jeudi 11 juillet 2024

L'homme du Royal Corse (9)

En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

(pour lire les chapitres qui précèdent  )

18

 

Brissart avait longuement examiné ses blessures avant de reprendre place derrière son bureau.

- Tu l’as échappé belle, dis-moi. Avec tous ces gredins qui courent les rues, tu comprends maintenant pourquoi je fais escorter mon épouse lorsqu’elle quitte ces murs. Mais pour être franc avec toi, je te dois cet aveu : Blayac te soupçonnait de nous avoir trahis et de t’être rendu chez le lieutenant de police pour nous dénoncer…

Arno pinça les lèvres et lança un crachat dans la cheminée toute proche.

- S’il avait participé comme nous à la campagne de Flandre, votre soudard saurait le sort que nous réservons aux traîtres qui agissent de la sorte.

Brissart s’était levé et il s’attarda durant quelques instants sur les rayonnages de sa bibliothèque pour replacer quelques ouvrages.

- Tu as raison, Samaritain, concéda-t-il après un temps. Ni Blayac ni personne ne peut rien comprendre de ce que nous avons vécu là-bas. Comment le pourraient-ils, d’ailleurs ? Ces filles de joie chez qui tu loges au Châtelet me semblent même plus fiables que tous les hommes dont je suis entouré ici.

Il balaya la pièce d’un geste de la main avant d’ajouter :

- C’est l’argent, sans doute… En fait, il n’y a que cela pour vous assurer de la fidélité des gens. Tout le reste…

Il avait baissé les yeux, perdu dans ses pensées, et il demeura un moment silencieux, marchant de long en large dans la pièce.

- Oublions cela, veux-tu ? J’ai besoin d’oublier cela. Si nous allions nous détendre, tous les deux ? Je crois que cela nous ferait le plus grand bien.

Arno lui emboîta le pas et ils descendirent jusqu’à l’entrée de l’hôtel, où Brissart donna à ses hommes l’ordre de préparer la voiture.

- On va se donner un peu de bon temps, dit-il lorsque l’attelage eut passé le portail pour prendre en direction de l’ouest.

Ils franchirent le boulevard et entrèrent bientôt dans le quartier des Porcherons, longeant un moment les vastes champs maraîchers avant d’arriver dans une étendue rase où se dressaient çà et là quelques habitations cossues.

- Viens partager cela avec moi, tu ne le regretteras pas, dit Brissart. Rares sont ceux qui ont accès à cet endroit. Plus tard, nous aurons tout loisir de bavarder.

vue des Porcherons

 

La voiture avait tourné dans une petite cour en retrait du chemin, où patientaient deux commis en uniforme. L’un d’eux referma la grille avant de les précéder dans un vaste vestibule richement orné. 

- Vous auriez dû nous prévenir, Monsieur, s’excusa-t-il. Rien n’est prêt pour vous recevoir.

- Laissons cela, commanda Brissart qui s’était avancé dans un couloir jusqu’à une porte matelassée qu’il ouvrit pour faire entrer Arno. Ils pénétrèrent dans une petite pièce rectangulaire où l’on avait disposé deux tables basses et des canapés dans chacun des recoins.

- Prends place, mon ami, on va nous servir, annonça Brissart pendant qu’il s’allongeait.

Arno avait remarqué la présence de judas dans les pans de murs, mais il s’exécuta sans poser de questions. Deux jeunes femmes apparurent bientôt, porteuses d’un bol fumant qu’elles déposèrent sur un coin de table.

- Bois-le à petites gorgées, conseilla Brissart. Tu es encore très faible. Ça fera disparaître toutes tes douleurs.

Avant de sortir, l’une des filles alluma une bougie qui répandit aussitôt une senteur capiteuse, mêlée de musc et d’un autre parfum qu’Arno ne sut reconnaître. Il considérait Brissart du coin de l’œil, attendant qu’il porte le bol à ses lèvres pour goûter à son tour au breuvage. La mixture avait un goût amer, vaguement douceâtre, qui lui souleva presque le cœur.

- C’est oriental, expliqua Brissart, préparé à base d’opium. Les Turcs en prennent tous les jours, m’a-t-on assuré. Cela leur permet sans doute d’oublier leurs propres malheurs. Allons bois, n’aie pas peur de le finir.

Ils demeurèrent un long moment sans parler, gagnés par une somnolence qui les força bientôt à s’allonger sur leur couche.

- Quel est cet endroit ? demanda Arno après avoir avalé une dernière lampée.

- Mon ermitage, je crois… J’y viens seul, en général, surtout lorsque la mélancolie s’invite à ma table et que j’ai besoin de songer au triste tour pris par notre existence.

Sentant qu’il était en veine de confidences, Arno fit mine de s’étonner :

Et qu’ont-elles de si déplaisant, ces existences ?

Le regard de Brissart s’était imperceptiblement voilé. Il dodelina quelques instants de la tête avant de confesser :

- Berg-op-Zoom…, c’est cette ville qui me hante depuis tout ce temps-là…

Arno cligna à son tour des yeux, luttant contre la myriade de petits points noirs qui commençaient d’avancer depuis le coin des paupières, l’empêchant de se concentrer sur son interlocuteur.

- Je n’en ai pas ce souvenir, parvint-il à articuler.

- Tu as de la chance, tu étais de réserve le matin de l’assaut. Moi, pour mon malheur, je suis entré parmi les premiers dans la brèche. Quelle heure était-il lorsque nous avons pris la demi-lune et le fortin qui protégeaient l’entrée de la ville ? Six heures peut-être. Le jour se levait à peine, mais les quartiers les plus proches étaient déjà en feu, ravagés par nos bombes incendiaires. Leur garnison s’était retirée en désordre dans les rues adjacentes, mais quelques soldats demeuraient embusqués dans les maisons pour faire feu sur nos troupes. Les malheureux … Ils ont aussitôt été submergés par le nombre puis passés un à un au fil de l’épée. Hélas, le goût de ce premier sang avait enivré nos troupes et c’est seulement ensuite qu’a débuté le carnage. Je n’ai jamais compris comment nos officiers ont pu laisser libre cours à une telle horreur. Ces misérables patientaient aux portes de la ville, une ville qui ne présentait d’ailleurs aucun intérêt stratégique, hormis les lauriers que Lowendal et Saxe[1] espéraient en retirer.

