samedi 5 octobre 2024

L'homme du Royal Corse (11)

En guise de mise en bouche pour accompagner la sortie de De Profundis 

(pour lire les  chapitres qui précèdent) 

 

22

 

Ils avaient avalé leur décoction d’un trait, et lorsque Brissart s’en servit une seconde rasade, Arno lui tendit son bol avant de s’allonger sur le canapé.

- Quand on y prend goût, c’est qu’on recherche l’oubli, fit remarquer son compagnon.

- Je n’ai pourtant pas assez souffert pour éprouver un tel besoin, répondit Arno d’une voix pâteuse.

Brissart hocha la tête, un vague sourire aux lèvres, et but une nouvelle gorgée.

- Tu as cette chance, mon ami, et je t’envie. Si je n’avais pas découvert le dessous des cartes, peut-être trouverais-je encore un attrait à cette triste partie que je suis contraint de jouer.

- Vous châtierez ce Legall. Ensuite, tout rentrera dans l’ordre, c’est vous-même qui l’avez dit.

- Dans l’ordre…, répéta Brissart avant de revenir d’un pas hésitant jusqu’au mur le plus proche et de plaquer son œil contre le judas. Il demeura un long moment sans parler, à observer ce qui se passait dans la pièce voisine, puis il posa son front contre la paroi et émit un petit rire qui fit tressauter ses épaules.

- Rentrer dans l’ordre… C’en est presque comique, si tu savais… Lorsque mes affaires m’amènent à Versailles, auprès du Contrôleur Général, je dois bien souvent me retenir pour ne pas vomir mes restes de repas sur ses souliers vernis. Et dire que ces glorieux se prétendent les meilleurs d’entre nous, qu’ils se vantent d’œuvrer pour le bien public quand ils ne songent plus qu’au leur. Ah ! Si tu les avais vus à l’œuvre sur le champ de bataille, à Lauffeld ou Maestricht, lâchant les intestins dans leur culotte au moment de mener l’assaut… Les misérables ! Combien d’entre eux savent encore monter à cheval, commander une troupe ou même manier l’épée ? Leurs ancêtres donnaient leur vie pour le suzerain, alors que ces gueux revêtus ne rêvent plus que d’amasser biens et fortune ! Cette épée qu’ils portent au côté n’est rien qu’un ornement de bibliothèque, et plutôt que de risquer une égratignure, ils trahiraient jusqu’à l’honneur de leur nom. Tu crois sans doute que j’exagère ? Eh bien, tu te trompes ! Je prends mes ordres de ces fripons, je collecte l’impôt pour leur compte, et toujours davantage malgré la misère qui sévit dans nos campagnes. Même le roi, entends-tu ! Oh ! En public, il feint évidemment de plaindre les pauvres gens, mais en réalité, il détient des parts dans nos affaires, et chaque année, il prélève pour son propre compte une part toujours plus large des recettes.

Comme Arno demeurait sans voix, le regard embrumé par la drogue, Brissart le prit par le bras et l’aida à se relever.

- Viens, il faut que je te montre quelque chose…

Le soutenant du mieux qu’il pouvait, il l’accompagna jusqu’au judas situé sur le pan de mur opposé. Arno appliqua son œil sur l’ouverture, fronçant les sourcils pour accommoder son regard à la pénombre qui régnait dans la pièce voisine. C’était un petit cabinet sans fenêtre, tendu d’étoffes or et rouge, et éclairé par une unique girandole sur pied qui dominait un canapé d’angle. Allongée sur le dos, une jeune femme tenait blotti contre elle un vieil homme vêtu d’une chape blanche et noire qu’il avait relevée sur ses genoux. Elle lui parlait à l’oreille, très doucement, et le religieux se pâmait d’aise, la tête enfouie dans le creux de sa gorge. Insensiblement, elle faisait glisser ses mains sur le ventre de l’homme, toujours plus bas, jusqu’à atteindre ses cuisses et disparaître sous les pans de sa chape. Lorsqu’elles atteignirent leur but, l’homme se raidit un court instant avant de retomber en arrière, un sourire béat sur ses lèvres épaisses.


 

- C’est le prieur du couvent des Grands Carmes, souffla Brissart à l’oreille d’Arno, un descendant de ces vénérables ermites qui ont participé autrefois aux saintes croisades. Entre ses temps de jeûne et de prière, il aime à passer des mains du Seigneur notre Père à celles, tout aussi expertes, de mes jeunes louves…

- Vous devriez dénoncer ce pourceau à ses supérieurs ! réagit Arno en reculant d’un pas.

- Ses supérieurs ? persifla Brissart. Mais quels supérieurs ? L’archevêque peut-être, ou encore le lieutenant de police ? Détrompe-toi, ils sont tous au fait de ce qui se passe dans ma maison, ils l’encouragent même dès lors que je leur livre de temps à autre quelques noms de renégats jansénistes surpris en fâcheuse posture.

- Vergogna ! bredouilla Arno en serrant les poings. Assez ! J’en ai assez vu !

Comme il titubait au milieu de la pièce, Brissart le prit à bras-le-corps et l’aida à reprendre place dans le canapé.

- Là ! Tu as raison, mon ami, laissons-là ce vieux bouc, il n’en vaut vraiment pas la peine.

