vendredi 4 mai 2018

Fénelon et l'éducation des filles (de qualité...)


Destiné initialement au Duc et à la Duchesse de Beauvilliers, le Traité de l'Education des filles est souvent qualifié d'ouvrage misogyne (voir ci-dessous) par les chiennes de garde de la nouvelle bien-pensance.
 
in le féminisme au masculin, Benoîte Groult
 Elles devraient se pencher plus attentivement sur le parcours imposé en ce temps-là aux jeunes femmes de qualité (voir ce qu'on en disait ici). 
Sans doute reverraient-elles leur jugement...
 
 ***
 
Fénelon


Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement. Il est honteux, mais ordinaire, de voir des femmes qui ont de l'esprit et de la politesse, ne savoir pas bien prononcer ce qu'elles lisent: ou elles hésitent, ou elles chantent en lisant; au lieu qu'il faut prononcer d'un ton simple et naturel, mais ferme et uni. Elles manquent encore plus grossièrement pour l'orthographe, ou pour la manière de former ou de lier les lettres en écrivant: au moins accoutumez-les à faire leurs lignes droites, à rendre leur caractère net et lisible. Il faudrait aussi qu'une fille sût la grammaire(…)

Elles devraient aussi savoir les quatre règles de l'arithmétique; vous vous en servirez utilement pour leur faire faire souvent des comptes. C'est une occupation fort épineuse pour beaucoup de gens; mais l'habitude prise dès l'enfance, jointe à la facilité de faire promptement, par le secours des règles, toutes sortes de comptes les plus embrouillés, diminuera fort ce dégoût. On sait assez que l'exactitude de compter souvent fait le bon ordre dans les maisons.

Il serait bon aussi qu'elles sussent quelque chose des principales règles de la justice; par exemple, la différence qu'il y a entre un testament et une donation; ce que c'est qu'un contrat, une substitution, un partage de cohéritiers; les principales règles du droit, ou des coutumes du pays où l'on est, pour rendre ces actes valides; ce que c'est que propre, ce que c'est que communauté; ce que c'est que biens meubles et immeubles. Si elles se marient, toutes leurs principales affaires rouleront là-dessus.

 (…)

Après ces instructions, qui doivent tenir la première place, je crois qu'il n'est pas inutile de laisser aux filles, selon leurs loisirs et la portée de leur esprit, la lecture des livres profanes qui n'ont rien de dangereux pour les passions: c'est même le moyen de les dégoûter des comédies et des romans. Donnez-leur donc les histoires grecques et romaines; elles y verront des prodiges de courage et de désintéressement. Ne leur laissez pas ignorer l'histoire de France, qui à aussi ses beautés; mêlez celles des pays voisins, et les relations des pays éloignés judicieusement écrites. Tout cela sert à agrandir l'esprit, et à élever l'âme à de grands sentiments, pourvu qu'on évite la vanité et l'affectation.

On croit d'ordinaire qu'il faut qu'une fille de qualité qu'on veut bien élever apprenne l'italien et l'espagnol; mais je ne vois rien de moins utile que cette étude, à moins qu'une fille ne se trouvât attachée auprès de quelque princesse espagnole ou italienne, comme nos reines d'Autriche et de Médicis. D'ailleurs ces deux langues ne servent guère qu'à lire des livres dangereux, et capables d'augmenter les défauts des femmes; il y a beaucoup plus à perdre qu'à gagner dans cette étude. Celle du latin serait bien plus raisonnable, car c'est la langue de l'Eglise: il y a un fruit et une consolation inestimable à entendre le sens des paroles de l'office divin, où l'on assiste si souvent. Ceux même qui cherchent les beautés du discours en trouveront de bien plus parfaites et plus solides dans le latin que dans l'italien et dans l'espagnol, où règne un jeu d'esprit et une vivacité d'imagination sans règle. (…)

Je leur permettrais aussi, mais avec un grand choix, la lecture des ouvrages d'éloquence et de poésie, si je voyais qu'elles en eussent le goût, et que leur jugement fût assez solide pour se borner au véritable usage des choses; mais je craindrais d'ébranler trop les imaginations vives, et je voudrais en tout cela une exacte sobriété: tout ce qui peut faire sentir l'amour, plus il est adouci et enveloppé, plus il me paraît dangereux.