Berg-op-Zoom (1747)

 

Arno voulut dire quelque chose, mais les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Ses jambes et ses bras reposaient à plat sur la couche, presque inertes, et une chaleur bienfaisante remontait peu à peu dans sa poitrine. La voix de Brissart s’était faite lointaine et elle lui parvenait de plus en plus assourdie.

- Avec une dizaine de mes grenadiers, nous avons bifurqué en direction du port avant de gagner un quartier plus en hauteur, là où vivaient leurs magistrats. Nos espions nous avaient renseignés sur le butin amassé pour le salaire de la garnison, et après ces quelques mois passés à patauger dans l’humidité des marais, les soldats ne rêvaient plus que de ripailles, de femmes et surtout de ce pillage que nos chefs leur avaient fait miroiter. Sur les renseignements d’un vieillard, on atteignit bientôt une petite place dominée en son extrémité par une vaste bâtisse aux volets clos. Je donnai du heurtoir une première fois, puis une seconde, en vain. Mes hommes n’attendirent même pas mon ordre pour enfoncer la porte et se précipiter dans le vestibule, où ils tombèrent nez-à-nez avec l’échevin et sa famille. Le magistrat ne portait pas d’arme. Réfugiée derrière lui, sa femme tenait serrés contre elle deux bambins et une fille plus âgée. Pendant que je tentais de me faire comprendre, deux de mes grenadiers disparurent dans les étages en quête du butin. Les autres descendirent à la cave, pressés de mettre un tonneau en perce pour s’enivrer. Malgré mes efforts pour baragouiner quelques mots d’anglais, l’échevin ne cessait de hausser les épaules, sans comprendre ce que j’attendais de lui. J’eus beau l’admonester, puis le menacer de mon épée, il demeurait impassible, me répétant inlassablement la même phrase à laquelle je n’entendais rien. L’inquiétude commençait de me gagner, d’autant que mes hommes étaient revenus bredouilles, eux aussi, et que nous devions regagner l’Hôtel de ville avant la fin de la matinée. L’un d’eux, un des mercenaires que j’avais débauchés dans une taverne, m’interpella bruyamment :

- Vous nous aviez promis cet or, lieutenant ! N’est-ce pas, vous autres ?

Ses camarades acquiescèrent en me jetant un regard hostile.

- On est avec toi, Legall, maugréa l’un d’eux. Et si on doit sortir d’ici sans rien, qu’au moins on ait quelque compensation…

Les autres ricanèrent, portant leurs yeux sur la jeune fille et l’épouse du magistrat.

- Personne ne portera la main sur elles, ordonnai-je d’une voix tremblante.

Je n’eus pas le temps de saisir mon fusil que déjà deux de ces canailles s’emparaient de moi, me menaçant de leur baïonnette.

- Vous rebeller contre votre chef, êtes-vous tous devenus fous ? m’écriai-je.

Cette canaille de Legall cracha au sol d’un air de défi.

- Bah ! Tu ne seras bientôt plus là pour en parler à personne…

Puis, d’un signe de tête, il ordonna aux autres de se jeter sur les deux femmes. Il y eut des cris, une brève échauffourée, mais elles furent arrachées au magistrat et traînées jusque dans la pièce voisine ou quelques grenadiers s’enfermèrent avec elles. Au premier hurlement, celui de la jeune fille, Legall éclata de rire avant de repousser violemment son père qui tentait d’intervenir.

- À nous deux, maintenant ! Car, peu importe ton baragouin, je t’assure que tu vas nous débiter tout ce que tu sais sur cet or que nous cherchons ! …

 

Brissart s’était tu, agité par les terribles images qui se pressaient maintenant devant ses yeux embrumés. Il reprit une large rasade du breuvage posé sur la table basse et adressa un sourire triste à Arno. Le jeune homme le fixait d’un air absent, les yeux mi-clos et la bouche entrouverte. Il tenta de relever la tête avant de la laisser mollement retomber sur la couche.

- Je t’envie, murmura Brissart en lui posant une main bienveillante sur l’épaule. Moi, l’opium ne me permet même plus d’oublier. C’est pour cela que je dois me confier à quelqu’un, pour me purger de l’horreur que j’éprouve à mon endroit… Et c’est toi que j’ai choisi car tu me comprendras. Allons, puisque tu m’entends, laisse-toi guider par mes mots et accompagne-moi jusqu’à la fin de ce cauchemar.

 

19

 

Le magistrat pleura, encore et encore, jusqu’à ce que les hurlements de son épouse et de sa fille s’éteignent enfin, laissant place à un silence de mort. Mes hommes s’étaient succédé dans la pièce, par groupes de deux ou trois, et lorsque les derniers en sortirent, ils firent signe à Legall que leurs victimes avaient fini par succomber.

- Fous que vous êtes ! protestai-je, toujours impuissant. Avez-vous donc oublié les lois de la guerre ? Vous serez tous passés par les armes lorsque cela s’apprendra.

- Sauf que personne n’en saura jamais rien ! aboya Legall en retour.

Il désigna les deux enfants qu’ils avaient séparés de leur père pour les asseoir le long d’un mur de dégagement, sous l’escalier. Chacun d’eux avait une corde passée autour du cou, tendue au-dessus de la tête sur les montants de la balustrade. En haut, sur le palier, un grenadier attendait l’ordre de son chef.

- Tu ne feras pas ça…, dis-je d’une voix implorante.

Legall eut un rictus qui déforma sa bouche, puis il nous montra du doigt, le magistrat et moi.

- C’est toi, et toi seul, qui vas y mettre fin ! trancha-t-il avant de jeter à mes pieds un fusil à baïonnette. À toi de choisir, Brissart, mais gare à tes réactions car les hommes te tiennent en joue et ils se feraient un plaisir de t’abattre !

À l’étage, son complice venait de tirer sur la corde, déployant brusquement le corps du petit garçon vers le haut. L’enfant battit des jambes, à la recherche du sol, sans parvenir à l’atteindre. À côté de moi, les mains toujours liées derrière le dos, son père poussa un long hurlement.

