mardi 15 juillet 2014

Mme Geoffrin vue par Sainte-Beuve (2)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle. 
 
Sainte Beuve

Elle conçut d’abord cette machine qu’on appelle un salon dans toute son étendue, et sut l’organiser au complet avec des rouages doux, insensibles, mais savants et entretenus par un soin continuel. Elle n’embrassa pas seulement dans sa sollicitude les gens de Lettres proprement dits, mais elle s’occupa des artistes, sculpteurs et peintres, pour les mettre tous en rapport entre eux et avec les gens du monde; en un mot, elle conçut l’Encyclopédie du siècle en action et en conversation autour d’elle. Elle eut chaque semaine deux dîners de fondation, le lundi pour les artistes : on y voyait les Vanloo, Vernet, Boucher, La Tour, Vien, Lagrenée, Soufflot, Lemoine, quelques amateurs de distinction et protecteurs des arts, quelques littérateurs comme Marmontel pour soutenir la conversation et faire la liaison des uns aux autres. Le mercredi, c’était le dîner des gens de Lettres: on y voyait d’Alembert, Mairan, Marivaux, Marmontel, le chevalier de Chastellux, Morellet, Saint-Lambert, Helvétius, Raynal, Thomas, Grimm, d’Holbach, Burigny de l’Académie des Inscriptions. Une seule femme y était admise avec la maîtresse de la maison : c’était Mlle de Lespinasse. Mme Geoffrin avait remarqué que plusieurs femmes dans un dîner distraient les convives, dispersent et éparpillent la conversation: elle aimait l’unité et à rester centre. Le soir, la maison de Mme Geoffrin continuait d’être ouverte, et la soirée se terminait par un petit souper très simple et très recherché, composé de cinq ou six amis intimes au plus, et cette fois de quelques femmes, la fleur du grand monde. Pas un étranger de distinction ne vivait ou ne passait à Paris sans aspirer à être admis chez Mme Geoffrin. Les princes y venaient en simples particuliers; les ambassadeurs n’en bougeaient dès qu’ils y avaient pied. L’Europe y était représentée dans la personne des Caraccioli, des Creutz, des Galiani, des Gatti, des Hume et des Gibbon.
En haut à gauche, Marivaux et Rousseau ; en bas à droite, d'Alembert ; debout, Mlle Clairon
On le voit déjà, de tous les salons du XVIIIe siècle, c’est celui de Mme Geoffrin qui est le plus complet. Il l’est plus que celui de Mme Du Deffand, qui, depuis la défection de d’Alembert et des autres à la suite de Mlle de Lespinasse, avait perdu presque tous les gens de Lettres. Le salon de Mlle de Lespinasse, à part cinq ou six amis de fond, n’était lui-même formé que de gens assez peu liés entre eux, pris çà et là, et que cette spirituelle personne assortissait avec un art infini. Le salon de Mme Geoffrin nous représente, au contraire, le grand centre et le rendez-vous du XVIIIe siècle. Il fait contrepoids, dans son action décente et dans sa régularité animée, aux petits dîners et soupers licencieux de Mlle Quinault, de Mlle Guimard, et des gens de finances, les Pelletier, les La Popelinière. Vers la fin ce salon voit se former, en émulation et un peu en rivalité avec lui, les salons du baron d’Holbach, de Mme Helvétius, en partie composés de la fleur des convives de Mme Geoffrin, et en partie de quelques têtes que Mme Geoffrin, avait trouvées trop vives pour les admettre à ses dîners. Le siècle s’ennuyait à la fin d’être contenu par elle et conduit à la lisière, il voulait parler de tout à haute voix et à coeur joie.
L’esprit que Mme Geoffrin apportait dans le ménagement et l’économie de ce petit empire qu’elle avait si largement conçu, était un esprit de naturel, de justesse et de finesse, qui descendait aux moindres détails, un esprit adroit, actif et doux. Elle avait fait passer le rabot sur les sculptures de son appartement: c’était ainsi chez elle au moral, et Rien en relief semblait sa devise. « Mon esprit, disait-elle, est comme mes jambes ; j’aime à me promener dans un terrain uni, mais je ne veux point monter une montagne pour avoir le plaisir de dire lorsque j’y suis arrivée: J’ai monté celte montagne. » Elle aimait la simplicité, et, au besoin, elle l’aurait affectée un peu. Son activité était de celles qui se font remarquer principalement par le bon ordre, une de ces activités discrètes qui agissent sur tous les points presque en silence et insensiblement. Maîtresse de maison, elle a l’oeil à tout; elle préside, elle gronde pourtant, mais d’une gronderie qui n’est qu’à elle; elle veut qu’on se taise à temps, elle fait la police de son salon. D’un seul mot: Voilà qui est bien, elle arrête à point les conversations qui s’égarent sur des sujets hasardeux et les esprits qui s’échauffent: ils la craignent et vont faire leur sabbat ailleurs. Elle a pour principe de ne causer elle-même que quand il le faut, et de n’intervenir qu’à de certains moments, sans tenir trop longtemps le dé. C’est alors qu’elle place des maximes sages, des contes piquants, de la morale anecdotique et en action, ordinairement aiguisée par quelque expression ou quelque image bien familière. Tout cela ne sied bien que dans sa bouche, elle le sait: aussi dit-elle « qu’elle ne veut pas que l’on prêche ses sermons, que l’on conte ses contes, ni qu’on touche à ses pincettes. »
Madame Geoffrin
S’étant de bonne heure posée en vieille femme et en maman des gens qu’elle reçoit, elle a un moyen de gouvernement, un petit artifice qui est à la longue devenu un tic et une manie: c’est de gronder; mais c’est à faire à elle de gronder. N’est pas grondé par elle qui veut; c’est la plus grande marque de sa faveur et de sa direction. Celui qu’elle aime le mieux est aussi le mieux grondé. Horace Walpole, avant d’avoir passé, enseignes déployées, dans le camp de Mme Du Deffand, écrivait de Paris à son ami Gray:
 
« (25 janvier 1766.) Mme Geoffrin, dont vous avez beaucoup entendu parler, est une femme extraordinaire, avec plus de sens commun que je n’en ai presque jamais rencontré. Une grande promptitude de coup d’oeil à découvrir les caractères, de la pénétration à aller au fond de chacun, et un crayon qui ne manque jamais la ressemblance; et elle est rarement en beau. Elle exige pour elle et sait se conserver, en dépit de sa naissance et de leurs absurdes préjugés d’ici sur la noblesse, une grande cour et des égards soutenus. Elle y réussit par mille petits artifices et bons offices d’amitié, et par une liberté et une sévérité qui semble être sa seule fin en tirant le monde à elle; car elle ne cesse de gronder ceux qu’elle a une fois enjôlés. Elle a peu de goût et encore moins de savoir, mais elle protège les artistes et les auteurs, et elle fait la cour à un petit nombre de gens pour avoir le crédit d’être utile à ses protégés. Elle a fait son éducation sous la fameuse Mme de Tencin, qui lui a donné pour règle de ne jamais rebuter aucun homme; car, disait l’habile matrone, « quand même neuf sur dix ne se donneraient pas un liard de peine pour vous, le dixième peut vous devenir un ami utile. » Elle n’a pas adopté ni rejeté en entier ce plan, mais elle a tout à fait gardé l’esprit de la maxime. En un mot, elle nous offre un abrégé d’empire qui subsiste au moyen de récompenses et de peines. »
L’office de majordome de son salon était en général confié à Burigny, l’un de ses plus anciens amis, et l’un des mieux grondés de tous. Quand il y avait quelque infraction au règlement et qu’il éclatait quelque imprudence de parole, c’était à lui qu’elle s’en prenait volontiers pour n’y avoir pas mis bon ordre.
On en riait, on en plaisantait avec elle-même, et l’on se soumettait à ce régime qui ne laissait pas d’être assez étroit et exigeant, mais qui était tempéré de tant de bonté et de bienfaisance. Ce droit de correction, elle se l’assurait à sa manière en plaçant de temps en temps sur votre tête quelque bonne petite rente viagère, sans oublier le cadeau annuel de la culotte de velours.(...)
Sa bienfaisance était grande autant qu’ingénieuse, et chez elle un vrai don de nature: elle avait l’humeur donnante, comme elle disait. Donner et pardonner, c’était sa devise. Le bienfait de sa part était perpétuel. Elle ne pouvait s’empêcher de faire des cadeaux à tous, au plus pauvre homme de Lettres comme à l’impératrice d’Allemagne, et elle les faisait avec cet art et ce fini de délicatesse qui ne permet pas de refuser sans une sorte de grossièreté. Sa sensibilité s’était perfectionnée par la pratique du bien et par un tact social exquis. Sa bienfaisance avait, comme toutes ses autres qualités, quelque chose de singulier et d’original qui ne se voyait qu’en elle. On en a cité mille traits charmants, imprévus, dont Sterne eût fait son profit; je n’en rappellerai qu’un. On lui faisait remarquer un jour que tout était chez elle en perfection, tout, excepté la crème, qui n’était point bonne. — « Que voulez-vous? dit-elle, je ne puis changer ma laitière. » — « Eh! qu’a donc fait cette laitière, pour qu’on ne la puisse changer? » — « C’est que je lui ai donné deux vaches. » — « La belle raison! » s’écria-t-on de toutes parts. Et en effet, un jour que cette laitière pleurait de désespoir d’avoir perdu sa vache, Mme Geoffrin lui en avait donné deux, une de plus pour la consoler d’avoir tant pleuré, et, depuis ce jour aussi, elle ne comprenait pas qu’elle pût jamais changer cette laitière. Voilà le rare et le délicat. Bien des gens eussent été capables de donner une vache ou même deux; mais de garder la laitière ingrate ou négligente, malgré sa mauvaise crème, c’est ce qu’on n’eût pas fait. Mme Geoffrin le faisait pour elle-même, pour ne pas se gâter le souvenir d’une action charmante. Elle voulait faire du bien à sa manière, c’était sa qualité distinctive. De même qu’elle grondait non pour corriger, mais pour son plaisir, de même elle donnait, non pour faire des heureux ou des reconnaissants, mais, avant tout, pour se rendre contente elle-même. Son bienfait était comme marqué à un coin de brusquerie et d’humeur; elle avait les remerciements en aversion: « Les remerciements, a-t-on dit, lui causaient une colère aimable et presque sérieuse. » Elle avait là-dessus toute une théorie poussée au paradoxe, et elle allait jusqu’à faire en toute forme l’éloge de l’ingratitude. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que, même en donnant, elle voulait se payer par ses mains, et qu’elle savait goûter toute seule la satisfaction d’obliger. Le dirai-je? je crois retrouver là, même au sein d’une nature excellente, ce coin d’égoïsme et de sécheresse inhérente au xvIIIe siècle. 
Mme de Tencin

