXe siècle, surtout pour la bourgeoisie. Il fallut attendre la fin du XXe siècle pour découvrir Mme d'Epinay. Tout comme Mme du Châtelet, d'ailleurs, qui fut la première femme de science en France. (...)
 
Qui était Mme du Châtelet?

E.B. Une amoureuse. Très libertine. Une femme à la sexualité dévorante, capable, dans le même temps, de traduire Newton. Mais à l'époque une femme n'a guère le choix: elle ne peut pas devenir un grand général ou un grand financier. Elle peut, en revanche, devenir une grande intellectuelle. En cela, Mme du Châtelet est très contemporaine. Comme les jeunes filles d'aujourd'hui, au départ, elle veut tout: réussir sa vie personnelle, sa vie professionnelle, sa vie amoureuse, sa vie maternelle... 

Revenons à la définition de l'ambition: passion négative ou chance de salut?

E.B. Pour ma part, je n'ai jamais pensé que l'ambition était négative. L'ambition signifie ceci: je vais essayer de mettre tout ce que j'ai d'énergie, de volonté, de travail, de force, au service d'une amélioration ou d'une production, et il y a une chance sur un million pour que j'y arrive mais je le fais quand même. Dans le cas de Mme du Châtelet et de Mme d'Epinay, l'ambition consiste à laisser une trace de soi. Mais comment consacrer tant d'énergie à quelque chose d'aussi aléatoire? C'est une folie, non? Et pourtant, telle est la grandeur de l'être humain. 

Mme du Châtelet la définit pourtant comme la passion «qui met le plus notre bonheur dans la dépendance des autres». Se méfiait-elle de l'ambition?

E.B. L'ambition fait peur. Toujours. Y compris à celui ou à celle qui s'y adonne. Mais le bonheur passe nécessairement par l'autre: seul, le bonheur n'existe pas. Aujourd'hui, il me semble que nous avons les moyens, qui n'existaient pas au XVIIIe siècle, de nous concentrer sur les petits plaisirs de la vie, et nous feignons de croire qu'il s'agit du bonheur. Mme du Châtelet s'est toujours débrouillée pour allier son ambition personnelle et sa quête du bonheur avec autrui. Ainsi a-t-elle eu une relation exceptionnelle avec un homme - et quel homme!: Voltaire - pendant cinq ans. A Cirey, ils vivaient ensemble et travaillaient chacun de leur côté, comme des bêtes. C'est elle qui l'a initié à la physique de Newton et qui lui ménageait, dans le même temps, de véritables plages de plaisir. Je crois que le couple que formaient Mme du Châtelet et Voltaire a bien mieux réussi que celui de Sartre et Beauvoir: pendant un moment béni, ils ont réussi à allier la réalisation de leur ambition personnelle la plus haute et la plus exigeante et, dans le même temps, le plaisir, la chaleur, l'amour. 

Qu'est-ce qui distingue l'arrivisme de l'ambition?

E.B. Je ne ferai pas le procès de cette forme d'ambition que l'on appelle l'arrivisme. On appelle souvent «arrivistes», pour les condamner, ces hommes ou ces femmes ambitieux qui ont, au fond d'eux-mêmes, cette angoisse d'être venu sur terre pour rien et de disparaître dans l'indifférence générale. Y a-t-il de faux et de vrais ambitieux? Pour le dire autrement: y a-t-il des êtres purs? Il existe des gens qui se moquent bien de ce qui se passera après leur mort mais qui veulent marquer leur existence en obtenant la reconnaissance des autres pendant leur vie. C'est même de plus en plus fréquent. Prenez le phénomène Star Academy: ce sont des individus qui ont besoin d'être vus par les autres, que le regard des autres fait exister. On pourrait assimiler ce phénomène à une ambition de pacotille, à un arrivisme conjoncturel sans la moindre importance. Pour ma part, je me refuse à juger. Il faut être à l'intérieur du sujet pour comprendre ce qui distingue une ambition noble d'une ambition vulgaire. Toujours est-il que nous avons tous envie de laisser une trace, un petit quelque chose. La plupart des femmes trouvent cette longévité dans la descendance. Pas Mme du Châtelet. Elle a eu des enfants mais ça ne lui a pas suffi. En cela, elle est très contemporaine. 

Mme du Châtelet serait donc la première femme à comprendre que la vie, même si elle est exceptionnelle, ne suffit pas...
 
