mercredi 27 mars 2024

L'homme du Royal Corse (3)

 En guise de mise en bouche avant la sortie de De Profundis

(pour lire les chapitres qui précèdent)

*** 

6

 

« Vers la prison du Châtelet, sur la droite », lui avait indiqué une lavandière, le doigt pointé vers l’immense forteresse qui dominait la Seine en contrebas. Arno se fraya un passage dans la cohue qui encombrait le Port au blé avant de remonter Place de Grève et d’emprunter le quai Pelletier. Un peu en amont se dressait un long corps de bâtiments en forme de fer à cheval, des maisons accolées donnant d’un côté sur le fleuve et de l’autre sur une ruelle presque invisible dans laquelle Arno trouva enfin l’adresse qu’il cherchait. Très étroite et enserrée au milieu des autres bâtisses, la maison de la Vaudry s’étirait au-dessus des toits voisins, ses étages supérieurs étant les seuls à capter la lumière du jour. Plus bas, à l’abri des façades, on n’y voyait presque rien et Arno dut tâtonner dans la pénombre avant de trouver le heurtoir.

 


Il entendit des pas, puis quelqu’un releva le clapet de l’œilleton pour examiner le visiteur.

- On est fermé ! annonça une voix de femme.

- J’ai une lettre de recommandation pour Madame Vaudry ! répliqua Arno après avoir brandi le courrier qu’il tenait à la main.

Encore quelques secondes et le loquet fut tiré, laissant apparaître une grosse matrone au visage couperosé qui tenait les pans de son peignoir serrés contre son énorme poitrine.

- Grand, maigre, les cheveux noirs et le nez busqué, plutôt joli garçon malgré ton air farouche… Et cet accent, tu es corse ?

Surpris par ce premier abord, Arno hocha la tête en tendant sa lettre.

- C’est Ange Pasqualini qui m’envoie vers vous. Il m’a affirmé que votre maison était sûre et que vous pouviez me loger… J’ai de quoi payer, évidemment…

La Vaudry s’esclaffa bruyamment, ses bajoues tressautant sous l’effet de son rire.

- Ange, ce vieux forban ! Il m’en a déjà tant envoyé, des va-nu-pieds de ton acabit. Allons, ne demeure pas planté là ! Viens, que je te présente au reste de la maisonnée.

Elle le prit par le bras et l’attira dans un couloir faiblement éclairé qu’elle longea en se dandinant avant d’ouvrir une nouvelle porte.

- Voici notre salle de compagnie : on l’appelle le sérail, dit-elle avec un gloussement amusé.

Arno entra à sa suite dans une grande pièce tendue de tapisseries en damas et meublée de fauteuils, d’ottomanes, de sofas, de guéridons ainsi que d’une unique table de jeu placée en son centre. Autour d’elle étaient assises trois jeunes femmes en déshabillé qui tournèrent la tête pour examiner le nouvel arrivant.

- Et voici mes pensionnaires : Zaïre, Lolotte et Victoire, notre petite dernière.

Sur un signe de la Vaudry, les filles se levèrent et firent la révérence, les bords de leur robe de mousseline délicatement pincés entre leurs doigts.

- Tu en croiseras quelques autres, expliqua la maîtresse de maison, surtout des demoiselles de journée qui offrent leurs services lorsque je fais appel à elles. Quant au cuisinier, il sert à heure fixe et crois-moi, il n’apprécie guère les retardataires.

Comme la pendule sonnait onze heures, la Vaudry se détourna d’Arno et frappa dans ses mains.

- Allons, Mesdemoiselles, on arrête de lambiner. Montez dans vos chambres pour vous poudrer le nez. Nos premiers clients sont l’inspecteur et le vieux chevalier, vous savez combien ils apprécient les rubans et autres fanfreluches.

Elle attendit que les filles soient sorties pour revenir vers Arno, lui désignant l’ottomane située sous l’une des croisées.

- Et maintenant, jeune homme, causons un peu…, dit-elle dès qu’ils furent assis. Peut-on savoir ce que tu es venu tramer à Paris ?

