jeudi 20 septembre 2012

Starobinski et Rousseau (2)

Dans la revue Europe datée de novembre 1961, parlant de Rousseau, Jean Starobinski écrivait ceci
"Quand, au moment de sa réforme, Rousseau utilise le succès littéraire pour afficher ostensiblement son indépendance et sa pauvreté, son but n'est pas seulement d'attirer l'attention sur sa personne. Cette démonstration de vertu à la manière stoïcienne (ou cynique) revendique une signification et une portée générales. L'individu Rousseau, en se singularisant au vu de tous, cherche à donner une leçon de morale universelle.(...) Tandis que Jean-Jacques offre l'exemple de la véritable norme, toute grandeur, toute supériorité matérielle se voit contrainte de se connaître elle-même sous une forme accusatrice : l'opulence et le pouvoir qui en découle sont usurpation. Cet homme célèbre qui ne veut pas être autre chose que copiste rend sensible ce que la richesse a d'abusif et d'injustifié. Il proclame l'alliance permanente, le lien nécessaire de l'infériorité sociale et de la supériorité morale."

Jean Starobinski
Développée plus longuement dans l'excellent essai intitulé "La transparence et l'obstacle", cette réflexion permet de comprendre le parcours du Genevois entre son premier succès littéraire (le Discours sur les Sciences et les Arts en 1750) jusqu'à la fin de son existence en 1778. 
Oui, Rousseau a voulu afficher "ostensiblement sa pauvreté", en déposant notamment la montre et l'épée (les atours incontournables du mondain), puis  en renonçant à son "faux emploi" de secrétaire auprès de Madame Dupin pour devenir copiste de musique à quelques sous la page.
Oui, il a ainsi donné une leçon de "vertu" et d'"indépendance" aux hommes de lettres de son temps. Certains s'étonnent encore que ni Diderot ni d'Alembert ne se soient offusqués de tels propos. Pourquoi l'auraient-ils fait, alors qu'en tant qu'Encyclopédistes, leur cri de ralliement était alors "liberté, vérité, pauvreté"? Au moment du premier discours, la diatribe de Rousseau ne leur était vraisemblablement pas destinée ! Elle visait essentiellement les plumitifs de second ordre, journalistes et autres écrivaillons prêts à toutes les infamies pour obtenir une place dans une gazette sous contrôle royal. Aux yeux de Rousseau, si la richesse de l'intellectuel est suspecte, c'est qu'elle correspond toujours à un renoncement. La "supériorité morale" (donc la liberté de protester contre le puissant) va toujours de pair avec "l'infériorité sociale" (puisque l'intellectuel est souvent à la solde du puissant).
Pour d'Alembert et Diderot, la parole de Rousseau ne deviendra "accusatrice" qu'à partir des années 1760, lorsqu'ils auront à leur tour renoncé à leurs anciens idéaux. Quémandant les honneurs, s'agenouillant devant les monarques (Catherine II, Frédéric II), acceptant les compromissions qu'ils dénonçaient autrefois, ils se rapprochent peu à peu des cercles de pouvoir et se métamorphosent bientôt en ce que le XXè siècle appellera des intellectuels bourgeois
Un tel rappel n'est pas innocent : il permet du moins de poser un regard plus avisé sur notre propre intelligentsia. 
Sur ceux que le pouvoir a cooptés et qui paradent constamment sur le devant de la scène, mais également sur les autres, les dissidents, condamnés aux coulisses même quand ils clament la vérité.

jeudi 13 septembre 2012

Jansénistes, Jésuites et Philosophes (3)

(lire le début ici)

Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, l'offensive des apologistes chrétiens contre les Encyclopédistes ne se réduit pas à l'anathème ou à l'intimidation. On recense au cours du XVIIIè siècle près de 800 ouvrages apologétiques destinés à raffermir la Foi du chrétien ébranlé par les nouvelles théories.
Fénelon
Ainsi, le recours à la beauté et à la perfection du monde (impliquant l'existence d'un créateur) constitue un argument maintes fois asséné dans les traités religieux de la 1ère moitié du siècle. Plus tard, des auteurs tels que B. de Saint-Pierre (Paul et Virginie) puis Chateaubriand (Génie du Christianisme) reprendront ce thème à leur compte. Aujourd'hui encore, les tenant du "dessein intelligent" (intelligent design) s'inscrivent dans la lignée d'apologistes du XVIIIè tels que Fénelon ou Pluche. Si ces providentialistes ont été raillés par Voltaire dans Candide (souvenons-nous du "Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes", leitmotiv du précepteur Pangloss), il faut bien reconnaître que certains de leurs discours apparaissent aujourd'hui d'une naïveté confondante : "Quant aux océans," prétend l'abbé Pluche dans Le Spectacle de la nature, "on sait qu'ils ont été créés tout exprès pour permettre la navigation et donc favoriser le rapprochement des peuples ! Dieu n'a-t-il pas créé la terre en position droite pour que nous puissions avoir un printemps éternel ? La nature contribue à la civilisation."
abbé Pluche
La 2nde moitié du siècle va voir s'infléchir les positions des apologistes chrétiens : la plupart renoncent progressivement aux références à l'Ecriture sainte ou encore aux preuves métaphysiques de l'existence de Dieu ; d'autres tentent même de montrer que la religion constitue la meilleur voie pour atteindre le bonheur individuel et social (alors que les Encyclopédistes leur reprochent de privilégier un au-delà douteux). Dans un difficile exercice d'équilibriste, certains théologiens parviennent bientôt à concilier la quête d'un bonheur dans l'au-delà et celle du bien-être terrestre. Ainsi, l'abbé Yvon écrit : "Si de quelque côté qu'on envisage la Religion chrétienne, on en voit sortir des rayons de lumière qui en démontrent la vérité, pour peu qu'on la presse par les mêmes endroits, il est facile d'en extraire un suc délicieux qui fait désirer de recueillir les fruits qu'on goûte en son sein." Alors qu'on l'accuse souvent d'être contraignante, la pratique religieuse devient ici source de plaisir immédiat et même de désir !
A la fin du siècle, l'aspiration de l'homme à un bonheur terrestre est devenue légitime dans la plupart des traités religieux. On ne fait plus le bien pour obéir aux impératifs des Evangiles, mais parce que l'acte vertueux profite à tous et qu'il favorise la sociabilité ! En déplaçant leur argumentaire sur le terrain de leurs adversaires (les valeurs mondaines) et en délaissant la notion de l'absolu divin, les apologistes chrétiens reconnaissent déjà leur défaite
(à suivre)