- Arrête ! criai-je à mon tour, horrifié par les gargouillis qui sortaient de la bouche du garçonnet.

- Patiente un peu. Encore une minute et ce sera fini ! gueula Legall. À moins que tu interviennes, bien sûr…

Je voyais les yeux de l’enfant se révulser, et lorsque son visage commença à bleuir, il ouvrit grand la bouche et tira la langue en quête d’air. N’y tenant plus, je ramassai le fusil et le braquai sur les hommes qui m’entouraient.

- Pas de poudre ! brailla l’un d’eux en me repoussant avec le canon de son arme.

J’aurais évidemment dû me jeter sur eux, en blesser l’un ou l’autre peut-être, et mettre ainsi un terme à l’horreur qu’on m’obligeait à affronter. Il n’en fut rien, hélas. Car dans ces instants cruels, c’est le visage de Marie qui s’imposa soudain à moi, présent comme jamais, et qui me suppliait de ne pas l’abandonner. Alors, pour faire taire le râle de l’enfant, je fis brusquement volte-face et lui plongeai la lame de la baïonnette dans le bas-ventre. Son corps s’arc-bouta et comme je demeurais immobile, appuyé de tout mon poids sur la crosse de mon arme, je sentis bientôt son sang couler sur mon avant-bras, puis dans mon cou.

Quelques pas derrière moi, l’échevin était tombé à genoux, le visage contre le sol, hoquetant des mots inaudibles. C’est à ce moment, j’imagine, que Legall prit conscience qu’il n’obtiendrait rien de lui. Il beugla un nouvel ordre que je ne compris pas, prostré que j’étais dans la mare de sang qui s’élargissait sous mes pieds. J’entendis frapper contre la paroi à plusieurs reprises mais je refusais obstinément de relever la tête, incapable d’assister à la curée qui se déroulait autour de moi. Enfin, le silence retomba et je sentis une main se poser sur mon épaule.

- Lieutenant, on nous attend à l’Hôtel de ville, déclara une voix lointaine, sans doute celle de Legall.

Je me souviens mal des quelques minutes qui ont suivi. Mes cheveux et mes yeux étaient poisseux de sang, et lorsque je pus enfin me redresser, personne n’osa parler ni s’approcher de moi. Je titubai un temps dans la pièce en direction de la sortie et les autres m’emboîtèrent le pas sans rien dire. Au moment de quitter la maison, j’eus pourtant la force d’y lancer un dernier regard : les corps des deux enfants étaient pendus sans vie sous la rampe, parfaitement alignés et immobiles le long de la paroi. Leur père reposait à leurs pieds, les bras en croix et la gorge tranchée. Je me pris le visage à deux mains et pris deux ou trois bouffées d’air avant de refermer la porte derrière moi. Dehors, les combats avaient cessé. Des cadavres gisaient un peu partout, recouverts d’une nuée de cendres encore ardentes. La fumée envahissait maintenant les rues du quartier, nous obligeant à nouer nos mouchoirs autour du visage pour éviter de suffoquer. Nous marchâmes un temps au hasard, horrifiés par ce spectacle de désolation, avant d’atteindre les quartiers est de la ville, en partie épargnés par les incendies. Les troupes étaient déjà réunies sur la place de l’Hôtel de ville, dans l’attente du général Lowendal, le grand vainqueur de Berg-op-Zoom. En nous voyant débouler, les soldats reculèrent sur notre passage, sans doute impressionnés par mon uniforme ensanglanté. Pour la première fois depuis que nous avions quitté la maison, Legall s’adressa à moi et m’avertit à mi-voix :

- N’oubliez pas, lieutenant… Si vous nous dénoncez, les hommes témoigneront tous contre vous. Et à voir votre dégaine, m’étonnerait que quiconque prête foi à vos accusations.

Malgré mon état, je compris que ce monstre avait raison. En regagnant le rang, au côté des autres officiers, je sentais les larmes se mêler au sang qui séchait sur mes joues. J’entendis vaguement l’un d’eux parler de vampire, provoquant un murmure dans la troupe. Pour échapper à cette horreur, je tentai de convoquer le visage de mon épouse, puis celui de notre garçon qui m’attendait à Paris. Comme j’aurais aimé être avec eux ! Mais ce fut peine perdue. Égaré là, à près de cent lieues de mes amours, j’avais commis l’irréparable, et les traits de cet enfant qui se vidait de ses entrailles, la bouche béante, s’imposèrent à moi pour me punir de mon crime. 


 

Cette image ne m’a plus jamais quitté, et depuis lors, elle continue de me hanter presque chaque nuit, lorsque le sommeil se refuse à moi. Après mon retour de campagne, malgré les retrouvailles avec ma famille, rien n’a plus jamais été comme avant. J’avais pourtant repris la charge de mon père, et ma tâche s’avéra bientôt si prenante qu’elle aurait dû m’aider à oublier. Mais cette ombre planait sur moi, implacable, et elle m’empêchait de reprendre goût à mon existence passée. D’autant qu’il m’arrivait de temps à autre de croiser la route d’anciens soldats du régiment, que je les voyais paradant au bras d’une fille ou un verre à la main, à se vanter de leurs exploits passés. Comment aurais-je pu supporter une telle infamie ? Leur vue me devint très vite odieuse. Il fallait les punir, leur faire payer ces crimes affreux, mais aussi celui qu’ils m’avaient fait commettre. Ma charge m’autorisait à voyager, elle me permettait surtout d’accéder aux renseignements qui m’étaient nécessaires pour accomplir ma vengeance. Alors, avec Blayac, j’ai commencé à les traquer, les uns après les autres, ici ou dans nos provinces, et nous les avons châtiés pour leur vilenie. Certains nous ont suppliés, d’autres ont même eu le temps de tirer leur arme contre nous, mais à la fin, j’ai toujours su rendre ma justice. Il ne m’en reste qu’un désormais, et lorsque je l’aurai trouvé, tout sera rentré dans l’ordre…

Son monologue achevé, Brissart se rallongea sur sa couche, les yeux dans le vague, mais toujours tournés vers Arno, qui n’avait pas bougé. Le jeune homme hocha imperceptiblement la tête avant de soupirer avec effort :

- C’est ce Legall, n’est-ce pas…

Brissart acquiesça mollement :

- C’est Legall, oui. Les registres de l’armée prétendent qu’il est revenu à Paris. Après lui, j’en aurai fini, et nous pourrons tout oublier de nos malheurs.