La musique et la peinture ont besoin des mêmes précautions; tous ces arts sont du même génie et du même goût. Pour la musique, on sait que les anciens croyaient que rien n'était plus pernicieux à une république bien policée, que d'y laisser introduire une mélodie efféminée: elle énerve les hommes; elle rend les âmes molles et voluptueuses; les tons languissants et passionnés ne font tant de plaisir, qu'à cause que l'âme s'y abandonne à l'attrait des sens jusqu'à s'y enivrer elle-même. C'est pourquoi à Sparte les magistrats brisaient tous les instruments dont l'harmonie était trop délicieuse, et c'était là une de leurs plus importantes polices; c'est pourquoi Platon rejette sévèrement tous les tons délicieux qui entraient dans la musique des Asiatiques: à plus forte raison les Chrétiens, qui ne doivent jamais chercher le plaisir pour le seul plaisir, doivent-ils avoir en horreur ces divertissements empoisonnés.

La poésie et la musique, si on en retranchait tout ce qui ne tend point au vrai but, pourraient être employées très utilement à exciter dans l'âme des sentiments vifs et sublimes pour la vertu. Combien avons-nous d'ouvrages poétiques de l'Ecriture que les Hébreux chantaient, selon les apparences! Les cantiques ont été les premiers monuments qui ont conservé plus distinctement, avant l'écriture, la tradition des choses divines parmi les hommes. Nous avons vu combien la musique a été puissante parmi les peuples païens pour élever l'âme au-dessus des sentiments vulgaires. L'Eglise a cru ne pouvoir consoler mieux ses enfants, que par le chant des louanges de Dieu. On ne peut donc abandonner ces arts, que l'Esprit de Dieu même a consacrés. Une musique et une poésie chrétienne seraient le plus grand de tous les secours pour dégoûter des plaisirs profanes; mais dans les faux préjugés où est notre nation, le goût de ces arts n'est guère sans danger. Il faut donc se hâter de faire sentir à une jeune fille qu'on voit fort sensible à de telles impressions, combien on peut trouver de charmes dans la musique sans sortir des sujets pieux. Si elle a de la voix et du génie pour les beautés de la musique, n'espérez pas de les lui faire toujours ignorer: la défense irriterait la passion; il vaut mieux donner un concours réglé à ce torrent, que d'entreprendre de l'arrêter.

La peinture se tourne chez nous plus aisément au bien: d'ailleurs elle a un privilège pour les femmes; sans elle leurs ouvrages ne peuvent être bien conduits. Je sais qu'elles pourraient se réduire à des travaux simples qui ne demanderaient aucun art; mais, dans le dessein qu'il me semble qu'on doit avoir d'occuper l'esprit en même temps que les mains des femmes de condition, je souhaiterais qu'elle fissent des ouvrages où l'art et l'industrie assaisonnassent le travail de quelque plaisir. De tels ouvrages ne peuvent avoir aucune vraie beauté, si la connaissance des règles du dessin ne les conduit. De là vient que presque tout ce qu'on voit maintenant dans les étoffes, dans les dentelles et dans les broderies, est d'un mauvais goût; tout y est confus, sans dessein, sans proportion. Ces choses passent pour belles, parce qu'elles coûtent beaucoup de travail à ceux qui les font, et d'argent à ceux qui les achètent; leur éclat éblouit ceux qui les voient de loin, ou qui ne s'y connaissent pas. Les femmes ont fait là-dessus des règles à leur mode; qui voudrait contester passerait pour visionnaire. Elles pourraient néanmoins se détromper en consultant la peinture, et par là se mettre en état de faire, avec une médiocre dépense et un grand plaisir, des ouvrages d'une noble variété, et d'une beauté qui serait au-dessus des caprices irréguliers des modes.
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