L’élève de Mme de Tencin, l’amie de Fontenelle, reparaît jusque dans l’instant où elle se livre à son penchant de coeur; elle s’y livre, mais sans abandon encore et en concertant toute chose. On sait de Montesquieu aussi une très belle action de bienfaisance, après laquelle il se déroba avec brusquerie et presque avec dureté aux remerciements et aux larmes de l’obligé. Le mépris des hommes perce trop ici jusque dans le bienfaiteur. Est-ce donc bien prendre son temps pour les mépriser que de choisir précisément l’instant où on les élève, où on les attendrit et où on les rend meilleurs? Dans l’admirable chapitre de saint Paul sur la Charité, on lit, entre autres caractères de cette vertu divine : « Charitas non quaerit quae sua sunt... Non cogitat malum... La Charité ne recherche point ce qui lui est propre. Elle ne soupçonne pas le mal. » Ici, au contraire, cette bienfaisance mondaine et sociale cherche son plaisir, son goût particulier et sa satisfaction propre, et il s’y mêle de plus un peu de malice et d’ironie. Je sais tout ce qu’on peut dire en faveur de cette vertu respectable et charmante, alors même qu’elle songe à soi. Mme Geoffrin, quand on la prenait là-dessus, avait mille bonnes réponses, et fines comme elle: « Ceux, disait-elle, qui obligent rarement, n’ont pas besoin de maximes usuelles; mais ceux qui obligent souvent doivent obliger de la manière la plus agréable pour eux-mêmes, parce qu’il faut faire commodément ce qu’on veut faire tous les jours. » Il y a du Franklin dans cette maxime-là, du Franklin corrigeant et épaississant un peu le sens trop spirituel de la Charité selon saint Paul. Respectons, honorons donc la libéralité naturelle et raisonnée de Mme Geoffrin; mais reconnaissons toutefois qu’il manque à toute cette bonté et à cette bienfaisance une certaine flamme céleste, comme il manque à tout cet esprit et a cet art social du XVIIIe siècle une fleur d’imagination et de poésie, un fond de lumière également céleste. Jamais on ne voit dans le lointain le bleu du ciel ni la clarté des étoiles.
Nous avons pu déjà nous faire une idée de la forme et de la qualité de l’esprit de Mme Geoffrin. La qualité dominante chez elle était la justesse et le bon sens. Horace Walpole que j’aime à citer, bon juge et peu suspect, avait beaucoup vu Mme Geoffrin avant d’être à Mme Du Deffand; il la goûtait extrêmement et n’en parle jamais que comme d’une des meilleures têtes, un des meilleurs entendements qu’il ait rencontrés, et comme de la personne qui possède la plus grande connaissance du monde. Écrivant à lady Hervey après une attaque de goutte qu’il venait d’avoir, il disait :
 
« (Paris, 13 octobre 1765). Mme Geoffrin est venue l’autre soir, et s’est assise deux heures durant à mon chevet; j’aurais juré que c’était milady Hervey, tant elle fut pleine de bonté pour moi. Et c’était avec tant de bon sens, de bonne information, de bon conseil et d’à-propos! Elle a surtout une manière de vous reprendre qui me charme. Je n’ai jamais vu, depuis que j’existe, personne qui atteigne si au vif les défauts, les vanités, les faux airs d’un chacun, qui vous les développe avec tant de netteté, et qui vous en convainque si aisément. Je n’avais jamais aimé à être redressé auparavant; maintenant vous ne pouvez vous imaginer combien j’y ai pris goût. Je la fais à la fois mon Confesseur et mon Directeur, et je commence à croire que je serai à la fin une créature raisonnable, ce à quoi je n’avais jamais visé jusqu’ici. La prochaine fois que je la verrai, je compte bien lui dire: « O Sens-Commun, assieds-toi là: j’ai été jusqu’ici pensant de telle et telle sorte; dis, n’est-ce pas bien absurde? » Quant à toute autre espèce de sens et de sagesse, je ne les ai jamais aimés, et maintenant je vais les haïr à cause d’elle. Si cela valait la peine qu’elle s’en mêlât, je puis vous assurer, Madame, qu’elle pourrait me gouverner comme un enfant. »
Eu toute rencontre, il parle d’elle comme de la raison même :
On commence à se faire une idée de l’espèce de charme singulier et grondeur qu’exerçait autour d’elle le bon sens de Mme Geoffrin. Elle aimait à morigéner son monde, et elle faisait le plus souvent goûter la leçon. Il est vrai que si l’on ne s’y prêtait pas, si l’on se dérobait à son envie de conseiller et de redresser, elle n’était pas contente, et un petit accent plus sec vous avertissait qu’elle était piquée dans son faible, dans sa prétention de mentor et de directeur.
On a dernièrement imprimé ce petit billet d’elle à David Hume, comme échantillon de sa façon de bourrer les gens quand elle en était contente; je n’y supprime que les fautes d’orthographe, car Mme Geoffrin ne savait pas l’orthographe, et ne s’en cachait pas:
 
« Il ne vous manquait, mon gros drôle, pour être un parfait petit-maître, que de jouer le beau rigoureux, en ne faisant pas de réponse à un billet doux que je vous ai écrit par Gatti. Et pour avoir tous les airs (aires)possibles, vous voulez vous donner celui d’être modeste. »
Mme de Tencin appelait les gens d’esprit de son monde ses bêtes; Mme Geoffrin continuait un peu de les traiter sur le même pied et à la baguette. Elle était grondeuse par état, par bonne grâce de vieille, par contenance.
Elle jugeait ses amis, ses habitués, en toute rectitude, et on a retenu d’elle des mots terribles qui lui échappaient, non plus en badinant. C’est elle qui a dit de l’abbé Trublet, qu’on appelait devant elle un homme d’esprit : « Lui, un homme d’esprit ! c’est un sot frotté d’esprit. » Elle disait du duc de Nivernais : « il est manqué de partout, guerrier manqué, ambassadeur manqué, auteur manqué, etc. » Rulhière lisait dans les salons ses Anecdotes manuscrites sur la Russie; elle aurait voulu qu’il les jetât au feu, et elle lui offrait de l’en dédommager par une somme d’argent. Rulhière s’indignait, et mettait en avant tous les grands sentiments d’honneur, de désintéressement, d’amour de la vérité; elle ne lui répondit que par ces mots: « En voulez-vous davantage? » On voit que Mme Geoffrin n’était douce que quand elle le voulait, et que cette bénignité d’humeur et de bienfaisance recouvrait une expérience amère.
le diplomate Rulhière
J’ai déjà cité Franklin à son sujet. Elle avait de ces maximes qui semblent provenir d’un même bon sens calculateur et ingénieux, tout pratique. Elle avait fait graver sur ses jetons cette maxime: « L’économie est la source de l’indépendance et de la liberté. » Et cette autre: « Il ne faut pas laisser croître l’herbe sur le chemin de l’amitié. »
Son esprit était de ces esprits fins dont Pascal a parlé, qui sont accoutumés à juger au premier abord et tout d’une vue, et qui ne reviennent guère à ce qu’ils ont une fois manqué. Ce sont des esprits qui redoutent un peu la fatigue et l’ennui, et dont le jugement sain et quelquefois perçant n’est pas continu. Mme Geoffrin, douée au plus haut degré de cette sorte d’esprit, différait tout à fait en cela de Mme Du Châtelet par exemple, laquelle aimait à suivre et à épuiser un raisonnement. Ces esprits délicats et rapides sont surtout propres à la connaissance du monde et des hommes; ils aiment à promener leur vue plutôt qu’à l’arrêter. Mme Geoffrin avait besoin, pour ne pas se lasser, d’une grande variété de personnes et de choses. Les empressements la suffoquaient ; la trop de durée, même d’un plaisir, le lui rendait insupportable; « de la société la plus aimable, elle ne voulait que ce qu’elle en pouvait prendre à ses heures et à son aise. » Une visite qui menaçait de se prolonger et de s’éterniser la faisait pâlir et tourner à la mort. Un jour qu’elle vit le bon abbé de Saint-Pierre s’installer chez elle pour toute une soirée d’hiver, elle eut un moment d’effroi, et, s’inspirant de la situation désespérée, elle fit si bien qu’elle tira parti du digne abbé, et le rendit amusant. Il en fut tout étonné lui-même, et, comme elle lui faisait compliment de sa bonne conversation en sortant, il répondit : « Madame, je ne suis qu’un instrument dont vous avez bien joué. » Mme Geoffrin était une habile virtuose.
Je ne fais dans tout ceci qu’extraire et résumer les Mémoires du temps. C’est un plaisir plus grand qu’on ne suppose, de relire ces auteurs du XVIIIe siècle qu’on répute secondaires, et qui sont tout simplement excellents dans la prose modérée. Il n’y a rien d’agréable, de délicat et de distingué comme les pages que Marmontel a consacrées dans ses Mémoires à Mme Geoffrin et à la peinture de cette société. Morellet lui-même, quand il parle d’elle, est non pas un excellent peintre, mais un parfait analyste; la main qui écrit est bien un peu lourde, mais la plume est nette et fine. Il n’est pas jusqu’à Thomas, qu’on donne pour emphatique, qui ne soit très agréable et très heureux d’expression au sujet de Mme Geoffrin. On répète toujours que Thomas est enflé; mais nous-mêmes nous sommes devenus, dans notre habitude d’écrire, si enflés, si métaphoriques, que Thomas relu me paraît simple.
Stanislas de Pologne
Le grand événement de la vie de Mme Geoffrin fut le voyage qu’elle fit en Pologne (1766), pour aller voir le roi Stanislas Poniatowski. Elle l’avait connu tout jeune homme à Paris, et l’avait rencontré comme tant d’autres dans ses bienfaits. A peine monté sur le trône de Pologne, il lui écrivit: Maman, votre fils est roi; et il la pria avec instance de le venir visiter. Elle n’y résista point, malgré son âge déjà avancé; elle passa par Vienne, et y fut l’objet marqué des attentions des souverains. On a cru qu’une petite commission diplomatique se glissa au fond de ce voyage. On a les lettres de Mme Geoffrin écrites de Varsovie, elles sont charmantes; elles coururent Paris, et ce n’était pas avoir bon air dans ce temps-là que de les ignorer. Voltaire choisit ce moment pour lui écrire comme à une puissance; il la priait d’intéresser le roi de Pologne à la famille Sirven. Mme Geoffrin avait bonne tête, et ce voyage ne la lui tourna point. Marmontel, en lui écrivant, avait paru croire que ces attentions dont une simple particulière était l’objet de la part des monarques, allaient faire une révolution dans les idées; Mme Geoffrin le remet au vrai point de vue :
 