- Dans ce cas, pourquoi m’avoir montré cette infamie ?

- Pourquoi ? Mais le voilà, Lavasina, cet ordre dont tu me parlais… C’est d’ailleurs lui qui a fait de moi ce que je suis devenu aujourd’hui…

Il balança un moment, puis avança de quelques pas jusqu’à la croisée, entrouvrant du doigt un battant pour examiner le jardin à l’arrière de la maison.

- C’est étrange… Dans cette ville, même la végétation se flétrit. Autrefois, mes fleurs embaumaient pourtant l’air de leur parfum. Aujourd’hui elles ne sentent plus rien…

Il tira lentement le rideau, replongeant la petite pièce dans la pénombre.

- Sur ton île, j’en suis certain, l’air doit être moins corrompu qu’ici…

- J’étais venu pour me délasser en votre compagnie, non pour deviser des senteurs du maquis.

- Tu as eu tort, comme moi d’ailleurs, lorsque je t’ai proposé cet emploi auprès de ma personne…

Arno cessa de frotter ses tempes endolories et releva la tête, interloqué.

- Je ne comprends pas ?

Brissart s’était retourné vers lui et le fixait avec une lueur indéchiffrable dans le regard.

- Vraiment ? C’est que ton âme est encore noble, Samaritain. Mais vois-tu, j’ai pris le temps de réfléchir. Si tu demeures auprès de moi, elle finira inévitablement par se flétrir, elle aussi. Et je m’en voudrais, crois-moi, d’autant que…

- D’autant que… ? répéta Arno pour l’inciter à achever.

L’autre détourna à nouveau la tête en direction de la croisée et reprit plus bas :

- Depuis peu, Versailles bruisse de rumeurs au sujet de ton pays. On parle d’un certain Paoli qui se serait fait élire à la tête de vos clans et qui réunirait une armée pour renvoyer les Génois en Italie. C’est là-bas qu’est ta place, et non à mes côtés…

- Encore un saltimbanque, ou même un agent à la solde de l’Angleterre ! réagit Arno. Il déguerpira dès que ses maîtres le lui ordonneront.

- À voir l’inquiétude de nos ministres, je me dis que cet homme est déterminé, en fait, et qu’ils éprouveront bien des difficultés pour le corrompre.

Un léger coup contre la porte interrompit soudain leur conversation. Sans attendre de réponse, une jeune femme venait de se glisser dans la pièce, un plateau de fruits à la main et une bouteille de vin dans l’autre. Elle déposa le tout sur la table basse et renouvela les bougies avant de s’éclipser.

- Ah, voilà de quoi nettoyer nos palais ! s’exclama Brissart. Allons, Samaritain, trêve de bavardages, prenons encore un peu de bon temps avant de nous séparer !

 

Lorsqu’il se réveilla de sa torpeur, Arno s’aperçut qu’il était seul dans la pièce. En se redressant, il vit par l’entrebâillement des rideaux que le soleil était déjà bas dans le ciel et qu’il n’allait pas tarder à se coucher. Le jeune homme ouvrit grands les yeux et s’efforça de se mettre debout. Il avait donc dormi tout ce temps ! Comment était-ce possible ?  Et où était Brissart ? Il tendit l’oreille, à l’affût d’un bruit dans la maison.

- Il y a quelqu’un ? appela-t-il après avoir ouvert la porte.

Un bruit de pas résonna sur le dallage, en provenance de l’entrée, et l’un des commis apparut bientôt au détour du couloir.

- Ah ! Vous êtes revenu à vous ! Monsieur nous avait demandé de ne pas vous déranger.

- Et où se trouve-t-il ? l’interrogea Arno.

- Monsieur est sorti avec ses demoiselles. Elles doivent jouer une petite saynète dans un théâtre des environs. Mais n’ayez crainte, votre cheval vous attend à la grille. Monsieur vous fait dire qu’il y a des écuries à deux pas de l’immeuble où vous demeurez. Le curé de Saint-Jacques-la-Boucherie est un ami de Monsieur, et son palefrenier est un homme de confiance. Il prendra le plus grand soin de votre monture, soyez-en assuré.

Le domestique tendit à Arno sa veste et son justaucorps, et après l’avoir mené au râtelier où pendait son épée, il le raccompagna encore jusqu’à la sortie.

- Une dernière chose, dit-il alors qu’Arno enfourchait sa monture. Monsieur attend de vos nouvelles demain à midi. Au plus tard, a-t-il précisé…

Demain…, songea Arno tout en s’engageant parmi les promeneurs qui déambulaient sur le boulevard tout proche. Plus qu’une journée, la dernière, et il pourrait enfin rentrer chez lui…

Un peu revigoré par la fraîcheur nocturne, le jeune homme prit une large inspiration et tenta de rassembler ses idées, de se remémorer cet après-midi en compagnie de Brissart. Le financier l’avait entretenu de la Corse, de sa capacité à lutter contre l’oppression. Il parlait de Paoli avec tant de ferveur, tant d’émotion, qu’Arno s’en était trouvé bouleversé, des larmes plein les yeux. Durant ces quelques heures, ils avaient échangé sans retenue, comme l’auraient fait deux vieux amis.

Et maintenant qu’il avait repris ses esprits, Arno se sentait honteux de son attitude, de ce qu’il avait partagé avec cet homme, honteux surtout des sentiments qu’il avait éprouvés à son endroit.