 

Arno émergea de son demi-sommeil un peu plus tard en sentant des mains se poser sur le bas de son dos et remonter jusqu’à ses épaules. Il reposait toujours sur la banquette, mais quelqu’un lui avait retiré sa chemise, et il devina la présence d’une jeune femme penchée sur lui. Elle lui massait doucement ses muscles endoloris, s’attardant sur la base du cou et évitant soigneusement les côtes qu’il gardait bandées.

- C’est une de mes louves, expliqua Brissart, qui se tenait debout, l’œil posé contre l’un des judas, à épier ce qui se passait dans la pièce voisine. Elles savent attirer ici nos proies pour leur offrir quelques instants de plaisir. Des filles dévouées, vraiment, et qui ont l’art consommé de faire bavarder leurs victimes. Si tu savais tout ce que j’ai pu apprendre depuis cette place ! Des marchands, des clercs, des magistrats, même des ministres, ils se jettent tous dans mes griffes, et de leur plein gré qui plus est… Certains, les plus imprudents, me rendent ensuite des services inestimables. De temps à autre, je fournis à la police quelques noms de jansénistes[2] qui fréquentent la maison, et ils font remonter leurs informations à l’archevêque qui trouve là le moyen de mettre ces malheureux au pas. Tu vois, tout le monde se retrouve gagnant ! Et moi, on me laisse agir à ma guise…

La fille s’était relevée, laissant Arno allongé sur le ventre, et après avoir glissé un mot à l’oreille du maître de maison, elle s’effaça vers la sortie.

- Une demoiselle délicieuse, elle aussi, commenta Brissart. Je l’ai dénichée sur le Port au blé, où elle se vendait pour quelques sous à des rats puants. Elle est bien mieux ici, en compagnie de ses amies.

- Qu’y a-t-il de vrai dans tout ce que vous m’avez raconté ? l’interrompit Arno.

L’autre parut surpris.

- Oh, je ne sais trop… Avec la dose d’opium que j’ai ingurgitée, je n’en ai plus vraiment souvenir, pour être franc avec toi.

Arno le considéra un long moment, ne sachant que penser. Il se sentait apaisé, presque indolent, et tentait en vain de se remémorer chaque détail du récit qui venait de s’achever. Brissart s’était-il moqué de lui ? Ou voulait-il le mettre à l’épreuve ? Non, ses confidences avaient l’accent de la sincérité, il fallait bien l’admettre, car personne n’aurait pu feindre la souffrance qu’il avait perçue dans sa voix.

Reprends-toi, Lavasina ! lui ordonna sa conscience. N’oublie pas pourquoi tu es là !

Il serra les poings avec force. Maintenant qu’il approchait du but, il n’était pas question de tergiverser, et encore moins de s’attendrir sur la mauvaise fortune de ce criminel. Seule comptait désormais sa vengeance, et malgré ses interrogations, il venait de trouver le moyen de l’assouvir.

 

(à suivre)

 



[1] Lowendal fut nommé Maréchal de France peu après la chute de Berg-op-Zoom.

[2] L’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, menait alors une politique de répression à l’égard des catholiques jansénistes.

mardi 14 mai 2024

L'homme du Royal Corse (8)

 En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

(pour lire les chapitres qui précèdent  )

16

 

Autant Scevola semblait vieilli, un peu voûté et l’allure moins altière qu’autrefois, autant Roccu Spada avait gardé les mêmes traits épais, sa tignasse hirsute et ce sourire mauvais qui étirait par moments son visage de brute. Presque nez contre nez avec Arno, il le toisait maintenant avec ce même sourire, ce même air cruel qu’autrefois, lui soufflant sans retenue son épaisse haleine au visage. Dans son dos, quelques pas en arrière, Scevola se tenait immobile, les mains plongées dans les poches de sa veste de coutil.

Détournant le visage, c’est à lui qu’Arno s’adressa en premier :

- Comment toi, mon ancien frère d’armes, tu es resté à la solde d’un pazzi[1] sans…

Sa phrase s’acheva dans un râle de douleur, suivi d’un autre lorsque Spada lui asséna un second coup de poing, dans les côtes cette fois.

- Tu fais encore le fier, bastardu ? Tu as tort. Bientôt, tu m’imploreras de t’accorder la mort. Mais avant cela, tu devras souffrir, et longuement, crois-moi ! Pour m’avoir volé ma femme, à moi, Roccu Spada ! Et pour l’avoir laissée mourir sans rien faire !

- Tais-toi ! gronda Arno en tentant de lui décocher un coup de pied. Ne parle pas de Stella ! Tu n’as jamais été digne d’elle !

Se déplaçant d’un pas sur le côté, Spada l’attrapa par les cheveux et les tira brutalement vers lui, arrachant un nouveau cri à son prisonnier.

- Pas digne, vraiment ? Mais toi, bastardu, si tu étais digne d’elle, pourquoi n’as-tu pas su la protéger quand elle a eu besoin de toi ?

La tête renversée sur son épaule, Arno serra les dents sans répondre.

- Tu vois, bastardu, je sais tout de ce qui s’est passé. Car même si elle veut ton bien, la vieille maquerelle s’est montrée trop bavarde, beaucoup trop bavarde. Avec Scevola, on n’a eu qu’à s’asseoir autour d’un pichet et à l’écouter raconter. Pour un peu, c’est même moi qui l’aurais payée afin qu’elle nous engage. Ensuite, on a fait savoir aux mouches que la Vaudry hébergeait un fuyard et on a attendu qu’ils te fassent sortir du terrier. Et te voilà là, entre nos mains !

Spada lui adressa un sourire mauvais.

- Alors, si ça peut te consoler, ta vendetta, on veut bien s’en charger. Ce fermier général, même si j’ignore encore tout de lui, on va l’étriper comme il le mérite. Et sa famille avec lui. Sauf que toi, tu ne seras plus là pour y assister…

D’un geste brusque, il rejeta la tête d’Arno contre le pieu et recula de quelques pas.