« Non, mon voisin, lui répond-elle (voisin, parce que Marmontel logeait dans sa maison), non, pas un mot de tout cela: il n’arrivera rien de tout ce que vous pensez. Toutes choses resteront dans l’état où je les ai trouvées, et vous retrouverez aussi mon coeur tel que vous le connaissez, très sensible à l’amitié. »
Écrivant à d’Alembert, de Varsovie également, elle disait, en se félicitant de son lot, et sans ivresse :
 
« Ce voyage fait, je sens que j’aurai vu assez d’hommes et de choses pour être convaincue qu’ils sont partout à peu près les mêmes. J’ai mon magasin de réflexions et de comparaisons bien garni pour le reste de ma vie. »
Et elle ajoute dans un sentiment aussi touchant qu’élevé, sur son royal pupille:
 
« C’est une terrible condition que d’être roi de Pologne. Je n’ose lui dire à quel point je le trouve malheureux; hélas! il ne le sent que trop souvent. Tout ce que j’ai vu depuis que j’ai quitté mes pénates me fera remercier Dieu d’être née Française et particulière. »
Au retour de ce voyage où elle avait été comblée d’honneurs et de considération, elle redoubla de modestie habile. On peut croire que cette modestie, chez elle, n’était qu’une manière plus douce, et pleine de goût, de porter son amour-propre et sa gloire. Mais elle excellait à cette manière discrète et proportionnée. Comme Mme de Maintenon, elle était de cette race des glorieuses modestes. Quand on la complimentait et qu’on l’interrogeait sur ce voyage, qu’elle répondit ou qu’elle ne répondît pas, elle ne mettait d’affectation ni dans ses paroles ni même dans son silence. Personne ne connaissait mieux qu’elle, mieux que cette bourgeoise de Paris, l’art d’en user avec les grands, d’en tirer ce qu’il fallait sans s’effacer ni se prévaloir, et de se tenir en tout et avec tous d’un air aisé sur la limite des bienséances.
Comme toutes les puissances, elle eut l’honneur d’être attaquée. Palissot essaya de la traduire deux fois sur la scène à titre de patronne des Encyclopédistes. Mais, de toutes les attaques, la plus sensible à Mme Geoffrin dut être la publication des Lettres familières de Montesquieu, que l’abbé de Guasco fit imprimer en 1767 pour lui être désagréable. Quelques mots de Montesquieu contre Mme Geoffrin indiquent assez ce qu’on pourrait d’ailleurs deviner, qu’il entre toujours un peu d’intrigue et de manège partout où il y a des hommes à gouverner, même quand ce sont les femmes qui s’en chargent. Mme Geoffrin, d’ailleurs, eut le crédit de faire arrêter l’édition, et on mit des cartons aux endroits où il était question d’elle.
La dernière maladie de Mme Geoffrin présenta des circonstances singulières. Tout en soutenant de ses libéralités l’Encyclopédie, elle avait toujours gardé un fond ou un coin de religion. La Harpe raconte qu’elle avait à sa dévotion un confesseur capucin, confesseur à très large manche, pour la commodité de ses amis qui en auraient eu besoin; car si elle n’aimait pas, quand on était de ses amis, qu’on se fit mettre à la Bastille, elle n’aimait pas non plus qu’on mourût sans confession. Pour elle, tout en vivant avec les philosophes, elle allait à la messe, comme on va en bonne fortune, et elle avait sa tribune à l’église des Capucins, comme d’autres auraient eu leur petite maison. L’âge augmenta cette disposition sérieuse ou bienséante. A la suite d’un Jubilé qu’elle suivit trop exactement dans l’été de 1776, elle tomba en paralysie, et sa fille, profitant cet état, ferma la porte aux philosophes, dont elle craignait l’influence sur sa mère. D’Alembert, Marmontel, Morellet, furent brusquement exclus; on juge de la rumeur. Turgot écrivait à Condorcet: « Je plains cette pauvre Mme Geoffrin de sentir cet esclavage, et d’avoir ses derniers moments empoisonnés par sa vilaine fille. » Mme Geoffrin ne s’appartenait plus; même en revenant à elle, elle sentit qu’il lui fallait choisir entre sa fille et ses amis, et le sang l’emporta: « Ma fille, disait-elle en souriant, est comme Godefroy de Bouillon, elle a voulu défendre mon tombeau contre les Infidèles. » Elle faisait passer sous main à ces mêmes Infidèles ses amitiés et ses regrets; elle leur envoyait des cadeaux. Sa raison était affaiblie, mais sa forme d’esprit subsistait toujours, et elle se réveillait pour dire de ces mots qui la montraient encore semblable à elle-même. On s’entretenait autour de son lit des moyens que les Gouvernements pourraient employer pour rendre les peuples heureux, et chacun d’inventer de grandes choses: « Ajoutez-y, dit-elle, le soin de procurer des plaisirs, chose dont on ne s’occupe pas assez. »
Elle mourut sur la paroisse de Saint-Roch, le 6 octobre 1777. — Le nom de Mme Geoffrin et son genre d’influence nous ont naturellement rappelé un autre nom aimable, qu’il est trop tard ici pour venir balancer avec le sien. La Mme Geoffrin de nos jours, Mme Récamier, eut de plus que l’autre la jeunesse, la beauté, la poésie, les grâces, l’étoile au front, ajoutons, une bonté non pas plus ingénieuse, mais plus angélique. Ce que Mme Geoffrin eut de plus dans son gouvernement de salon bien autrement étendu et considérable, ce fut une raison plus ferme et plus à domicile en quelque sorte, qui faisait moins de frais et d’avances, moins de sacrifices au goût des autres; ce fut ce bon sens unique dont Walpole nous a si bien rendu l’idée, un esprit non seulement délicat et fin, mais juste et perçant.

Mme Geoffrin vue par Sainte-Beuve (1)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle. 
 