E.B. Oui, et c'est pour cela qu'elle publie. Il ne suffit pas d'avoir, comme elle, une intelligence en éveil. Ainsi, le jour de sa mort, elle envoie le manuscrit de cette immense ouvre qu'est sa traduction des Principes mathématiques de Newton à la Bibliothèque royale: pour être sûre que ça restera! Et elle a eu raison puisque c'est dans cette édition que l'on a lu Newton jusqu'en 2000.

Mme du Châtelet et Mme d'Epinay étaient-elles tenaillées par le démon de la célébrité?

E.B. Non. Mme d'Epinay était plus proche de la grande bourgeoisie que Mme du Châtelet, qui fut une aristocrate et se comporta de façon très hautaine, méprisant les gens de condition inférieure. Mme d'Epinay n'a jamais cherché la célébrité. Pour preuve, son silence dans les travaux de Grimm et Diderot: elle tint la correspondance des deux mais jamais ne la signa. Ce sont les chercheurs qui, récemment, ont découvert la part - immense - qu'elle prit dans leurs travaux. Diderot lui demanda à plusieurs reprises de relire ses pièces ou ses écrits et de les corriger; jamais Mme d'Epinay ne s'en est vantée. Notre époque, elle, est en effet saisie par le démon de la célébrité. Mais ce dernier n'a rien à voir avec l'ambition. Depuis qu'Andy Warhol a affirmé que tout le monde a droit à son quart d'heure de célébrité, chacun le cherche à tout prix. Et le phénomène de la téléréalité renforce le rôle de ce démon. Mais l'édition et le monde intellectuel sont également touchés par ce fléau.(...)

A vous lire, on a l'impression que le principal obstacle à l'émancipation féminine au XVIIIe siècle a été... les femmes?

E.B. Je n'irai pas jusque-là. Après tout, Mme du Châtelet a publié des traités qui ont soulevé la polémique de son vivant. Mais il faut préciser qu'à la mort de Mme du Châtelet et de Mme d'Epinay on a fait peu de cas de leur ouvre dans les revues ou les correspondances littéraires. Cela dit, il est vrai que les autres femmes furent à leur égard extrêmement dures et injustes. Il suffit de lire le portrait que traça de Mme du Châtelet Mme du Deffand qui se disait son «amie». Je crois que la jalousie des femmes à l'égard de celles d'entre elles qui réussissent s'exprime beaucoup plus violemment que celle des hommes. (...)

Peut-on concilier ambition personnelle et vie de famille?

E.B. L'exemple de Mme du Châtelet et de Voltaire montre que la poursuite de l'ambition se fait souvent au détriment des enfants. Pour elle, mari et enfants ne comptaient plus. La véritable ambitieuse est capable de sacrifier beaucoup de choses. Sans doute était-ce plus facile au XVIIIe siècle. Aujourd'hui, le destin des jeunes femmes me semble plus difficile: toutes privilégient la réussite personnelle plus que la réussite professionnelle. La majorité des femmes ont ces deux ambitions chevillées au corps: elles me semblent tiraillées entre celle de réussir leur vie personnelle et celle de réussir professionnellement. Et elles découvrent qu'il est atrocement difficile d'arriver à concilier les deux: lorsque l'on fait les comptes, après dix ou quinze ans, le résultat est rarement celui que l'on escomptait. Beaucoup de femmes qui sont arrivées aux premières loges dans le monde économique ou financier ont dû sacrifier leur vie privée, renoncer à avoir des enfants. Et ce mouvement risque de s'intensifier davantage car la vie professionnelle est de plus en plus dure - bien plus qu'il y a vingt ans. Une femme doit se battre pour décrocher un emploi, trouver un compagnon, le garder, être heureuse avec lui, avoir des enfants, puis pour que les enfants, une fois adolescents, ne lui balancent pas à la figure qu'elle a été une mère lamentable... Celles qui réussissent dans tous les domaines sont peu nombreuses. La phrase de Mme de Staël, «la gloire est le deuil éclatant du bonheur», est devenue un lieu commun mais n'est pas tout à fait fausse. Ceci dit, on peut aussi trouver son bonheur hors de la famille: dans son ambition personnelle. 
 

jeudi 13 avril 2017

Sur les femmes, Diderot (1772)

On connait les propos de Rousseau sur les femmes, notamment ceux tenus dans son Emile concernant les devoirs de Sophie à l'égard de son époux.
On sait également que Louise d'Epinay rendait "l'éducation" et "l'institution" responsables de l'injustice faite aux femmes de son temps.
Découvrons aujourd'hui quelques extraits du surprenant opuscule "Sur les femmes", publié par Diderot en 1772. 

