dimanche 11 mai 2014

La mort de Voltaire, par Jean-Louis Wagnière. (3)

Jean-Louis Wagnière fut le secrétaire de Voltaire de 1756 jusqu'à sa mort, en 1778. Il relate ici les derniers jours, les dernières heures du patriarche de Ferney.

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Jean-Louis Wagnière

Je suis bien loin de croire avoir plus de mérite qu’un autre, au contraire; mais j’étais, par une habitude réciproque, devenu nécessaire à ce vieillard, ainsi que par la connaissance que j’avais de ses affaires, de sa manière de vivre, par la confiance dont il daignait m’honorer, par les épanchements qu’il me faisait de son coeur, enfin par mon tendre attachement à sa personne.

Après notre conversation, madame Denis parut un peu plus contente; elle dit à son oncle que je consentais d’aller à Ferney. Si mon coeur a un seul reproche à se faire, c’est celui d’avoir consenti à cette séparation de quelques jours; mais j’étais bien loin encore de soupçonner ce qui est arrivé.

Madame Denis proposa de mettre à ma place, auprès de son oncle, un certain jeune homme qu’elle protégeait, et sur lequel elle pouvait compter. Elle espérait bien que si une fois j’étais parti, on trouverait le moyen de m’empêcher de revenir. Le jeune homme ayant été refusé par son oncle, M. d’Argental se chargea de lui en procurer un autre.

M. de Voltaire donna sa parole à M. de Villarceau pour la maison de la rue de Richelieu, et convint de l’acheter à vie, sur la sienne et sur celle de madame Denis. Malgré cela, il résolut d’aller passer, disait-il, seulement deux mois à Ferney; il fixa même le jour. Alors pour dernière ressource, M. de Thibouville écrivit à madame Denis un billet par lequel il lui disait que tous les amis de son oncle croyaient devoir, par amitié pour lui, l’avertir que s’il s’en retournait à Ferney, on allait lui faire défense expresse d’en sortir et de revenir jamais à Paris; qu’il fallait absolument qu’il ne partît pas pour éviter la persécution; qu’ils espéraient enfin que M. de Voltaire se rendrait à cette raison, puisqu’il avait rejeté toutes les autres; que M. le duc de Praslin viendrait en conférer le soir avec elle, afin de tâcher d’arranger le tout comme l’on conviendrait.

Je l’ai tenu ce billet infernal, rempli du plus horrible mensonge, et que j’appelle l’arrêt de mort de mon malheureux maître. C’était à Paris au contraire qu’il devait craindre la persécution; elle commençait même déjà de la part des prêtres, puisqu’ils prêchaient avec véhémence contre lui en chaire; on ne l’ignorait pas, et ils savaient la manière dont Sa Majesté s’était expliquée.


 Quelques jours avant, je témoignais à M. d’Alembert combien il était nécessaire que M. de Voltaire, pour sa santé et sa tranquillité, retournât au plus tôt à Ferney; il répondit : « Il ne s’en ira pas, je vous l’assure; pardieu! il n’est pas au bout. » M. de Lalande me dit aussi qu’on l’empêcherait bien de partir. M. d’Alembert le fit élire directeur de l’Académie française, ce qui l’obligeait de rester au moins trois mois à Paris.

M. de Lalande vint avec tous les francs-maçons prier M. de Voltaire de se faire recevoir de leur société, lui firent signer son nom sur leur registre, fixèrent le jour pour sa réception. Je refusai (quoique franc-maçon moi-même) de l’accompagner à la loge, tant j’étais étonné et révolté des singulières et petites démarches que l’on multipliait, et qui toutes tendaient au même but, de le retenir à Paris. Celle-ci attira du ridicule sur ce vieillard. On eut enfin la cruauté de faire part à M. de Voltaire de ce qu’avait écrit M. de Thibouville à madame Denis; il en fut singulièrement frappé et étonné. Il dit:

C’est l’effet que sur moi fit toujours la menace et dès ce moment il résolut de ne plus quitter Paris.
 Pendant les dix jours qui suivirent celui où on lui communiqua cet avis perfide, je le voyais sombre, inquiet; il me faisait continuellement des caresses à propos de rien. Il me disait : Mon ami, vous êtes ma consolation, que ferais-je sans vous? Et à chaque instant il paraissait vouloir me faire part de l’état de son âme.