Arno, qui avait pris soin d’échafauder son boniment, lui parla longuement d’antimoine et de clients qu’il devait démarcher afin de conclure une affaire déjà bien engagée.  La Vaudry l’écouta pieusement, les mains posées sur les genoux, hochant de temps à autre la tête pour marquer son intérêt. Lorsqu’il eut fini, elle ouvrit sa tabatière et en tira une pincée de tabac qu’elle disposa sur le dos de sa main avant de la renifler d’un trait. Après avoir éternué à grand bruit, elle se tourna vers Arno et lui annonça posément :

- Mais c’est un joli conte de fées que tu me débites là… Et c’est sur ta bonne mine que tu espères me faire gober de pareilles sornettes ? Dans ce cas, apprends que la Vaudry ne se mouche plus du pied depuis fort longtemps et qu’elle reconnaît les enjôleurs au premier coup d’œil.

Et rapprochant son visage de celui d’Arno :

- Un détail avant que tu corriges le tir… Dans moins d’une heure, un inspecteur du Châtelet devrait se présenter à cette porte. Le pauvre diable est une froide queue que même mes filles n’arrivent plus à réchauffer. Mais passons sur ce détail… M’est avis que s’il venait à apprendre ta présence en ces lieux, cela pourrait peut-être ranimer ses ardeurs… C’est pourquoi je te le demande une dernière fois : qu’es-tu venu chercher par ici ?

Arno la défia un moment du regard avant de lâcher du bout des lèvres :

- Un homme. Je suis venu chercher un homme.

- Eh bien, Paris n’en manque pas ! Mais encore ?

Comme la réponse ne venait pas, elle se mit à tapoter ses genoux du bout des doigts pour lui signifier son impatience. Enfin, faisant mine de se relever, elle soupira :

- Bah ! Tu dois avoir tes raisons, peu m’importe. L’office se trouve à côté, si tu désires manger un bout. Mais j’entends que tu aies quitté ma maison avant l’arrivée de mes clients. Sans quoi…

- C’est l’assassin de ma femme ! se récria Arno en frappant du poing le guéridon qui se trouvait entre eux.

La Vaudry retomba dans son siège, décontenancée par l’aveu qu’il venait de faire.

- Ah, mon gaillard… Certains de ces gueux ne valent même pas l’eau qu’ils boivent et…

- Il n’a rien d’un gueux ! Ce meurtrier est un gentilhomme nommé Victor de Brissart. Il est fermier général en charge de la généralité du Berry.

En l’entendant prononcer ce nom, la Vaudry avait tressailli.

- Brissart, as-tu dit ?

- Vous le connaissez ? s’empressa de demander Arno.

- Je… Je… Par des rumeurs… Mais ce sont des colportages de pies-grièches, rien de plus.

- Et que dit-on de lui ? insista le jeune homme.

- Il y a un temps pour tout, répondit la Vaudry après s’être extirpée de l’ottomane. Pour l’heure, suis-moi, que je te mène à l’office. On décidera de ton sort après le dîner.

 

La chambre d’Arno était située sous le comble, au-dessus des appartements d’agrément occupés par les filles. Il passa une partie de l’après-midi à attendre, d’abord allongé sur son lit, puis n’y tenant plus, il se mit à faire les cent pas dans la pièce, l’esprit agité par la conversation qu’il venait d’avoir. Quelle confiance pouvait-il avoir en cette femme ? Une maquerelle dont la maison donnait sur le tribunal du Châtelet ! À cette heure, le bâtiment était peut-être déjà cerné par des exempts venus l’arrêter ! Soudain alarmé, Arno se précipita vers le coin de la fenêtre pour examiner les environs. Le front contre le carreau, il inspecta d’abord la ruelle qui s’étirait au pied de l’immeuble. Rien, pas un mouvement. Il leva les yeux jusqu’aux toits voisins, et encore au-delà, sur la partie des quais comprise entre le Pont Notre-Dame et le Pont au Change. Hormis les chalands agglutinés çà et là autour des boutiques, la hauteur des constructions l’empêchait de voir plus avant.