- En vérité, je n’attends rien de toi, Lavasina, aucun aveu, aucune information, je veux juste entendre ta souffrance. Et tu pourras hurler autant que tu veux, ici, personne ne viendra à ton secours.

Alors, accompagnant ses paroles d’un mouvement de la main, il invita Arno à lever les yeux et à regarder autour de lui. Dans son dos s’étendait une vaste place mal pavée, presque rectangulaire, et éclairée çà et là par quelques lanternes accrochées aux façades des maisons. Au centre était allumé un feu plus nourri autour duquel on avait dressé des tables. Des hommes et des femmes étaient réunis là par petits groupes, à boire et à manger, pendant qu’autour d’eux des enfants en haillons couraient en riant après les chiens. Arno balaya une nouvelle fois les lieux du regard, dans l’espoir que quelqu’un leur prête attention.

- Ha ha ha ! s’esclaffa Roccu, les mains sur le ventre. Un endroit surprenant, non ? Et inutile d’écarquiller les yeux, il finit en cul-de-sac. La seule issue est cette ruelle que tu as empruntée tout à l’heure, mais nos hommes y sont postés nuit et jour. Autrefois, à ce qu’on raconte, ils appelaient ça la Cour des miracles[2]. Eh ! Pour toi, hélas, il n’y en aura pas de miracle. Car on est entre nous ici, entre soudards et coupe-bourses, et tu pourras gueuler à gorge déployée, ton sort leur importe moins qu’un liard percé.

Il ponctua sa sentence d’un nouvel éclat de rire, puis il glissa un mot à l’oreille de Scevola avant de tourner les talons pour rejoindre les autres au centre de la place.

Son complice attendit qu’il se fût éloigné pour détacher une petite gourde de sa ceinture et la porter à la bouche du captif.

- Tiens, amicu, un peu d’eau-de-vie, elle atténuera peut-être la douleur…

Arno en avala une large rasade et serra les dents sous l’effet de la brûlure.

- Je te le redemande, Scevola. Comment as-tu pu rester lié à ce porc ?

L’autre haussa les épaules avec fatalisme.

- Oh, ça… Après ton départ, le Cap est très vite devenu invivable. Les Génois envoyaient leurs troupes pour nous capturer, et quand on avait le bonheur d’en tuer cinq, dix autres les remplaçaient aussitôt. Ces chiens ont décimé notre bande en moins de six mois. Même cet idiot de Carlu y est passé… Alors, avec Spada, on a rassemblé notre maigre butin et un pêcheur nous a pris à son bord pour Marseille. Trois semaines plus tard, sur les conseils d’un ancien du régiment, on a rejoint Paris pour y retrouver d’autres fugitifs. Et le bout de la route, c’est ici, dans les entrailles de la ville, avec tous ces vauriens qui nous entourent. Roccu a réuni un ramassis de galeux qui battent le pavé pour détrousser les imprudents. Et il s’est tout naturellement imposé comme leur chef. De temps à autre, quand une Vaudry nous paie pour un mauvais coup, j’accepte moi aussi de reprendre du service…

- Du service ? releva Arno avec mépris. Ton service, tu l’as effectué autrefois dans le Royal Corse, avec honneur et bravoure, alors qu’ici…

Son ancien compagnon poussa un nouveau soupir.

- L’honneur ? Bah, oublions cela ! L’honneur n’est qu’une chimère tout juste bonne à vous envoyer à la mort, pendant que d’autres sont récompensés pour leur vilénie. Et pourtant, combien de nos frères d’armes y ont cru, à cette sottise ! Aujourd’hui, à peine se souvient-on d’eux alors que leurs cadavres nourrissent encore les vers des cimetières de Flandre.

Il montra du doigt la place qui s’étendait derrière lui.

- C’est vrai, ceux qui ont échoué ici sont souvent des misérables sans foi ni loi. Mais du moins vivent-ils encore…


 

Comme quelqu’un approchait dans son dos, Scevola se redressa pour donner ses ordres au nouveau venu. L’autre, un tout jeune homme de bonne mine, acquiesça avant de se pencher sur le prisonnier pour palper ses vêtements et en retirer tout ce qui s’y trouvait. 

- Je te présente Gueule d’ange, notre dernière recrue, expliqua Scevola. Un conseil : ne te fie pas à son âge ni à ses boucles blondes, car le bougre manie le couteau mieux que personne. Crois-moi, il est préférable que tu le laisses te fouiller à sa guise.

Le blondin retira précautionneusement les papiers qu’Arno portait dans la poche du justaucorps, puis le poignard et le médaillon dissimulés dans le revers de sa veste.

En le voyant déposer sa récolte sur la petite table toute proche, Arno se sentit blêmir.

- Alors, qu’avons-nous là ? demanda Scevola sans le quitter des yeux. Hum… un sauf-conduit, une bourse, une petite chaîne avec un médaillon, et ce vieux poignard marqué aux initiales de ton père, si mes souvenirs sont bons ?

Au moment de se relever, il se ravisa et reprit le médaillon avant de l’approcher de la chandelle pour en déchiffrer la gravure.

- Arno… Stella… Samperu, les trois noms entrelacés dans un rameau d’olivier.

- Rends-moi ça ! réclama Arno d’une voix contenue.

Scevola échangea un regard avec le blondin, puis il secoua lentement la tête et reposa le bijou sur la table.

- Si je m’attendais… Vous avez donc eu un fils, n’est-ce pas ? questionna-t-il après un temps.

D’un geste, il congédia Gueule d’ange, attendant qu’il se fût éloigné pour revenir vers Arno.

- Désolé, mon ami, si ça ne tenait qu’à moi… Mais Gueule d’ange a tout entendu, et Spada sera mis au courant dans les minutes qui viennent. Je crains, hélas, qu’il réagisse mal à cette nouvelle.