On me demandait tous les jours si M. de Voltaire ne m’avait point dit d’aller à Ferney; il ne m’en parlait pas et cela donnait de l’inquiétude. Je voyais avec la plus grande douleur la situation pénible et contrainte où il était; je sentais qu’il avait envie de m’ouvrir son coeur, mais qu’il semblait redouter ce moment.
le comte d'Argental, grand ami de Voltaire
Le 24 avril, M. d’Argental lui envoya l’homme qui devait me remplacer pendant mon absence; cet homme vint ensuite me l’apprendre lui-même. Alors je me rendis auprès de M. de Voltaire et lui demandai s’il était vrai qu’il m’envoyât à Ferney, et qu’il prît cette personne à ma place? Il se leva vivement de son fauteuil, me sauta au cou, criant avec force: Ah! mon ami! mon ami! écoutez-moi, je vous prie, écoutez-moi. Il me serrait dans ses bras et nous fondions en larmes; ensuite il me dit: Je ne puis m’en retourner à présent à Ferney; je vous prie instamment de vous y rendre, pour y chercher les papiers dont j’ai besoin, et me les rapporter. Je lui dis que j’étais prêt à exécuter ses ordres; il ajouta: Vous m’avez empêché de dormir bien des nuits, parce que je craignais que vous ne m’aimassiez pas assez pour vouloir quitter votre femme et vos enfants, et venir rejoindre votre malheureux maître. Je le rassurai sur ses craintes.
Les jours suivants il me donna tous ses ordres par écrit et une procuration pour arranger ses affaires, fit arrêter ma place à la diligence de Lyon, où je devais passer pour lui envoyer de l’argent.

Le 29 avril, étant seuls, il se tourna tristement vers moi, me tendit les bras en me disant: Mon ami, c’est donc après-demain que nous nous séparions! Cela ne nous est pas arrivé pendant vingt-quatre ans; je compte sur votre amitié et sur votre prompt retour. Il pleurait comme un enfant en disant ces mots, et je n’en étais pas moins ému que lui.

Le lendemain à cinq heures du soir, il alla avec madame Denis chez son notaire, signer le contrat d’acquisition de la maison rue de Richelieu. Il ne resta qu’une demi-heure et y laissa sa nièce. En descendant de son carrosse, il se jeta sur moi comme un homme désespéré, et qui a le pressentiment d’un grand malheur. Il me dit: Ah! mon ami, je viens d’acheter une maison, et je n’ai acquis que mon tombeau.

Étant monté à sa chambre, il se jeta dans un fauteuil, paraissant accablé de la plus vive douleur: il me dit qu’il voulait m’accompagner et me conduire lui-même à minuit jusqu’à la diligence; je m’opposai de toutes mes forces à cette résolution: bientôt après il s’assoupit.

Je sortis pour finir mon paquet; pendant ce temps il s’était mis dans son lit tout seul, et s’était endormi jusqu’à dix heures et demie qu’il sonna: me croyant couché, il dit à son cuisinier de venir de sa part me faire des compliments, me souhaiter un bon voyage et un prompt retour.
le château de Ferney
 

J’entrai dans cet instant, et me jetai dans ses bras. Il me tint longtemps serré, sans que nous pussions proférer une parole, et fondant tous deux en larmes; je lui dis enfin: « Puissé-je, mon cher maître, vous revoir bientôt en bonne santé! » Hélas! mon ami, répondit-il, je souhaite de vivre pour te revoir, et de mourir dans tes bras. Je m’arrachai alors des siens, et me retirai sans pouvoir lui rien dire de plus, tant j’étais plein de trouble et d’agitation.
Telles sont les dernières paroles que j’ai entendu prononcer à ce grand homme, à cet être extraordinaire, vertueux et bon, à mon cher maître, mon père, mon ami, qu’un destin fatal n’a pas permis que je revisse, et que je pleure chaque jour.
J’avais prié, en partant, une personne de la maison de me donner des nouvelles de la santé de M. de Voltaire. J’appris à Lyon que le jour de mon départ il fut très sombre, et ne voulut voir personne.
Je lui fis tenir de cette ville quatre-vingt mille francs par son banquier, M. Shérer, et vingt mille par MM. Lavergne. J’adressai au premier seize cents louis d’or que je trouvai à Ferney.
Quelques jours après mon départ, il se rendit à une séance de l’Académie des sciences, où il fut reçu comme partout ailleurs.

L’idée lui était venue d’engager l’Académie française à refaire son dictionnaire; il eut beaucoup de peine à faire passer son avis: il s’anima très fort, ce qui parut un peu déplaire à ses confrères. Peut-être cette espèce d’ascendant ou de supériorité qui, aux yeux de plusieurs d’entre eux, semblait être acquise à son âge et à son génie, donnait quelque ombrage à d’autres. Il prit en cinq fois, pendant cette séance, deux tasses et demie de café. On a induit le roi de Prusse en erreur sur ce point (et j’ai eu l’honneur de le dire à Sa Majesté). Dans l’éloge qu’il a fait de ce grand homme, il dit que M. de Voltaire ayant pris en un jour cinquante tasses de café, cela lui avait allumé le sang et causé la mort.

