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Je suis bien loin de croire avoir
plus de mérite qu’un autre, au contraire; mais j’étais, par une habitude
réciproque, devenu nécessaire à ce vieillard, ainsi que par la connaissance que
j’avais de ses affaires, de sa manière de vivre, par la confiance dont il
daignait m’honorer, par les épanchements qu’il me faisait de son coeur, enfin
par mon tendre attachement à sa personne.
Après notre conversation, madame
Denis parut un peu plus contente; elle dit à son oncle que je consentais d’aller
à Ferney. Si mon coeur a un seul reproche à se faire, c’est celui d’avoir
consenti à cette séparation de quelques jours; mais j’étais bien loin encore de
soupçonner ce qui est arrivé.
Madame Denis proposa de mettre à
ma place, auprès de son oncle, un certain jeune homme qu’elle protégeait, et
sur lequel elle pouvait compter. Elle espérait bien que si une fois j’étais
parti, on trouverait le moyen de m’empêcher de revenir. Le jeune homme ayant
été refusé par son oncle, M. d’Argental se chargea de lui en procurer un autre.
M. de Voltaire donna sa parole à M.
de Villarceau pour la maison de la rue de Richelieu, et convint de l’acheter à
vie, sur la sienne et sur celle de madame Denis. Malgré cela, il résolut
d’aller passer, disait-il, seulement deux mois à Ferney; il fixa même le jour.
Alors pour dernière ressource, M. de Thibouville écrivit à madame Denis un
billet par lequel il lui disait que tous les amis de son oncle croyaient
devoir, par amitié pour lui, l’avertir que s’il s’en retournait à Ferney, on
allait lui faire défense expresse d’en sortir et de revenir jamais à Paris;
qu’il fallait absolument qu’il ne partît pas pour éviter la persécution; qu’ils
espéraient enfin que M. de Voltaire se rendrait à cette raison, puisqu’il avait
rejeté toutes les autres; que M. le duc de Praslin viendrait en conférer le soir
avec elle, afin de tâcher d’arranger le tout comme l’on conviendrait.
Je l’ai tenu ce billet infernal,
rempli du plus horrible mensonge, et que j’appelle l’arrêt de mort de mon
malheureux maître. C’était à Paris au contraire qu’il devait craindre la
persécution; elle commençait même déjà de la part des prêtres, puisqu’ils
prêchaient avec véhémence contre lui en chaire; on ne l’ignorait pas, et ils
savaient la manière dont Sa Majesté s’était expliquée.
Quelques jours avant, je
témoignais à M. d’Alembert combien il était nécessaire que M. de Voltaire, pour
sa santé et sa tranquillité, retournât au plus tôt à Ferney; il répondit : « Il
ne s’en ira pas, je vous l’assure; pardieu! il n’est pas au bout. » M. de
Lalande me dit aussi qu’on l’empêcherait bien de partir. M. d’Alembert le fit
élire directeur de l’Académie française, ce qui l’obligeait de rester au moins
trois mois à Paris.
M. de Lalande vint avec tous les
francs-maçons prier M. de Voltaire de se faire recevoir de leur société, lui
firent signer son nom sur leur registre, fixèrent le jour pour sa réception. Je
refusai (quoique franc-maçon moi-même) de l’accompagner à la loge, tant j’étais
étonné et révolté des singulières et petites démarches que l’on multipliait, et
qui toutes tendaient au même but, de le retenir à Paris. Celle-ci attira du
ridicule sur ce vieillard. On eut enfin la cruauté de faire part à M. de
Voltaire de ce qu’avait écrit M. de Thibouville à madame Denis; il en fut
singulièrement frappé et étonné. Il dit:
C’est l’effet que sur moi fit
toujours la menace et dès ce moment il résolut de ne
plus quitter Paris.