Arno était sur le point d’achever son tour d’horizon lorsque quelqu’un cogna à la porte. Tous ses sens en alerte, il plongea une main dans sa poche et s’empara de son couteau, prêt à en déplier la lame. Puis il traversa la pièce à pas légers et ouvrit d’un mouvement sec.

C’était la Vaudry.

- Doucement, ne va pas me larder ! s’exclama-t-elle en levant les mains.

Arno la fit entrer et repoussa aussitôt la porte dans son dos.

- Vous êtes seule ?

- N’aie crainte, je ne mange pas de ce pain-là, le rassura-t-elle. Allez, assieds-toi, il faut que je te cause.

Elle déposa un bougeoir sur la petite table et tira une seconde chaise pour venir se placer tout près d’Arno.

- J’ai pris mes informations, ton Brissart est un vilain diable qu’on devrait envoyer en Grève danser au bout d’une corde. Les filles prétendent qu’il court les rues toutes les nuits avec sa bande de coupe-jarrets, souvent autour du Palais-Royal, là où les raccrocheuses aguichent le client. On raconte qu’il en emmène certaines dans une maison galante où il les violente, parfois même par derrière. Récemment, l’une d’elles a été vue montant dans sa voiture à la nuit tombée. La malheureuse n’est jamais réapparue…

La Vaudry lança un juron et fit mine de cracher par terre.

- Qu’il soit maudit à tout jamais, ce pourceau ! Ah ! S’il se trouvait encore de ces fines lames, des hommes assez résolus pour lui percer la couenne, le monde s’en porterait bien mieux ! Mais l’époque est aux forts en gueule et…

- C’est moi qui m’en chargerai, l’arrêta Arno en la défiant à nouveau du regard.

- Toi ? Seul ? persifla la matrone.  Et comment t’y prendras-tu ? En allant frapper à sa porte, l’épée au poing ?

Il laissa passer quelques secondes, les yeux toujours rivés sur elle, et annonça posément :

- Débusquez-le pour moi, et c’est ce que je ferai…

 

7

 

La Vaudry avait fait passer le mot : d’abord auprès de quelques femmes galantes de sa connaissance, habituées aux soupers fins dans les belles maisons des faubourgs. Puis elle avait envoyé ses filles à la rencontre des raccrocheuses du Palais-Royal, vers celles qui arpentaient la rue à proximité des garnisons, et jusqu’aux barboteuses habituées à la fange des bords de Seine.

- Nous aviserons dès que le loup sera sorti du bois, répétait-elle pour contenir l’impatience de son hôte. D’ici là, promets-moi de te tenir tranquille et de ne pas attirer l’attention sur nous.

Arno accepta à contrecœur, et dans les jours qui suivirent, il se contenta d’aller surveiller les abords de l’Hôtel des Fermes dans l’espoir d’y croiser Blayac, le seul qu’il pût reconnaître parmi les coupables. Tous les matins, lorsque les commis prenaient leur travail, il venait se poster à l’angle de la rue du Bouloi et épiait pendant près de deux heures le ballet des voitures entrant et sortant de la cour d’honneur. Après un rapide dîner et un café dans les galeries du Palais-Royal, il revenait prendre son poste et demeurait là jusqu’à la nuit, à inspecter les mouvements aux environs.

Un soir, comme il regagnait sa chambre, il tomba nez à nez avec Victoire au détour de l’escalier.

- Oh ! s’exclama-t-elle en lâchant son bougeoir dans un mouvement de surprise.

Arno se précipita pour le rattraper, mais dans son élan, il en défit la chandelle qui roula sous une tenture toute proche.

- Laisse-moi faire, petite ! dit-il en l’écartant du passage avant d’écraser la mèche sous son pied et de retirer ce qui restait du bâton de suif.

- C’était ma dernière ! s’écria Victoire, la main plaquée sur la bouche. Maman Vaudry va encore me retenir mon argent !

- Allons, ça va s’arranger, la réconforta Arno. Montons jusqu’à mon appartement. J’en ai en réserve.