C’est sa nouvelle façon de vivre, c’est son séjour à Paris, c’est le chagrin intérieur qu’il éprouvait, qui lui ont mis le sang en effervescence, ainsi qu’on le voit dans le peu de lettres qu’il m’a écrites, les premiers jours après mon départ de Paris.

Il avait promis de retourner deux jours après à l’Académie, mais il fut dans l’impossibilité d’y aller. Se promenant dans l’après-dînée, il rencontra madame Denis et madame de Saint-Julien (née marquise de la Tour-du-Pin), femme de beaucoup d’esprit, très aimable, et qui lui était extraordinairement attachée. Il leur dit que se sentant tout malingre, il allait se coucher. Deux heures après, madame de Saint-Julien alla le voir, et trouva qu’il avait de la fièvre; elle dit à madame Denis qu’il faudrait envoyer chercher M. Tronchin: 
Tronchin, médecin de Voltaire
on lui répondit que cela n’était rien, que le malade était accoutumé à se plaindre. Madame de Saint-Julien, inquiète, revint encore vers les dix heures, et voyant que la fièvre avait augmenté, elle témoigna son étonnement du peu de soin que l’on avait de lui: même réponse. M. de Villette envoya chercher un apothicaire qui vint avec une liqueur; on proposa au malade d’en prendre; il se récria beaucoup, dit qu’il n’avait jamais fait usage de liqueur spiritueuse, et qu’il prendrait encore moins, dans l’état où il était, une drogue de chimie. Madame de Saint-Julien s’y opposa aussi fortement : cependant, à force d’instances, on engagea ce malheureux vieillard à en avaler, l’assurant qu’il serait guéri le lendemain. Madame de Saint-Julien eut la curiosité de goûter de cette liqueur; elle m’a juré qu’elle était si violente, qu’elle lui brûla la langue, et qu’elle n’en put pas souper. C’est d’elle-même que je tiens les détails que je rapporte.

Le malade étant après cela dans une agitation terrible, écrivit à M. le maréchal de Richelieu, et le pria de lui envoyer de son opium préparé. Madame de Saint-Julien et un parent de M. de Voltaire insistèrent longtemps auprès de madame Denis, pour qu’elle ne permît pas qu’il prît encore de l’opium, disant que ce serait certainement un poison pour lui; ils ne l’obtinrent point, au contraire; M. de Villette dit que le malade pourrait tout au plus être fou une couple de jours, que cela lui était arrivé à lui-même.

On a prétendu qu’après avoir fait avaler à M. de Voltaire une bonne dose de cet opium, la bouteille fut cassée. Je n’ai jamais pu tirer au clair ce dernier fait; je sais seulement qu’ils se réunirent tous pour assurer au malade qu’il l’avait bue entièrement. M. de Villette dit avoir vu M. de Voltaire, seul dans sa chambre, achever de la vider. Madame de Saint-Julien lui dit alors qu’il était un grand malheureux de n’avoir pas sauté sur lui pour l’en empêcher.

Quoique l’opium eût affecté le cerveau du malade, il écrivit lui-même une ordonnance, et envoya chercher des drogues chez le même apothicaire, quatre fois consécutivement dans une nuit. On sent combien il peut être dangereux d’abandonner à lui-même un malade dans cet état, et combien aisément il peut mettre une lettre, un mot pour un autre, dans une pareille ordonnance; ce qui peut changer entièrement le nom et l’espèce des médicaments. Certainement on doit avoir des reproches à se faire, sur cet article au moins; l’apothicaire lui-même n’est point excusable. Pourquoi n’avoir pas fait tenir continuellement auprès du malade, comme je fis pendant son hémorragie, un médecin ou un chirurgien qui l’aurait empêché de prendre ainsi des remèdes qu’on voyait opérer un effet tout contraire à celui que le patient désirait? Mais.....

Il n’y eut plus alors de ressources; ce qu’on lui avait donné porta à la vessie, occasionna une rétention d’urine, et ensuite la gangrène: le malade souffrait des douleurs inouïes. Les bains, les remèdes rafraîchissants que lui ordonna M. Tronchin, quand on l’eut appelé, ne pouvaient le soulager. Tout fut inutile, le mal était devenu incurable. M. de Voltaire resta ainsi pendant vingt jours.

