samedi 31 mai 2014

Jansénistes, Jésuites et Philosophes (7)

(Pour lire les articles précédents sur le même sujet, c'est ici)

Malgré la guerre fratricide qui les oppose, Jansénistes et Jésuites vont profiter de l'affaiblissement du clan des encyclopédistes pour liguer leurs efforts contre ces derniers. Proche des deux camps, Abraham Chaumeix fait paraître pas moins de huit volumes de ses Préjugés légitimes en moins de cinq mois. Dans le même temps, la satire des Cacouacs (octobre 1757), dans laquelle l'avocat Jacob-Nicolas Moreau décrit les philosohes sous les traits d'une tribu de sauvages, obtient un succès public encore plus considérable. Et que dire des Petites lettres sur de grands philosophes (1757), satire mordante écrite par Palissot, dans laquelle l'auteur taille notamment en pièces le théâtre de Diderot ? Il va sans dire que ces pamphlets sont tous portés aux nues dans une presse largement hostile aux philosophistes. L'Année Littéraire d'Elie Fréron joue durant les années 1757 et 1758 le rôle essentiel de catalyseur des oppositions. 
Elie Fréron, directeur de l'Année Littéraire

Ainsi, à propos de la Religion Vengée ou réfutation des auteurs impies, le célèbre journaliste dit en 1757 : "Dans un siècle où l'impiété est l'étiquette du bel esprit, qu'il est beau, Monsieur, de voir des gens d'esprit s'élever contre elle et faire profession de la combattre. C'est un emploi dont se sont chargés, avec autant de succès que de confiance, deux hommes de lettres qui, par des ouvrages déjà connus, tiennent une place distinguée dans mes Feuilles. Ces religieux et intrépides écrivains ont déclaré une guerre ouverte et éternelle à l'irréligion". Il fera un peu plus tard la même publicité à Palissot : "si vous voulez prendre une idée juste de nos sages modernes, lisez ces Petites Lettres de Palissot... Une observation qui ne vous échappera pas, et qui tourne à l'éloge du jeune auteur, c'est que, dans un âge où il est si facile de suivre le torrent des impressions vulgaires, il ait su porter un coup d'oeil si philosophique et si profond sur une secte qui en avait imposé à tant de monde."
Ulcéré par ces attaques répétées, d'Alembert s'en plaint amèrement auprès de Malesherbes. Les critiques essuyées par son article "Genève" du tome VII de l'Encyclopédie forment la goutte qui fait déborder le vase. Début 1758, dans une lettre à Durival, d'Alembert explique qu'il quitte la direction du grand ouvrage : "l'Encyclopédie, Monsieur, est très sensible à vos bontés, mais selon les apparences, elle ne sera plus guère en état d'en profiter : je viens de déclarer à M. de Malesherbes et aux libraires que j'y renonce absolument et je crois que mon collègue est dans les mêmes dispositions. Vous approuverez notre conduite, Monsieur, quand vous saurez le déchaînement des dévots et de la cour contre cet ouvrage... on nous inonde de satires et de brochures... Ce n'est pas tout : un maraud de Jésuite nommé Chapelain a eu l'insolence de prêcher le jour de Noël contre nous devant le roi, sans réclamation de personne... Il n'est pas possible, Monsieur de tenir à tout cela, il faut laisser là l'Encyclopédie, et c'est le parti que j'ai pris."
Malesherbes, directeur de la Librairie

Un an plus tôt, après l'attentat de Damiens, Diderot se réjouissait de voir les soupçons se porter sur les milieux jansénistes et jésuites. Mais en février 1758, c'est l'amertume et la lassitude qui dominent dans cette lettre à Voltaire, qui l'encourage alors à achever l'impression de l'Encyclopédie en terre étrangère :
"Votre avis serait que nous quittassions tout à fait l’Encyclopédie ou que nous allassions la continuer en pays étranger, ou que nous obtinssions justice et liberté dans celui-ci. Voilà qui est à merveille ; mais le projet d’achever en pays étranger est une chimère (...) Abandonner l’ouvrage, c’est tourner le dos sur la brèche, et faire ce que désirent les coquins qui nous persécutent. Si vous saviez avec quelle joie ils ont appris la désertion de d’Alembert et toutes les manœuvres qu’ils emploient pour l’empêcher de revenir ! Il ne faut pas s’attendre qu’on fasse justice des brigands auxquels on nous a abandonnés, et il ne nous convient guère de le demander ; ne sont-ils pas en possession d’insulter qui il leur plaît sans que personne s’en offense ? Est-ce à nous à nous plaindre, lorsqu’ils nous associent dans leurs injures avec des hommes que nous ne vaudrons jamais ? Que faire donc ? Ce qui convient à des gens de courage : mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous avons fait, de l’imbécillité de nos censeurs. Faut-il que, pour deux misérables brochures, nous oubliions ce que nous nous devons à nous-mêmes et au public ? Est-il honnête de tromper l’espérance de quatre mille souscripteurs, et n’avons-nous aucun engagement avec les libraires ? Si d’Alembert reprend et que nous finissions, ne sommes-nous pas vengés ? Ah ! mon cher maître ! où est le philosophe ?(...). D’Alembert ne se jettera pas, à l’âge qu’il a, dans l’étude de l’histoire naturelle, et il est bien difficile qu’il fasse un ouvrage de littérature qui réponde à la célébrité de son nom. Quelques articles de l’Encyclopédie l’auraient soutenu avec dignité pendant et après l’édition. Voilà ce qu’il n’a pas considéré, ce que personne n’osera peut-être lui dire, et ce qu’il entendra de moi ; car je suis fait pour dire la vérité à mes amis, et quelquefois aux indifférents ; ce qui est plus honnête que sage. Un autre se réjouirait en secret de sa désertion : il y verrait de l’honneur, de l’argent et du repos à gagner. Pour moi, j’en suis désolé, et je ne négligerai rien pour le ramener. Voici le moment de lui montrer combien je lui suis attaché ; et je ne me manquerai ni à moi-même, ni à lui. Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée ; je suis las de tracasseries. Je crie, depuis le matin jusqu’au soir. Le repos, le repos, et il n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées. Alors, que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soient vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent ? Il faut travailler, il faut être utile, on doit compte de ses talents, etc… Être utile aux hommes ! Est-il bien sûr qu’on fasse autre chose que les amuser, et qu’il y ait grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte ? Ils écoutent l’un et l’autre avec plaisir ou dédain, et demeurent ce qu’ils sont (...) Si je peux espérer de faire un huitième volume deux fois meilleur que le septième, je continuerai ; sinon serviteur à l’Encyclopédie. J’aurai perdu quinze ans de mon temps : mon ami d’Alembert aura jeté par la fenêtre une quarantaine de mille francs, sur lesquels je comptais et qui auraient été toute ma fortune ; mais je m’en consolerai, car j’aurai le repos. Adieu, mon cher maître, portez-vous bien et aimez-moi toujours.
Ne soyez plus fâché, et surtout ne me redemandez plus vos lettres ; car je vous les renverrais et n’oublierais jamais cette injure. Je n’ai pas vos articles, ils sont entre les mains de d’Alembert et vous le savez bien. Je suis pour toujours avec attachement et respect, monsieur et cher maître, etc."
Ebranlé par la tempête qui s'abat sur son grand oeuvre, Diderot ne se doute pas que le plus dur reste à venir. 
(à suivre)



mercredi 28 mai 2014

Ridicule, Patrice Leconte

         

C'est bien écrit, bien interprété, aussi amusant que cruel.
Bref, un grand Leconte...

lundi 26 mai 2014

Marion Sigaut sur l'extrême droite



Si ce n'est de la sottise, voici un bel exemple de tartufferie...

Il y a deux ans de cela, pour compléter une case vide sur son échiquier antirépublicain, Alain Soral a calé son triboulet Marion Sigaut aux côtés de la reine Farida Belghoul et du cavalier Dieudonné.

A charge pour elle de réécrire l'histoire de France, de mythifier l'Ancien Régime tout en crachant son venin sur les hommes des Lumières et ceux de 1789. Ce dont elle s'acquitte avec talent, reconnaissons-le...