Pour cet homme qui devait mourir demain.

 

23

 

Le conseil de guerre eut lieu dans la matinée, en présence de la Vaudry et de Spada, qu’un courrier était allé mander à la Cour des miracles.

- Ce sera un jeu d’enfants, décréta le gredin après avoir écouté les explications d’Arno. Il est inutile d’attendre plus longtemps. Envoyez un commissionnaire pour l’attirer ici, nous ferons le coup ce soir. On postera deux hommes sur la place afin d’assurer nos arrières. Avec Scevola et Gueule d’ange, nous surprendrons Brissart à l’étage. Toi, Lavasina, tu veilleras en bas avec son homme de main, ce Blayac.

- Seul ? demanda Arno.

- Eh bien, bastardu, cela te fait donc peur ? Que je sache, il te reste bien une main valide pour te battre, non ?

Comme la Vaudry fronçait les sourcils, Arno préféra ne pas réagir à la provocation.

- Et les corps ?

- On les jettera aussitôt à la rivière, intervint la matrone. Il ne doit rester aucune trace de leur passage dans ma maison. Aucune, m’entendez-vous ? Après cela, mes gaillards, il vous faudra décamper au plus vite et disparaître à jamais.

- Avec mon vieil ami, on ne prendra que quelques instants pour se faire nos adieux, promit Spada sans quitter son adversaire des yeux.

Arno soutint son regard sans ciller.

- Ne crains rien, Spada, on ne se séparera pas comme ça…

La brute s’arracha à son fauteuil, un sourire au coin des lèvres, et cracha dans le foyer de la cheminée avant de prendre congé.

- Un drôle de teigneux, ton gaillard ! maugréa la Vaudry dès qu’il fut sorti.

- Vous serez bientôt débarrassée de sa présence, assura Arno en posant sa main sur celle de la maquerelle. Et de la mienne, par la même occasion… Mais avant cela, je dois honorer une promesse que j’ai faite à l’une de vos pensionnaires.

- La petite Victoire, j’imagine ? répliqua l’autre d’un ton méfiant.

- Je voudrais vous racheter sa liberté…

La Vaudry s’esclaffa :

- Ah, c’est donc cela ! Le damoiseau s’est amouraché d’une de mes filles… Diable, mais c’est que cette aventure risque de te coûter cher, mon gaillard ! Attends que je calcule : si l’on compte l’ordinaire, la chemise de nuit, les déshabillés de mousseline, deux robes de soie ainsi qu’une pelisse pour l’hiver, on obtient…

- Laissons cela ! intervint Arno. L’argent n’est pas un problème, mais il faudra surtout lui retrouver une place dans une boutique du faubourg. C’est là le service que j’attends de vous.

La maquerelle posa sur Arno un regard surpris.

- Tu veux la renvoyer dans la rue ? Et c’est ainsi que tu comptes lui rendre service ? Malheureux, tu n’as pas compris que la petite s’est entichée de toi, elle doit s’imaginer que tu l’emmèneras dans tes bagages !

- Comment ? répéta Arno, incrédule. Mais je n’ai jamais rien dit qui lui ait permis d’entretenir un tel espoir !

La Vaudry poussa un long soupir désappointé avant de reprendre son verre de liqueur et de l’avaler d’un trait.

- À d’autres ! Je commence à vous connaître, vous autres ! Tu l’auras fait rêver avec tes contes à dormir debout, et ces pauvres filles se laissent malheureusement abuser par les cajoleurs de ton espèce…

Heurté par l’insinuation, Arno se releva et repoussa le fauteuil d’un mouvement brusque.

- Achevons là, Madame, sans quoi nos mots finiraient par dépasser notre pensée. D’autant que nous avons des dispositions à prendre pour ce soir, il serait temps de s’en préoccuper. Pour l’heure, je regagne ma chambre. Faites-moi appeler lorsque le dîner sera servi.

Au moment de franchir le seuil de la porte, Arno entendit la maquerelle grommeler entre ses dents :

- Grand diseur, petit faiseur… Espérons qu’il saura se montrer à la hauteur le moment venu.

Le jeune homme parvint à se contenir mais il se hâta de quitter la pièce au plus vite.

 

Il avait fait les cent pas, encore contrarié par la scène qu’il venait de vivre, puis il s’était affalé sur son lit sans même prendre la peine de quitter ses souliers. Assurément, il ne méritait pas de tels reproches, et encore moins d’une personne telle que la Vaudry. Un petit faiseur ? Alors qu’en moins de trois semaines, il était parvenu à démêler l’écheveau de cette enquête ! Bah, dans quelques heures, il ferait ravaler ses paroles à cette entremetteuse ! Lui s’occuperait de Blayac pendant que les autres régleraient son compte à Brissart. À bien y réfléchir, c’était mieux ainsi. Au moins, Roccu et les autres ignoraient tout des souffrances qui minaient leur adversaire, ils n’éprouveraient donc aucun scrupule à agir ni à l’achever le cas échéant.

Quant à Victoire… Arno examina sa conscience, cherchant à quel moment il s’était mal comporté avec la jeune femme, s’interrogeant même sur les paroles qu’il avait prononcées devant elle, avant de conclure qu’il n’avait pas à rougir de ses actes et qu’au contraire, cette fille devait lui être reconnaissante de ses bontés.

