dimanche 24 mars 2024

L'homme du Royal Corse (1)

 En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

*** 

L’HOMME

DU

 ROYAL CORSE

 

Olivier Marchal

 

 

Note de l’auteur :

 

Le récit qui suit comporte de nombreux dialogues en langue corse. Pour le confort du lecteur, l’auteur a choisi de les retranscrire en français.

 

 

1

 

NORD DE LA CORSE, PRINTEMPS 1750

 

 


Il s’était levé dans l’après-midi, annoncé par un frémissement d’écume à la pointe du Cap, puis par quelques bourrasques tièdes venues se fracasser contre les escarpements de l’îlot de Giraglia.

- Le libecciu ![1] s’exclama Stella en émergeant de la petite tour où ils avaient trouvé refuge.

À quelques pas de là, adossé à un promontoire rocheux, Arno sourit sans répondre. Il mit la main en visière et balaya lentement la côte du regard, depuis la pointe d’Agnellu jusqu’au Capu Grossu. Le vent lui apportait des senteurs de maquis mêlées à celles, plus délicates et fruitées, des oliviers en fleurs. Fermant les yeux, le jeune homme prit le temps de humer ces parfums familiers. Pour la dernière fois, peut-être.

Puis, se tournant vers Stella, il annonça posément :

- La chaloupe est parée. Nous partirons demain matin, aux premières lueurs de l’aube.

Sa compagne acquiesça avant d’ajouter tout bas :

- J’ai tellement hâte… Mais s’il nous surprenait ?

- Allons, dit Arno d’un ton qu’il voulait rassurant, personne ne sait que nous avons accosté ici. À l’heure qu’il est, Roccu et ses hommes doivent interroger les pêcheurs, sans doute du côté de Centuri. Quand il comprendra, ce sera trop tard, et nous serons loin d’ici.

Remontant la pente de quelques pas, il prit Stella dans ses bras puis s’écarta légèrement pour caresser du bout des doigts son ventre arrondi.

- À Marseille, on nous offrira une petite fortune pour notre chargement d’antimoine. Ensuite, nous disparaîtrons définitivement. J’ai conservé l’adresse de quelques compagnons d’armes sur le continent, ils nous aideront à nous établir dans un lieu sûr.

Stella ramena en arrière une mèche de cheveux noirs échappée de son chignon. La faim et la fatigue avaient creusé ses joues déjà amaigries, accentuant la sévérité de son visage émacié. Lorsqu’elle releva les yeux, Arno lut dans son regard la crainte qui la tenaillait.

- Il ne renoncera pas, tu le sais…, murmura-t-elle d’une voix tremblante.

- Je vous protégerai, toi et l’enfant, promit Arno en lui serrant la main. Fais-moi confiance, jamais personne ne vous fera de mal.

Stella secoua lentement la tête.

- Pas à nous, non… Mais c’est pour toi que j’ai peur.

- Pour moi ? répéta Arno, un sourire forcé aux lèvres. Dans ce cas, tu peux retourner dans la tour et préparer paisiblement notre couche pour la nuit. Roccu n’est qu’un petit brigand sans imagination, jamais il ne songera à venir nous débusquer sur la Giraglia.

Stella hocha la tête à plusieurs reprises, comme pour se convaincre, puis elle rebroussa chemin et remonta sans mot dire dans leur abri. Resté seul, Arno s’engagea sur l’étroit sentier qui descendait au nord, en direction de l’embarcadère où mouillait la chaloupe. De ce côté de l’île, la pénombre lui sembla étrangement calme et silencieuse, abritée des embruns qui poissaient les sommets. La pente était plus régulière, adoucie par les tempêtes qui avaient lissé les parois rocheuses tout autour du chemin. Au large, sur les flots striés par les rafales de vent, quelques mouettes s’ébattaient en criaillant, sans doute attirées par le poisson qui abondait dans ces eaux profondes. Parvenu dans la crique, Arno grimpa dans l’embarcation et vérifia l’état de la voilure en même temps que son chargement. Si tout se passait bien, ils seraient à Nice le lendemain soir. Et de là, ils rejoindraient Marseille. Loin de la Corse. Loin de Roccu et de ses hommes...