En effet, les résultats des européennes nous le montrent, Marion Sigaut est dans l'air du temps... Sa pseudo dissidence qu'elle brandit comme un étendard rallie dans son sillage tous les mal aimés de la République. Avec eux d'ailleurs, elle ose tout: prétendre que le monde paysan n'a pas voulu la Révolution (à ce propos, je relisais hier soir le récit des jacqueries durant la Grande Peur de l'été 1789...), que le mouvement des Lumières était anti-humaniste (sic...), ou plus récemment que l'école de la République enseigne désormais la masturbation à nos élèves de maternelle (cf l'infâme calomnie lancée contre une institutrice de Joué-les-Tours).

Pourquoi pas, me direz-vous, s'il s'agit là de son fonds de commerce ? Après tout, d'autres qu'elle vivent en colportant de telles élucubrations... C'est exact... Mais ils ne jouent pas les vierges effarouchées quand on qualifie leur discours d'extrémiste, ou encore de droite.
Car gageons que durant les Etats Généraux, à la chambre du 1/3 Etat, Marion Sigaut aurait préféré celle, toute proche, de la noblesse fidèle au roi. Voire celle du clergé...
 Marion Sigaut

vendredi 23 mai 2014

Jansénistes, Jésuites et Philosophes (6)

L'année 1757 va marquer un tournant décisif dans le combat qui oppose Jansénistes, Jésuites et philosophes.
( pour relire les articles précédents, c'est ici )
 
supplice de Damiens
Rappelons tout d'abord les faits : pour apaiser le conflit qui l'opposait depuis des mois au Parlement (à dominante janséniste), Louis XV avait fait savoir (en décembre 1756) que la Constitution Unigenitus ne serait plus désormais considérée  comme une "règle de foi" incontournable. Lourde de sens, cette décision provoque aussitôt un vif mécontentement chez les Jésuites, qui y voient une marque de faiblesse chez le souverain. L'attentat de Damiens (en janvier 1757) met brutalement le feu aux poudres. Lors des premiers interrogatoires (à Versailles), on rappelle à maintes reprises que le domestique a servi chez des parlementaires jansénistes. Cédant à la panique, ces derniers obtiennent du roi (toujours soucieux d'apaisement) le transfert de l'instruction à Paris. Et durant cette 2nde partie du procès, très étrangement, les soupçons vont s'orienter sur les milieux jésuites...
l'attentat de Damiens
Du côté des philosophes, si d'Alembert laisse éclater sa joie de voir les loups et les renards s'entredévorer, Voltaire s'interroge pour sa part sur le coup fatal qu'il pourrait porter à l'un de ses adversaires. Depuis Genève, où il vit, le philosophe interpelle un à un tous ses correspondants : 
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« J’attends avec impatience le mot de l’énigme de l’aventure de Pierre Damiens. On me mande qu’il y a une petite secte cachée, composée de la plus basse canaille du parti janséniste… qu’ils ont voulu non pas tuer le roi, mais le blesser légèrement pour l’avertir… Il n’y a rien dont le fanatisme ne soit capable » (à Tronchin, le 19 février).
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«... Qu’est-ce que c’est donc, ma chère nièce, qu’une petite secte de la canaille, nommée la secte des margouillistes, nom qu’on devrait donner à toutes les sectes ? On dit que ces misérables fanatiques, nés des convulsionnaires, et petits-fils des jansénistes sont ceux qui ont mis, non pas le couteau, mais le canif, à la main de ce monstre insensé de Damiens » Voltaire à Madame de Fontaine (19 février).
Devant le peu de succès de ses investigations, Voltaire doit admettre que le forcené a vraisemblablement agi seul, sur un coup de folie ("un chien enragé", dira-t-il à la duchesse de Saxe-Gotha), sans que sa main ait été armée par l'un ou l'autre des deux camps. Dès le mois de janvier, il a cependant pressenti que ses ennemis pourraient devenir des alliés de circonstance en se liguant contre le clan des Encyclopédistes. Dans un courrier du 20 mars à Palissot, il fait d'ailleurs le constat amer que "les monstres nommés jansénistes et molinistes, après s'être mordus, aboient ensemble contre les pauvres partisans de la raison et de l'humanité."
Reconnaissons cette qualité à Voltaire : dans l'art détestable de la calomnie, il ne valait guère mieux que les Jansénistes ou les Jésuites...
Au cours de l'hiver et du printemps 1757, les pamphlets vont pleuvoir comme des bombes sur le clan encyclopédiste.
Dans son périodique la Religion vengée ou Réfutation des auteurs impies, l'apologiste chrétien Jean-Nicolas Hubert Hayer lance de terribles attaques contre les "auteurs impies" :
"Quand on en veut à Dieu, on en veut aux princes qui sont ses images...". Alors qu'ils continuent de s'agresser mutuellement, le Jésuite Berthier (proche de Hayer) et le Janséniste De la Roche se réjouissent pourtant des coups violents qu'ils portent à leur ennemi commun.
Le 16 avril 1757, une déclaration du roi adjuge une victoire provisoire au camp des dévots (Jansénistes et Jésuites réunis) en stipulant que " tous ceux qui seront convaincus d'avoir composé, fait composer et imprimer des écrits tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprits, à donner atteinte à notre autorité, et à troubler l'ordre et la tranquillité des Etats, seront punis de mort ; tous ceux qui auraient imprimé les dits ouvrages ; les libraires, colporteurs, et autres personnes qui les auraient répandus dans le public, seront pareillement punis de mort."

Les Encyclopédistes et les Libraires n'ont d'autre choix que d'admettre leur défaite. Mais la guerre est loin d'être finie... (à suivre)

mercredi 21 mai 2014

Jansénistes, Jésuites et Philosophes (5)

Pour lire les articles précédents, c'est ici)
 
Damiens

Au cours des premiers interrogatoires, Damiens a imprudemment mentionné plusieurs parlementaires jansénistes chez lesquels il a servi par le passé. A cette nouvelle, les robins parisiens sont pris de panique. Alors que le cas du régicide relève en théorie de la prévôté de l'hôtel (l'attentat ayant été commis dans un domaine royal), les parlementaires obtiennent par lettres patentes que les officiers de la prévôté soient dessaisis et que l'instruction soit immédiatement déplacée à Paris. Dans la nuit du 17 au 18 janvier, Damiens est transféré en toute hâte de Versailles à la Conciergerie. Les audiences reprennent le lendemain matin, sous l'égide du Président de Maupeou. Durant les trois mois que durera l'instruction (jusqu'à fin mars), 120 témoins comparaîtront devant le magistrat et les autres commissaires. Pour l'occasion, Monsieur de Maupeou fera preuve d'un zèle d'autant plus surprenant que le Parlement est alors en conflit ouvert avec le roi au sujet de la Bulle unigenitus et du refus de sacrements aux jansénistes ordonné par l'archevêque Christophe de Beaumont. 
Le 1er interrogatoire de Damiens (le 18 au matin) illustre l'orientation nouvelle que va prendre le procès : Damiens "a dit qu'il est entré aux Jésuites à Paris" (question 39), "a dit que c'est au Collège" (question 40), "a dit qu'il est entré aux Jésuites où il a repris le même poste" (question 48), "a dit qu'il y est resté environ 18 mois et qu'au bout de 18 mois il est resté dans la maison au service des sieurs Peilhon et de Serre..." (question 50). Alors qu'à Versailles, on questionnait Damiens sur ses fréquentations jansénistes, le président Maupeou met désormais l'accent sur ses années passées au service des Jésuites... Le domestique reconnaît également à plusieurs reprises avoir agi pour des raisons religieuses ("depuis le temps de l'affaire de l'archevêque et du Parlement" question 137, "a dit que lorsque le ressort du Parlement est cassé, aucun procès ne se vuide, toutes les affaires sont arrêtées, et les trois quarts des peuples périssent" question 139) "a dit qu'il avait formé ce projet depuis l'exil du Parlement parce qu'il voyait les trois quarts du peuple périr de misère" question 180 "a dit qu'il leur (à des ecclésiastiques) a entendu dire que les gens du Parlement étaient les plus grands marauds et les plus grands coquins du monde à cause des poursuites violentes qu'on faisait contre les ecclésiastiques et que s'ils étaient les maîtres, ils tremperaient leurs mains dans le sang du Parlement" question 200) .
Vous l'aurez compris, le pauvre Damiens n'est déjà plus qu'un instrument dans la lutte à mort qui oppose la faction janséniste à celle des Jésuites et des dévots. Certains historiens s'interrogeront sur l'existence d'un complot organisé par l'un ou l'autre camp. Tout récemment, la polémiste Marion Sigaut a même imaginé un Damiens cherchant à se venger d'un roi pédophile (sic !) qui aurait abusé de sa fille quelques années plus tôt... Au vu des pièces du procès, aucune de ces hypothèses ne résiste hélas à l'examen. Les divers témoignages recueillis au cours de l'instruction dressent le portrait d'un homme instable, taciturne, suicidaire, porté sur l'alcool et rejeté par sa propre épouse en raison de son comportement violent...