 
Sainte Beuve

Après tout ce que j’ai dit des femmes du XVIIIe siècle, il y aurait une trop grande lacune si je ne parlais de Mme Geoffrin, l’une des plus célèbres et dont l’influence a été le plus grande. Mme Geoffrin n’a rien écrit que quatre ou cinq lettres qu’on a publiées; on cite d’elle quantité de mots justes et piquants; mais ce ne serait pas assez pour la faire vivre ce qui la caractérise en propre et lui mérite le souvenir de la postérité, c’est d’avoir eu le salon le plus complet, le mieux organisé et, si je puis dire, le mieux administré de son temps, le salon le mieux établi qu’il y ait en en France depuis la fondation des salons, c’est-à-dire depuis l’hôtel Rambouillet.
 Le salon de Mme Geoffrin a été l’une des institutions du XVIIIe siècle.
Marie-Thérèse Geoffrin, par Nattier (1738)
Il y a des personnes peut-être qui s’imaginent qu’il suffit d’être riche, d’avoir un bon cuisinier, une maison confortable et située dans un bon quartier, une grande envie de voir du monde, et de l’affabilité à le recevoir, pour se former un salon: on ne parvient de la sorte qu’à ramasser du monde pêle-mêle, à remplir son salon, non à le créer; et si l’on est très riche, très actif, très animé de ce genre d’ambition qui veut briller, et à la fois bien renseigné sur la liste des invitations à faire, déterminé à tout prix à amener à soi les rois ou reines de la saison, on peut arriver à la gloire qu’obtiennent quelques Américains chaque hiver à Paris: ils ont des raouts brillants, on y passe, on s’y précipite, et, l’hiver d’après, on ne s’en souvient plus. Qu’il y a loin de ce procédé d’invasion à l’art d’un établissement véritable! Cet art ne fut jamais mieux connu ni pratiqué que dans le XVIIIe siècle, au sein de cette société régulière et pacifique, et personne ne le poussa plus avant, ne le conçut plus en grand, et ne l’appliqua avec plus de perfection et de fini dans le détail que Mme Geoffrin. Un cardinal romain n’y aurait pas mis plus de politique, plus d’habileté fine et douce, qu’elle n’en dépensa durant trente ans. C’est surtout en l’étudiant de près qu’on se convainc qu’une grande influence sociale a toujours sa raison, et que, sous ces fortunes célèbres qui se résument de loin en un simple nom qu’on répète, il y a eu bien du travail, de l’étude et du talent; dans le cas présent de Mme Geoffrin, il faut ajouter, bien du bon sens.
Mme Geoffrin ne nous apparaît que déjà vieille, et sa jeunesse se dérobe à nous dans un lointain que nous n’essaierons pas de pénétrer. Bourgeoise et très bourgeoise de naissance, née à Paris dans la dernière année du XVIIe siècle, Marie-Thérèse Rodet avait été mariée le 19 juillet 1713 à Pierre-François Geoffrin, gros bourgeois, un des lieutenants-colonels de la garde nationale d’alors, et l’un des fondateurs de la Manufacture des glaces. Une lettre de Montesquieu, du mois de mars 1748, nous montre Mme Geoffrin, à cette date, réunissant très bonne compagnie chez elle, et centre déjà de ce cercle qui devait, durant vingt-cinq ans, se continuer et s’agrandir. D’où sortait donc cette personne si distinguée et si habile, qui ne semblait point destinée à un tel rôle par sa naissance ni par sa position dans le monde? Quelle avait été son éducation première? L’impératrice de Russie, Catherine, avait adressé un jour cette question à Mme Geoffrin, qui lui répondit par une lettre qu’il faudrait joindre à tout ce qu’a dit Montaigne sur l’éducation:
 
« J’ai perdu, disait-elle, mon père et ma mère au berceau. J’ai été élevée par une vieille grand’mère qui avait beaucoup d’esprit et une tête bien faite. Elle avait très peu d’instruction; mais son esprit était si éclairé, si adroit, si actif, qu’il ne l’abandonnait jamais; il était toujours à la place du savoir. Elle parlait si agréablement des choses qu’elle ne savait pas, que personne ne désirait qu’elle les sût mieux; et quand son ignorance était trop visible, elle s’en tirait par des plaisanteries qui déconcertaient les pédants qui avaient voulu l’humilier. Elle était si contente de son lot, qu’elle regardait le savoir comme une chose très inutile pour une femme. Elle disait: « Je m’en suis si bien passée, que je n’en ai jamais senti le besoin. Si ma petite-fille est une bête, le savoir la rendrait confiante et insupportable; si elle a de l’esprit et de la sensibilité, elle fera comme moi, elle suppléera par adresse et avec du sentiment à ce qu’elle ne saura pas; et quand elle sera plus raisonnable, elle apprendra ce à quoi elle aura plus d’aptitude, et elle l’apprendra bien vite. » Elle ne m’a donc fait apprendre, dans mon enfance, simplement qu’à lire; mais elle me faisait beaucoup lire; elle m’apprenait à penser en me faisant raisonner; elle m’apprenait à connaître les hommes en me faisant dire ce que j’en pensais, et en me disant aussi le jugement qu’elle en portait. Elle m’obligeait à lui rendre compte de tous mes mouvements et de tous mes sentiments, et elle les rectifiait avec tant de douceur et de grâce, que je ne lui ai jamais rien caché de ce que je pensais et sentais: mon intérieur lui était aussi visible que mon extérieur. Mon éducation était continuelle... »
J’ai dit que Mme Geoffrin était née à Paris: elle n’en sortit jamais que pour faire en 1766, à l’âge de soixante-sept ans, son fameux voyage de Varsovie. D’ailleurs elle n’avait pas quitté la banlieue; et, même quand elle allait faire visite à la campagne chez quelque ami, elle revenait habituellement le soir et ne découchait pas. Elle était d’avis « qu’il n’y a pas de meilleur air que celui de Paris, » et, en quelque lieu qu’elle eût pu être, elle aurait préféré son ruisseau de la rue Saint-Honoré, comme Mme de Staël regrettait celui de la rue du Bac. Mme Geoffrin ajoute un nom de plus à cette liste des génies parisiens qui ont été doués à un si haut degré de la vertu affable et sociale, et qui sont aisément civilisateurs.
le salon de Mme Geoffrin, par Lemonnier
Son mari paraît avoir peu compté dans sa vie, sinon pour lui assurer la fortune qui fut le point de départ et le premier instrument de la considération qu’elle sut acquérir. On nous représente M. Geoffrin vieux, assistant silencieusement aux dîners qui se donnaient chez lui aux gens de Lettres et aux savants. On essayait, raconte-t-on, de lui faire lire quelque ouvrage d’histoire ou de voyages, et, comme on lui donnait toujours un premier tome sans qu’il s’en aperçût, il se contentait de trouver « que l’ouvrage était intéressant, mais que l’auteur se répétait un peu. » On ajoute que, lisant un volume de l’Encyclopédie ou de Bayle qui était imprimé sur deux colonnes, il continuait dans sa lecture la ligne de la première colonne avec la ligne correspondante de la seconde, ce qui lui faisait dire « que l’ouvrage lui paraissait bien, mais un peu abstrait. » Ce sont là des contes tels qu’on en dut faire sur le mari effacé d’une femme célèbre. Un jour, un étranger demanda à Mme Geoffrin ce qu’était devenu ce vieux Monsieur qui assistait autrefois régulièrement aux dîners et qu’on ne voyait plus? — « C’était mon mari, il est mort. »
Mme Geoffrin eut une fille, qui devint la marquise de Ma Ferté-Imbault, femme excellente, dit-on, mais qui n’avait pas la modération de sens et la parfaite mesure de sa mère, et de qui celle-ci disait en la montrant : « Quand je la considère, je suis comme une poule qui a couvé un oeuf de cane. »
avec son époux, directeur de la manufacture royale de glaces, future St Gobain
Mme Geoffrin tenait donc de sa grand’mère, et elle nous apparaît d’ailleurs seule de sa race. Son talent, comme tous les talents, était tout personnel. Mme Suard nous la représente imposant le respect avec douceur, « par sa taille élevée, par ses cheveux d’argent couverts d’une coiffe nouée sous le menton, par sa mise si noble et si décente, et son air de raison mêlé à la bonté. » Diderot, qui venait de faire une partie de piquet avec elle au Grandval, chez le baron d’Holbach, où elle était allée dîner (octobre 1760), écrivait à une amie : « Mme Geoffrin fut fort bien. Je remarque toujours le goût noble et simple dont cette femme s’habille : c’était, ce jour-là, une étoffe simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus recherchée de tout côté. » Mme Geoffrin avait alors soixante-et-un ans. Cette mise de vieille, si exquise en modestie et en simplicité, lui était particulière, et rappelle l’art tout pareil de Mme Maintenon. Mais Mme Geoffrin n’avait pas à ménager ni à soutenir les restes d’une beauté qui brillait encore par éclairs dans le demi-jour; elle fut franchement vieille de bonne heure, et elle supprima l’arrière-saison. Tandis que la plupart des femmes sont occupées à faire retraite en bon ordre et à prolonger leur âge de la veille, elle prit d’elle-même les devants, et elle s’installa sans marchander dans son âge du lendemain. « Toutes les femmes, disait-on d’elle, se mettent comme la veille, il n’y a que Mme Geoffrin qui se soit toujours mise comme le lendemain. »
Mme de la Ferté-Imbault, fille de Mme Geoffrin
Mme Geoffrin passe pour avoir pris ses leçons de grand monde chez Mme de Tencin, et pour s’être formée à cette école. On cite ce mot de Mme de Tencin, qui, la voyant sur la fin fort assidue à la visiter, disait à ses habitués: « Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici? elle vient voir ce qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. » Cet inventaire en valait la peine, puisqu’il se composait tout d’abord de Fontenelle, de Montesquieu, de Mairan. Mme de Tencin est bien moins remarquable comme auteur d’histoires sentimentales et romanesques, où elle eut peut-être ses neveux pour collaborateurs, que par son esprit d’intrigue, son manège adroit, et par la hardiesse et la portée de ses jugements. Femme peu estimable, et dont quelques actions même sont voisines du crime, on se trouvait pris à son air de douceur et presque de bonté, si on l’approchait. Quand ses intérêts n’étaient point en cause, elle vous donnait des conseils sûrs et pratiques, dont on avait à profiter dans la vie. Elle savait le fin du jeu en toute chose. Plus d’un grand politique se serait bien trouvé, même de nos jours, d’avoir présente cette maxime, qu’elle avait coutume de répéter: « Les gens d’esprit font beaucoup de fautes en conduite, parce qu’ils ne croient jamais le monde aussi bête qu’il est. » Les neuf Lettres d’elle qu’on a publiées, et qui sont adressées au duc de Richelieu pendant la campagne de 1743, nous la montrent en plein manège d’ambition, travaillant à se saisir du pouvoir pour elle et pour son frère le cardinal, dans ce court moment où le roi, émancipé par la mort du cardinal de Fleury, n’a pas encore de maîtresse en titre. Jamais Louis XV n’a été jugé plus à fond et avec des sentiments de mépris plus clairvoyants et mieux motivés que dans ces neuf Lettres de Mme de Tencin. Dès l’année 1743, cette femme d’intrigue a des éclairs de coup d’oeil qui percent l’horizon: « A moins que Dieu n’y mette visiblement la main, écrit-elle, il est physiquement impossible que l’État ne culbute. » C’est cette maîtresse habile que Mme Geoffrin consulta et de qui elle reçut de bons conseils, notamment celui de ne refuser jamais aucune relation, aucune avance d’amitié; car si neuf sur dix ne rapportent rien, une seule peut tout compenser; et puis comme cette femme de ressource disait encore, « tout sert en ménage, quand on a en soi de quoi mettre les outils en oeuvre. »