Il sentit alors toute l’horreur de son état, combien il avait été trompé, combien il avait eu tort de quitter sa douce retraite. Il ne voulut plus rien prendre, et fit sortir sa nièce et tout le monde avec de vifs reproches.

Dès que sa maladie parut sérieuse, il recommanda que l’on m’écrivît de revenir sans délai. Au lieu de cela, on fit tout le contraire, on fit les défenses les plus expresses de me donner avis de l’état de mon cher maître. Il ne cessait de me demander, et on l’assurait qu’on m’avait écrit, que je ne tarderais pas d’arriver. Il m’écrivit en présence de M. Tronchin; mais on retint la lettre: je l’ai appris de M. Tronchin lui-même, quand, à mon retour à Paris, il me fit les plus grands reproches de n’être pas venu sur-le-champ auprès de M. de Voltaire; mais il fût bien surpris d’apprendre que sa lettre avait été interceptée.

M. Autran, agent de change à Paris, manda à M. de Voltaire qu’il avait ordre de M. Sherer de Lyon, de lui compter les quatre-vingt mille francs que je lui faisais passer. Il lui répondit qu’étant malade, il le priait de lui apporter cet argent; il donna le billet à son cuisinier: madame Denis le lui retira des mains, et lui dit de répondre qu’il n’avait pas trouvé M. Autran, à qui le malade écrivit encore plusieurs autres billets qui ne purent parvenir à leur adresse; il est mort dans l’idée que cette somme avait été volée.

Il écrivit aussi plusieurs fois à son notaire, M. Dutertre, pour le prier de venir auprès de lui. Celui-ci ne reçut aucun des billets; il supplia alors, un soir, madame de Saint-Julien d’aller elle-même le chercher; elle en fit part à madame Denis, qui lui répondit que M. de Voltaire étant fou, elle ne devait point se charger de cette commission. Le malade lui réitéra sa prière; elle le dit encore à madame Denis, qui fit la même réponse. Lorsqu’elle revint auprès de lui, voyant qu’elle n’amenait pas M. Dutertre, il s’écria avec désespoir: Ah! grand’Dieu! vous êtes donc, madame, comme tout le monde, vous me trahissez aussi!

Il demandait en grâce son cocher pour le sortir de cette maison. On empêcha cet homme, qui pleurait au pied du lit, de se montrer à son maître; on voulut même le renvoyer à Ferney.

M. Racle, ingénieur établi à Ferney, ami de M. de Voltaire, et qui se trouvait à Paris dans ce temps, n’ayant pu, malgré ses prières et diverses tentatives, obtenir de le voir, trouva enfin le moyen de s’introduire secrètement auprès de lui; il le vit tout seul dans sa chambre, sortant du bain, mourant de froid. Ce vieillard lui fit de grandes lamentations sur le peu de soins que l’on prenait de lui, et lui dit combien il était à plaindre de ce que j’étais absent, qu’il craignait que je ne fusse tombé malade aussi; ajoutant: Ah! s’il avait été ici, je ne serais pas dans le triste état où vous me voyez. Je craindrais d’être accusé d’imposture, si je racontais en détail l’abandon affreux et l’état misérable où M. de Voltaire s’est trouvé réduit les vingt derniers jours de sa vie; le coeur saignerait de douleur et d’horreur.

Voilà une petite partie des consolations qui lui étaient réservées à la fin de sa glorieuse carrière.


La nuit du 24 au 25 mai, à trois heures du matin, voyant que je n’arrivais pas, il dit au domestique de madame Denis, qui le veillait presque toutes les nuits, de m’écrire une lettre sous sa dictée, avec prière de me la faire parvenir. Ce garçon le fit en cachette, en me suppliant de ne le pas dire, sans quoi il serait perdu. J’ai encore sa lettre.

Ce même jour, 25 mai, quand on vit que le malade était sans ressource, madame Denis m’écrivit enfin que son oncle avait été fort malade, mais que cela allait mieux; que cependant je devais partir sur-le-champ, en apportant avec moi tous les papiers d’affaires de son oncle. Je reçus ces lettres le 28 à midi : je pris la poste sur l’instant, passai par Lyon, et j’arrivai à Paris le 1er juin à huit heures du matin.

Dès le 26 mai, on avait ordonné de préparer le carrosse de mon maître pour le mener enterrer. C’est le jour où M. de Voltaire fit sortir sa nièce de sa chambre, en l’accusant d’être la cause de sa mort. Elle ne le revit plus depuis.