Il eut une moue gênée, jeta un coup d’œil dans son dos, et reprit à mi-voix :

- De grâce, au nom de ce que nous avons vécu autrefois, ne le laisse pas s’acharner sur toi, révèle-lui au plus vite ce qu’il veut entendre. Car si tu t’entêtes… Non, on en finira avant. Le moment venu, si on doit en arriver là, c’est moi qui mettrai un terme à tes souffrances.

 

- Réveille-toi, bastardu !

Arno réagit à la gifle en ouvrant à demi ses yeux tuméfiés pour découvrir face à lui son tourmenteur. Spada l’avait battu pendant une bonne partie de la nuit, d’abord à coups de poing et de pied, puis à l’aide d’une cravache pour lui lacérer le dos. À bout de forces, le jeune homme était tombé à genoux dans le sable avant de perdre connaissance. Mais le répit n’avait duré que quelques heures.

Quelqu’un venait de le saisir sous les bras pour le remettre sur pied. Dans sa stupeur, Arno se rendit compte que le jour était levé. Autour de lui, toute une foule de loqueteux, hommes, femmes et enfants réunis, défilait par petits groupes pour aller reprendre leur maraude en ville. Les uns s’étaient muni de béquilles, d’autres avaient noué un bras autour de la taille, quelques-uns se frictionnaient même le visage avec du sable afin de paraître plus souffreteux.

Revenant peu à peu à lui, Arno affronta du regard l’homme qui lui faisait face.

- Alors, Roccu, articula-t-il en grimaçant un sourire, qu’as-tu prévu comme réjouissances pour aujourd’hui ?

Spada s’écarta d’un pas, lui montrant les outils de forgeron qui rougeoyaient dans le feu un peu plus loin.

- Tu vas bientôt mourir, Lavasina. Mais ta mort ne me suffit pas, loin de là. Il faut encore que tu me révèles où vit ce chiot que tu as fait porter à ma femme. Je m’occuperai de lui plus tard. Car pour apaiser ma colère, je veux que toute ta lignée disparaisse, qu’il ne reste rien de toi sur cette terre. Entends-tu, bastardu ?

- Ce n’est encore qu’un enfant, Spada, hasarda Scevola qui s’était approché, suivi du blondin.

- Basta ! tonna la brute sans même lui accorder un regard. Je ne t’ai pas demandé ton avis. Allons, Gueule d’ange, on va commencer par marquer notre ami comme on le ferait d’un animal.

Obéissant, le blondin s’empara prudemment d’un fer avant de le tendre à son chef qui le fit tournoyer sous les yeux d’Arno.

- Avant que tu parles, je veux t’entendre chanter, Lavasina.

Alors, sans prévenir, il appliqua d’un mouvement brusque l’extrémité incandescente sur la poitrine découverte de son prisonnier. Il y eut un grésillement, puis un peu de fumée qui répandit dans l’air une odeur grasse d’animal rôti. Les yeux fermés, Arno se mordit les lèvres pour réprimer le cri qui montait en lui.

- Tu pues le cochon, gloussa Roccu, c’est vraiment répugnant. Allons, complétons notre dessin !

Le fer se posa une seconde fois sur le torse, et cette fois, Arno sentit son corps se soulever sous l’effet de la brûlure. Il laissa malgré lui échapper une plainte que Spada accueillit avec un sourire de dément.

- Bien, voilà qui est mieux ! Maintenant, avant qu’on en finisse, parle-moi et dis-moi ce que je veux entendre.

- Samperu… mon petit Samperu, gémit Arno, les yeux mi-clos.

- C’est ça, je t’écoute, approuva Spada en se penchant vers lui pour mieux l’entendre. Soudain, avec toutes les forces qu’il lui restait, Arno lui cracha au visage. L’autre demeura un court instant sans voix, les bras ballants et les dents serrées, avant d’aboyer un ordre en direction de ses hommes :

- La pince ! Amenez-moi la pince ! On va rétrécir ce bâtard morceau par morceau !

Scevola et Gueule d’ange échangèrent un regard, puis ce dernier alla ramasser l’outil réclamé par son chef.

- Détache-le et tends-moi sa main, commanda Spada au blondin.

Lavasina n’avait plus la force de se débattre. Il sentit qu’on lui défaisait ses liens, que quelqu’un saisissait son poignet et lorsqu’il entrouvrit les yeux, ce fut pour voir les dents de la pince se refermer sur son auriculaire et le sectionner à vif. La souffrance fut telle qu’elle lui arracha un râle qui le ramena brutalement à lui.

- Arrête, Roccu…, bredouilla-t-il sans desserrer les dents, toujours crispées sur ses lèvres en sang.

- Répète, Lavasina, je ne t’entends pas ? gueula son agresseur avant de refermer la pince sur un second doigt. Cette fois, Arno fut rejeté en arrière et sa tête heurta violemment le pieu avant de retomber sur sa poitrine. Il y eut comme un éclat en lui, presque une détonation suivie d’un éclair où apparurent brièvement les visages de Stella et du petit Samperu. Ils se tenaient là, sous ses yeux, et le dévisageaient en silence. Alors, l’enfant leva lentement la main et la tendit vers son père d’un air suppliant.

- Dis à mamma de me pardonner, sanglota Arno comme la vision commençait de s’effacer. Mais si je veux te revoir, il faut que je leur dise cette vérité…

- La vérité ! vociféra une voix toute proche. Voilà ce que je veux entendre, bastardu, sans quoi j’attaque ta main droite avant de te rôtir les doigts de pieds.

Arno se força à rouvrir les yeux et à affronter le regard féroce de Spada.

- Tu n’en feras rien, Roccu…, murmura-t-il en rassemblant ses dernières forces. Non, si tu tiens à savoir où se trouve Samperu, tu n’en feras rien. Ni à moi, ni à l’enfant…

- Et qu’est-ce qui m’en empêcherait ? ricana l’autre, la bouche grande ouverte sur ses dents gâtées.

- Peu de chose, Roccu, sauf que d’instinct, même les animaux comme toi refusent de faire du mal à leurs petits…

Spada s’était redressé, les sourcils froncés sur ses yeux étrécis.

- Je ne comprends rien à ton charabia, parle donc !

Dans son dos, Scevola s’était figé, les doigts noués dans l’attente de ce qu’allait révéler leur prisonnier.