Mme Geoffrin hérita donc en partie du salon et du procédé de Mme de Tencin; mais, en contenant son habileté dans la sphère privée, elle l’étendit singulièrement et dans une voie tout honorable. Mme de Tencin remuait ciel et terre pour faire de son frère un premier ministre: Mme Geoffrin laissa de côté la politique, ne s’immisça jamais dans les choses de religion, et, par son art infini, par son esprit de suite et de conduite, elle devint elle-même une sorte d’habile administrateur et presque un grand ministre de la société, un de ces ministres d’autant plus influents qu’ils sont moins en titre et plus permanents.

dimanche 13 juillet 2014

Mlle de Lespinasse vue par Sainte-Beuve (2)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle. 
 
Sainte Beuve
Arrivons vite à son titre principal, à sa gloire d’amante. Malgré sa tendre amitié pour d’Alembert, amitié qui fut sans doute un peu plus à l’origine, on peut dire que Mlle de Lespinasse n’aima que deux fois dans sa vie: elle aima M. de Mora et M. de Guibert. C’est la lutte de ces deux passions, l’une expirante, mais puissante encore, l’autre envahissante et bientôt souveraine, c’est ce combat violent et acharné qui constitue le drame déchirant auquel nous a initiés la publication des Lettres. Les contemporains de Mlle de Lespinasse, ses amis les plus proches et les mieux informés, n’y avaient rien compris; Condorcet, écrivant à Turgot, lui parle souvent d’elle et de ses crises de santé, mais sans rien paraître soupçonner du fond; ceux qui, comme Marmontel, en avaient deviné quelque chose, se sont trompés tout à côté, et ont pris le change sur la date et l’ordre des sentiments. D’Alembert lui-même, si intéressé à bien voir, ne connut le mystère que par la lecture de certains papiers, après la mort de son amie. Ne cherchons donc la vérité sur les sentiments secrets de Mlle de Lespinasse que dans ses propres aveux et chez elle seule.
Julie de Lespinasse
Elle aimait M. de Mora depuis déjà cinq ou six ans quand elle rencontra, pour la première fois, M. de Guibert. Le marquis de Mora était le gendre du comte d’Aranda, ce ministre célèbre qui avait chassé les Jésuites d’Espagne; il était fils du comte de Fuentès, ambassadeur d’Espagne à la Cour de France. Tout atteste que M. de Mora, fort jeune encore, était un homme d’un mérite supérieur et destiné à un grand avenir, s’il avait vécu. Nous n’en avons pas seulement pour garant Mlle de Lespinasse, mais les moins sujets à s’engouer parmi les contemporains l’abbé Galiani, par exemple, qui, apprenant à Naples la mort de M. de Mora, écrivait à Mme d’Épinay (18 juin 1774): « Je n’ose parler de Mora. Il y a longtemps que je l’ai pleuré. Tout est destinée dans ce monde, et l’Espagne n’était pas digne d’avoir un M. de Mora. » Et encore (8 juillet): « Il y a des vies qui tiennent à la destinée des empires. Annibal, lorsqu’il apprit la défaite et la mort d’Asdrubal son frère, qui valait plus que lui, ne pleura point, mais il dit : Je sais à présent quelle sera la destinée de Carthage. J’en dis de même sur la mort de M. de Mora. » M. de Mora était venu en France vers 1766; c’est alors que Mlle de Lespinasse l’avait connu et l’avait aimé. Il avait fait plusieurs absences dans l’intervalle, mais il revenait toujours. Sa poitrine s’étant prise, on lui ordonna le climat natal, Il quitta Paris, pour n’y plus revenir, le vendredi 7 août 1772. Mlle de Lespinasse, qui, bien que philosophe et incrédule, était sur un point superstitieuse comme l’eût été une Espagnole, comme l’est une amante, remarqua qu’ayant quitté Paris un vendredi, ce fut un vendredi aussi qu’il repartit de Madrid (6 mai 1774), et qu’il mourut à Bordeaux le vendredi 27 mai. Quand il partit de Paris, la passion de Mlle de Lespinasse et celle qu’il lui rendait n’avaient jamais été plus vives. On en prendra idée quand on saura que, dans un voyage qu’il fit à Fontainebleau dans l’automne de 1771, M. de Mora avait écrit à son amie vingt-deux lettres en dix jours d’absence. Les choses étaient montées à ce ton, et l’on s’était quitté avec tous les serments et toutes les promesses, lorsque Mlle de Lespinasse, au mois de septembre 1772, rencontra pour la première fois au Moulin-Joli, chez M. Watelet, M. de Guibert.

M. de Guibert, alors âgé de vingt-neuf ans, était un jeune colonel pour lequel toute la société s’était mise depuis peu en frais d’enthousiasme. Il venait de publier un Essai de Tactique, précédé d’un discours sur l’état de la politique et de la science militaire en Europe. Il y avait là des idées généreuses, avancées, comme on dirait aujourd’hui. Il discutait le système de guerre du grand Frédéric. Il allait concourir à l’Académie sur des sujets d’éloges patriotiques; il avait en portefeuille des tragédies sur des sujets nationaux. « Il ne prétend à rien moins, disait La Harpe, qu’à remplacer Turenne, Corneille et Bossuet. » Il serait trop aisé après coup et peu juste de venir faire une caricature de M. de Guibert, de cet homme que tout le monde, à commencer par Voltaire, considéra d’emblée comme voué à la grandeur et à la gloire, et qui a tenu si médiocrement la gageure. Héros avorté de cette époque de Louis XVI qui n’a eu que des promesses, M. de Guibert entra dans le monde la tête hante et sur le pied d’un génie; ce fut sa spécialité pour ainsi dire que d’avoir du génie, et vous ne trouvez pas une personne du temps qui ne prononce ce mot à son sujet. « Une âme, s’écriait-on, qui de tous côtés s’élance vers la gloire ! » Il était là dans une attitude difficile à soutenir, et la chute, à la fin, pour lui fut d’autant plus rude. Reconnaissons toutefois qu’un homme qui put être à ce point aimé de Mlle de Lespinasse, et qui, ensuite, eut le premier l’honneur d’occuper Mme de Staël, devait avoir de ces qualités vives, animées, qui tiennent à la personne, qui donnent le change sur les oeuvres tant que leur père est là présent. M. de Guibert avait ce qui divertit, ce qui remue et ce qui impose; il avait toute sa valeur dans un cercle brillant, mais se refroidissait vite et était comme dépaysé au sein de l’intimité. Dans l’ordre des sentiments, il avait le mouvement, le tumulte et le fracas de la passion, non pas la chaleur.
le comte de Guibert
Mlle de Lespinasse, qui finit par le juger ce qu’il était et par l’estimer à son faux sans pouvoir jamais s’empêcher de l’aimer, avait commencé avec lui par l’admiration. « L’amour, a-t-on dit, commence d’ordinaire par l’admiration, et il survit difficilement à l’estime, ou du moins il n’y survit qu’en se prolongeant par des convulsions. » Ce fut là, en elle, l’histoire de cette passion funeste qui fut si prompte qu’on a peine à y distinguer des degrés. Elle avait alors (faut-il le dire?) quarante ans; elle regrettait amèrement le départ de M. de Mora, ce véritable homme délicat et sensible, ce véritable homme supérieur, quand elle s’engagea à aimer M. de Guibert, ce faux grand homme, mais qui était présent et séduisant. Sa première lettre est datée du samedi soir 15 mai 1773. M. de Guibert allait partir et faire un long voyage en Allemagne, en Prusse, peut-être en Russie. On a la Relation imprimée de ce voyage de M. de Guibert, et il est curieux de mettre ces notes spirituelles, positives, instructives souvent, parfois emphatiques et romantiques, en regard des lettres de sa brûlante amie. M. de Guibert, au départ, a déjà un tort. Il dit qu’il part le mardi 18 mai, puis le mercredi, et il se trouve qu’il n’est parti que le jeudi 20, et sa nouvelle amie n’en avait rien su. Il est évident que ce n’est pas elle qui a eu la dernière pensée et le dernier adieu. Elle en souffre déjà, elle se reproche d’en souffrir; elle vient de recevoir une lettre de M. de Mora, toute pleine de confiance en elle; elle est prête à lui tout sacrifier, « mais il y a deux mois, ajoute-t-elle, je n’avais pas de sacrifice à lui faire. » Elle croit qu’elle aime encore M. de Mora, et qu’elle peut arrêter, immoler à volonté le nouveau sentiment qui la détache et l’entraîne loin de lui. La lutte commence, elle ne cessera plus un moment. M. de Mora absent, malade, fidèle (quoi qu’en ait dit cette méchante langue de Mme Suard), lui écrit, et, à chaque lettre, va raviver sa blessure, ses remords. Que sera-ce quand, revenant exprès pour elle, il va tomber plus malade et mourir en route à Bordeaux? Ainsi, jusqu’à la fin, on la verra partagée dans son délire entre le besoin, le désir de mourir pour M. de Mora, et l’autre désir de vivre pour M. de Guibert: « Concevez-vous, mon ami, l’espèce de tourment auquel je suis livrée? J’ai des remords de ce que je vous donne, et des regrets de ce que je suis forcée de retenir. » Mais nous ne sommes qu’au commencement.
M. de Guibert, qui est à la mode et assez fat, laisse après lui, en partant, plus d’un regret. Il y a deux femmes, dont l’une qu’il aime, lui répond assez mal; et dont l’autre, de qui il est aimé, l’occupe peu. La pauvre Mlle de Lespinasse s’intéresse à ces personnes, à l’une surtout, et elle essaie de se glisser entre les deux. Que voulez-vous? quand on aime tout de bon, on n’est pas fier, et elle se dit avec le Félix de Polyeucte:
 