Un peu rasséréné, il se laissa retomber sur son lit et ferma les yeux dans l’attente du déjeuner. Lorsque le clocher voisin sonna une heure, il se releva, surpris que personne ne soit venu le chercher. D’habitude, on était pourtant ponctuel dans cette maison ! Il sortit sur le palier, descendit la première volée de marches et tendit l’oreille en direction de l’office, d’où s’échappaient des bruits de voix et de vaisselle. Elles mangeaient donc sans lui ! Sautant les marches deux par deux, il traversa le couloir à grandes enjambées et fit irruption dans la petite salle, où toute la maisonnée venait d’achever son repas. En le voyant entrer, Zaïre et Lolotte avaient baissé le regard sur leur assiette vide. La Vaudry se tenait à l’extrémité de la table, les deux mains posées à plat sur son ventre rebondi. D’un mouvement de tête, elle intima à ses demoiselles de quitter la pièce.

- Des nouvelles du commissionnaire ? demanda Arno dès que les deux filles furent sorties.

- Brissart a confirmé qu’il serait là à la nuit tombée.

- Et Victoire ? Où est Victoire ? J’aimerais m’entretenir avec elle.

- Oh, ça… ! fit la Vaudry en haussant les épaules. Lorsque je lui ai fait part de ta proposition, l’ingrate a fondu en larmes avant de prendre ses jambes à son cou et de fuir la maison. On se demande, n’est-ce pas, ce que cette mijaurée a bien pu se mettre en tête…

Arno serra les dents sans répondre.

- Tiens ! reprit la maquerelle en poussant la marmite vers lui. Comme cette mésaventure nous a coupé l’appétit, à nous autres, voilà de quoi te remplir la panse ! Car j’imagine que toi, tu dois avoir une faim de loup…

Elle laissa ses mots en suspens, dans l’attente d’une réaction qui ne vint pas, puis elle repoussa sa chaise pour se lever à son tour.

- Prends tout de même garde à ton estomac, plaisanta-t-elle, ce serait dommage que tu tournes de l’œil au moment crucial.

Au passage, elle lui adressa un sourire dans lequel Arno lut tout le mépris qu’elle éprouvait à son endroit. Après son départ, il demeura un long moment immobile, les yeux dans le vide, pendant que le brouet refroidissait dans son assiette. Il l’avala finalement d’une traite, par goulées épaisses, pressé d’en finir et de gagner le sérail, où il patienterait jusqu’au soir.

 

Scevola arriva peu avant la tombée du jour, accompagné du seul blondin. Ils étaient armés jusqu’aux dents, l’épée au côté, mais également un poignard au ceinturon.

- Où est Spada ? s’inquiéta Arno.

- Il est là, bastardu, répondit une voix en provenance du couloir. Pour ne rien te cacher, j’ai été un peu retardé par une rencontre inattendue.

Il venait d’entrer dans la salle de compagnie, précédé de Victoire, dont les yeux rougis trahissaient les larmes qu’elle avait dû verser.

Déjà, Arno se précipitait vers elle.

- Mais comment… ?

- Ce n’est rien, Monsieur, bredouilla la jeune femme en détournant le regard. J’ai eu maille à partir avec quelques vauriens, votre ami passait dans le quartier, et il est venu à mon secours.

- C’est ça, confirma Spada avec un rictus qui découvrit ses dents gâtées. Il faudra d’ailleurs songer à me dédommager pour ce service, ma toute belle !

- Et ton larron ? intervint Scevola pour couper court à la querelle qui menaçait.

- Il ne devrait guère tarder, expliqua fébrilement Arno. Victoire va vous indiquer votre chambre à l’étage, elle ira ensuite se mettre à l’abri dans la remise sous le comble.

- Où est passée la maquerelle ? s’inquiéta Roccu.

- Elle est sortie boire une limonade avec les filles. En cas d’embûche, les habitués du Palais-Royal témoigneront qu’elle n’a pu prendre part à cette affaire. Allons, assez parlé, il n’y a plus de temps à perdre !     

Alors que le petit groupe s’avançait vers les marches, Scevola s’arrêta auprès d’Arno et le serra contre lui en une brève étreinte.

- Voi dei nemici nostri

A noi date vittoria [1]

- N’aie crainte, mon ami, le rassura Arno, le ciel est de notre côté. Il est toujours du côté des justes. Dans moins d’une heure, puisque Dieu le veut, nous en aurons fini avec tout ça !

 

( à suivre )

 



[1] Sur nos ennemis, donnez-nous la victoire : paroles extraites de l’hymne corse.

vendredi 4 octobre 2024

Rdv de l'Histoire à Blois


 Je serai présent à Blois le vendredi 11 octobre, accompagné de mon "De profundis" que je me ferai un plaisir de vous présenter.

mardi 3 septembre 2024

L'homme du Royal Corse (10)

En guise de mise en bouche pour accompagner la sortie de De Profundis 

(pour lire les chapitres qui précèdent  ) 

20

 

Quoique léger en raison des fortes chaleurs, le souper fut arrosé d’un délicieux vin clairet puis d’un vin de Champagne qui acheva de tourner la tête de Brissart. Depuis le début du repas, le fermier général avalait les verres sans retenue, au gré des récits que débitait Arno sur son enfance en Corse. Ce dernier raconta dans le détail le mouvement de révolte contre les Génois, puis l’avènement du roi Théodore qui avait su rallier les différents clans avant de les abandonner après quelques mois de combat.