Et sans attendre sa réponse, il s’engagea dans l’escalier qui menait au dernier étage, donnant le bras à Victoire pour assurer leur progression dans la pénombre.

- Prends place, lui dit-il dès qu’il eut refermé la porte derrière eux. Et sers-toi un verre d’eau pour te remettre de tes émotions.

- Je ne sais si je puis…, hésita la jeune femme, les yeux baissés.

- Eh, quel mal y aurait-il à cela ? lui intima Arno tout en tirant une chaise pour l’inviter à s’asseoir.

Après avoir replié sous elle son déshabillé, Victoire finit par accepter le verre que lui tendait Arno.

- Tu n’as rien à craindre de moi, tu sais…

- Ce n’est pas ça, monsieur… Maman Vaudry nous a bien expliqué votre chagrin, et nous faisons notre possible pour vous aider…

Sentant la petite au bord des larmes, Arno fit un pas vers elle et lui effleura la joue du revers de la main.

- Tu es une brave fille… Mais jolie comme tu l’es, avec ton charmant minois et ta belle silhouette, tu devrais sortir de cette maison et te trouver un homme à marier.

- Hélas, monsieur, voilà deux ans de cela, j’ai commencé comme bouquetière à deux rues d’ici. Et comme je ne parvenais plus à payer ma chambre, il a bien fallu… Enfin, vous comprenez…

Arno hocha la tête sans répondre. Puis, fouillant la poche de sa veste, il en tira quelques sous qu’il tendit à la jeune femme.

- Tiens, voilà de quoi te payer une ou deux chandelles en plus de celle que je te donne. Cela te fera toujours un peu d’avance…

Victoire avait relevé la tête. Elle écarta de ses yeux quelques mèches blondes échappées de son chignon et referma lentement la main sur l’argent qu’il lui tendait. 

- Vous êtes gentil… Ça, pour sûr, vous êtes gentil, bredouilla-t-elle, la voix chargée d’émotion.

Comme elle s’était levée, Arno lui rendit son bougeoir muni d’une nouvelle chandelle et il la raccompagna jusque dans le couloir.

- La voie est libre. Passe une bonne nuit, petite.

Après une rapide révérence, Victoire s’engagea dans l’escalier avant de se retourner et de dire tout bas :

- Désormais, je vous suis redevable, monsieur. Je sais bien que ma parole ne compte pas, mais je vous promets que nous trouverons ce diable d’homme.

 

En attendant, Arno avait repris la surveillance de l’Hôtel des Fermes, même si l’impression ne le quittait plus qu’il faisait fausse route et qu’il devait poursuivre ses recherches ailleurs. Oui, mais où ? La Vaudry avait beau prospecter auprès des lieux galants de la rive droite, Brissart était assurément trop rusé pour opérer en pleine lumière, au risque d’être reconnu de quelqu’un. 

- Il faudrait essayer les ports, suggéra Victoire. Ils sont tellement mal famés que même la Garde n’ose plus s’y aventurer pour sa ronde. En même temps… que viendrait chercher votre homme dans de tels endroits ?

- Des âmes aussi noires que la sienne, répondit Arno. C’est une bonne idée, j’y descendrai après souper.

- Ne faites pas cela ! s’écria la jeune femme, c’est bien trop dangereux. Surtout la nuit…

- Ne t’inquiète pas, j’aurai de quoi me défendre en cas de coup dur.

En découvrant le poignard logé dans la doublure de sa veste, Victoire se mit à protester de plus belle, et pour se débarrasser d’elle, il dut lui promettre de renoncer à son projet.

Resté seul, Arno retourna s’asseoir dans l’encoignure de la fenêtre, vaguement honteux du mensonge qu’il venait de faire.

- Oh, Stella, murmura-t-il entre les dents, ils ne comprennent donc pas que je suis prêt à tout pour te rendre justice ? Ils voudraient peut-être que je laisse ce crime impuni ? Que je m’en retourne auprès de notre Samperu, et qu’on reprenne notre existence comme si rien ne s’était passé ?... Mais toi, Stella, qu’en penserais-tu ?