J’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables;
J’en ai de violents, j’en ai de pitoyables,
J’en ai même de...
Elle n’ose achever avec Corneille : J’en ai même de bas. Elle voudrait pour elle une place à part; elle ne sait trop encore laquelle :
 
« Réglons nos rangs, dit-elle, donnez-moi ma place; mais, comme je n’aime pas à en changer, donnez-la-moi un peu bonne. Je ne voudrais point celle de cette malheureuse personne, elle est mécontente de vous; et je ne voudrais point non plus celle de cette autre personne, vous en êtes mécontent. Je ne sais pas où vous me placerez, mais faites, s’il est possible, que nous soyons tous les deux contents; ne chicanez point; accordez-moi beaucoup, vous verrez que je n’abuse point. Oh! vous verrez comme je sais bien aimer ! Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer. »
Voilà l’éternelle note qui commence, elle ne cessera plus. Aimer, c’est là son lot. Phèdre, Sapho ni Didon ne l’eurent jamais plus entier ni plus fatal. Elle se trompe sur elle-même quand elle dit: « J’ai une force ou une faculté qui rend propre à tout: c’est de savoir souffrir, et beaucoup souffrir sans me plaindre. » Elle sait souffrir, mais elle se plaint, elle crie; elle passe en un clin-d’oeil de la convulsion à l’abattement: « Enfin, que vous dirai-je? l’excès de mon inconséquence égare mon esprit, et le poids de la vie écrase mon âme. Que dois-je faire? que deviendrai-je? Sera-ce Charenton ou ma paroisse qui me délivrera de moi-même? » Elle compte les lettres qu’elle reçoit; sa vie dépend du facteur: « Il y a un certain courrier qui, depuis un an, donne la fièvre à mon âme. » Pour se calmer dans l’attente, pour obtenir un sommeil qui la fuit, elle ne trouve rien de mieux que de recourir à l’opium, dont on la verra doubler les doses avec le progrès de son mal. Que lui importe la destinée des autres femmes, ces femmes du monde qui « la plupart n’ont pas besoin d’être aimées, car elles veulent seulement être préférées? » Elle, c’est être aimée qu’elle veut, ou plutôt c’est aimer, dût-elle ne pas être payée de retour: « Vous ne savez pas tout ce que je vaux; songez donc que je sais souffrir et mourir; et voyez après cela si je ressemble à toutes ces femmes, qui savent plaire et s’amuser. » Elle a beau s’écrier par instants: « Oh! je vous hais de me faire connaître l’espérance, la crainte, la peine, le plaisir: je n’avais pas besoin de tous ces mouvements; que ne me laissiez-vous en repos? Mon âme n’avait pas besoin d’aimer; elle était remplie d’un sentiment tendre, profond, partagé, répondu, mais douloureux cependant; et c’est ce mouvement qui m’a approchée de vous: vous ne deviez que me plaire, et vous m’avez touchée; en me consolant, vous m’avez attachée à vous... » Elle a beau maudire ce sentiment violent qui s’est mis à la place d’un sentiment plus égal et plus doux, elle a l’âme si prise et si ardente, qu’elle ne peut s’empêcher d’en être transportée comme d’ivresse: « Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à mon malheur. »
Tant que M. de Guibert est absent, elle se contient un peu, si on peut appeler cela se contenir. Il revient pourtant à la fin d’octobre (1773), après avoir été distingué du grand Frédéric, avoir assisté aux manœuvres du camp de Silésie, et resplendissant d’un nouvel éclat. C’est ici qu’il est impossible, avec un peu d’attention, de ne pas noter un moment décisif, le moment qu’il faudrait voiler, et qui répond à celui de la grotte dans l’épisode de Didon. Une année après, dans une lettre de Mlle de Lespinasse, datée de minuit (1775), on lit ces mots qui laissent peu de doute: « C’est le 10 février de l’année dernière (1774) que je fus enivrée d’un poison dont l’effet dure encore.... » Et elle continue cette commémoration délirante et douloureuse, dans laquelle l’image, le spectre de M. de Mora, mourant à deux cents lieues de là, revient se mêler à l’image plus présente, et plus charmante qui l’enveloppe d’un attrait funeste.
Julie de Lespinasse
A partir de ce moment, la passion est au comble, et, durant les deux volumes, il n’y a plus une page qui ne soit de flamme. Des personnes scrupuleuses, tout en lisant et goûtant ces Lettres, ont fort blâmé M. de Guibert de ne les avoir pas détruites, de ne les avoir pas rendues à Mlle de Lespinasse, qui les lui redemande souvent. Il ne paraît pas, en effet, que l’ordre et l’exactitude aient été au nombre des qualités de M. de Guibert: il brouille volontiers les lettres de son amie, il les mêle à ses autres papiers, il les laisse volontiers tomber de ses poches par mégarde, en même temps qu’il oublie de cacheter les siennes. Il lui en rend quelquefois; mais il s’en trouve alors dans le nombre qui ne sont pas d’elle. Voilà M. de Guibert au naturel. Pourtant, je ne vois pas pourquoi on le rendrait responsable et coupable aujourd’hui du plaisir que nous font ces Lettres. Il en a sans doute beaucoup rendu; il y en a eu beaucoup de détruites. Mais Mlle de Lespinasse en écrivait tant ! Ce n’en est qu’une poignée conservée au hasard que nous avons ici. Qu’importe? le fil est bien suffisant. C’est presque partout la même lettre toujours nouvelle, toujours imprévue, qui recommence.
Je ne veux qu’y prendre çà et là quelques mots pour donner l’idée de ce qui est partout à l’état de lave et de torrent:
 
« Moi ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir...
« Mon ami, je n’ai plus d’opium dans la tête ni dans le sang, j’y ai pis que cela, j’y ai ce qui ferait bénir le ciel, chérir la vie, si ce qu’on aime était animé du même mouvement.
« Oui, vous devriez m’aimer à la folie; je n’exige rien, je pardonne tout, et je n’ai jamais un mouvement d’humeur. Mon ami, je suis parfaite, car je vous aime en perfection.
« Savez-vous pourquoi je vous écris? C’est parce que cela me plaît: vous ne vous en seriez jamais douté, si je ne vous l’avais dit.
« Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez pas le devenir je n’ai aucune sorte de confiance en vous; vous m’avez fait le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer une âme honnête: vous me privez, peut-être pour jamais, dans ce moment-ci, de la seule consolation que le Ciel accordait aux jours qui me restent à vivre: enfin, que vous dirai-je? vous avez tout rempli: le passé, le présent et l’avenir ne me présentent que douleur, regrets et remords; eh bien! mon ami, je pense, je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité...
« Que diriez-vous de la disposition d’une malheureuse créature qui se montrerait à vous pour la première fois, agitée, bouleversée par des sentiments si divers et si contraires? Vous la plaindriez: votre bon coeur s’animerait; vous voudriez secourir, soulager cette infortunée. Eh bien! mon ami, c’est moi; et ce malheur, c’est vous qui le causez, et cette âme de feu et de douleur est de votre création... »
Et à travers ces déchirements et ces plaintes, un mot charmant, le mot éternel et divin, revient à bien des endroits, et il rachète tout. Voici une de ses lettres en deux lignes, et qui en dit plus que toutes les paroles:
 