- Il en va toujours ainsi, Samaritain ! s’exclama Brissart. Les soldats sont trahis par ceux qui les dirigent, c’est dans l’ordre des choses ! Encore une raison de ne plus croire en rien, surtout pas à ces fadaises !

À côté de lui, son épouse eut une moue désappointée. Elle rajusta le fichu de mousseline qui couvrait sa poitrine et desserra les dents pour objecter :

- Un triste constat que je ne partage pas… Pourquoi s’acharner à vivre si on ne croit plus en rien ni en personne ?

Brissart la considéra un instant, l’air incrédule.

- Ah ! Et voilà donc une bonne raison de se faire bigot, de devenir moine ou même d’aller s’enterrer dans un cloître ! Pour croire en quelque chose, enfin, et…

- Mais enfin, tu as ton fils… Et ta femme ! s’emporta Marie sans le laisser finir.

Il y eut un long silence durant lequel ils s’affrontèrent du regard, puis Brissart repoussa sa chaise avant de se redresser.

- J’ai la tête qui tourne… La nuit est paisible, si nous allions marcher un peu dans le jardin ?

Il tendit la main à son épouse qui détourna les yeux avant de se lever à son tour. Ne sachant que dire, Arno leur emboîta le pas, restant d’abord à distance pour ne pas troubler leur tête-à-tête. Dehors, à l’abri des murs, l’air s’était chargé de moiteur, et ils s’engagèrent sous les tilleuls en quête d’un peu de fraîcheur. Parti en avant, Brissart titubait dans l’allée, et il fallut qu’Arno le soutienne et l’aide ensuite à prendre place sur la margelle du puits. Marie était demeurée à l’écart, sur la pelouse centrale, faisant mine de contempler les étoiles.

- Je ne la mérite pas, murmura Brissart qui la regardait évoluer autour d’eux. Il faut que cela s’achève, m’entends-tu ? À force de me décomposer, je finirai un jour par lui faire horreur… Ou pire, à l’entraîner avec moi vers mon précipice.

Il ramassa un peu de gravier qu’il fit rouler dans ses doigts avant de le jeter au sol.

- Ce Legall, tu es vraiment certain d’avoir croisé son chemin ?

- Je crois avoir entendu son nom chez la maquerelle qui me loge, mentit Arno. Je ne sais trop. Il doit peut-être y fréquenter une fille…

- Bien, bien…, reprit Brissart en opinant de la tête. Mes indicateurs l’ont effectivement aperçu dans le faubourg ces dernières semaines, du moins est-ce ce qu’ils prétendent. Tu vas donc te renseigner sur son compte et découvrir ses habitudes, nous agirons dès que possible.

Il considéra un temps son épouse qui se dirigeait vers l’office et finit par conclure :

- Après, je crois que tout rentrera dans l’ordre…

 

Arno prit congé fort tard, non sans avoir promis de revenir le lendemain pour accompagner Marie à la promenade. Il traversa la place, contourna les Tuileries, et s’engagea sur les quais de Seine, presque déserts à cette heure-là. Puis il ralentit le pas pour reprendre ses esprits et réfléchir à son aise. De manière inespérée, Brissart venait de donner dans son piège. Arno tenait désormais les cartes en main, il ne lui restait qu’à abattre ses atouts. Mais lesquels choisir ? Et sur qui pouvait-il compter ? Comme il ne se méfiait pas, Brissart se présenterait au rendez-vous accompagné du seul Blayac, un redoutable bretteur celui-là. En plus d’Arno, il faudrait au moins trois hommes pour en venir à bout. Spada, assurément, serait de la partie, car il ne pouvait le laisser sans surveillance. Et pour une telle échauffourée, il s’entourerait peut-être du blondin et surtout de Scevola, le plus habile à l’épée. Scevola… C’était la seule chance pour Arno de s’en sortir une fois l’affaire accomplie. Leur relation était si ancienne, elle était émaillée de tant d’aventures, que jamais son ami ne pourrait croiser le fer avec lui. Et encore moins lui faire du mal. Ils se devaient tant, depuis la campagne de Flandre où ils avaient combattu côte à côte, jusqu’à leur retour en Corse lorsqu’Arno s’était retrouvé sans argent ni ressources.

Il restera fidèle à nos souvenirs, trancha le jeune homme au moment de remonter vers chez la Vaudry, par l’arrière de la patte d’oie. Il s’engouffra bientôt dans l’obscurité de la venelle, tira de sa poche la clé qu’on lui avait confiée et s’en servit pour ouvrir la porte qui donnait sur l’office. Malgré l’heure avancée, le sérail était encore éclairé, et alors qu’il s’engageait dans l’escalier, Arno entendit la voix de la maquerelle rompre le silence :

- C’est toi, mon bon apôtre ? Viens donc me voir, qu’on cause un peu !

Comme il passait la tête par l’entrebâillement de la porte, elle lui fit signe de la main, l’invitant à entrer pour prendre place à côté d’elle dans l’ottomane.