Les 26 et 29 mars 1757, le Parlement de Paris peut enfin livrer son verdict.
Condamne ledit Damien à faire amende honorable devant la principale porte de l’Église de Paris, où il sera mené et conduit dans un tombereau, nu en chemise, tenant une torche de cire ardente du poids de deux livres ; et là, à genoux, dire et déclarer que méchamment et proditoirement, il a commis le très méchant, très abominable et très détestable parricide, et blessé le Roi d’un coup de couteau dans le côté droit, ce dont il se repend et demande pardon à Dieu, au Roi et à la Justice ;

Ce fait, mené et conduit dans ledit tombereau à la Place de Grève ; et sur un échafaud qui y sera dressé, tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras de jambes, sa main droite, tenant en icelle le couteau dont il a commis ledit parricide, brûlée de feu de souffre ; et, sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix-résine fondue, de la cire et du soufre fondus ensemble ;

Et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux, et ses membres et corps consumés au feu, réduits en cendre, et ses cendres jetées au vent ;

Déclare tous ses biens, meubles et immeubles, acquis et confisqués au Roi ;

Ordonne qu’avant ladite exécution, ledit Damien sera appliqué à la question ordinaire et extraordinaire pour avoir révélation de ses complices ;

Ordonne que la maison où il est né sera démolie, celui à qui elle appartient préalablement indemnisé, sans que sur le fonds de la dite maison puisse à l’avenir être fait aucun autre bâtiment.
Arrêt subséquent, prononcé contre la famille de Damien

Parlement de Paris, Grand’Chambre assemblée, le 29 mars 1757
Vu par la Cour, la Grand’Chambre assemblée, l’Arrêt d’icelle rendu le 26 mars du présent mois, contre Robert-François Damien, le Procès-verbal de question et d’exécution dudit Damien, du 28 des dits mois et an, les Conclusions du Procureur-général du Roi…

La Cour, les Princes et Pairs y séant, pour les cas résultant du Procès ;

Ordonne que, dans quinzaine après la publication de l’Arrêt du 26 mars du présent mois, et du présent, à son de trompe et cris public en cette ville de Paris, en celle d’Arras et en celle de Saint-Omer, Élisabeth Molerienne, femme dudit Robert-François Damien, Marie-Élisabeth Damien, sa fille, et Pierre-Joseph Damien, son père, seront tenus de vider le Royaume, avec défense à eux d’y jamais revenir, à peine d’être pendus et étranglés sans forme ni figure de procès.

Fait défenses à Louis Damien, frère dudit Robert-François Damien, et à Élisabeth Schoirtz, femme dudit Louis Damien, à Catherine Damien, veuve Cottel, sœur dudit Robert-François Damien, à Antoine-Joseph, autre frère dudit Robert-François Damien, et à Marie-Jeanne Pauvret, femme dudit Antoine-Joseph Damien, ensemble les autres membres de la famille, si aucun y a, portant le nom de Damien, de porter à l’avenir ledit nom ; leur enjoint de le changer en un autre, sur les mêmes peines.
 
le supplice de Damiens (28 mars 1757)
 (à suivre)

lundi 19 mai 2014

Iconographie Rousseau

la maison natale, à Genève...

le vallon des Charmettes où Rousseau vécut entre 1736 et 1742



l'ermitage de Montmorence : invité par Mme d'Epinay, Rousseau y séjourna entre 1756 et 1757
l'ermitage
le parc d'Ermenonville, où Rousseau aimait se promener à la fin de sa vie
l'apothéose au Panthéon (1794)


vendredi 16 mai 2014

Jansénistes, Jésuites et Philosophes (4)

L'attentat commis par Robert-François Damiens contre la personne du roi (le 5 janvier 1757) va constituer un tourner décisif dans le combat à mort qui oppose les Jansénistes aux Jésuites. (voir précédents articles ici)
R.F Damiens
Ancien domestique au Collège Louis le Grand (jusqu'à son mariage en 1739), Damiens sert par la suite différents maîtres, dont des parlementaires parisiens et enfin un marchand drapier à Paris (en 1756), chez qui il se rend coupable de vol. Au cours de sa fuite, il séjourne quelque temps à St Omer, où vit une partie de sa famille. Recherché par les autorités, il prend bientôt la route de Poperinge (en août 1756), où il demeure durant plus d'un mois avant de revenir à St-Omer, puis de sillonner le nord du royaume jusqu'au mois de décembre. Qualifié d'instable et de taciturne par les témoins qui le croisent, il se fait saigner une première fois (en août), puis une seconde (en décembre), et tente de se suicider à l'arsenic ; c'est à cette occasion que des témoins l'entendent dire que le royaume, sa fille et sa femme sont perdus... Revenu clandestinement à Paris fin décembre 1756, il rend visite à sa femme et à sa fille, puis prend une chaise pour Versailles (le 3 janvier), et s'installe pour la nuit dans l'auberge du sieur Fortier. Selon ses dires, il aurait passé la journée du lendemain à se promener et à boire. Le 5 janvier, il demande à l'épouse de l'aubergiste une nouvelle saignée. Celle-ci refuse de faire venir un chirurgien. Sur les coups de quatre heures, il s'en va rôder dans les cours du château. Deux heures plus tard, alors que le roi s'apprête à quitter Versailles, Damiens se précipite, fend la haie des courtisans, et lui porte un coup de canif (voir petite lame ci-contre) entre les côtes. 

Maîtrisé par les gardes du roi, Damiens aurait aussitôt répété à plusieurs reprises : qu'on prenne garde à M. le Dauphin, que M. le Dauphin ne sorte point de la journée. Au cours du 1er interrogatoire, mené à Versailles ce même jour, Damiens prétend qu'il n'a pas voulu tuer le roi, qu'il a attenté à sa personne "à cause de la religion", qu'il a "entendu dire que tout le peuple de Paris périt, et que malgré toutes les représentations que le Parlement fait, le Roi n'a voulu entendre à aucune...". Il reconnaît avoir logé sous un faux nom chez l'aubergiste Fortier, mais ne donne aucune explication à ce sujet. Lors du 2è interrogatoire, le 7 janvier, sommé de désigner ses complices, Damiens refuse de répondre, se contentant d'expliquer que c'est la "considération des mauvais traitements qu'on fait essuyer aux meilleurs prêtres, ainsi que le triste état où le peuple est réduit, qui l'ont déterminé à l'action..." Il mentionne pourtant sa proximité avec la "compagnie des prêtres" (entendez : des jansénistes) du "parti du Parlement". Il reconnaît également (3è interrogatoire) avoir longuement servi "aux Jésuites de Paris". Malgré les nombreuses dépositions contredisant ses allégations, Damiens soutient lors des premiers interrogatoires qu'il n'a jamais eu ni femme ni fille (son fils étant mort en bas âge).
Ces premières auditions mettent bientôt le feu aux poudres à Paris, notamment dans les milieux parlementaires, soupçonnés d'avoir participé à la tentative de régicide, mais également dans les milieux jésuites, souvent mentionnés au cours des interrogatoires. 