« De tous les instants de ma vie (1774).
« Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends. »
Il est très rare en France de rencontrer, poussé à ce degré, le genre de passion et de mal sacré dont Mlle de Lespinasse fut la victime. Ce n’est pas un reproche que je fais (Dieu m’en garde!) aux aimables personnes de notre nation: c’est une simple remarque que d’autres ont exprimée avant moi. Un moraliste du xviiie siècle, qui savait son monde, M. de Meilhan, a dit: « En France, les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes. » M. de Mora ne trouvait pas même que les femmes espagnoles pussent entrer en comparaison avec son amie: « Oh! elles ne sont pas dignes d’être vos écolières, lui disait-il sans cesse; votre âme a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous les glaces de la Laponie. » Et c’était de Madrid qu’il écrivait cela. Il ne la trouvait comparable qu’à une Péruvienne, à une fille du Soleil. « Aimer et souffrir, s’écrie-t-elle en effet, le Ciel ou l’Enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà ce que je voudrais sentir; voilà le climat que je voudrais habiter. » Et elle prend en pitié le climat tempéré où l’on vit, où l’on végète, où l’on agite l’éventail autour d’elle: « Je n’ai connu que le climat de l’Enfer, quelquefois celui du Ciel. » — « Ah! mon Dieu! dit-elle encore, que la passion m’est naturelle, et que la raison m’est étrangère! Mon ami, jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon. » C’est cet abandon qui fait l’intérêt et l’excuse de cette situation morale, la plus vraie et la plus déplorable qui se soit jamais trahie au regard.
Cette situation d’âme est même si visiblement déplorable, qu’elle s’offre à nous sans danger, je le crois, tant l’idée de maladie y est inhérente, et tant il s’y montre pêle-mêle de délire, de fureur et de malheur. Tout en admirant une nature capable d’une si forte manière de sentir, on est tenté, en lisant, de supplier le Ciel de détourner de nous, et de ce que nous aimons, une telle fatalité invincible, un tel coup de tonnerre. J’essaierai de noter la marche de cette passion, autant qu’on peut noter ce qui est l’irrégularité et la contradiction même. Avant le voyage de M. de Guibert en Allemagne, Mlle de Lespinasse l’aime, mais n’a pas encore cédé. Elle l’admire, elle s’exalte, elle souffre cruellement déjà, et se fait du poison de tout. Il revient, elle s’enivre, elle cède; elle a des remords; elle le juge mieux; elle voit avec effroi sa méprise; elle le voit tel qu’il est, homme de bruit, de vanité, de succès, non d’intimité, ayant, avant tout, besoin de se répandre, agité, excité du dehors sans être profondément ému. Mais à quoi sert-il de devenir clairvoyante? L’esprit d’une femme, si grand qu’il soit, a-t-il jamais arrêté son coeur? « L’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. » C’est La Rochefoucauld qui dit cela, et Mlle de Lespinasse le justifie. Elle continue donc de l’aimer tout en le jugeant. Elle souffre de plus en plus; elle l’appelle et le gourmande avec un mélange d’irritation et de tendresse: « Remplissez donc mon âme, ou ne la tourmentez plus; faites que je vous aime toujours, ou que je ne vous aie jamais aimé; enfin, faites l’impossible, calmez-moi, ou je meurs. » Au lieu de cela, il a des torts; il trouve moyen, dans sa légèreté, de blesser même son amour-propre; elle le compare avec M. de Mora; elle rougit pour lui, pour elle-même, de la différence: « Et c’est vous qui m’avez rendue coupable envers cet homme ! Cette pensée soulève mon âme, je m’en détourne. » Le repentir, la haine, la jalousie, le remords, le mépris de soi et quelquefois de lui-même, elle éprouve en un instant tous les tourments des damnés. Pour s’assoupir, pour se distraire et faire trêve à son supplice, elle recourt à tout. Elle essaie de Tancrède qui la touche et qu’elle trouve beau, mais rien n’est au ton de son âme. Elle essaie de la musique d’Orphée qui réussit mieux, et qui lui procure de douloureuses délices. Elle recourt surtout à l’opium pour suspendre sa vie et engourdir sa sensibilité dans les attentes. Elle prend quelquefois la résolution de ne plus ouvrir les lettres qu’elle reçoit; elle en garde une cachetée pendant six jours. Il y a des jours, des semaines, où elle se croit presque guérie, revenue à la raison, au calme; elle célèbre la raison et sa douceur: ce calme même est une illusion. Sa passion n’a fait la morte que pour se réveiller plus ardente et plus ulcérée. Elle ne regrette plus alors ce calme trompeur, insipide: « Je vivais, disait-elle; mais il me semblait que j’étais à côté de moi. » Elle le hait, elle le lui dit, mais on sait ce que cela veut dire: « Vous savez bien que quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. » Sa vie se passe ainsi à aimer, à haïr, à défaillir, à renaître, à mourir, c’est-à-dire à aimer toujours. Tout finit chaque fois par un pardon, par un raccommodement, par une étreinte plus violente. M. de Guibert pense à sa fortune et à son établissement; elle s’en occupe pour lui. Oui, elle s’occupe de le marier. Quand il se marie (car il a le front de se marier au plus fort de cette passion), elle s’y intéresse; elle loue sa jeune femme qu’elle rencontre: hélas! c’est peut-être à cette louange généreuse que nous devons la conservation des Lettres, que tout d’ailleurs, entre de telles mains rivales, semblait devoir anéantir. On croirait que ce mariage de M. de Guibert va tout rompre; la noble insensée le croit d’abord elle-même; mais erreur! la passion se rit de ces impossibilités sociales et de ces barrières. Elle continue donc, malgré tout, à aimer M. de Guibert, sans plus rien lui demander que de se laisser aimer. Après bien des luttes, tout est revenu le dernier jour, comme s’il n’y avait rien eu de brisé entre eux. Aussi bien, elle se sent mourir; elle redouble l’usage de l’opium. Elle ne veut plus que vivre au jour le jour, sans avenir: la passion a-t-elle donc de l’avenir? « Je ne me sens le besoin d’être aimée qu’aujourd’hui; rayons de notre dictionnaire les mots jamais, toujours. » Le second volume n’est plus qu’un cri aigu avec de rares intermittences. On n’imagine pas quelles formes inépuisables elle sait donner au même sentiment: le fleuve de feu déborde à chaque pas en sources rejaillissantes. Résumons avec elle: « Tant de contradictions, tant de mouvements contraires sont vrais et s’expliquent par ces trois mots: Je vous aime. »
Remarquez qu’à travers cette vie d’épuisement et de délire, Mlle de Lespinasse voit le monde; elle reçoit ses amis tant qu’elle peut; elle les étonne bien parfois avec ses variations d’humeur, mais ils attribuent cette altération chez elle à ses regrets de l’absence, puis de la mort de M. de Mora. « Ils me font l’honneur de croire que je suis restée abîmée par la perte que j’ai faite. » Ils l’en louent et l’en admirent, ce qui redouble sa honte. Le pauvre d’Alembert, qui demeure sous le même toit, essaie vainement de la consoler, de l’entretenir; il ne peut comprendre qu’elle le repousse par moments avec une sorte d’horreur. Hélas! c’était l’horreur qu’elle avait de sa propre dissimulation avec un tel ami. Cette longue agonie eut son terme. Mlle de Lespinasse expira le 23 mai 1776, à l’âge de quarante-trois ans et demi. Sa passion pour M. de Guibert durait depuis plus de trois ans.
lettre de Julie à d'Alembert : "hélas, quand vous lirez ceci, je serai du poids qui m'accable"
Au milieu de cette passion qui dévore et qui semble ne souffrir rien d’étranger, ne croyez pas que la Correspondance ne laisse point voir l’esprit charmant qui s’unissait à ce noble coeur. Que de moqueries fines en passant sur le bon Condorcet, sur le chevalier de Chastellux, sur Chamfort, sur les personnes de la société ! que de grâce! Les sentiments élevés, généreux, le patriotisme et la virilité des vues, se révèlent aussi en plus d’un endroit, et nous font apprécier la digne amie de Turgot et de Malesherbes. Quand elle cause avec lord Shelburne, elle sent tout ce qu’il y a de grand et de vivifiant pour la pensée à être né sous un Gouvernement libre: « Comment n’être pas désolé d’être né dans un Gouvernement comme celui-ci? Pour moi, faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître, j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des Communes que d’être même le roi de Prusse. » Si peu disposée qu’elle soit à bien augurer en rien de l’avenir, elle a un moment de transport et d’espoir quand elle voit ses amis devenus ministres, et qui mettent courageusement la main à l’oeuvre de la régénération publique. Mais, même alors, qu’est-ce donc qui l’occupe le plus? Elle se fait apporter les lettres qui lui viennent de M. de Guibert, partout où elle est, chez Mme Geoffrin, chez M. Turgot lui-même, à table, pendant le dîner. — « Que lisez-vous donc ainsi? lui demandait une voisine, la curieuse Mme de Bouflers. C’est sans doute quelque Mémoire pour M. Turgot? » — « Eh! oui, justement, Madame, c’est un Mémoire que j’ai à lui remettre tout à l’heure, et je veux le lire avant de le lui donner. »
Ainsi tout pour elle se rapporte à la passion, tout l’y ramène, et c’est la passion seule qui donne la clef de ce coeur étrange et de cette destinée si combattue. Le mérite inappréciable des Lettres de Mlle de Lespinasse, c’est qu’on n’y trouve point ce qu’on trouve dans les livres ni dans les romans; on y a le drame pur au naturel, tel qu’il se révèle çà et là chez quelques êtres doués: la surface de la vie tout à coup se déchire, et on lit à nu. Il est impossible de rencontrer de tels êtres, victimes d’une passion sacrée et capables d’une douleur si généreuse, sans éprouver un sentiment de respect et d’admiration, au milieu de la profonde pitié qu’ils inspirent. Pourtant, si l’on est sage, on ne les envie pas; on préférera un intérêt calme, doucement animé; on traversera, comme elle le fit un jour, les Tuileries par une belle matinée de soleil, et avec elle on dira : « Oh! qu’elles étaient belles! le divin temps qu’il faisait! l’air que je respirais me servait de calmant; j’aimais, je regrettais, je désirais; mais tous ces sentiments avaient l’empreinte de la douceur et de la mélancolie. Oh! cette manière de sentir a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion! Oui, je crois que je m’en dégoûte; je ne veux plus aimer fort; j’aimerai doucement... » Et pourtant, au même moment ou elle dit qu’elle aimera doucement, elle ajoute: « mais jamais faiblement. »Et voilà la morsure qui la reprend. 
 