- Quand nous avons fui la Corse, il y a cinq ans…, commença Arno avec effort.

- Et bien ?

- Stella était déjà enceinte…

Spada secoua la tête avec force.

- Que veux-tu dire, Lavasina ?

- L’enfant n’est pas de moi, Roccu. C’est le tien…

La brute demeura un instant bouche bée, articulant à mi-voix :

- Le mien… le mien… Que veux-tu dire, bastardu ?

Voyant que Spada ne comprenait pas, Scevola prit les devants :

- C’est bien un marché que tu nous proposes, Lavasina ? demanda-t-il. Mais qu’exiges-tu en échange de l’enfant ? Que nous t’aidions à te venger, c’est bien cela ?

Arno acquiesça d’un vague mouvement de tête. Puis il ajouta tout bas :

- Quand ce sera accompli, Roccu, je te dirai où trouver Samperu…

 

17

 

Les plaies dans son dos ne mirent que quelques jours à cicatriser. L’onguent concocté par Scevola réduisit également les boursouflures qui menaçaient de gangrener la main amputée de ses deux doigts. Consigné dans un galetas, Arno demeurait étendu sur sa couche, à compter les heures qu’égrenait un clocher au loin. Maintenant que la douleur s’était atténuée, il commençait à mesurer les conséquences de l’aveu fait à Spada.

Si je n’avais pas parlé, cette brute m’aurait achevé sans hésiter, se répétait le jeune homme pour dissiper ses remords. Il s’agissait maintenant de mettre ce répit à profit pour se tirer de ce mauvais pas. Mais comment s’y prendre ? Personne ne le savait ici, il était donc illusoire d’espérer une aide venue de l’extérieur. Quant à une éventuelle évasion, il ne fallait pas y songer, vu son état. D’ailleurs, même si la porte de la masure restait le plus souvent ouverte, Gueule d’ange patrouillait à intervalles réguliers devant l’entrée pour manifester sa présence et le dissuader de toute velléité de fuite. Non, c’était peine perdue. Il fallait au contraire se montrer patient, attendre une opportunité et la saisir lorsqu’elle se présenterait. Ils avaient établi leur plan ensemble, avec Spada et Scevola : d’abord sortir Brissart de sa tanière, à découvert, puis l’attirer dans un traquenard chez la Vaudry où ils lui tomberaient dessus en nombre.

Arno s’était exclamé :

- Mais nous, comment fuirons-nous ? Et la Vaudry, ses filles, que deviendront-elles ?

- Tu n’auras pas à t’en préoccuper, mes coquins se chargeront d’effacer les traces, trancha Roccu sans plus d’explications. Mais sitôt l’affaire réglée, j’entends que tu tiennes ta promesse et que tu me dises où je trouverai l’enfant. Mon enfant…  

Un peu à l’écart, Scevola n’avait pas réagi à la provocation de son chef. Après son départ, il était revenu vers Arno pour le prendre à part.

- Brissart… C’est bien de Victor de Brissart dont il s’agit ?

- Lui-même, confirma Arno.

Son vieux camarade fit la moue avant de se relever et de se poster, le dos tourné, dans l’encadrement de la fenêtre.

- Le vampire de Berg… C’est ainsi qu’on l’avait surnommé après le siège de la ville.

- Et que sais-tu d’autre à son propos ?

- Peu de chose, sinon qu’il terrorisait même ses propres hommes. À la fin du pillage, des bruits ont couru sur son compte…

- Des bruits ? demanda Arno pour l’inciter à poursuivre.

Scevola eut un geste de la main comme pour chasser une pensée.

- Bah, des sottises, confirma-t-il après s’être retourné. On a prétendu qu’il buvait le sang des enfants, là-bas… Peu importe, ce n’est vraiment pas le genre de gaillard auquel il fait bon se frotter…

Au ton de sa voix, Arno sentit l’inquiétude qui avait gagné son ancien frère d’armes.

- Je le connais, crois-moi, et je t’assure qu’il est fait de chair et de sang, comme nous autres.

- Spada s’est déjà renseigné sur son compte, le coupa Scevola. L’homme a acquis une petite maison, quelque part à l’ouest de la ville, il y emmène des filles qu’on ne revoit plus jamais...

- Allons, s’étonna Arno, pour un peu, on penserait que tu as peur de lui !

- Peur ? répéta Scevola en se forçant à sourire. Eh, vois-tu, Lavasina, j’ai presque tout sacrifié pour continuer de vivre, tout ce en quoi je croyais : ma famille, mes amis, l’armée et enfin la Corse à laquelle j’ai tourné le dos. En somme, il ne me reste que ma pauvre vie, à laquelle je demeure attaché malgré tout. Donc, pour répondre à ta remarque, tout ce qui pourrait m’en priver me fait peur, oui.

Sentant que le moment était venu de tenter sa chance, Arno hasarda :

- Écoute, mon ami, on m’a parlé d’un certain Paoli qui réunit les clans en Corse pour chasser l’ennemi génois. Peut-être n’est-il pas trop tard ? Peut-être devrions-nous éliminer Spada et regagner notre île afin de reprendre le combat à ses côtés ?

Scevola haussa les sourcils avant de soupirer d’un air las :

- Libérer la Corse ? Encore une chimère, Lavasina… Non, je te répète que mon chemin s’achève ici, au fond de cette impasse. Pour le reste, il est trop tard, j’ai fini de rêver. Et tu devrais en faire de même si tu tiens à revoir ton fils…

- Seul, je ne m’en sortirai pas, amicu…

Scevola se dirigea d’un pas lent vers la porte, puis au moment de sortir, il parut hésiter.

- Tu m’en demandes trop… Mais je connais Roccu. À la seconde où tu lui auras donné ce qu’il attend, il te frappera dans le dos. Et sans l’ombre d’une hésitation. J’essaierai d’être là pour l’en empêcher et t’offrir l’opportunité d’un combat loyal. Voilà ma promesse, Lavasina, et il faudra t’en contenter.

 

Le cinquième jour, Gueule d’ange vint lui rendre son épée, son poignard et tous les effets qui lui avaient été confisqués.

- On s’en retourne chez vous ! annonça-t-il d’une voix fluette en l’invitant à le suivre.