A quelques centaines de lieues de là, depuis Genève, Voltaire pourrait se réjouir de voir ses ennemis de toujours, ceux qu'il réunit sous le sobriquet d'"Infâme",  impliqués dans ce funeste attentat. Il n'en fait rien. Dès le 16 janvier (soit 11 jours après l'attentat), il annonce à d'Alembert : "j'ai bien peur que Pierre Damiens ne nuise beaucoup à la philosophie."
Le premier, Voltaire a deviné ce qui va se jouer à Paris... 

nb : toutes les citations sont extraites des pièces originales et procédures du procès fait à Robert-François Damiens (1757)
(à suivre)

mardi 13 mai 2014

iconographie Diderot

par Friedrich Wilhelm Bollinger

par Pierre-Michel Alix

par Van Loo

par Prudhomme

par Garand

par Greuze

par Van Loo ?

par Fragonard...

buste de Houdon

buste de Pigalle

dimanche 11 mai 2014

La mort de Voltaire, par Jean-Louis Wagnière. (3)

Jean-Louis Wagnière fut le secrétaire de Voltaire de 1756 jusqu'à sa mort, en 1778. Il relate ici les derniers jours, les dernières heures du patriarche de Ferney.

(pour découvrir les articles précédents, c'est ici )
 
Jean-Louis Wagnière

Je suis bien loin de croire avoir plus de mérite qu’un autre, au contraire; mais j’étais, par une habitude réciproque, devenu nécessaire à ce vieillard, ainsi que par la connaissance que j’avais de ses affaires, de sa manière de vivre, par la confiance dont il daignait m’honorer, par les épanchements qu’il me faisait de son coeur, enfin par mon tendre attachement à sa personne.

Après notre conversation, madame Denis parut un peu plus contente; elle dit à son oncle que je consentais d’aller à Ferney. Si mon coeur a un seul reproche à se faire, c’est celui d’avoir consenti à cette séparation de quelques jours; mais j’étais bien loin encore de soupçonner ce qui est arrivé.

Madame Denis proposa de mettre à ma place, auprès de son oncle, un certain jeune homme qu’elle protégeait, et sur lequel elle pouvait compter. Elle espérait bien que si une fois j’étais parti, on trouverait le moyen de m’empêcher de revenir. Le jeune homme ayant été refusé par son oncle, M. d’Argental se chargea de lui en procurer un autre.

M. de Voltaire donna sa parole à M. de Villarceau pour la maison de la rue de Richelieu, et convint de l’acheter à vie, sur la sienne et sur celle de madame Denis. Malgré cela, il résolut d’aller passer, disait-il, seulement deux mois à Ferney; il fixa même le jour. Alors pour dernière ressource, M. de Thibouville écrivit à madame Denis un billet par lequel il lui disait que tous les amis de son oncle croyaient devoir, par amitié pour lui, l’avertir que s’il s’en retournait à Ferney, on allait lui faire défense expresse d’en sortir et de revenir jamais à Paris; qu’il fallait absolument qu’il ne partît pas pour éviter la persécution; qu’ils espéraient enfin que M. de Voltaire se rendrait à cette raison, puisqu’il avait rejeté toutes les autres; que M. le duc de Praslin viendrait en conférer le soir avec elle, afin de tâcher d’arranger le tout comme l’on conviendrait.

Je l’ai tenu ce billet infernal, rempli du plus horrible mensonge, et que j’appelle l’arrêt de mort de mon malheureux maître. C’était à Paris au contraire qu’il devait craindre la persécution; elle commençait même déjà de la part des prêtres, puisqu’ils prêchaient avec véhémence contre lui en chaire; on ne l’ignorait pas, et ils savaient la manière dont Sa Majesté s’était expliquée.


 Quelques jours avant, je témoignais à M. d’Alembert combien il était nécessaire que M. de Voltaire, pour sa santé et sa tranquillité, retournât au plus tôt à Ferney; il répondit : « Il ne s’en ira pas, je vous l’assure; pardieu! il n’est pas au bout. » M. de Lalande me dit aussi qu’on l’empêcherait bien de partir. M. d’Alembert le fit élire directeur de l’Académie française, ce qui l’obligeait de rester au moins trois mois à Paris.

M. de Lalande vint avec tous les francs-maçons prier M. de Voltaire de se faire recevoir de leur société, lui firent signer son nom sur leur registre, fixèrent le jour pour sa réception. Je refusai (quoique franc-maçon moi-même) de l’accompagner à la loge, tant j’étais étonné et révolté des singulières et petites démarches que l’on multipliait, et qui toutes tendaient au même but, de le retenir à Paris. Celle-ci attira du ridicule sur ce vieillard. On eut enfin la cruauté de faire part à M. de Voltaire de ce qu’avait écrit M. de Thibouville à madame Denis; il en fut singulièrement frappé et étonné. Il dit:

C’est l’effet que sur moi fit toujours la menace et dès ce moment il résolut de ne plus quitter Paris.
 Pendant les dix jours qui suivirent celui où on lui communiqua cet avis perfide, je le voyais sombre, inquiet; il me faisait continuellement des caresses à propos de rien. Il me disait : Mon ami, vous êtes ma consolation, que ferais-je sans vous? Et à chaque instant il paraissait vouloir me faire part de l’état de son âme.

On me demandait tous les jours si M. de Voltaire ne m’avait point dit d’aller à Ferney; il ne m’en parlait pas et cela donnait de l’inquiétude. Je voyais avec la plus grande douleur la situation pénible et contrainte où il était; je sentais qu’il avait envie de m’ouvrir son coeur, mais qu’il semblait redouter ce moment.
le comte d'Argental, grand ami de Voltaire
Le 24 avril, M. d’Argental lui envoya l’homme qui devait me remplacer pendant mon absence; cet homme vint ensuite me l’apprendre lui-même. Alors je me rendis auprès de M. de Voltaire et lui demandai s’il était vrai qu’il m’envoyât à Ferney, et qu’il prît cette personne à ma place? Il se leva vivement de son fauteuil, me sauta au cou, criant avec force: Ah! mon ami! mon ami! écoutez-moi, je vous prie, écoutez-moi. Il me serrait dans ses bras et nous fondions en larmes; ensuite il me dit: Je ne puis m’en retourner à présent à Ferney; je vous prie instamment de vous y rendre, pour y chercher les papiers dont j’ai besoin, et me les rapporter. Je lui dis que j’étais prêt à exécuter ses ordres; il ajouta: Vous m’avez empêché de dormir bien des nuits, parce que je craignais que vous ne m’aimassiez pas assez pour vouloir quitter votre femme et vos enfants, et venir rejoindre votre malheureux maître. Je le rassurai sur ses craintes.
Les jours suivants il me donna tous ses ordres par écrit et une procuration pour arranger ses affaires, fit arrêter ma place à la diligence de Lyon, où je devais passer pour lui envoyer de l’argent.

Le 29 avril, étant seuls, il se tourna tristement vers moi, me tendit les bras en me disant: Mon ami, c’est donc après-demain que nous nous séparions! Cela ne nous est pas arrivé pendant vingt-quatre ans; je compte sur votre amitié et sur votre prompt retour. Il pleurait comme un enfant en disant ces mots, et je n’en étais pas moins ému que lui.

Le lendemain à cinq heures du soir, il alla avec madame Denis chez son notaire, signer le contrat d’acquisition de la maison rue de Richelieu. Il ne resta qu’une demi-heure et y laissa sa nièce. En descendant de son carrosse, il se jeta sur moi comme un homme désespéré, et qui a le pressentiment d’un grand malheur. Il me dit: Ah! mon ami, je viens d’acheter une maison, et je n’ai acquis que mon tombeau.

Étant monté à sa chambre, il se jeta dans un fauteuil, paraissant accablé de la plus vive douleur: il me dit qu’il voulait m’accompagner et me conduire lui-même à minuit jusqu’à la diligence; je m’opposai de toutes mes forces à cette résolution: bientôt après il s’assoupit.