Pendant les dix jours qui
suivirent celui où on lui communiqua cet avis perfide, je le voyais sombre,
inquiet; il me faisait continuellement des caresses à propos de rien. Il me
disait : Mon ami, vous êtes ma consolation, que ferais-je sans vous? Et à
chaque instant il paraissait vouloir me faire part de l’état de son âme.
On me demandait tous les jours si
M. de Voltaire ne m’avait point dit d’aller à Ferney; il ne m’en parlait pas et
cela donnait de l’inquiétude. Je voyais avec la plus grande douleur la
situation pénible et contrainte où il était; je sentais qu’il avait envie de
m’ouvrir son coeur, mais qu’il semblait redouter ce moment.
le comte d'Argental, grand ami de Voltaire |
Le 24 avril, M. d’Argental lui
envoya l’homme qui devait me remplacer pendant mon absence; cet homme vint
ensuite me l’apprendre lui-même. Alors je me rendis auprès de M. de Voltaire et
lui demandai s’il était vrai qu’il m’envoyât à Ferney, et qu’il prît cette
personne à ma place? Il se leva vivement de son fauteuil, me sauta au cou,
criant avec force: Ah! mon ami! mon ami! écoutez-moi, je vous prie,
écoutez-moi. Il me serrait dans ses bras et nous fondions en larmes; ensuite il
me dit: Je ne puis m’en retourner à présent à Ferney; je vous prie instamment
de vous y rendre, pour y chercher les papiers dont j’ai besoin, et me les
rapporter. Je lui dis que j’étais prêt à exécuter ses ordres; il ajouta: Vous
m’avez empêché de dormir bien des nuits, parce que je craignais que vous ne
m’aimassiez pas assez pour vouloir quitter votre femme et vos enfants, et venir
rejoindre votre malheureux maître. Je le rassurai sur ses craintes.
Les jours suivants il me donna
tous ses ordres par écrit et une procuration pour arranger ses affaires, fit
arrêter ma place à la diligence de Lyon, où je devais passer pour lui envoyer
de l’argent.
Le 29 avril, étant seuls, il se
tourna tristement vers moi, me tendit les bras en me disant: Mon ami, c’est
donc après-demain que nous nous séparions! Cela ne nous est pas arrivé pendant
vingt-quatre ans; je compte sur votre amitié et sur votre prompt retour. Il
pleurait comme un enfant en disant ces mots, et je n’en étais pas moins ému que
lui.
Le lendemain à cinq heures du
soir, il alla avec madame Denis chez son notaire, signer le contrat
d’acquisition de la maison rue de Richelieu. Il ne resta qu’une demi-heure et y
laissa sa nièce. En descendant de son carrosse, il se jeta sur moi comme un
homme désespéré, et qui a le pressentiment d’un grand malheur. Il me dit: Ah! mon
ami, je viens d’acheter une maison, et je n’ai acquis que mon tombeau.
Étant monté à sa chambre, il se
jeta dans un fauteuil, paraissant accablé de la plus vive douleur: il me dit
qu’il voulait m’accompagner et me conduire lui-même à minuit jusqu’à la
diligence; je m’opposai de toutes mes forces à cette résolution: bientôt après il
s’assoupit.
Je sortis pour finir mon paquet;
pendant ce temps il s’était mis dans son lit tout seul, et s’était endormi
jusqu’à dix heures et demie qu’il sonna: me croyant couché, il dit à son
cuisinier de venir de sa part me faire des compliments, me souhaiter un bon
voyage et un prompt retour.
le château de Ferney |
J’entrai dans cet instant, et me
jetai dans ses bras. Il me tint longtemps serré, sans que nous pussions
proférer une parole, et fondant tous deux en larmes; je lui dis enfin: «
Puissé-je, mon cher maître, vous revoir bientôt en bonne santé! » Hélas! mon
ami, répondit-il, je souhaite de vivre pour te revoir, et de mourir dans tes
bras. Je m’arrachai alors des siens, et me retirai sans pouvoir lui rien dire
de plus, tant j’étais plein de trouble et d’agitation.