Deux jours avant cette mort fatale, M. l’abbé Mignot alla chercher M. le curé de Saint-Sulpice avec l’abbé Gautier, et les conduisit dans la chambre du malade, à qui l’on apprit que l’abbé Gautier était là. Eh bien! dit-il, qu’on lui fasse mes compliments et mes remerciements. L’abbé lui dit quelques mots et l’exhorta à la patience; le curé de Saint-Sulpice s’avança ensuite, s’étant fait connaître, et demanda à M. de Voltaire, en élevant la voix, s’il reconnaissait la dignité de notre Seigneur Jésus-Christ? Le malade alors porta une de ses mains sur la calotte du curé, en le repoussant, et s’écria, en se retournant brusquement de l’autre côté: Laissez-moi mourir en paix! Le curé, apparemment, crut sa personne souillée et sa calotte déshonorée par l’attouchement d’un philosophe; il se fit donner un coup de brosse par la garde-malade, et partit avec l’abbé Gautier. Après leur sortie, M. de Voltaire dit: Je suis donc un homme mort?

Le 30 mai 1778, à onze heures et un quart du soir, ce grand homme expira avec la plus parfaite tranquillité, après avoir souffert les douleurs les plus cruelles, suite des drogues funestes que son imprudence, et surtout celle des personnes qui l’entouraient, lui firent prendre. Dix minutes avant de rendre le dernier soupir, il prit la main du nommé Morand, son valet de chambre, qui le veillait, la lui serra et lui dit: Adieu, mon cher Morand, je me meurs. Voilà les dernières paroles qu’a prononcées M. de Voltaire.
 

Sa famille, voyant qu’on lui refuserait la sépulture dans Paris, obtint de M. Amelot, alors ministre de Paris, la permission de transporter le corps pour être inhumé à Ferney ou ailleurs. Elle fit viser la déclaration donnée à l’abbé Gautier, et le curé de Saint-Sulpice ne s’opposa nullement à la translation du défunt.

Comme on devait naturellement présumer qu’on le conduirait à Ferney, l’archevêque de Paris, dit-on, écrivit consécutivement trois lettres à l’évêque d’Annecy pour s’engager à défendre au curé de Ferney d’enterrer Voltaire, et de lui faire aucun service dans sa paroisse.

On embauma le corps. Les chirurgiens qui firent cette opération m’ont assuré n’avoir jamais vu d’homme mieux constitué; aussi a-t-il lutté trois semaines contre des maladies qui auraient tué d’autres hommes en peu de jours. Les chirurgiens et les apothicaires voulurent avoir de sa cervelle, qu’ils trouvèrent fort ample et sans aucune altération; ils se la partagèrent. M. de Villette obtint de madame Denis le coeur de ce grand homme.

On emmena en cachette son corps, tout habillé, dans la voiture préparée d’avance pour cela. Son neveu M. l’abbé Mignot, son petit neveu, M. d’Hornoy, avec MM. Marchant, de Varennes et de la Houillière, aussi parents, l’accompagnèrent jusqu’à l’abbaye de Sellières, à sept lieues de Troyes en Champagne, dont M. Mignot est abbé.

On mit le corps dans une bière de sapin. (On n’a pas sans doute jugé qu’il fût digne d’avoir un cercueil de plomb). Il fut inhumé dans l’église, et quelques heures après, le prieur reçut de l’évêque de Troyes une défense d’enterrer M. de Voltaire; mais la chose était faite, et la défense inutile; on se borna à destituer le prieur.


O Voltaire! est-il possible? Toi être enterré dans une église de moines! Toi, faire dans vingt siècles encore la réputation d’une abbaye qui possède tes précieux restes! Toi, homme extraordinaire, qui devais être inhumé extraordinairement! Toi, qui m’avais recommandé cent fois de te faire ensevelir à Ferney, dans ta chambre des bains, au milieu de la colonie fondée par ta bienfaisance, que tes cendres auraient seules soutenue! O mon cher maître! reçois l’expression de mes regrets; tu es renfermé dans le fond de mon coeur, tes mânes connaîtront ma douleur, car tu es immortel dans tous les sens. Si ceux qui devaient être à jamais touchés de ta perte, t’ont sitôt oublié, ton chétif mais fidèle serviteur, t’offre au moins tous les jours son hommage par ses larmes; il l’ose joindre à celui que n’a pas dédaigné de te rendre la plus grande souveraine du monde, et qui par là ajoute encore un nouveau genre de gloire à tous ceux dont elle s’est couverte. Toi qui l’as chérie autant qu’admirée, combien tu serais touché si tu pouvais, du sein de la tombe, voir tout ce qu’elle fait pour ta mémoire, de digne d’elle et de toi, et être témoin, comme je l’ai été, de l’émotion que lui fit éprouver la vue de ton buste, et de l’hommage attendrissant qu’elle lui rendit!


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