- Voilà qui est mieux, dit-elle quand il fut assis. Alors, comment notre affaire avance-t-elle ?

Arno commença par raconter ce qu’il avait vu aux Porcherons, sans omettre la présence des filles croisées sur place.

- Voilà qui m’étonne, commenta la matrone en fronçant les sourcils. Notre gaillard tiendrait donc un bordeau[1] ? Et ces filles travailleraient là de leur plein gré ? Ce n’est pas ce que rapporte la rumeur… Mais continue, mon garçon.

Elle écouta attentivement la suite de son récit, sans l’interrompre cette fois, et attendit qu’il eût achevé pour se servir un nouveau verre de liqueur et le porter à ses lèvres, l’air songeur. Comme elle demeurait silencieuse, Arno conclut :

- Si nous nous décidons, le piège se refermera sur lui avant la fin de la semaine.

La Vaudry acquiesça d’un hochement de tête, mais sans apporter d’autre commentaire. Pendant quelques instants, son regard se fixa sur un point invisible, puis ses bajoues tressaillirent et elle demanda :

- Ce Spada, tu le connaissais donc avant d’arriver à Paris ?

Décontenancé par sa question, Arno évita de s’avancer :

- La Corse est une petite île, tout le monde se connaît…

- Et on peut vraiment lui faire confiance ?

- Étant donné la somme qui lui est promise, je suis certain qu’il tiendra son engagement.

La Vaudry lui lança un regard indéchiffrable, hésitant un temps avant de trancher :

- Dans ce cas, nous le ferons, ce coup ! Même si ce que j’entends sur ce Brissart ne me plaît guère. Et je préfère croire qu’il t’a conté des sornettes, sans quoi je verserais presque une larme sur l’histoire de ton coquin.

Elle vida son verre d’un trait et se redressa pour signifier à son hôte que l’entretien s’achevait là.

- Maintenant, allons nous coucher, mon gaillard, et oublions ces atermoiements. Car le moment venu, il ne s’agira pas d’hésiter. Demain, avec cette canaille de Spada, on s’occupera de tresser la nasse. Ensuite, tu te débrouilleras pour y attirer notre poisson…

Arno, qui s’était levé, se contenta d’acquiescer avant de quitter la pièce et de gravir l’escalier pour regagner sa chambre. Cet échange avec la Vaudry l’avait incommodé, sans qu’il comprît encore pourquoi. Il avait surpris dans sa voix cette inflexion étrange, comme une hésitation qu’il ne lui connaissait pas. Plutôt que de s’allonger sur le lit, le jeune homme alla s’asseoir au coin de la fenêtre pour y réfléchir à son aise.

Dehors, le ciel scintillait d’étoiles, tellement limpide maintenant que la fraîcheur nocturne avait dissipé la brume de chaleur. Pendant quelques minutes, Arno s’oublia dans le spectacle de cette immensité.

- Ah, Stella ! murmura-t-il pour lui-même, si seulement tu m’aidais à y voir plus clair !

En s’entendant prononcer ces mots, il s’écarta de la croisée et vint s’allonger sur son lit, agacé de ce vague à l’âme qu’il sentait monter en lui. Que lui arrivait-il donc ?  Et pourquoi ces hésitations alors qu’il touchait enfin au but ? Il repensait à Brissart maintenant, à cette horreur que l’ancien soldat avait vécue en Flandre et qui l’empêchait de retrouver la paix. On le lui avait décrit comme un monstre pourtant, autant Scevola que la Vaudry, et Arno aurait voulu reconnaître dans ce portrait les traits de l’homme qu’il venait de quitter. Mais rien n’y faisait. Ce que la matrone qualifiait d’atermoiements se transformait chez lui en crainte, celle de s’être trompé depuis le début. « Qui ne se venge pas est méprisé » se répéta-t-il une nouvelle fois, conscient des sentiments troubles qu’il éprouvait pour le fermier général. Mais en dépit de ses efforts, Arno ne parvenait toujours pas à le haïr comme il l’aurait souhaité.

Samperu t’attend ! insista-t-il. Et Stella réclame vengeance !

Les mâchoires serrées, il se redressa pour ôter ses bottes et s’enroula tout habillé dans le drap. Seul le sommeil pouvait l’aider à effacer ces terribles pensées. Après une bonne nuit, avec un peu de chance, tous ses doutes seraient levés.

 

21

 

Il dormit peu, par à-coups fiévreux, et se leva au petit jour, harassé de fatigue.

- Jésus ! Comme vous êtes pâle ! s’inquiéta Victoire en le voyant surgir dans l’office.

- Ce n’est rien, petite, la rassura Arno. Un peu de surmenage, sans doute…

Il prit place à table et la regarda s’affairer autour du garde-manger, où le mitron avait déposé des pains mollets et des oublies.

- C’est du café qui vient de Marseille, expliqua la jeune femme en lui apportant sa tasse. Maman prétend qu’il est moins délicat mais il vous remettra sur pieds en un rien de temps.

Arno grimaça un semblant de sourire en guise de remerciement et croqua dans une pâtisserie avant de la reposer sur la table.

- Je n’ai guère faim, en vérité. Je crois que je vais me contenter de ton remontant.