Telles sont les dernières paroles
que j’ai entendu prononcer à ce grand homme, à cet être extraordinaire,
vertueux et bon, à mon cher maître, mon père, mon ami, qu’un destin fatal n’a
pas permis que je revisse, et que je pleure chaque jour.
J’avais prié, en partant, une personne de la maison de me donner des nouvelles de la santé de M. de Voltaire. J’appris à Lyon que le jour de mon départ il fut très sombre, et ne voulut voir personne.
Je lui fis tenir de cette ville quatre-vingt mille francs par son banquier, M. Shérer, et vingt mille par MM. Lavergne. J’adressai au premier seize cents louis d’or que je trouvai à Ferney.
Quelques jours après mon départ, il se rendit à une séance de l’Académie des sciences, où il fut reçu comme partout ailleurs.
L’idée lui était venue d’engager
l’Académie française à refaire son dictionnaire; il eut beaucoup de peine à
faire passer son avis: il s’anima très fort, ce qui parut un peu déplaire à ses
confrères. Peut-être cette espèce d’ascendant ou de supériorité qui, aux yeux
de plusieurs d’entre eux, semblait être acquise à son âge et à son génie,
donnait quelque ombrage à d’autres. Il prit en cinq fois, pendant cette séance,
deux tasses et demie de café. On a induit le roi de Prusse en erreur sur ce
point (et j’ai eu l’honneur de le dire à Sa Majesté). Dans l’éloge qu’il a fait
de ce grand homme, il dit que M. de Voltaire ayant pris en un jour cinquante
tasses de café, cela lui avait allumé le sang et causé la mort.
C’est sa nouvelle façon de vivre,
c’est son séjour à Paris, c’est le chagrin intérieur qu’il éprouvait, qui lui
ont mis le sang en effervescence, ainsi qu’on le voit dans le peu de lettres
qu’il m’a écrites, les premiers jours après mon départ de Paris.
Il avait promis de retourner deux
jours après à l’Académie, mais il fut dans l’impossibilité d’y aller. Se
promenant dans l’après-dînée, il rencontra madame Denis et madame de
Saint-Julien (née marquise de la Tour-du-Pin), femme de beaucoup d’esprit, très
aimable, et qui lui était extraordinairement attachée. Il leur dit que se
sentant tout malingre, il allait se coucher. Deux heures après, madame de
Saint-Julien alla le voir, et trouva qu’il avait de la fièvre; elle dit à
madame Denis qu’il faudrait envoyer chercher M. Tronchin:
Tronchin, médecin de Voltaire |
on lui répondit que
cela n’était rien, que le malade était accoutumé à se plaindre. Madame de
Saint-Julien, inquiète, revint encore vers les dix heures, et voyant que la
fièvre avait augmenté, elle témoigna son étonnement du peu de soin que l’on
avait de lui: même réponse. M. de Villette envoya chercher un apothicaire qui
vint avec une liqueur; on proposa au malade d’en prendre; il se récria
beaucoup, dit qu’il n’avait jamais fait usage de liqueur spiritueuse, et qu’il
prendrait encore moins, dans l’état où il était, une drogue de chimie. Madame
de Saint-Julien s’y opposa aussi fortement : cependant, à force d’instances, on
engagea ce malheureux vieillard à en avaler, l’assurant qu’il serait guéri le
lendemain. Madame de Saint-Julien eut la curiosité de goûter de cette liqueur;
elle m’a juré qu’elle était si violente, qu’elle lui brûla la langue, et
qu’elle n’en put pas souper. C’est d’elle-même que je tiens les détails que je
rapporte.
Le malade étant après cela dans
une agitation terrible, écrivit à M. le maréchal de Richelieu, et le pria de
lui envoyer de son opium préparé. Madame de Saint-Julien et un parent de M. de
Voltaire insistèrent longtemps auprès de madame Denis, pour qu’elle ne permît
pas qu’il prît encore de l’opium, disant que ce serait certainement un poison
pour lui; ils ne l’obtinrent point, au contraire; M. de Villette dit que le
malade pourrait tout au plus être fou une couple de jours, que cela lui était
arrivé à lui-même.