Je sortis pour finir mon paquet; pendant ce temps il s’était mis dans son lit tout seul, et s’était endormi jusqu’à dix heures et demie qu’il sonna: me croyant couché, il dit à son cuisinier de venir de sa part me faire des compliments, me souhaiter un bon voyage et un prompt retour.
le château de Ferney
 

J’entrai dans cet instant, et me jetai dans ses bras. Il me tint longtemps serré, sans que nous pussions proférer une parole, et fondant tous deux en larmes; je lui dis enfin: « Puissé-je, mon cher maître, vous revoir bientôt en bonne santé! » Hélas! mon ami, répondit-il, je souhaite de vivre pour te revoir, et de mourir dans tes bras. Je m’arrachai alors des siens, et me retirai sans pouvoir lui rien dire de plus, tant j’étais plein de trouble et d’agitation.
Telles sont les dernières paroles que j’ai entendu prononcer à ce grand homme, à cet être extraordinaire, vertueux et bon, à mon cher maître, mon père, mon ami, qu’un destin fatal n’a pas permis que je revisse, et que je pleure chaque jour.
J’avais prié, en partant, une personne de la maison de me donner des nouvelles de la santé de M. de Voltaire. J’appris à Lyon que le jour de mon départ il fut très sombre, et ne voulut voir personne.
Je lui fis tenir de cette ville quatre-vingt mille francs par son banquier, M. Shérer, et vingt mille par MM. Lavergne. J’adressai au premier seize cents louis d’or que je trouvai à Ferney.
Quelques jours après mon départ, il se rendit à une séance de l’Académie des sciences, où il fut reçu comme partout ailleurs.

L’idée lui était venue d’engager l’Académie française à refaire son dictionnaire; il eut beaucoup de peine à faire passer son avis: il s’anima très fort, ce qui parut un peu déplaire à ses confrères. Peut-être cette espèce d’ascendant ou de supériorité qui, aux yeux de plusieurs d’entre eux, semblait être acquise à son âge et à son génie, donnait quelque ombrage à d’autres. Il prit en cinq fois, pendant cette séance, deux tasses et demie de café. On a induit le roi de Prusse en erreur sur ce point (et j’ai eu l’honneur de le dire à Sa Majesté). Dans l’éloge qu’il a fait de ce grand homme, il dit que M. de Voltaire ayant pris en un jour cinquante tasses de café, cela lui avait allumé le sang et causé la mort.

C’est sa nouvelle façon de vivre, c’est son séjour à Paris, c’est le chagrin intérieur qu’il éprouvait, qui lui ont mis le sang en effervescence, ainsi qu’on le voit dans le peu de lettres qu’il m’a écrites, les premiers jours après mon départ de Paris.

Il avait promis de retourner deux jours après à l’Académie, mais il fut dans l’impossibilité d’y aller. Se promenant dans l’après-dînée, il rencontra madame Denis et madame de Saint-Julien (née marquise de la Tour-du-Pin), femme de beaucoup d’esprit, très aimable, et qui lui était extraordinairement attachée. Il leur dit que se sentant tout malingre, il allait se coucher. Deux heures après, madame de Saint-Julien alla le voir, et trouva qu’il avait de la fièvre; elle dit à madame Denis qu’il faudrait envoyer chercher M. Tronchin: 
Tronchin, médecin de Voltaire
on lui répondit que cela n’était rien, que le malade était accoutumé à se plaindre. Madame de Saint-Julien, inquiète, revint encore vers les dix heures, et voyant que la fièvre avait augmenté, elle témoigna son étonnement du peu de soin que l’on avait de lui: même réponse. M. de Villette envoya chercher un apothicaire qui vint avec une liqueur; on proposa au malade d’en prendre; il se récria beaucoup, dit qu’il n’avait jamais fait usage de liqueur spiritueuse, et qu’il prendrait encore moins, dans l’état où il était, une drogue de chimie. Madame de Saint-Julien s’y opposa aussi fortement : cependant, à force d’instances, on engagea ce malheureux vieillard à en avaler, l’assurant qu’il serait guéri le lendemain. Madame de Saint-Julien eut la curiosité de goûter de cette liqueur; elle m’a juré qu’elle était si violente, qu’elle lui brûla la langue, et qu’elle n’en put pas souper. C’est d’elle-même que je tiens les détails que je rapporte.

Le malade étant après cela dans une agitation terrible, écrivit à M. le maréchal de Richelieu, et le pria de lui envoyer de son opium préparé. Madame de Saint-Julien et un parent de M. de Voltaire insistèrent longtemps auprès de madame Denis, pour qu’elle ne permît pas qu’il prît encore de l’opium, disant que ce serait certainement un poison pour lui; ils ne l’obtinrent point, au contraire; M. de Villette dit que le malade pourrait tout au plus être fou une couple de jours, que cela lui était arrivé à lui-même.

On a prétendu qu’après avoir fait avaler à M. de Voltaire une bonne dose de cet opium, la bouteille fut cassée. Je n’ai jamais pu tirer au clair ce dernier fait; je sais seulement qu’ils se réunirent tous pour assurer au malade qu’il l’avait bue entièrement. M. de Villette dit avoir vu M. de Voltaire, seul dans sa chambre, achever de la vider. Madame de Saint-Julien lui dit alors qu’il était un grand malheureux de n’avoir pas sauté sur lui pour l’en empêcher.

Quoique l’opium eût affecté le cerveau du malade, il écrivit lui-même une ordonnance, et envoya chercher des drogues chez le même apothicaire, quatre fois consécutivement dans une nuit. On sent combien il peut être dangereux d’abandonner à lui-même un malade dans cet état, et combien aisément il peut mettre une lettre, un mot pour un autre, dans une pareille ordonnance; ce qui peut changer entièrement le nom et l’espèce des médicaments. Certainement on doit avoir des reproches à se faire, sur cet article au moins; l’apothicaire lui-même n’est point excusable. Pourquoi n’avoir pas fait tenir continuellement auprès du malade, comme je fis pendant son hémorragie, un médecin ou un chirurgien qui l’aurait empêché de prendre ainsi des remèdes qu’on voyait opérer un effet tout contraire à celui que le patient désirait? Mais.....

Il n’y eut plus alors de ressources; ce qu’on lui avait donné porta à la vessie, occasionna une rétention d’urine, et ensuite la gangrène: le malade souffrait des douleurs inouïes. Les bains, les remèdes rafraîchissants que lui ordonna M. Tronchin, quand on l’eut appelé, ne pouvaient le soulager. Tout fut inutile, le mal était devenu incurable. M. de Voltaire resta ainsi pendant vingt jours.

Il sentit alors toute l’horreur de son état, combien il avait été trompé, combien il avait eu tort de quitter sa douce retraite. Il ne voulut plus rien prendre, et fit sortir sa nièce et tout le monde avec de vifs reproches.

Dès que sa maladie parut sérieuse, il recommanda que l’on m’écrivît de revenir sans délai. Au lieu de cela, on fit tout le contraire, on fit les défenses les plus expresses de me donner avis de l’état de mon cher maître. Il ne cessait de me demander, et on l’assurait qu’on m’avait écrit, que je ne tarderais pas d’arriver. Il m’écrivit en présence de M. Tronchin; mais on retint la lettre: je l’ai appris de M. Tronchin lui-même, quand, à mon retour à Paris, il me fit les plus grands reproches de n’être pas venu sur-le-champ auprès de M. de Voltaire; mais il fût bien surpris d’apprendre que sa lettre avait été interceptée.

M. Autran, agent de change à Paris, manda à M. de Voltaire qu’il avait ordre de M. Sherer de Lyon, de lui compter les quatre-vingt mille francs que je lui faisais passer. Il lui répondit qu’étant malade, il le priait de lui apporter cet argent; il donna le billet à son cuisinier: madame Denis le lui retira des mains, et lui dit de répondre qu’il n’avait pas trouvé M. Autran, à qui le malade écrivit encore plusieurs autres billets qui ne purent parvenir à leur adresse; il est mort dans l’idée que cette somme avait été volée.

Il écrivit aussi plusieurs fois à son notaire, M. Dutertre, pour le prier de venir auprès de lui. Celui-ci ne reçut aucun des billets; il supplia alors, un soir, madame de Saint-Julien d’aller elle-même le chercher; elle en fit part à madame Denis, qui lui répondit que M. de Voltaire étant fou, elle ne devait point se charger de cette commission. Le malade lui réitéra sa prière; elle le dit encore à madame Denis, qui fit la même réponse. Lorsqu’elle revint auprès de lui, voyant qu’elle n’amenait pas M. Dutertre, il s’écria avec désespoir: Ah! grand’Dieu! vous êtes donc, madame, comme tout le monde, vous me trahissez aussi!

Il demandait en grâce son cocher pour le sortir de cette maison. On empêcha cet homme, qui pleurait au pied du lit, de se montrer à son maître; on voulut même le renvoyer à Ferney.