Ne sachant que faire, Victoire demeura un moment silencieuse, adossée contre le garde-manger, à se triturer le bout des doigts.

- Ce sont vos affaires qui vous soucient à ce point ? hasarda-t-elle à mi-voix.

Arno leva les yeux sur elle et lui adressa un nouveau sourire, plus franc cette fois.

- Elles sont compliquées, ces affaires, tu as raison. Mais n’aie crainte, je n’oublie pas ce que je t’ai promis : toutes tes dettes auprès de la Vaudry seront payées, tu seras bientôt libre de quitter cette maison.

La jeune femme dut se retenir au meuble pour ne pas défaillir. Elle remua les lèvres mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Au même moment, un bruit de voix résonna au loin, en provenance de l’étage.

- C’est ta maîtresse qui réveille les filles, réagit Arno en se levant de table. Allons ! Tends-moi le porte-épée et mon bicorne, je passerai par l’arrière pour ne pas me retarder.

Quelques instants plus tard, il débouchait sur la place du Châtelet avant de descendre vers le fleuve, se frayant un passage parmi les conducteurs de bœufs qui menaient leurs bêtes aux abreuvoirs. Quelques-uns le toisèrent avec méfiance, mais en découvrant sa mine sombre, ils s’écartèrent sans lui chercher querelle. Arno ne leur prêta pas attention. L’esprit déjà tourné vers les heures qui allaient suivre, il s’efforçait de contenir les questions qui se bousculaient en lui. Parvenu à la hauteur du Pont-Neuf, il bifurqua vers le Louvre et allongea le pas, pressé d’arriver à destination.

 

le Grand Châtelet

 

Il trouva le portail de l’hôtel ouvert, et trois chevaux sellés devant l’entrée.

- Madame et Monsieur seront bientôt prêts, marmonna le portier depuis sa guérite.

- C’est que Monsieur nous accompagne ? s’étonna Arno.

L’autre haussa les épaules sans répondre, lui signifiant d’un mouvement de tête qu’il devait patienter dans la rue. 

Après tout, cela me facilitera la tâche, se dit le jeune homme après avoir dégagé le passage. Je trouverai bien un moment pour lui parler seul à seul.

Marie fut la première à sortir. Elle portait une jupe et un gilet d’un bleu d’autant plus soutenu qu’il contrastait avec la pâleur de son visage. Sous son chapeau de paille, on devinait des traits tirés et une bouche pincée qui esquissa un semblant de sourire lorsqu’il la salua. Derrière elle venait Brissart, en tenue légère lui aussi. Avisant la présence d’Arno, il s’avança jusqu’à lui, et le prenant à part sous le porche :

- Une sale soirée, vraiment… Je crois qu’un peu de bonne compagnie me fera du bien, aujourd’hui.

- J’aurai peut-être des nouvelles plus favorables à vous annoncer, répondit Arno.

Le claquement de sabots sur le pavé, suivi d’un hennissement joyeux, les contraignit à ajourner leur conversation. Prenant son compagnon par le bras, Brissart s’exclama :

- Allons ! Enfourchons nos chevaux, sans quoi elle pourrait bien nous fausser compagnie !

 

le village de Passy

Marie demeura à l’écart tout au long du chemin qui les menait du Cours-la-Reine jusqu’au village de Passy. Arno profita de l’occasion pour réciter son boniment. Ce Legall était effectivement un client de la Vaudry, mais on ne savait rien de lui, sinon qu’il fréquentait à l’occasion les bouges du Palais-Royal. Aussi avait-on dépêché un garçon du quartier afin d’y porter un message : pour fêter l’arrivage de nouvelles filles, la Vaudry organisait une partie fine qu’elle souhaitait réserver à ses habitués.

- Avec un peu de chance, la nouvelle lui viendra aux oreilles et il se jettera de lui-même dans notre piège, conclut Arno.

- Dans ce cas, nous serons là pour l’accueillir comme il se doit, approuva Brissart avec un hochement de tête. Dès demain s’il le faut…

- La maquerelle exige la discrétion. Il nous faudra donc éviter tout esclandre, l’attirer dans une chambre et en finir rapidement. Pour cela, deux ou trois hommes devraient suffire.

- C’est moi qui m’en chargerai. Avec Blayac, vous resterez en retrait pour assurer mes arrières…

Brissart chevaucha un long moment sans parler, suivant du regard son épouse partie en avant. Puis, reprenant le fil de ses pensées, il ajouta :

- Quand tout cela sera achevé, j’aimerais vraiment que tu conserves ta place auprès de moi. Aussi longtemps qu’il te plaira, en fait…

Pris de court, Arno sentit ses mains se crisper sur les rênes.

- Vous… Vous me faites honneur, Monsieur…, articula-t-il, mais mes affaires…

- Non, pas maintenant, l’arrêta Brissart. Prends le temps de réfléchir, demande-toi surtout ce qui compte le plus à tes yeux. Aux tiens comme aux nôtres, en réalité…

Comme ils arrivaient en vue du carrefour de Chaillot, il tourna la bride de son cheval et demanda :

- Après avoir raccompagné ma femme, si tu me retrouvais aux Porcherons ? Car qui sait ce que la journée de demain nous réserve ? Si ce devait être la dernière, autant passer un peu de bon temps ensemble avant de l’affronter…

Ne sachant que répondre, Arno se contenta d’opiner d’un air détaché, et lorsque son compagnon se fut éloigné, il mit son cheval au trot et rejoignit Marie à l’avant.

