Dans la revue Europe datée de novembre 1961, parlant de Rousseau, Jean Starobinski écrivait ceci:
"Quand, au moment de sa réforme, Rousseau utilise le succès littéraire pour afficher ostensiblement son indépendance et sa pauvreté, son but n'est pas seulement d'attirer l'attention sur sa personne. Cette démonstration de vertu à la manière stoïcienne (ou cynique) revendique une signification et une portée générales. L'individu Rousseau, en se singularisant au vu de tous, cherche à donner une leçon de morale universelle.(...) Tandis que Jean-Jacques offre l'exemple de la véritable norme, toute grandeur, toute supériorité matérielle se voit contrainte de se connaître elle-même sous une forme accusatrice : l'opulence et le pouvoir qui en découle sont usurpation. Cet homme célèbre qui ne veut pas être autre chose que copiste rend sensible ce que la richesse a d'abusif et d'injustifié. Il proclame l'alliance permanente, le lien nécessaire de l'infériorité sociale et de la supériorité morale."
Jean Starobinski |
Développée plus longuement dans l'excellent essai intitulé "La transparence et l'obstacle", cette réflexion permet de comprendre le parcours du Genevois entre son premier succès littéraire (le Discours sur les Sciences et les Arts en 1750) jusqu'à la fin de son existence en 1778.
Oui, Rousseau a voulu afficher "ostensiblement sa pauvreté", en déposant notamment la montre et l'épée (les atours incontournables du mondain), puis en renonçant à son "faux emploi" de secrétaire auprès de Madame Dupin pour devenir copiste de musique à quelques sous la page.
Oui, il a ainsi donné une leçon de "vertu" et d'"indépendance" aux hommes de lettres de son temps. Certains s'étonnent encore que ni Diderot ni d'Alembert ne se soient offusqués de tels propos. Pourquoi l'auraient-ils fait, alors qu'en tant qu'Encyclopédistes, leur cri de ralliement était alors "liberté, vérité, pauvreté"? Au moment du premier discours, la diatribe de Rousseau ne leur était vraisemblablement pas destinée ! Elle visait essentiellement les plumitifs de second ordre, journalistes et autres écrivaillons prêts à toutes les infamies pour obtenir une place dans une gazette sous contrôle royal. Aux yeux de Rousseau, si la richesse de l'intellectuel est suspecte, c'est qu'elle correspond toujours à un renoncement. La "supériorité morale" (donc la liberté de protester contre le puissant) va toujours de pair avec "l'infériorité sociale" (puisque l'intellectuel est souvent à la solde du puissant).
Pour d'Alembert et Diderot, la parole de Rousseau ne deviendra "accusatrice" qu'à partir des années 1760, lorsqu'ils auront à leur tour renoncé à leurs anciens idéaux. Quémandant les honneurs, s'agenouillant devant les monarques (Catherine II, Frédéric II), acceptant les compromissions qu'ils dénonçaient autrefois, ils se rapprochent peu à peu des cercles de pouvoir et se métamorphosent bientôt en ce que le XXè siècle appellera des intellectuels bourgeois.
Un tel rappel n'est pas innocent : il permet du moins de poser un regard plus avisé sur notre propre intelligentsia.
Sur ceux que le pouvoir a cooptés et qui paradent constamment sur le devant de la scène, mais également sur les autres, les dissidents, condamnés aux coulisses même quand ils clament la vérité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour commenter cet article...