M. Racle, ingénieur établi à Ferney, ami de M. de Voltaire, et qui se trouvait à Paris dans ce temps, n’ayant pu, malgré ses prières et diverses tentatives, obtenir de le voir, trouva enfin le moyen de s’introduire secrètement auprès de lui; il le vit tout seul dans sa chambre, sortant du bain, mourant de froid. Ce vieillard lui fit de grandes lamentations sur le peu de soins que l’on prenait de lui, et lui dit combien il était à plaindre de ce que j’étais absent, qu’il craignait que je ne fusse tombé malade aussi; ajoutant: Ah! s’il avait été ici, je ne serais pas dans le triste état où vous me voyez. Je craindrais d’être accusé d’imposture, si je racontais en détail l’abandon affreux et l’état misérable où M. de Voltaire s’est trouvé réduit les vingt derniers jours de sa vie; le coeur saignerait de douleur et d’horreur.

Voilà une petite partie des consolations qui lui étaient réservées à la fin de sa glorieuse carrière.


La nuit du 24 au 25 mai, à trois heures du matin, voyant que je n’arrivais pas, il dit au domestique de madame Denis, qui le veillait presque toutes les nuits, de m’écrire une lettre sous sa dictée, avec prière de me la faire parvenir. Ce garçon le fit en cachette, en me suppliant de ne le pas dire, sans quoi il serait perdu. J’ai encore sa lettre.

Ce même jour, 25 mai, quand on vit que le malade était sans ressource, madame Denis m’écrivit enfin que son oncle avait été fort malade, mais que cela allait mieux; que cependant je devais partir sur-le-champ, en apportant avec moi tous les papiers d’affaires de son oncle. Je reçus ces lettres le 28 à midi : je pris la poste sur l’instant, passai par Lyon, et j’arrivai à Paris le 1er juin à huit heures du matin.

Dès le 26 mai, on avait ordonné de préparer le carrosse de mon maître pour le mener enterrer. C’est le jour où M. de Voltaire fit sortir sa nièce de sa chambre, en l’accusant d’être la cause de sa mort. Elle ne le revit plus depuis.

Deux jours avant cette mort fatale, M. l’abbé Mignot alla chercher M. le curé de Saint-Sulpice avec l’abbé Gautier, et les conduisit dans la chambre du malade, à qui l’on apprit que l’abbé Gautier était là. Eh bien! dit-il, qu’on lui fasse mes compliments et mes remerciements. L’abbé lui dit quelques mots et l’exhorta à la patience; le curé de Saint-Sulpice s’avança ensuite, s’étant fait connaître, et demanda à M. de Voltaire, en élevant la voix, s’il reconnaissait la dignité de notre Seigneur Jésus-Christ? Le malade alors porta une de ses mains sur la calotte du curé, en le repoussant, et s’écria, en se retournant brusquement de l’autre côté: Laissez-moi mourir en paix! Le curé, apparemment, crut sa personne souillée et sa calotte déshonorée par l’attouchement d’un philosophe; il se fit donner un coup de brosse par la garde-malade, et partit avec l’abbé Gautier. Après leur sortie, M. de Voltaire dit: Je suis donc un homme mort?

Le 30 mai 1778, à onze heures et un quart du soir, ce grand homme expira avec la plus parfaite tranquillité, après avoir souffert les douleurs les plus cruelles, suite des drogues funestes que son imprudence, et surtout celle des personnes qui l’entouraient, lui firent prendre. Dix minutes avant de rendre le dernier soupir, il prit la main du nommé Morand, son valet de chambre, qui le veillait, la lui serra et lui dit: Adieu, mon cher Morand, je me meurs. Voilà les dernières paroles qu’a prononcées M. de Voltaire.
 

Sa famille, voyant qu’on lui refuserait la sépulture dans Paris, obtint de M. Amelot, alors ministre de Paris, la permission de transporter le corps pour être inhumé à Ferney ou ailleurs. Elle fit viser la déclaration donnée à l’abbé Gautier, et le curé de Saint-Sulpice ne s’opposa nullement à la translation du défunt.

Comme on devait naturellement présumer qu’on le conduirait à Ferney, l’archevêque de Paris, dit-on, écrivit consécutivement trois lettres à l’évêque d’Annecy pour s’engager à défendre au curé de Ferney d’enterrer Voltaire, et de lui faire aucun service dans sa paroisse.

On embauma le corps. Les chirurgiens qui firent cette opération m’ont assuré n’avoir jamais vu d’homme mieux constitué; aussi a-t-il lutté trois semaines contre des maladies qui auraient tué d’autres hommes en peu de jours. Les chirurgiens et les apothicaires voulurent avoir de sa cervelle, qu’ils trouvèrent fort ample et sans aucune altération; ils se la partagèrent. M. de Villette obtint de madame Denis le coeur de ce grand homme.

On emmena en cachette son corps, tout habillé, dans la voiture préparée d’avance pour cela. Son neveu M. l’abbé Mignot, son petit neveu, M. d’Hornoy, avec MM. Marchant, de Varennes et de la Houillière, aussi parents, l’accompagnèrent jusqu’à l’abbaye de Sellières, à sept lieues de Troyes en Champagne, dont M. Mignot est abbé.

On mit le corps dans une bière de sapin. (On n’a pas sans doute jugé qu’il fût digne d’avoir un cercueil de plomb). Il fut inhumé dans l’église, et quelques heures après, le prieur reçut de l’évêque de Troyes une défense d’enterrer M. de Voltaire; mais la chose était faite, et la défense inutile; on se borna à destituer le prieur.


O Voltaire! est-il possible? Toi être enterré dans une église de moines! Toi, faire dans vingt siècles encore la réputation d’une abbaye qui possède tes précieux restes! Toi, homme extraordinaire, qui devais être inhumé extraordinairement! Toi, qui m’avais recommandé cent fois de te faire ensevelir à Ferney, dans ta chambre des bains, au milieu de la colonie fondée par ta bienfaisance, que tes cendres auraient seules soutenue! O mon cher maître! reçois l’expression de mes regrets; tu es renfermé dans le fond de mon coeur, tes mânes connaîtront ma douleur, car tu es immortel dans tous les sens. Si ceux qui devaient être à jamais touchés de ta perte, t’ont sitôt oublié, ton chétif mais fidèle serviteur, t’offre au moins tous les jours son hommage par ses larmes; il l’ose joindre à celui que n’a pas dédaigné de te rendre la plus grande souveraine du monde, et qui par là ajoute encore un nouveau genre de gloire à tous ceux dont elle s’est couverte. Toi qui l’as chérie autant qu’admirée, combien tu serais touché si tu pouvais, du sein de la tombe, voir tout ce qu’elle fait pour ta mémoire, de digne d’elle et de toi, et être témoin, comme je l’ai été, de l’émotion que lui fit éprouver la vue de ton buste, et de l’hommage attendrissant qu’elle lui rendit!


samedi 10 mai 2014

La mort de Voltaire, par Jean-Louis Wagnière. (2)

Jean-Louis Wagnière fut le secrétaire de Voltaire de 1756 jusqu'à sa mort, en 1778. Il relate ici les derniers jours, les dernières heures du patriarche de Ferney. 
(pour découvrir l'article précédent, c'est ici )
 
Jean-Louis Wagnière

M. de Tersac, curé de Saint-Sulpice, ayant bientôt appris ce qui s’était passé chez M. de Voltaire, vit M. de Villette et lui témoigna son mécontentement de ce que l’abbé Gautier se fût porté à de pareilles démarches sans son autorisation. Il en était d’autant plus blessé qu’il n’avait pu encore obtenir lui-même d’être admis auprès du malade. M. de Voltaire, informé des plaintes du curé, voulut le calmer par une lettre de politesse et de compliment. Celui-ci y répondit le même jour par une autre lettre à peu près de même genre. Ce sont deux morceaux qui me paraissent assez curieux pour que je les transcrive ici, en m’abstenant d’y joindre aucune réflexion.