Arno rejeta la tête en arrière et demeura un long moment ainsi, les yeux tournés vers le ciel, dans l’attente d’une réponse. Au loin, à l’est, les premières étoiles commençaient à scintiller, presque imperceptibles au travers des nuages, et le jeune homme tendit la main dans leur direction, comme pour les attraper. Puis il hocha lentement la tête, un sourire aux lèvres, et dit tout bas :

- Je le savais… Bientôt, je te le jure, tu pourras reposer en paix.


 

L’orage éclata peu après la tombée de la nuit, dispersant en quelques instants les mariniers qui s’affairaient encore sur la rive du Port au blé. Caché sous le renfoncement d’un porche, Arno les vit manœuvrer leurs charrettes sur le sol détrempé puis remonter tant bien que mal le raidillon qui menait vers la Place de Grève. L’eau commençait déjà à ruisseler dans les rigoles, charriant avec elle les ordures amassées au coin des rues, mêlées aux restes de viande que les chiens avaient chapardés dans les abattoirs. En contrebas, la berge se transformait peu à peu en une longue mare de boue qui, à force de grossir, finit par se déverser dans les eaux noires du fleuve. 

C’est ici que Paris libère ses entrailles de toutes ses fanges, songea Arno, qui n’avait pas bougé de son abri.

Les grondements du tonnerre s’éloignaient déjà vers le sud, au-dessus de Notre-Dame, et comme la pluie avait faibli, il s’avança d’un pas pour examiner la ruelle qui prenait sur sa droite. Des lanternes accrochées en façade, il ne restait que quelques débris qu’on avait caillassés, sans doute pour dissuader les exempts de venir fouiner dans le quartier. Arno scruta l’obscurité durant un long moment, en quête d’un mouvement ou même d’un bruit. Non loin de lui, une voix de femme venait d’interpeller quelqu’un :

- Allez, entre, mon tout beau ! Pour toi, je le ferai gratis !

Une autre voix grogna une réponse et l’on entendit grincer une porte. Peu après, le galetas situé sous les combles s’éclaira, laissant furtivement apparaître une silhouette à l’angle de la fenêtre.

Arno préféra détourner le regard. Il s’était d’abord embusqué plus bas, vers le quai des Ormes, avant de venir rôder autour des barques du Port au blé, là où nichaient les barboteuses, ces prostituées trop pauvres pour se payer une chambre. Mais c’était peine perdue. Hormis deux ou trois malandrins habitués à ces bas-fonds, il avait croisé davantage de chiens errants et de rats que d’êtres humains.

Je reviendrai demain, se promit le jeune homme en quittant sa cachette.

Plutôt que d’emprunter la ruelle, il choisit de regagner la berge et de longer les immeubles qui dominaient le port. Le sol était boueux, glissant, et il eut toutes les peines du monde à remonter jusqu’au quai Pelletier. Parvenu sur l’esplanade, il s’arrêta un instant sur un pas de porte pour frotter la semelle de ses bottes contre le décrottoir scellé au bas des marches. Alors qu’il s’apprêtait à reprendre son chemin, Arno entendit soudain quelqu’un ricaner dans son dos.

- Monsieur s’est peut-être égaré ?

Et une autre voix de répondre, à quelques pas devant lui, depuis l’ombre d’un porche :

- Mais s’il se montre généreux, on pourrait peut-être lui indiquer son chemin ?

D’un geste, Arno se retourna dos contre le mur avant de tirer le poignard logé dans le revers de sa veste. En face de lui venaient d’apparaître trois autres hommes qui se déployèrent en arc de cercle autour de sa position. Cela en faisait donc cinq en tout, et sûrs de leur fait à en juger le sourire qui barrait leurs visages de brutes.

- Oh ! fit l’un d’eux en sortant une lame de sa poche, Monsieur préfère jouer au fier-à-bras ! Il faudra donc qu’on vienne se servir nous-mêmes, c’est ça ?