Il remonta le raidillon sans se presser, songeant aux mois qui venaient de s’écouler, à vivre cachés dans le maquis, en compagnie de ses anciens amis. Combien de méfaits avaient-ils commis ? Combien de rapines, de maraudages ? Ici, dans le nord de l’île, ils auraient pu continuer de la sorte sans jamais être inquiétés par les autorités de Bastia. Qui se souciait de leur sort maintenant que la paix était revenue ? Ni les Français, ni les Génois. Personne, en fait. Nul ne se préoccupait de cette bande de terre aride qui s’étirait dans la mer, hormis quelques pêcheurs établis à Barcaghju, et plus haut dans la montagne, les exploitants de la mine d’antimoine.

C’est là, à Granaggiolu, que Roccu leur avait présenté Stella.

- Un jour, elle portera mes enfants ! s’était-il écrié en riant, pendant qu’autour de lui Carlu, Scevola et les autres levaient leur gobelet pour honorer leur chef. Seul Arno était demeuré à l’écart. Il avait vu bien des beautés durant ses années de campagne, en France ou en Hollande, mais jamais comme celle de Stella. La pâleur de son visage, accentuée par le dessin régulier de ses traits, lui conférait une grâce que sa chevelure noir de jais, abondante et désordonnée, rendait presque irréelle. Au moment de la saluer, Arno s’était fait la promesse que jamais une telle femme n’appartiendrait à cette brute de Roccu Spada.

Alors qu’il débouchait sur la crête, le soleil qui se couchait au loin sur la montagne le tira de ses pensées. Malgré la demi-lieue qui le séparait de la côte, il parvint à distinguer les silhouettes des vaches du vieux Pasquale, venues paître dans le pâturage en bord de plage. Plus en retrait, les collines étaient déjà plongées dans la pénombre, jusque sur les hauteurs de Granaggiolu où quelques lumières vacillaient dans la nuit. Arno allait regagner la tour lorsqu’un mouvement attira son attention, bien en contrebas du hameau. Une lueur sur le sentier muletier, suivie d’une autre qui émergea peu après du couvert des arbres. Elles se dirigeaient vers le port. Le jeune homme se plaqua contre le rocher, tous ses sens en alerte. Ici, sur la crête, sa silhouette devait se détacher comme en plein jour. Il se pencha et risqua un nouveau coup d’œil. Le petit groupe, quatre ou cinq hommes au plus, approchait du port de Barcaghju où étaient amarrées les barques de pêcheurs.

- Vierge Marie, pas ça…, supplia le jeune homme entre ses dents.

- Ce sont eux, dit une voix dans son dos. J’étais certaine qu’il nous retrouverait.

Arno fit volte-face, répliquant avec force :

- Eh bien, qu’attends-tu pour charger nos vivres ? Il faut prendre la mer sans traîner !

- En pleine nuit ? l’interrogea Stella.

- Nous naviguerons plein nord, au jugé s’il le faut. À moins bien sûr que tu aies changé d’avis et que tu préfères l’attendre ici ?

Sa compagne se raidit, les lèvres pincées, sans doute heurtée par l’insinuation. Elle porta une main sur son ventre et répliqua posément :

- C’est à toi que je me suis donnée, Arno de Lavasina. Et à cette heure, c’est encore à toi que je confie nos existences, ne l’oublie jamais.

Elle tourna les talons sans plus attendre et gravit en quelques enjambées la pente qui menait au fortin. Le jeune homme se renfrogna. Il aurait voulu la rejoindre, lui dire les mots qui se bousculaient dans son cœur, des mots de réconfort peut-être, de ceux que Roccu savait si bien murmurer à l’oreille des femmes et que lui, dans sa fierté, condamnait toujours au silence.

Venu du lointain, un cri rauque le ramena soudain à lui.

- Lavasina ! J’arrive, Lavasina !

Arno se redressa, le cœur battant à tout rompre, et ses yeux tentèrent de percer les ténèbres qui s’étaient abattues sur la mer. Au-delà de l’écume blanchâtre qui hachurait le bas de la falaise, on n’y voyait plus rien. Du bout des doigts, il caressa machinalement le manche du poignard qu’il portait en bandoulière. Le contact de l’olivier, celui des initiales gravées dans le bois, le fit à nouveau hésiter. Il les attendrait au mouillage, au moment où ils accosteraient. Le ponton était étroit, et l’effet de surprise aidant, il pourrait peut-être en surprendre un ou deux et les mettre hors d’état de nuire.