Lettre de M. de VOLTAIRE à M. de TERSAC, curé de Saint-Sulpice.
Paris, 4 mars 1778.
MONSIEUR,
M. le marquis de Villette m’a assuré que si j’avais pris la liberté de m’adresser à vous-même, monsieur, pour la démarche nécessaire que j’ai faite, vous auriez eu la bonté de quitter vos importantes occupations pour venir, et daigner remplir auprès de moi des fonctions que je n’ai crues convenables qu’à des subalternes auprès des passagers qui se trouvent dans votre département.
M. l’abbé Gautier avait commencé par m’écrire sur le bruit seul de ma maladie; il était venu ensuite s’offrir de lui-même, et j’étais fondé à croire que, demeurant sur votre paroisse, il venait de votre part. Je vous regarde, monsieur, comme un homme du premier ordre de l’État. Je sais que vous soulagez les pauvres en apôtre, et que vous faites travailler en ministre. Plus je respecte votre personne et votre état, plus je crains d’abuser de vos extrêmes bontés. Je n’ai considéré que ce que je dois à votre naissance, à votre ministère et à votre mérite. Vous êtes un général à qui j’ai demandé un soldat. Je vous supplie de me pardonner de n’avoir pas prévu la condescendance avec laquelle vous seriez descendu jusqu’à moi; pardonnez aussi l’importunité de cette lettre: elle n’exige pas l’embarras d’une réponse: votre temps est trop précieux.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Réponse de M. de TERSAC à M. de VOLTAIRE.
Le 4 mars.
Tous mes paroissiens, monsieur, ont droit à mes soins, que la nécessité seule me fait partager avec mes coopérateurs. Mais quelqu’un comme M. de Voltaire est fait pour attirer toute mon attention: sa célébrité, qui fixe sur lui les yeux de la capitale de la France, et même de l’Europe, est bien digne de la sollicitude pastorale d’un curé.
La démarche que vous avez faite n’était nécessaire qu’autant qu’elle pouvait vous être utile dans le danger de votre maladie. Mon ministère ayant pour objet le vrai bonheur de l’homme, en dissipant par la foi les ténèbres qui offusquent sa raison et le bornent dans le cercle étroit de cette vie, jugez avec quel empressement je dois offrir à l’homme le plus distingué par ses talents, dont l’exemple seul ferait des milliers d’heureux, et peut-être l’époque la plus intéressante aux moeurs, à la religion, et à tous les vrais principes, sans lesquels la société ne sera jamais qu’un assemblage de malheureux insensés divisés par leurs passions, et tourmentés par leurs remords. Je sais que vous êtes bienfaisant; si vous me permettiez de vous entretenir quelquefois, j’espère que vous conviendriez qu’en adoptant parfaitement la sublime philosophie de l’Évangile, vous pourriez faire le plus grand bien, et ajouter à la gloire d’avoir porté l’esprit humain au plus haut degré de ses connaissances, le mérite de la vertu la plus sincère, dont la sagesse divine revêtue de notre nature, nous a donné là juste idée et fourni le parfait modèle, que nous ne pouvons trouver ailleurs.
Vous me comblez de choses obligeantes que vous voulez bien me dire et que je ne mérite pas. Il serait au-dessus de mes forces d’y répondre en me mettant au nombre des savants et des gens d’esprit qui vous portent avec tant d’empressement leur tribut et leurs hommages. Pour moi, je n’ai à vous offrir que les voeux de votre solide bonheur, et la sincérité des sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
DE TERSAC.
 
Voltaire et Mme Denis
Cependant, madame Denis et, les prétendus amis de M. de Voltaire le persécutaient pour l’engager de se fixer à Paris. Il y avait une grande répugnance; et comme il était très mal logé chez M. de Villette, où il lui fallait de la lumière à midi pour lire, on cherchait pour lui une maison à la campagne sans pouvoir réussir. On en trouva une contiguë à l’hôtel de M. de Villette. Madame Denis donna sa parole, mais une heure après son oncle lui ordonna de la retirer, parce qu’il voulait s’en aller à Ferney.
Elle était si désespérée de cette résolution, si enchantée de Paris où la gloire de ce grand homme rejaillissait sur elle, et où elle pouvait se procurer du plaisir qu’elle aimait; elle redoutait si fort de retourner à Ferney, qu’elle avait en horreur, où elle vivait, à la vérité, assez tristement (M. de Voltaire, dans les dernières années, n’y voyant presque personne), que l’on remarquait sur son visage les divers mouvements de son âme, au point qu’elle était gaie quand on venait lui dire que son oncle n’était pas bien, et que la tristesse s’emparait d’elle lorsqu’il paraissait se porter mieux. Elle s’écria même une fois avec la plus grande douleur: Est-il possible! il va s’en retourner à Ferney, et je serai forcée encore de le suivre! Cela était si marqué que ses domestiques s’en apercevaient ainsi que moi, à chaque instant. Elle me détestait, parce que M. de Voltaire ayant pour moi de l’amitié et de la confiance, elle se doutait (avec raison, il est vrai) que je fortifiais par mes conseils l’envie qu’il avait de repartir pour Ferney.
Mme Denis

Quand on allait donner la quatrième représentation d’Irène, il fit demander la pièce au souffleur et les rôles aux comédiens, afin que j’y portasse quelques corrections. Il fut bien surpris de voir qu’on avait corrigé l’ouvrage à son insu. Il fit avouer à sa nièce qu’elle y avait consenti. Il entra dans une si grande fureur contre elle et contre les autres correcteurs, que jamais, pendant plus de vingt-quatre ans que je lui ai été attaché, je ne l’avais vu dans un état si violent. Il repoussa brusquement madame Denis, qui, en reculant, tomba dans un fauteuil, ou plutôt dans les bras de celui qu’elle a épousé depuis, et qui, se trouvait alors dans ce fauteuil. Lorsqu’on entendit M. de Voltaire arriver dans le salon, on en fit sortir promptement M. d’Argental, à qui il faisait les plus sanglants reproches. Personne ne voulait lui nommer les auteurs des vers ridicules que l’on avait mis à la place des siens.
M. le comte d’Argental, qui l’écoutait d’une chambre voisine, rentra pour tâcher de se disculper, mais M. de Voltaire le traita durement devant tout le monde, lui redemanda le Droit du Seigneur corrigé, Agathocle, et d’autres papiers qu’il lui avait confiés; força madame Denis, comme complice, d’aller elle-même les chercher sur-le-champ chez M. d’Argental, où elle fut obligée de se rendre à pied, par la pluie. Cela n’a pas servi à lui redonner de l’amitié pour son oncle.
Cette effervescence dura à peu près douze heures. L’hémorragie de M. de Voltaire durait encore. Je tremblais à chaque instant de le voir tomber mort, ce qui serait peut-être arrivé à un jeune homme qui se serait mis dans un pareil état. Cependant il ne s’en ressentit point, et son crachement de sang cessa quelques jours après. Je lui dis le lendemain, devant M. d’Alembert, que puisque cette aventure ne l’avait pas tué, il faudrait, quand on voudrait qu’il mourût, l’assommer avec une massue.
Pendant cette querelle du salon, il avait dit: Pardieu! on me traite ici comme on n’oserait pas traiter même le fils de M. Barthe! Il ignorait que M. Barthe fût en ce moment dans un coin du salon. Sitôt que M. de Voltaire en fut sorti, M. Barthe se mit à faire un tapage du diable; il voulait absolument avoir raison de la prétendue insulte qu’on venait de lui faire. Il se faisait tenir à quatre, on ne pouvait le calmer. Je croyais à chaque instant qu’il faudrait que M. de Voltaire se battît avec lui. On alla en rendre compte au malade, qui fut très étonné que M. Barthe l’eût entendu; il lui fit dire qu’il n’avait jamais prétendu insulter ni son fils, ni lui, ni ses vers, pour lesquels il avait tout le respect qu’ils méritaient. Il vint, un moment après, l’en assurer lui-même, et ajouta: Si on avait corrigé les vers de votre fils aussi ridiculement que les miens, l’auriez-vous souffert? Voilà tout ce que j’ai voulu dire. Les spectateurs se mirent à rire, et M. Barthe comme les autres; et c’est ainsi que se termina une scène tragi-comique fort plaisante.