dimanche 9 septembre 2012

Le discours antiphilosophique

Aujourd'hui oublié, le discours antiphilosophique du XVIIIè siècle ne se résume pas à la thématique jésuitique. Voici quelques passages extraits de pamphlets écrits par des opposants littéraires ou encore politiques.


Jean-Antoine Rigoley de Juvigny (1709-1788)
De la décadence des lettres et des mœurs (publié en 1787)   

L’esprit destructeur qui domine aujourd’hui, n’a plus rien qui l’arrête. Le philosophisme a pénétré partout, a tout corrompu, les Lettres, les Sciences et les Arts. La suite de cette affligeante révolution a été la dépravation générale des mœurs. Eh ! Comment se seraient-elles conservées pures, quand un luxe dévorant creuse à chaque instant l’abîme de la misère et concourt de jour en jour à les corrompre ? Quand tout respire un esprit d’indépendance et de liberté qui nous porte à briser les liens qui nous attachent à l’Etat et à la Société, et fait de nous des égoïstes également indifférents au mal comme au bien, à la vertu comme au vice ? Quand une ingrate et fausse philosophie cherche à éteindre dans nos cœurs la piété filiale, l’amour que nous apportons, en naissant, pour nos Rois et l’attachement que nous devons à notre patrie ? Quand le mérite timide et le savoir modeste ne sont ni protégés ni récompensés, tandis que l’ignorance intrigante et présomptueuse trouve partout des protecteurs qui lui ressemblent ? Quand, en un mot, on a perdu toute idée de devoir, tout principe, toute règle de conduite et tout sentiment de religion ?




Baron Pierre-Victor de Benseval (1721-1791, Mémoires sur la cour de France, (publié en 1987)

Il y a, je le sais, des choses à réformer ; mais la pire est la licence des philosophes, espèce d’hommes qui, joignant des études sérieuses à des bouffées d’indépendance et de rébellion, apportent dans la société l’abus des connaissances. L’orgueil fait la base de leur caractère, et l’égoïsme est leur maxime fondamentale. Voltaire est leur patriarche et les dédaigne. Ils ont adopté le mépris qu’il affiche de tous les principes ; mais n’ayant pas sa grâce pour colorer leur doctrine, ils ne sont que des pédants fort dangereux. Ils attaquent la religion parce qu’elle est un frein, et l’autorité des rois, pour la même raison. Ils prêchent l’égalité des conditions pour niveler tout ce qui s’élève au-dessus d’eux ; enfin, ils opèrent par leurs écrits ce qu’on faisait, dans les jours d’ignorance, par les conjurations, par le poison et le fer. Les rois s’endorment là-dessus ; l’Eglise lance des foudres perdues ; le Parlement brule un livre, pour le multiplier ; l’avenir est menacé des terribles effets de cette insouciance ; elle sera le germe de grands malheurs. 




Vicomte Louis de Bonald (1754-1840), article paru dans le Mercure de France (publié en 1806)
 « Voltaire, me dira le philosophe de ce siècle le plus profond en doctrine révolutionnaire, Voltaire a fait tout ce que nous voyons » et je ne sais si aux yeux du juge suprême, qui pèse au poids du sanctuaire nos erreurs et nos vertus,  Voltaire peut être absous du bien qu’il a fait par le mal qu’il a occasionné. Il observait si l’on veut, la petite morale ; mais il bouleversait la grande ; et en bâtissant un village, il démolissait l’Europe. JJ Rousseau, autre écrivain qui eut aussi l’ambition d’être le précepteur du genre humain, n’a pas laissé grâce à ses Confessions, la même ressource à ses admirateurs ; et il est difficile de justifier les erreurs de ses écrits par la sagesse de sa conduite. Il est même quelques actions de sa vie qu’on essaierait vainement de rejeter sur l’indépendance un peu sauvage de son génie, et qu’on ne peut charitablement attribuer qu’au désordre prouvé de sa raison. (…) Mais en vérité, lorsque l’on voit des écrivains doués, quelques-uns, des plus rares talents, et qui, tous ensemble, ont pris un si haut ascendant sur leur siècle, traiter la philosophe par hyperboles, publier sur les objets les plus importants, leurs conceptions hardies qu’on ne doit pas prendre à la rigueur, et faire ainsi, avec une inconcevable témérité, de l’esprit sur les lois, les mœurs, la religion, l’autorité politique, au milieu de la société, et en présence de toutes les passions ; on ne peut s’empêcher de les comparer à des enfants qui, dans leurs jeux imprudents, tranquilles sur des dangers qu’ils ne soupçonnent même pas, s’amuseraient à tirer des feux d’artifice dans un magasin à poudre.