On a prétendu qu’après avoir fait
avaler à M. de Voltaire une bonne dose de cet opium, la bouteille fut cassée.
Je n’ai jamais pu tirer au clair ce dernier fait; je sais seulement qu’ils se
réunirent tous pour assurer au malade qu’il l’avait bue entièrement. M. de
Villette dit avoir vu M. de Voltaire, seul dans sa chambre, achever de la
vider. Madame de Saint-Julien lui dit alors qu’il était un grand malheureux de
n’avoir pas sauté sur lui pour l’en empêcher.
Quoique l’opium eût affecté le
cerveau du malade, il écrivit lui-même une ordonnance, et envoya chercher des
drogues chez le même apothicaire, quatre fois consécutivement dans une nuit.
On sent combien il peut être dangereux d’abandonner à lui-même un malade dans
cet état, et combien aisément il peut mettre une lettre, un mot pour un autre,
dans une pareille ordonnance; ce qui peut changer entièrement le nom et
l’espèce des médicaments. Certainement on doit avoir des reproches à se faire,
sur cet article au moins; l’apothicaire lui-même n’est point excusable.
Pourquoi n’avoir pas fait tenir continuellement auprès du malade, comme je fis
pendant son hémorragie, un médecin ou un chirurgien qui l’aurait empêché de
prendre ainsi des remèdes qu’on voyait opérer un effet tout contraire à celui
que le patient désirait? Mais.....
Il n’y eut plus alors de
ressources; ce qu’on lui avait donné porta à la vessie, occasionna une
rétention d’urine, et ensuite la gangrène: le malade souffrait des douleurs
inouïes. Les bains, les remèdes rafraîchissants que lui ordonna M. Tronchin,
quand on l’eut appelé, ne pouvaient le soulager. Tout fut inutile, le mal était
devenu incurable. M. de Voltaire resta ainsi pendant vingt jours.
Il sentit alors toute l’horreur
de son état, combien il avait été trompé, combien il avait eu tort de quitter
sa douce retraite. Il ne voulut plus rien prendre, et fit sortir sa nièce
et tout le monde avec de vifs reproches.
Dès que sa maladie parut
sérieuse, il recommanda que l’on m’écrivît de revenir sans délai. Au lieu de
cela, on fit tout le contraire, on fit les défenses les plus expresses de me
donner avis de l’état de mon cher maître. Il ne cessait de me demander, et
on l’assurait qu’on m’avait écrit, que je ne tarderais pas d’arriver. Il
m’écrivit en présence de M. Tronchin; mais on retint la lettre: je l’ai appris
de M. Tronchin lui-même, quand, à mon retour à Paris, il me fit les plus grands
reproches de n’être pas venu sur-le-champ auprès de M. de Voltaire; mais il fût
bien surpris d’apprendre que sa lettre avait été interceptée.
M. Autran, agent de change à
Paris, manda à M. de Voltaire qu’il avait ordre de M. Sherer de Lyon, de lui
compter les quatre-vingt mille francs que je lui faisais passer. Il lui
répondit qu’étant malade, il le priait de lui apporter cet argent; il donna le
billet à son cuisinier: madame Denis le lui retira des mains, et lui dit de
répondre qu’il n’avait pas trouvé M. Autran, à qui le malade écrivit encore
plusieurs autres billets qui ne purent parvenir à leur adresse; il est mort
dans l’idée que cette somme avait été volée.