Pour toute réponse, les autres se contentèrent d’avancer d’un pas, puis d’un second. Arno jeta un regard désespéré sur l’allée déserte.

- La Garde, à moi ! gueula-t-il de toutes ses forces.

- Bah, ne te fais pas d’illusions, s’amusa le chef. À cette heure, il ne vient jamais personne dans le coin ! Allons, pas d’histoires, jette-nous ta bourse !

- À moi ! insista Arno en tapant du pied contre la porte dans son dos.

Il allait répéter son geste lorsque le premier assaillant s’élança, son couteau pointé en avant. Arno attendit le dernier moment pour projeter sa jambe et cueillir l’homme dans le creux de l’estomac. Sous l’impact, son corps se tordit en deux avant de retomber en arrière, obligeant ses comparses à reculer de quelques pas. Arno comprit en une fraction de seconde qu’il n’aurait pas de seconde chance. Il bondit jusqu’au bas des marches, s’engouffrant dans l’espace libre, et se mit à courir droit devant lui. Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir que ses agresseurs s’étaient lancés à sa poursuite. Au loin sur la gauche, une voiture venait de tourner sur le quai en provenance du pont Notre-Dame.

- À l’aide ! hurla Arno tout en agitant les bras.

En voyant le cocher arrêter son attelage et soulever la lanterne en direction des cris, il appela une nouvelle fois :

- Ici ! À moi !

Le cocher parut hésiter. Il s’était penché vers l’arrière, peut-être pour entendre ce que lui disaient ses passagers, et Arno crut voir qu’il le montrait du doigt. Puis, la portière s’ouvrit et deux hommes sautèrent à terre en tirant leur épée.

- Par ici, l’ami ! gueula le cocher, qui s’était emparé d’un gourdin.

Les trois hommes s’étaient placés de front, dos au carrosse, et lorsqu’Arno parvint à leur hauteur, ils s’écartèrent avant de refermer le rang sur lui. Ses poursuivants avaient ralenti leur course, bientôt rejoints par le cinquième larron qui les suivait en boitant. Leur chef fit un geste de la main et ses hommes se déployèrent pour encercler la voiture. Il toisa durant quelques secondes les nouveaux venus, le sourire aux lèvres, avant de partir d’un rire mauvais.

- Ha ha ! Visez-moi ces godelureaux avec leur bel habit brodé et leurs bas blancs. Eh bien, Messieurs, on fait une gentille promenade au sortir du souper ? Et on vient s’encanailler dans mon quartier ? Mais vos mères, y avez-vous seulement songé ? Elles doivent s’impatienter de vous revoir, non ?

L’homme placé à côté d’Arno répondit doucement :

- Je gage que la tienne saura se montrer reconnaissante lorsque je lui annoncerai qu’on l’a débarrassée de son vilain rejeton…

L’autre ouvrit grand la bouche, les traits déformés par la colère.

- Cre… Crevez-moi ce chien ! aboya-t-il dans un hoquet.

Il se jeta le premier sur son adversaire, le poignard en avant, et sans doute aurait-il porté son coup si Arno ne s’était interposé, déviant la lame au dernier instant. Pris dans son élan, le coupe-jarret perdit l’équilibre et son front vint s’écraser avec force contre l’essieu de la voiture. Ses complices entrèrent à leur tour dans la mêlée. Muni de son  seul gourdin, le cocher fut le premier à succomber, touché au flanc par la dague de son opposant. Arno se jeta aussitôt sur ce dernier, l’empoignant au cou, avant de tomber à terre dans un corps-à-corps qui lui fit échapper son arme. L’homme tenta de rouler sur lui-même pour se dégager, mais Arno lui maintenait fermement le bras autour de la gorge, serrant de toutes ses forces, pendant de longues secondes, jusqu’à entendre son adversaire expirer. Alors qu’il repoussait le corps sur le côté, déjà prêt à se relever, quelque chose vint le frapper par derrière, lui arrachant un cri de douleur. Arno retomba lourdement sur le pavé, face contre terre.

Cette fois, il ne se releva pas.

 

(à suivre ici)

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