Arno se leva, réunit ses quelques affaires et sortit sur la place avant d’emprunter la ruelle menant aux quais. Le blondin marchait en sifflotant, quelques pas en avant, saluant de temps à autre les visages qui apparaissaient aux fenêtres des bouges. Ils traversèrent ensuite le marché des Halles, se frayant un passage parmi la foule massée autour des étals, et longèrent un temps le cimetière des Innocents avant d’arriver chez la Vaudry.

- Dieu du ciel ! s’exclama Victoire en découvrant l’état d’Arno. Venez, entrez vite, ils vous attendent dans le sérail.

Au passage, elle prit la main d’Arno et la serra dans la sienne, la gorge nouée par les sanglots.

- Nous avons eu si peur ! bredouilla-t-elle. Oh, Monsieur ! Qu’aurions-nous fait s’il vous était arrivé malheur ?

Touché par tant de sollicitude, Arno tenta de lui adresser quelques paroles de réconfort. Au moment de pénétrer dans la salle de réception, il marqua un temps d’arrêt.

- Ah, c’est toi, mon gaillard ! s’écria la Vaudry en s’extrayant péniblement de son ottomane. Nous désespérions de te revoir, vraiment. Et cette blessure ? Par chance, notre ami nous a très rapidement rassurés sur ton sort.

Assis dans un fauteuil vis-à-vis d’elle, Roccu Spada prit le temps d’avaler une rasade de café avant de réagir.

- Te voilà sur pieds, Lavasina ! Voilà qui me réjouit. J’ai expliqué à Madame comment nous t’avions tiré des griffes de ces canailles qui arpentent les quais. À quelques minutes près, je le crains, nous serions arrivés trop tard ! Enfin, inutile de ressasser le récit de cette mésaventure, je crois que nous avons mieux à faire.

Victoire revenait déjà, portant un broc et des pansements pour soigner la main du convalescent. Elle le fit asseoir dans un fauteuil et lui ôta précautionneusement le bandage qui recouvrait sa blessure.

- Ces hommes sont des monstres ! se récria-t-elle en découvrant ses plaies encore suintantes.

- Cette petite est décidément adorable ! susurra Roccu à l’oreille de la maquerelle. D’ailleurs, vous m’avez promis d’y goûter un jour, rappelez-vous.

Arno serra les lèvres, réprimant un haut-le-cœur avant d’intervenir sèchement :

- Assez de ces plaisanteries ! Je crois que nous devons décider des affaires à venir.

- Voilà qui est dit, garçon ! s’exclama la Vaudry. Nous avons effectivement un gredin à débusquer et voilà comment nous comptons nous y prendre.

Elle prit alors la parole et reprit dans les moindres détails le plan qu’ils avaient échafaudé avec Spada.

- Il se méfiera, objecta Arno au bout d’un temps. D’ailleurs, comment l’attirerais-je ici, dans un lieu dont il ignore tout ?

La maquerelle posa une main sur l’épaule de Victoire, toujours accroupie devant Arno à refaire son pansement.

- Ah ! Je suis certaine que tu sauras lui vanter les charmes qui habitent ces murs, non ? Et si mes renseignements sont bons, crois-moi, l’animal devrait accourir à bride abattue. Victoire, Lolotte et Zaïre ont leur réputation, ne l’oublie pas. Ce chien ne saura pas y résister. Mais il repartira d’ici les pieds devant, je te le garantis !

- Et après ? demanda Arno. La police ?

- On lestera le corps avant de le jeter à la rivière. N’aie crainte, il ne restera aucune trace de son passage.

En guise de jurement, la Vaudry éternua à deux reprises le tabac qu’elle venait d’inspirer dans le creux de sa main.

- Allons, qu’il en soit ainsi ! décréta-t-elle. Et qu’on ne parle plus jamais de cette engeance !

 

Arno retrouva avec bonheur la paisibilité de sa chambre sous le comble. Victoire l’avait accompagnée pour lui changer les draps et s’occuper de son linge. Il s’allongea sur sa couche sans mot dire et la regarda s’affairer dans la pièce, apaisé de l’entendre chantonner pendant qu’elle s’affairait autour de lui.

- Tu es une brave fille, Victoire. Et c’est un bonheur de voir qu’il existe encore des personnes aussi dévouées que toi…

La jeune femme se tortilla, les joues rougies par le compliment, puis elle vint s’asseoir sur le rebord du lit et dit tout bas :

- C’est que… Depuis quelques jours, je ne songe plus qu’à ces paysages lointains, à cette Corse dont vous m’avez parlé. J’en rêve même toutes les nuits… Oh, Monsieur, si vous pouviez m’offrir ce bonheur, je saurais me faire toute petite et vous n’auriez jamais à vous plaindre de moi, je vous l’assure.

Arno lui rendit son sourire, touché par tant de candeur, et il ouvrit son bras pour qu’elle vînt se blottir contre son épaule.

- Gentille fille, dit-il en lui caressant lentement les cheveux du bout des doigts.

Victoire demeura un long moment sans rien dire, la tête posée contre son torse, mais le corps tendu et à distance du sien. Arno ferma les yeux, consolé par sa présence, et déjà tourné vers ces journées funestes où son destin devait se jouer. Tuer Brissart ? Il s’en ferait évidemment une joie. Mais il songeait également à Marie, à la peine qu’il avait lue dans ses yeux, et au chagrin qu’elle devrait endurer par sa faute. À cette pensée, son corps se raidit et il serra Victoire un peu plus fort dans ses bras. Se méprenant sans doute, la jeune femme se déplaça un peu et vint se lover contre lui, le visage dans le creux de son épaule.

- Je vous promets que nous serons bien, murmura-t-elle, la bouche tendue vers la sienne.

Arno huma pendant quelques instants le parfum de ses lèvres, puis il se pencha vers elle et lui offrit le baiser qu’elle attendait.

Lorsqu’il se détacha d’elle, les larmes perlaient sur les joues de la jeune femme.

 

(à suivre ici)



[1] Fou.

[2] L’une de ces Cours des miracles était effectivement située non loin des Halles,  rue de la Grande Truanderie.