- Je suis venu pour toi, bastardu ! hurla la voix dans le noir, tellement proche cette fois qu’Arno entendit les rires d’autres hommes. Au moins trois ou quatre, estima-t-il en faisant demi-tour, le dos courbé. Stella avait déjà quitté le refuge et il l’aperçut en contrebas, chargée de leurs besaces, qui atteignait l’embarcation. Il dévala la pente à toute allure, coupant au plus court, sans se soucier des arbustes qui le griffaient au passage.

- Monte et détache la voile ! cria-t-il de loin avant de sauter à l’arrière de la chaloupe. Pendant que sa compagne s’affairait autour des cordages, Arno déploya les rames et s’échina durant quelques instants à les éloigner de la rive. Il jeta un regard sur la gauche, vers le contour rocheux, craignant d’y voir apparaître un canot. Rien ! Il redoubla pourtant d’efforts. Encore une encablure, et leur embarcation atteindrait la ligne de vent qui les emmènerait vers le large.

- Me voilà, bastardu ! hurla soudain une voix surgie de nulle part.

- Là ! s’exclama Stella, le doigt pointé en direction de l’est.

À peine eut-il tourné les yeux qu’Arno sentit un picotement lui parcourir l’échine.

Le canot venait d’émerger de la nuit, à quelques brasses à peine, et il s’apprêtait à les prendre à revers pour leur couper la voie. Roccu était passé au large de l’île, du côté opposé, et il fondait sur eux par l’avant, comme s’il avait deviné leur intention. Comment a-t-il pu savoir ? eut le temps de se demander Arno pendant qu’il se relevait, le poignard déjà tiré de son étui. Au même instant, Stella cria :

- Le vent ! Nous sommes sous le vent !

Alors qu’il s’avançait dans la chaloupe, prêt pour l’assaut, Arno sentit soudain ses cheveux se plaquer sur son visage, et il fit un pas en arrière, se rattrapant de justesse au mât qu’il empoigna avec force.

- Borde ! s’écria-t-il sans réfléchir, alors que de son côté, il tendait la grand-voile.

 Il y eut un claquement de tissu, puis un second plus sec, les deux embarcations se frôlèrent, l’une brutalement penchée vers le large, l’autre encore tendue dans son premier élan, et Arno aperçut dans un éclair le visage de Roccu, déformé par la colère, qui hurlait dans sa direction, les mains tendues au-dessus de l’eau.

- Bastardu ! s’égosilla-t-il, les yeux écarquillés, en griffant l’air de ses doigts recourbés.

Il fut bientôt avalé par les ténèbres, laissant dans son sillage un long  rugissement qui résonna à leurs oreilles pendant qu’ils s’éloignaient à l’opposé.

Arno demeura un moment sans rien dire, cramponné à la barre, et lorsqu’il vira enfin de bord, Stella relâcha sa voile pour lui demander :

- C’est fini ?

Le jeune homme scruta longuement les flots déformés par la houle, le cœur battant à tout rompre. Les contours de la Giraglia s’estompaient déjà à l’horizon, confondus avec ceux plus lointains du Cap Corse, noyés dans le ciel nocturne.

- C’est fini, oui, murmura-t-il entre ses dents. Roccu ne nous cherchera plus jamais querelle.

Puis il tourna définitivement le dos à la Corse, à la terre de son enfance, comme pour se convaincre du bien-fondé de sa parole.

 


 

 

2

 

BOURGES, GÉNERALITÉ DU BERRY,

CINQ ANS PLUS TARD.

 

Il régnait une agitation inhabituelle autour du grenier à sel des Jacobins. Plusieurs charrettes étaient stationnées devant l’entrée du vieux monastère, encadrées par des cavaliers en uniforme qui fouillaient leur chargement avant de les laisser pénétrer dans la cour.

- Des gabelous ! maugréa un vieux paysan en crachant bruyamment sous lui. Et s’adressant à Arno : ils enquêtent sur un faux saunier venu trafiquer ses affaires sous le nez des contrôleurs. Et dire que cette race descend de Paris pour tourmenter les honnêtes gens !