Il écrivit aussi plusieurs fois à
son notaire, M. Dutertre, pour le prier de venir auprès de lui. Celui-ci ne
reçut aucun des billets; il supplia alors, un soir, madame de Saint-Julien
d’aller elle-même le chercher; elle en fit part à madame Denis, qui lui
répondit que M. de Voltaire étant fou, elle ne devait point se charger de cette
commission. Le malade lui réitéra sa prière; elle le dit encore à madame Denis,
qui fit la même réponse. Lorsqu’elle revint auprès de lui, voyant qu’elle
n’amenait pas M. Dutertre, il s’écria avec désespoir: Ah! grand’Dieu! vous êtes
donc, madame, comme tout le monde, vous me trahissez aussi!
Il demandait en grâce son cocher
pour le sortir de cette maison. On empêcha cet homme, qui pleurait au pied du
lit, de se montrer à son maître; on voulut même le renvoyer à Ferney.
M. Racle, ingénieur établi à Ferney,
ami de M. de Voltaire, et qui se trouvait à Paris dans ce temps, n’ayant pu,
malgré ses prières et diverses tentatives, obtenir de le voir, trouva enfin le
moyen de s’introduire secrètement auprès de lui; il le vit tout seul dans sa
chambre, sortant du bain, mourant de froid. Ce vieillard lui fit de grandes
lamentations sur le peu de soins que l’on prenait de lui, et lui dit combien il
était à plaindre de ce que j’étais absent, qu’il craignait que je ne fusse
tombé malade aussi; ajoutant: Ah! s’il avait été ici, je ne serais pas dans le
triste état où vous me voyez. Je craindrais d’être accusé d’imposture, si je
racontais en détail l’abandon affreux et l’état misérable où M. de Voltaire
s’est trouvé réduit les vingt derniers jours de sa vie; le coeur saignerait de
douleur et d’horreur.
Voilà une petite partie des
consolations qui lui étaient réservées à la fin de sa glorieuse carrière.
La nuit du 24 au 25 mai, à trois
heures du matin, voyant que je n’arrivais pas, il dit au domestique de madame
Denis, qui le veillait presque toutes les nuits, de m’écrire une lettre sous sa
dictée, avec prière de me la faire parvenir. Ce garçon le fit en cachette, en
me suppliant de ne le pas dire, sans quoi il serait perdu. J’ai encore sa
lettre.
Ce même jour, 25 mai, quand on
vit que le malade était sans ressource, madame Denis m’écrivit enfin que son
oncle avait été fort malade, mais que cela allait mieux; que cependant je
devais partir sur-le-champ, en apportant avec moi tous les papiers d’affaires
de son oncle. Je reçus ces lettres le 28 à midi : je pris la poste sur
l’instant, passai par Lyon, et j’arrivai à Paris le 1er juin à huit heures du
matin.
Dès le 26 mai, on avait ordonné
de préparer le carrosse de mon maître pour le mener enterrer. C’est le jour où
M. de Voltaire fit sortir sa nièce de sa chambre, en l’accusant d’être la cause
de sa mort. Elle ne le revit plus depuis.
Deux jours avant cette mort
fatale, M. l’abbé Mignot alla chercher M. le curé de Saint-Sulpice avec l’abbé
Gautier, et les conduisit dans la chambre du malade, à qui l’on apprit que
l’abbé Gautier était là. Eh bien! dit-il, qu’on lui fasse mes compliments et
mes remerciements. L’abbé lui dit quelques mots et l’exhorta à la patience; le
curé de Saint-Sulpice s’avança ensuite, s’étant fait connaître, et demanda à M.
de Voltaire, en élevant la voix, s’il reconnaissait la dignité de notre
Seigneur Jésus-Christ? Le malade alors porta une de ses mains sur la calotte du
curé, en le repoussant, et s’écria, en se retournant brusquement de l’autre
côté: Laissez-moi mourir en paix! Le curé, apparemment, crut sa personne
souillée et sa calotte déshonorée par l’attouchement d’un philosophe; il se fit
donner un coup de brosse par la garde-malade, et partit avec l’abbé Gautier.
Après leur sortie, M. de Voltaire dit: Je suis donc un homme mort?