- Une bien belle journée, n’est-ce pas ? dit-il dans l’espoir de rompre la glace.

La jeune femme se contenta de lui adresser un regard en coin avant de répliquer :

- Ne prenez pas tant de peine. Je n’éprouve ni l’envie ni le besoin d’une quelconque conversation.

Pourtant, après un nouveau temps de silence, ce fut elle qui reprit :

- Je vous avais mis en garde, vous deviez rester à l’écart de mon mari et de ses affaires.

- Il m’emploie, Madame, protesta Arno, et je ne comprends pas…

- Dans ce cas, contentez-vous de m’écouter. Vous le voyez comme moi, Victor est en train de se consumer de l’intérieur. J’ignore tout des causes de son mal, mais je n’en connais que trop les effets, et ils sont malheureusement effroyables. Blayac et ces crapules qui l’entourent n’en sont que les symptômes les plus visibles, comme des stigmates défigurant le corps d’un lépreux. Mais Victor est malade, n’en doutez pas : il ne croit plus en rien, il n’aime plus personne, ni ses proches, ni sa famille et encore moins lui-même.

Elle fit halte et s’abîma un long moment dans ses pensées, le regard tourné vers le paysage qui s’étendait au loin jusqu’aux Tuileries. À côté d’elle, Arno ne disait rien, la tête baissée pour dissimuler son trouble. Il aurait voulu la réconforter, mais comment ? En lui exposant les tourments de son mari ? En lui révélant ce qu’il avait fait à Stella ? En lui annonçant qu’il allait payer pour ce crime ?

- Je ne savais rien de tout cela, mentit-il. Il m’a simplement proposé de devenir son homme de confiance…

- Vraiment ? tressaillit Marie. Dans ce cas, partez loin d’ici, je vous en conjure. Fuyez au plus vite, sans quoi il vous entraînera dans sa chute, et vous ne vous en relèverez jamais.

La jeune femme déglutit, puis elle leva les yeux au ciel et ajouta d’une voix tremblante :

- J’ai bien tenté de l’aider, de le guérir de ce mal qui le ronge... Pour nous, pour notre garçon surtout… Un temps, je l’ai même accompagné dans ses tournées en province, car c’est là qu’avec ses archers, il s’autorise tous les excès. Je l’ai vu perquisitionner chez de pauvres gens, brutaliser de malheureux pères de famille au motif qu’ils cachaient dans leur grange un minot de sel acheté en contrebande. Je l’ai vu traquer des bandes de faux-sauniers, de jour comme de nuit, prenant des risques insensés à les combattre au côté de ses hommes. Rien ne le contraint à cela, rien, sinon le besoin de provoquer le destin et de hâter sa perte. Quant à Blayac, à tous ces malandrins qu’il emploie, ils profitent de lui pour se livrer aux pires horreurs… À la fin, il m’a fallu admettre mon impuissance, que tôt ou tard ils allaient payer pour ces méfaits, et qu’au risque de me perdre à mon tour, il valait mieux les abandonner à leur sort…

Il s’ensuivit un long silence, à peine troublé par les sanglots qui se pressaient dans sa gorge. Puis, n’y tenant plus, elle tira brusquement sur ses rênes et engagea sa monture dans la pente qui descendait vers le Cours-la-Reine. Arno, lui, n’avait pas bougé, encore ébranlé par ce qu’il venait d’entendre. Il aurait sans doute pu la détromper, lui révéler ce qu’avait vécu son mari, lui parler de ce mal qui le minait depuis toutes ces années. Il aurait même pu la rassurer, lui dire que Victor l’aimait plus que tout au monde et qu’il lui reviendrait bientôt, dès que sa vengeance serait assouvie.

Au lieu de cela, il avait serré les dents et s’était tu.

Non, ce n’était pas le moment de défaillir, pas maintenant. Et il n’était pas question de mentir à cette femme. Encore un jour ou deux et il pourrait quitter cette ville, retrouver son petit Samperu et lui annoncer que tous les méchants étaient punis.

Dans son dos, du côté du village, une cloche se mit à tinter, égrenant lentement les coups comme pour saluer sa résolution. Arno prit une profonde inspiration et donna des talons pour mettre son cheval au pas. Il avait faim, il avait chaud surtout, et sous son pansement, sa blessure recommençait à l’incommoder. En pénétrant sous les frondaisons du Cours-la-Reine, il ralentit l’allure de sa monture. Où irait-il à cette heure ? La Vaudry devait s’impatienter, assurément. Et avec elle Spada, pour mettre au point les détails de l’embuscade. Non, il ne se sentait pas d’humeur à répondre à leurs questions, ni même à supporter leur présence.

Pas tout de suite, pas maintenant en tout cas.

D’autant que Brissart devait l’attendre à dîner aux Porcherons. Si près du dénouement, Arno ne pouvait se permettre d’éveiller ses soupçons. Ils parleraient de tout et de rien, de leurs années de régiment, du temps où ils étaient insouciants, et l’opium les entraînerait insensiblement dans une nouvelle rêverie, pour la dernière fois sans doute.

(à suivre ici)



[1] Variante de bordel.