Le jeune homme acquiesça d’un signe de tête. Depuis qu’il travaillait à l’auberge, il avait déjà eu affaire avec les brigadiers de la gabelle, le plus souvent des soudards de la région prêts à fermer les yeux sur les petites infractions. Certains d’entre eux, les moins regardants, l’avaient même dépanné à l’occasion d’un ou deux pots de sel. Ils se fournissaient à quelques lieues de là, dans la principauté de Boisbelle, et revenaient ensuite écouler leur chargement franc d’impôt à Bourges. À moins de dix livres le minot, tout le monde y trouvait son compte, à condition de se montrer prudent et de dissimuler avec soin le produit de contrebande. Mais là, comme le fermier général avait dépêché sa garde rapprochée, sans doute des hommes aguerris, mieux valait battre en retraite sans demander son reste.

Arno endossa sa hotte vide et fit quelques pas en arrière pour se fondre parmi la nuée de porte-à-cols qui attendaient leur tour dans la file des acheteurs. Après tout, il pouvait patienter quelques jours, d’autant qu’on entrait en période maigre et que l’auberge n’allait servir que du poisson dans les semaines à venir.

Au moment de quitter la place, Arno hasarda un nouveau coup d’oeil en direction des cavaliers, dont l’un avait tiré l’épée de son étui pour crever les sacs choisis au hasard dans les chargements. Derrière lui, son chef se tenait au sommet des marches, le visage impassible malgré les protestations de la foule. Bien qu’il se fût renfoncé dans l’ombre du porche, Arno prit le temps de détailler sa chevelure broussailleuse, ses traits acérés et le collier de barbe qui lui ceignait les joues jusque sous la pointe du menton. Un aigle, songea-t-il en croisant le regard qui examinait les alentours.

Pendant qu’il s’éloignait, le jeune homme sentit dans son dos que les yeux de l’officier continuaient d’épier ses mouvements.

 

Il descendit l’entrelacs de ruelles jusqu’au bord de l’Yèvre et ne ralentit le pas que lorsqu’il fut sous le couvert des arbres. Ici, à l’écart de la ville, seuls quelques pêcheurs somnolaient en bord de rivière, pour la plupart des habitués de l’auberge qu’il salua au passage. Arno s’attarda même auprès de l’un d’eux, qui taquinait le goujon, et il se promit de revenir plus tard, peut-être avec son garçon, pour déposer ses lignes. Il longea un temps la rive en sifflotant puis remonta le sentier en direction du Moulin Bâtard où quelques paysans pestaient après les gabelous.

- Ils seront partis d’ici demain, les rassura Arno avant de poursuivre son chemin.

Il arriva peu après en vue de l’Auberge des Troys Maures, petite bâtisse en bord de route qui accueillait à dîner les manouvriers des fermes environnantes et quelques maraîchers de retour de Bourges, leurs charrettes vides. Il prit le temps de redresser l’enseigne que le vent avait délogée de ses crochets, caressant au passage la tête de Maure gravée dans le bois. Comme tout cela lui semblait loin ! Depuis cinq ans qu’Ange les avait recueillis dans son établissement, à peine avaient-ils abordé le sujet de la Corse. L’homme était un vieux berger du Cap qui avait connu autrefois l’épisode grotesque du roi Théodore[2]. Arno le soupçonnait même d’avoir prêté foi aux discours de ce charlatan et de l’avoir suivi dans son semblant de combat pour débarrasser l’île de l’envahisseur génois. La supercherie avait duré quelques mois, puis l’imposteur s’était enfui, laissant derrière lui une masse d’insurgés contraints de déposer les armes aux pieds des troupes italiennes. Il Corso non perdona mai ne vivo ne morto[3]. Plutôt que de perdre son honneur, Ange avait préféré fuir le pays qui l’avait vu naître. De temps à autre, quand l’ancien berger chantait au coin de la cheminée, il détournait la tête pour dissimuler une larme qui courait dans le creux de ses joues ridées.

Dans ces moments-là, Arno demeurait à l’écart sans rien dire.

 

- Les gabelous perquisitionnent partout ! s’exclama Stella dès qu’il eut franchi le seuil de la porte.