Le 30 mai 1778, à onze heures et
un quart du soir, ce grand homme expira avec la plus parfaite tranquillité,
après avoir souffert les douleurs les plus cruelles, suite des drogues funestes
que son imprudence, et surtout celle des personnes qui l’entouraient, lui
firent prendre. Dix minutes avant de rendre le dernier soupir, il prit la main
du nommé Morand, son valet de chambre, qui le veillait, la lui serra et lui
dit: Adieu, mon cher Morand, je me meurs. Voilà les dernières paroles qu’a
prononcées M. de Voltaire.
Sa famille, voyant qu’on lui
refuserait la sépulture dans Paris, obtint de M. Amelot, alors ministre de
Paris, la permission de transporter le corps pour être inhumé à Ferney ou
ailleurs. Elle fit viser la déclaration donnée à l’abbé Gautier, et le curé de
Saint-Sulpice ne s’opposa nullement à la translation du défunt.
Comme on devait naturellement
présumer qu’on le conduirait à Ferney, l’archevêque de Paris, dit-on, écrivit
consécutivement trois lettres à l’évêque d’Annecy pour s’engager à défendre au
curé de Ferney d’enterrer Voltaire, et de lui faire aucun service dans sa
paroisse.
On embauma le corps. Les
chirurgiens qui firent cette opération m’ont assuré n’avoir jamais vu d’homme
mieux constitué; aussi a-t-il lutté trois semaines contre des maladies qui
auraient tué d’autres hommes en peu de jours. Les chirurgiens et les apothicaires
voulurent avoir de sa cervelle, qu’ils trouvèrent fort ample et sans aucune
altération; ils se la partagèrent. M. de Villette obtint de madame Denis le coeur
de ce grand homme.
On emmena en cachette son corps,
tout habillé, dans la voiture préparée d’avance pour cela. Son neveu M. l’abbé Mignot,
son petit neveu, M. d’Hornoy, avec MM. Marchant, de Varennes et de la
Houillière, aussi parents, l’accompagnèrent jusqu’à l’abbaye de Sellières, à
sept lieues de Troyes en Champagne, dont M. Mignot est abbé.
On mit le corps dans une bière de
sapin. (On n’a pas sans doute jugé qu’il fût digne d’avoir un cercueil de
plomb). Il fut inhumé dans l’église, et quelques heures après, le prieur
reçut de l’évêque de Troyes une défense d’enterrer M. de Voltaire; mais la
chose était faite, et la défense inutile; on se borna à destituer le prieur.
O Voltaire! est-il possible? Toi
être enterré dans une église de moines! Toi, faire dans vingt siècles encore la
réputation d’une abbaye qui possède tes précieux restes! Toi, homme
extraordinaire, qui devais être inhumé extraordinairement! Toi, qui m’avais
recommandé cent fois de te faire ensevelir à Ferney, dans ta chambre des bains,
au milieu de la colonie fondée par ta bienfaisance, que tes cendres auraient seules
soutenue! O mon cher maître! reçois l’expression de mes regrets; tu es renfermé
dans le fond de mon coeur, tes mânes connaîtront ma douleur, car tu es immortel
dans tous les sens. Si ceux qui devaient être à jamais touchés de ta perte,
t’ont sitôt oublié, ton chétif mais fidèle serviteur, t’offre au moins tous les
jours son hommage par ses larmes; il l’ose joindre à celui que n’a pas dédaigné
de te rendre la plus grande souveraine du monde, et qui par là ajoute encore un
nouveau genre de gloire à tous ceux dont elle s’est couverte. Toi qui l’as
chérie autant qu’admirée, combien tu serais touché si tu pouvais, du sein de la
tombe, voir tout ce qu’elle fait pour ta mémoire, de digne d’elle et de toi, et
être témoin, comme je l’ai été, de l’émotion que lui fit éprouver la vue de ton
buste, et de l’hommage attendrissant qu’elle lui rendit!
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