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J’ai vu une femme honnête frissonner d’horreur à l’approche de son époux ; je l’ai vue se plonger dans le bain, et ne se croire jamais assez lavée de la souillure du devoir. Cette sorte de répugnance nous est presque inconnue. Notre organe est plus indulgent. Plusieurs femmes mourront sans avoir éprouvé l’extrême de la volupté. Cette sensation, que je regarderai volontiers comme une épilepsie passagère, est rare pour elles, et ne manque jamais d’arriver quand nous l’appelons. Le souverain bonheur les fuit entre les bras de l’homme qu’elles adorent. Nous le trouvons à côté d’une femme complaisante qui nous déplaît. Moins maîtresses de leurs sens que nous, la récompense en est moins prompte et moins sûre pour elles. Cent fois leur attente est trompée. Organisées tout au contraire de nous, le mobile qui sollicite en elles la volupté est si délicat, et la source en est si éloignée, qu’il n’est pas extraordinaire qu’elle ne vienne point ou qu’elle s’égare.
 
Valmont, de M. Forman
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C’est de l’organe propre à son sexe que partent toutes ses idées extraordinaires. La femme, hystérique dans la jeunesse, se fait dévote dans l’âge avancé ; la femme à qui il reste quelque énergie dans l’âge avancé, était hystérique dans sa jeunesse. Sa tête parle encore le langage de ses sens lorsqu’ils sont muets.

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Le moment qui la délivrera du despotisme de ses parents est arrivé ; son imagination s’ouvre à un avenir plein de chimères ; son cœur nage dans une joie secrète. Réjouis-toi bien, malheureuse créature ; le temps aurait sans cesse affaibli la tyrannie que tu quittes ; le temps accroîtra sans cesse la tyrannie sous laquelle tu vas passer. On lui choisit un époux. Elle devient mère. L’état de grossesse est pénible presque pour toutes les femmes. C’est dans les douleurs, au péril de leur vie, aux dépens de leurs charmes, et souvent au détriment de leur santé, qu’elles donnent naissance à des enfants. Le premier domicile de l’enfant et les deux réservoirs de sa nourriture, les organes qui caractérisent le sexe, sont sujets à deux maladies incurables. Il n’y a peut-être pas de joie comparable à celle de la mère qui voit son premier-né ; mais ce moment sera payé bien cher. Le père se soulage du soin des garçons sur un mercenaire ; la mère demeure chargée de la garde de ses filles. L’âge avance ; la beauté passe ; arrivent les années de l’abandon, de l’humeur et de l’ennui. C’est par le malaise que Nature les a disposées à devenir mères ; c’est par une maladie longue et dangereuse qu’elle leur ôte le pouvoir de l’être. Qu’est-ce alors qu’une femme ? Négligée de son époux, délaissée de ses enfants, nulle dans la société, la dévotion est son unique et dernière ressource. Dans presque toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature. Elles ont été traitées comme des enfants imbéciles. Nulle sorte de vexations que, chez les peuples policés, l’homme ne puisse exercer impunément contre la femme. La seule représaille qui dépende d’elle est suivie du trouble domestique, et punie d’un mépris plus ou moins marqué, selon que la nation a plus ou moins de mœurs.

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Femmes, que je vous plains ! Il n’y avait qu’un dédommagement à vos maux ; et si j’avais été législateur, peut-être l’eussiez-vous obtenu. Affranchies de toute servitude, vous auriez été sacrées en quelque endroit que vous eussiez paru. Quand on écrit des femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussière des ailes du papillon
 
la femme, objet d'amour chez Watteau


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Fixez, avec le plus de justesse et d’impartialité que vous pourrez, les prérogatives de l’homme et de la femme ; mais n’oubliez pas que, faute de réflexion et de principes, rien ne pénètre jusqu’à une certaine profondeur de conviction dans l’entendement des femmes ; que les idées de justice, de vertu, de vice, de bonté, de méchanceté, nagent à la superficie de leur âme ; qu’elles ont conservé l’amour-propre et l’intérêt personnel avec toute l’énergie de nature ; et que, plus civilisées que nous en dehors, elles sont restées de vraies sauvages en dedans, toutes machiavélistes, du plus au moins. Le symbole des femmes en général est celle de l’Apocalypse, sur le front de laquelle il est écrit : mystère. Où il y a un mur d’airain pour nous, il n’y a souvent qu’une toile d’araignée pour elles. On a demandé si les femmes étaient faites pour l’amitié. Il y a des femmes qui sont hommes, et des hommes qui sont femmes ; et j’avoue que je ne ferai jamais mon ami d’un homme-femme. Si nous avons plus de raison que les femmes, elles ont bien plus d’instinct que nous.