- Nos papiers sont en règle, la réconforta Arno après s’être assuré que la salle était vide. Ils ne trouveront rien, ne t’inquiète pas. Ni ici, ni dans la grange, tout a été enterré.

- Babbu[4] ! s’écria le petit Samperu en jaillissant de sous une table.

- Viens me voir, mon garçon ! dit Arno, les bras tendus.

L’enfant se précipita vers son père, renversant une chaise et laissant au passage ses empreintes sur le sol que sa mère finissait de laver.

- Voyons, Samperu ! le gronda Stella.

L’enfant s’immobilisa aussitôt, les yeux baissés, n’osant plus faire un pas.

Amusé par sa mine contrite, Arno proposa :

- Et si je t’emmenais à la rivière ? Laissons ta mère achever son travail. Nous serons de retour à l’heure du souper.

- Les poissons, les poissons ! s’exclama Samperu, le visage à nouveau illuminé. Et avant que quiconque ait pu réagir, il retraversa la pièce en sens inverse et disparut par la porte qui menait à la remise. Cette fois, Stella se prit la tête à deux mains.

- Il m’en aura mis dans toute la maison ! se plaignit-elle, pendant qu’Arno éclatait de rire.

S’approchant d’elle, il la prit dans ses bras avant de déposer un long baiser sur son front.

- Et tu crois t’en sortir ainsi ? murmura la jeune femme en lui tendant ses lèvres. Du bout des doigts, Arno en dessina lentement les contours.

- Tu es ce que j’aurai eu de plus beau dans mon existence, dit-il après un temps.

Pour toute réponse, Stella l’attira contre sa poitrine et l’embrassa longuement, la main serrée autour de sa nuque.

- Tu ne regrettes vraiment rien ? Même pas notre pays ? demanda-t-elle à mi-voix lorsqu’elle se fut détachée de lui.

Arno se raidit l’espace d’un instant, puis il détourna son regard vers la fenêtre.

- Autrefois, à Paris, j’ai connu des malheureuses qui vendaient leur corps pour survivre. L’une d’elles m’a expliqué un jour qu’elle haïssait ses clients, et qu’en leur soutirant de l’argent, du moins donnait-elle un sens à son abandon. La Corse, elle, n’a pas eu cette force-là. Elle s’est offerte à qui voulait, d’abord aux Génois, puis aux Français, sans même leur résister… Si mon pays avait mérité qu’on lui sacrifie une vie, crois-moi, j’aurais été le premier à donner la mienne… Mais aujourd’hui, aujourd’hui, seuls toi et notre petit Samperu…

Il se tut, la gorge nouée par l’émotion. Alors Stella leva la main jusqu’à sa joue, et dans un geste plein de tendresse, elle essuya une larme qui se dessinait au coin de ses yeux.

- Toi aussi, tu es ce que j’aurai eu de plus beau dans mon existence, répéta-t-elle en détachant lentement ses mots.

 

3

 


Et un de plus ! s’exclama Arno en aidant Samperu à relever sa ligne. L’enfant battait des mains, penché sur la bourriche frétillant d’ablettes et de goujons.

- Encore, encore ! s’écria-t-il, hilare.

Arno lui passa la main dans les cheveux. Après tout, puisque c’était jour de fête et que l’auberge était fermée aux clients, ils pouvaient bien s’attarder un peu. Au loin, le soleil avait disparu derrière les peupliers, mais en cet après-midi de printemps, la température était tellement agréable que quelques pêcheurs avaient renoncé aux vêpres pour s’attarder à l’ombre des frondaisons. Le jeune homme se rassit, le dos calé contre une pierre, et replongea la ligne dans les eaux calmes de la rivière. Le petit Samperu vint aussitôt se blottir contre lui, une main agrippée à la canne, l’autre amoureusement posée sur le genou de son père. Arno ferma à demi les yeux, profitant du contact tiède de son garçon dans le creux de son ventre. Ah, si un tel moment avait pu durer toujours !