Lorsque l’hémorragie de M. de Voltaire eut cessé, le curé de Saint-Sulpice fut enfin introduit dans sa chambre, et causa avec lui. Dans cette première visite, le curé parut être très fâché de ce que l’abbé Gautier avait fait, disait-il, à son insu. Il ne fut question d’ailleurs que de politesses de part et d’autre, et des établissements que ce prêtre avait formés.
Le malade étant enfin bien rétabli, il se rendit à l’académie française. C’était le 30 de mars, jour où devait se donner la sixième représentation d’Irène. On lui fit accroire que la reine y viendrait. Elle vint en effet à Paris ce même jour, mais elle alla à l’Opéra. Tout le monde a su par les relations, comment ce jour du triomphe de ce grand homme se passa. Jamais empressement ne fut plus grand. Nous pensâmes être étouffés en entrant au Louvre et à la comédie, malgré les gardes qui nous ouvraient le chemin, ainsi qu’à la sortie. On voulait au moins toucher ses habits; on montait sur son carrosse; une personne sauta par dessus les autres jusqu’à la portière; priant M. de Voltaire de permettre qu’elle lui baisât la main. Cet homme rencontre la main de madame de Villette, qu’il prend par mégarde pour celle de M. de Voltaire, et dit, après l’avoir baisée : « Par ma foi! voilà une main encore bien potelée, pour un homme de quatre-vingt-quatre ans! »
M. le comte d’Artois envoya le prince de Henin dans la loge de M. de Voltaire pour le complimenter de sa part sur le succès d’Irène. C’est la seule nouvelle qu’il ait eue de la cour, excepté de M. le duc d’Orléans, qui le fit inviter deux fois d’assister à son spectacle.
Triomphe de Voltaire au Théâtre Français, le 30 mars 1778

Certainement jamais homme de lettres n’a eu un moment plus brillant. Aussi disait-il: On veut m’étouffer sous des roses.
Cependant, je remarquai que tout cela n’avait pas fait sur lui toute l’impression qu’on aurait dû en attendre. Au contraire, lorsque je lui en parlais, et lui témoignais ma surprise, il me répondait: Ah! mon ami, vous ne connaissez pas les Français; ils en ont fait autant pour le Genevois Jean-Jacques; plusieurs même ont donné un écu à des crocheteurs pour monter sur leurs épaules et le voir passer. On l’a décrété ensuite de prise de corps, et il a été obligé de s’enfuir.
Aussi quand nous allions nous promener et qu’il voyait les Parisiens courir après son carrosse, il devenait de mauvaise humeur, faisait abréger la promenade, et ordonnait au cocher de nous ramener à l’hôtel.
Le triomphe de M. de Voltaire et tous ces applaudissements déplurent, nous dit-on, un peu à Versailles, et surtout au clergé.

Cet empressement des Parisiens, ces honneurs dont on l’accablait, servirent de nouveau prétexte à madame Denis, à tous les prétendus amis de ce grand homme, à la plupart des philosophes et des gens de lettres pour redoubler leurs efforts afin de l’engager à rester à Paris, d’abandonner Ferney, où il avait la plus grande envie de retourner, et dont on cherchait à le dégoûter, en l’assurant qu’il n’y trouverait que de l’ingratitude. Une preuve encore de cette envie, outre ce qu’il me disait, c’est le billet qu’il écrivit de sa main à ma femme, le 26 mars, conçu en ces termes: « Ma chère madame Wagnière, votre lettre m’a touché sensiblement. Je vous remercie de tous vos soins. J’ai eu deux maladies mortelles à quatre-vingt-quatre ans, et j’espère bien cependant vous revoir à Pâques (18 avril). Je vous embrasse de tout mon coeur, vous et mimi. » VOLTAIRE.
Tous ces conseillers se succédaient les uns aux autres. Quelquefois il paraissait ébranlé, et l’on était au comble de la joie. Deux heures après, il persistait à vouloir partir. Alors toute la cabale se réunissait et tenait souvent conseil pour trouver des moyens de le retenir. J’étais seul à le solliciter contre eux tous. On s’aperçut que c’était moi qui le portais à s’en retourner dans sa tranquille retraite, et l’on résolut, à quelque prix que ce fût, de me séparer de ce vieillard respectable, qui m’avait élevé et servi de père, et à qui j’étais attaché depuis si longtemps.
De tous ses vrais amis, M. Tronchin avait seul l’amitié courageuse de lui parler avec vérité. Il lui dit ces propres mots : « Je donnerais tout à l’heure cent louis pour que vous fussiez à Ferney. Vous avez trop d’esprit pour ne pas sentir qu’on ne transplante point un arbre de quatre-vingt-quatre ans, à moins qu’on ne veuille le faire périr. Partez dans huit jours; j’ai une excellente dormeuse toute prête à votre service. — Suis-je état de partir? dit M. de Voltaire. — Oui, j’en réponds sur ma tête, » reprit M. Tronchin. M. de Voltaire lui prit la main, se mit à fondre en larmes et lui dit : Mon ami, vous me rendez la vie. Il était si attendri, que son cuisinier, qui était présent, fut obligé, ainsi que moi, de sortir pour pleurer.
Un instant après, M. Dupuits, mari de mademoiselle Corneille, vint voir M. de Voltaire; il lui parla avec la même franchise que M. Tronchin, et la même amitié. M. de Voltaire le pria d’aller voir la dormeuse dont lui avait parlé M. Tronchin. Ce fut alors qu’il m’ordonna d’écrire à Ferney, pour faire venir sur-le-champ son cocher, à dessein d’y ramener son propre carrosse.
Madame Denis, ayant appris cette conversation de M. Tronchin, l’en gronda beaucoup, et ne lui a jamais pardonné.
Plus ce vieillard montrait d’envie, de s’en aller, plus on redoublait d’efforts pour le retenir. Il répondait qu’il reviendrait. On lui dit qu’il n’avait qu’à m’envoyer à Ferney, que je connaissais ses affaires aussi bien que lui-même. Oui, disait-il, je sais que Wagnière est un honnête homme, il est ma consolation, et je le regarde comme mon frère; mais il faut absolument que je m’en retourne. —Pourquoi cela, mon oncle?Parce que j’adore la campagne, qu’elle me fait vivre. Restez ici à vous amuser, vous qui la détestez.Qui vous a dit cela, mon oncle?Mon expérience, reprit-il avec une grande vivacité et un ton sévère. Elle consentit à rester à Paris et sortit désespérée.

Cependant, réfléchissant qu’il ne serait pas honnête à elle d’abandonner ainsi, pour son plaisir, ce grand homme à qui elle devait tout, qu’elle serait sans doute obligée bientôt de l’aller rejoindre, elle et ses amis lui proposèrent encore de lui procurer une maison à la campagne, dans les environs de Paris, ou dans Paris même. On lui en indiqua plusieurs, et enfin une très jolie dans la rue de Richelieu, où il n’y avait encore que les murs avec un superbe escalier; elle lui plut: il voulait la faire finir pour que sa nièce y pût habiter.


Il se tint plusieurs conseils pour trouver le moyen de me séparer entièrement de mon cher maître. On convint de me proposer de m’en aller à Ferney, et d’y demeurer, en m’assurant que l’on m’y ferait un sort heureux, et que l’on mettrait auprès de M. de Voltaire une autre personne à ma place (et qui sans doute ne l’engagerait pas comme moi à partir). J’étais parfaitement instruit de tout ce qui se faisait et de tout ce qu’on disait.
En conséquence de ce résultat, madame Denis m’ayant appelé dans sa chambre, elle me fit la proposition, dont je viens de parler. Je lui répondis: « Vous savez, madame, combien je suis tendrement attaché à M. de Voltaire, que je le regarde comme mon père. J’ose croire que vous l’aimez aussi; jugez donc par votre propre amitié pour lui, combien il en coûterait à mon coeur de me séparer d’un homme que j’adore. Je ne le ferai pas, cela m’est impossible; et si on veut, m’y forcer, je descends dans ma chambre me brûler la cervelle: mais si votre oncle a besoin absolument que je fasse une course à Ferney pour ses affaires, je pars dans deux heures pour revenir de suite. Je vous déclare que je ne me séparerai jamais volontairement de lui: réglez-vous là-dessus. » Et je sortis.
Voilà une des tendres marques d’amitié qu’on a données à ce grand homme. Est-il besoin d’autres preuves du peu d’intérêt qu’on prenait à lui? Mais, hélas! ses derniers jours nous en ont fourni de plus cruelles encore. (à suivre)