Il se mit à songer à Stella, à ces inquiétudes qu’il sentait de temps à autre poindre chez elle, surtout lorsqu’arrivaient les beaux jours et que l’auberge accueillait des voyageurs de passage ou encore des militaires en permission. Plutôt que de réveiller d’anciennes blessures, Arno feignait de ne pas remarquer ses regards qui s’égaraient par moments à l’horizon, comme si sa compagne avait craint d’y voir surgir quelque menace. Il ne lui avait plus jamais parlé de Roccu, ni des autres, persuadé que le temps était son meilleur allié et qu’il finirait par tout effacer. D’ailleurs, qui sait ce qu’étaient devenus ses anciens compagnons ? Pour Carlu, cela ne faisait guère de doute : cette brute devait poursuivre ses méfaits sous les ordres de Spada. Mais Scevola était différent, plus débonnaire peut-être, mais surtout plus avisé et capable de prendre ses décisions seul. Arno l’avait côtoyé un temps sur les champs de bataille, pendant que leur régiment de le Royal Corse stationnait en Flandre. Il connaissait l’homme, son goût pour les plaisirs, et savait qu’il ne pouvait se contenter d’une existence clandestine dans l’inconfort du maquis.

- On rentre, Babbu ? demanda soudain Samperu, tirant son père de ses réflexions.

- On rentre, acquiesça Arno avant de se lever et de ramener la bourriche sur la rive.

Ils observèrent durant quelques instants le poisson qui s’agitait dans la nasse puis ils reprirent leur chemin le long de la berge. La pénombre avait gagné le sous-bois et ils n’étaient plus que tous deux à se frayer un passage au milieu des herbes folles qui séparaient les rives du chemin en amont.

- Ange sera content ! répétait Samperu comme ils contournaient le moulin pour remonter jusqu’à l’auberge.

- Mamma également, ajouta Arno. Elle doit nous attendre et se demander si…

Il n’acheva pas.

Au sommet du raidillon, un petit attroupement s’était formé autour de l’entrée des Troys Maures. Un peu à l’écart, un homme tendait une torche vers le carreau pour ne rien perdre de ce qui se passait à l’intérieur.

- Stella ? murmura Arno une première fois avant de prendre son fils dans ses bras et d’allonger la foulée. En le voyant approcher, une femme s’écarta lentement, une main sur la bouche. Les autres se retournèrent à leur tour, et avisant le jeune homme, ils reculèrent de quelques pas.

- Stella ! cria Arno en reconnaissant Ange qui sortait précipitamment de la grand-salle pour venir au-devant de lui.

- Pas avec Samperu ! l’avertit son ami. Il ne doit pas voir cela…

- Voir cela ? répéta Arno sans comprendre.

Il laissa son ami prendre l’enfant à l’écart et s’avança sur le pas de la porte. Deux brigadiers de la maréchaussée se trouvaient dans la pièce, penchés sur un corps à moitié dénudé qu’ils achevaient d’examiner.

- Pas ça…, dit Arno pour lui-même. Vierge Marie, pas ça !

C’était bien Stella. Les traits de son visage, figés dans une grimace affreuse, laissaient entrevoir l’horreur qu’on lui avait fait subir. Le jupon relevé jusqu’à la taille, la jeune femme reposait sur le plateau d’une table, l’une des jambes relevée et prise dans le dossier d’une chaise, l’autre pendant inerte dans le vide. Son corsage déchiré bâillait sur sa poitrine marquée d’hématomes et d’une plaie encore sanglante, provoquée par le tir d’une arme à feu.

- Nous ne l’avons pas déplacée à cause de l’examen, hasarda l’un des deux gendarmes, comme pour s’excuser de son état.

Arno ne réagit pas à sa remarque. Il prit une profonde inspiration et demanda dans un souffle :

- Qui a fait cela ?

L’autre baissa les yeux sans répondre.

- Ce sont les gabelous, pour sûr ! cria une voix dans le dos d’Arno. On en a aperçu qui chevauchaient sur la route ce tantôt !

D’autres approuvèrent aussitôt avec force.

Le second brigadier, gros homme à la mine débonnaire, avait levé la main pour ramener le calme.

- Allons ! Reculez-vous ! On ne peut accuser les gens de la sorte, surtout sans preuves. Seule l’enquête nous permettra de confondre les coupables.

- Une enquête ! gronda Ange qui venait de faire irruption dans la salle. C’étaient des cavaliers en uniformes, tous ceinturés d’une bandoulière ! J’étais à Marmagne cet après-midi, on peut témoigner que ces mêmes gabelous étaient armés et qu’ils y ont brutalisé des manouvriers. Et vous nous parlez d’enquête !

Le gros homme s’empourpra, bredouillant un propos convenu :

- Dès son retour d’Issoudun, le lieutenant prendra l’affaire en mains. Le fermier général se trouvait en personne au grenier à sel, ce matin. Il sera convoqué et devra répondre de la moralité de ses commis.

- Aiò[5], mais il sera déjà trop tard ! protesta Ange. Lorsque vous vous déciderez à réagir, toutes ces crapules seront remontées à Paris !

Il s’ensuivit un nouveau et interminable brouhaha durant lequel Arno demeura impassible, le regard toujours baissé vers le corps de sa compagne.

- Assez ! s’écria-t-il brutalement avant de se retourner en direction des gens qui se pressaient devant la porte. Allez-vous-en, tous autant que vous êtes ! Ange, mon ami, fais-les sortir, de grâce !

Et s’adressant aux deux brigadiers :

- Finissez votre examen, si vous le jugez nécessaire, mais ne dites plus rien. Sinon, laissez-nous seuls. Nous nous reverrons demain.

Il fit un pas vers le corps et, d’une main hésitante, lui ramena doucement le jupon sur les genoux.

- Car cette nuit, du moins, j’exige qu’elle nous appartienne, à Stella et à moi.

Les deux gendarmes échangèrent un regard. Ils avaient une procédure à respecter, des dépositions à prendre, d’autant que le cas échéant, on pourrait leur reprocher d’avoir manqué à leur devoir. Le plus âgé pinça les lèvres, hésitant. Il connaissait Arno et savait qu’il lui était déjà arrivé de rosser des clients pris de boisson. Lors d’un après-dîner, il avait même molesté trois crocheteurs qui importunaient Stella. Deux d’entre eux, les plus chanceux, y avaient perdu leurs dents de devant. Quant au troisième, on l’avait ramassé à demi mort, la tête écrasée sous une table. Ce jour-là, à voir ses traits acérés, la noirceur de son regard et sa longue chevelure en bataille, personne ne s’était avisé d’en faire grief au jeune Corse. C’était un ancien soldat, disait-on, et sa longue silhouette aux muscles effilés ne faisait qu’ajouter à sa réputation de dur-à-cuire.

En somme, il n’était pas question de tergiverser.

- À bien y réfléchir, nous pouvons peut-être patienter jusqu’à demain, confirma le brigadier en passant son chemin vers la sortie. L’autre lui emboîta le pas sans demander son reste et referma la porte derrière lui.

Arno entendit leurs pas s’éloigner sur le gravier, et lorsque le silence fut retombé, il alla ouvrir la fenêtre avant de revenir vers Stella.

- Ainsi ton âme pourra s’échapper à son aise, dit-il en prenant sa main dans la sienne.

Puis il prit le corps entre ses bras et le déposa délicatement sur le plancher. Pendant l’heure qui suivit, Arno nettoya minutieusement la dépouille, avec une douceur infinie et sans jamais cesser de lui murmurer des mots à l’oreille. Il souffla ensuite la bougie et se prosterna devant elle pour entonner un chant de lamentation :

Mais le sang de Mattéo

Ne peut rester sans vengeance.

Vous l'avez  frappé innocent

Et vous deviez le laisser vivre.

Plutôt que de ne pas voir sa vendetta

Je renoncerais à mon baptême.

Certes le sang de Mattéo

Sera promptement vengé.

Ici sont ses frères,

Les cousins et le beau-frère,

Et s'ils ne suffisaient pas

Ce sera la parenté.

Le silence retomba sur ces dernières paroles, qu’Arno avait prononcées en serrant les poings. Enfin, et pour la première fois depuis qu’il était devenu homme, il s’autorisa à pleurer.

 

(à suivre ici)

 



[1] Vent de sud-ouest

[2] Théodore de Neuhoff, élu roi des Corses en 1736. Il quittera l’île deux ans plus tard…

[3] Le Corse ne pardonne pas, ni de son vivant, ni après sa mort.

[4] Papa.

 

[5] Allons.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour commenter cet article...