 

samedi 12 juillet 2014

Mlle de Lespinasse vue par Sainte-Beuve (1)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle. 
 
Sainte Beuve
En parlant une fois avec intérêt de Mme Du Deffand, je ne me suis pas interdit pour cela de m’occuper une autre fois de Mlle de Lespinasse. Le critique ne doit point avoir de partialité et n’est d’aucune coterie. il n’épouse les gens que pour un temps, et ne fait que traverser les groupes divers sans s’y enchaîner jamais. Il passe résolument d’un camp à l’autre; et de ce qu’il a rendu justice d’un côté, ce ne lui est jamais une raison de la refuser à ce qui est vis-à-vis. Ainsi, tour à tour, il est à Rome ou à Carthage, tantôt pour Argos et tantôt pour Ilion. Mlle de Lespinasse, à un certain moment, s’est brouillée à mort avec Mme Du Deffand, après avoir vécu dix années dans l’intimité avec elle. Les amis furent forcés alors d’opter entre l’une ou l’autre de ces rivales déclarées, et il n’y eut moyen pour aucun de continuer de se maintenir auprès de toutes les deux. Pour nous, nous n’avons pas à opter: nous avons paru rester très attaché et très fidèle à Mme Du Deffand, nous n’en serons pas moins très attentif aujourd’hui à Mlle de Lespinasse.
Julie de Lespinasse
Les titres de Mlle de Lespinasse à l’attention de la postérité sont positifs et durables. Au moment de sa mort, elle fut universellement regrettée, comme ayant su, sans nom, sans fortune, sans beauté, et par le seul agrément de son esprit, se créer un salon des plus en vogue et des plus recherchés, à une époque qui en comptait de si brillants. Toutefois, ce concert flatteur de regrets qui s’adressaient à la mémoire de l’amie de d’Alembert n’aurait laissé d’elle qu’une idée un peu vague et bientôt lointaine, si la publication qu’on fit, en 1809, de deux volumes de Lettres d’elle, n’était venue la révéler sous un aspect tout différent, et montrer non plus la personne aimable et chère à la société, mais la femme de coeur et de passion, la victime brûlante et dévorée. Ces deux volumes de Lettres de Mlle de Lespinasse à M. de Guibert sont un des monuments les plus curieux et les plus mémorables de la passion. On a publié en 1820 sous le titre de Nouvelles Lettres de M de Lespinasse, un volume qui ne saurait être d’elle, qui n’est digne ni de son esprit ni de son coeur, et qui est aussi plat que l’autre est distingué, ou, pour mieux dire, unique. Je prie qu’on ne confonde pas du tout ce plat volume de 1820, pure spéculation et fabrication de librairie, avec les deux volumes de 1809, les seuls qui méritent confiance, et dont je veux parler. Ces Lettres d’amour adressées à M. de Guibert furent publiées par la veuve même de M. de Guibert, assistée dans ce travail par Barrère, le Barrère de la Terreur, ni plus ni moins, qui aimait fort la littérature, comme on sait, et surtout celle de sentiment. Au moment où ces Lettres parurent, ce fut un grand émoi dans la société où vivaient encore, à cette date, quelques anciens amis de Mlle de Lespinasse. Ou déplora fort cette publication indiscrète; on réprouva la conduite des éditeurs qui déshonoraient ainsi, disait-on, la mémoire d’une personne jusque-là considérée, et qui livraient son secret à tous sans en avoir le droit. On invoqua la morale et la pudeur; on invoqua la renommée même de Mlle de Lespinasse. Cependant on jouissait avidement de cette lecture qui passe de bien loin en intérêt les romans les plus enflammés, et qui est véritablement la nouvelle Héloïse en action. Aujourd’hui la postérité, indifférente aux considérations de personnes, ne voit plus que le livre; elle le classe dans la série des témoignages et des peintures immortelles de la passion, et il n’en est pas un si grand nombre qu’on ne les puisse compter. Dans l’antiquité, on a Sapho pour quelques accents et quelques soupirs de feu qui nous sont arrivés à travers les âges; on a la Phèdre d’Euripide, la Magicienne de Théocrite, la Médée d’Apollonius de Rhodes, la Didon de Virgile, l’Ariane de Catulle. Parmi les modernes, on a les Lettres latines d’Héloïse; celles d’une Religieuse portugaise; Manon Lescaut, la Phèdre de Racine, et quelques rares productions encore, parmi lesquelles les Lettres de Mlle de Lespinasse sont au premier rang. Oh! si feu Barrère n’avait jamais rien fait de pis dans sa vie que de publier ces Lettres, et s’il n’avait jamais eu de plus grosse affaire sur la conscience, nous dirions aujourd’hui de grand coeur en l’absolvant: Que la terre lui soit légère !
le comte de Guibert
La vie de Mlle de Lespinasse commença de bonne heure par être un roman et plus qu’un roman. « Quelque jour, écrivait-elle à son ami, je vous conterai des choses qu’on ne trouve point dans les romans de Prévost ni dans ceux de Richardson... Quelque soirée, cet hiver, quand nous serons bien tristes, bien tournés à la réflexion, je vous donnerai le passe-temps d’entendre un récit qui vous intéresserait si vous le trouviez dans un livre, mais qui vous fera concevoir une grande horreur pour l’espèce humaine... Je devais naturellement me dévouer à haïr, j’ai mal rempli ma destinée. » Elle était fille adultérine de Mme d’Albon, une dame de condition de Bourgogne, dont la fille légitime avait épousé le frère de Mme Du Deffand. C’est chez ce frère que, dans un voyage en Bourgogne, Mme Du Deffand rencontra à la campagne la jeune fille, alors âgée de vingt ans, opprimée, assujettie à des soins domestiques inférieurs et dans une condition tout à fait dépendante. Elle s’éprit d’elle à l’instant, ou mieux, elles s’éprirent l’une de l’autre, et on le conçoit; si on ne regarde qu’au mérite des esprits, il n’arrive guère souvent que le hasard en mette aux prises de plus distingués. Mme Du Deffand n’eut de cesse qu’elle n’eût tiré cette jeune personne de sa province, et qu’elle ne l’eût logée avec elle au couvent de Saint-Joseph pour lui tenir compagnie, lui servir de lectrice et lui être d’une ressource continuelle. La famille n’avait qu’une crainte : c’était que cette jeune personne ne profitât de sa position nouvelle et des protecteurs qu’elle y trouverait, pour revendiquer le nom d’Albon et sa part d’héritage. Elle l’aurait pu, à la rigueur, car elle était née du vivant de M. d’Albon, mari de sa mère. Mme Du Deffand crut devoir prendre ses précautions; et lui dicta assez peu délicatement ses conditions là-dessus, avant de la faire venir près d’elle; pour quelqu’un qui appréciait si bien son esprit, c’était bien mal connaître son coeur. Cet arrangement de vie commune se fit en 1754, et dura jusqu’en 1764: dix ans de ménage et de concorde, c’était bien long, plus long qu’on n’aurait pu l’espérer entre deux esprits aussi égaux en qualité et associés à des éléments aussi impétueux. Mais, vers la fin, Mme Du Deffand, qui se levait tard et n’était jamais debout avant dix heures du soir, s’aperçut que sa jeune compagne recevait en son particulier chez elle, une bonne heure auparavant, la plupart de ses habitués, et qu’elle prenait ainsi pour elle seule la primeur des conversations. Elle se sentit lésée dans son bien le plus cher, et poussa les hauts cris, comme s’il se fût agi d’un vol domestique. L’orage fut terrible et ne se termina que par une rupture. Mlle de Lespinasse quitta brusquement le couvent de Saint-Joseph; ses amis se cotisèrent pour lui faire un salon et une existence rue de Bellechasse. Ces amis, c’étaient d’Alembert, Turgot, le chevalier de Chastellux, Brienne le futur archevêque et cardinal, l’archevêque d’Aix Boisgelin, l’abbé de Boismont, enfin la fleur des esprits d’alors. Cette brillante colonie suivit la spirituelle émigrante et sa fortune. Dès ce moment, Mlle de Lespinasse vécut à part et devint, par son salon et par son influence sur d’Alembert, une des puissances reconnues du XVIIIe siècle.

Heureux temps! toute la vie alors était tournée à la sociabilité; tout état disposé pour le plus doux commerce de l’esprit et pour la meilleure conversation. Pas un jour de vacant, pas une heure. Si vous étiez homme de Lettres et tant soit peu philosophe, voici l’emploi régulier que vous aviez à faire de votre semaine: dimanche et jeudi, dîner chez le baron d’Holbach; lundi et mercredi, dîner chez Mme Geoffrin; mardi, dîner chez M. Helvétius; vendredi, dîner chez Mme Necker. Je ne parle pas des déjeuners du dimanche de l’abbé Morellet, qui ne vinrent, je crois, qu’un peu plus tard. Mlle de Lespinasse, n’ayant moyen de donner à dîner ni à souper, se tenait très exactement chez elle de cinq heures à neuf heures du soir, et son cercle se renouvelait tous les jours dans cet intervalle de la première soirée.
Ce qu’elle était comme maîtresse de maison et comme lien de société, avant et même depuis l’invasion et les délires de sa passion funeste, tous les Mémoires du temps nous le disent. Elle s’était fort attachée à d’Alembert, enfant illégitime comme elle, et qui, comme elle, avait négligé avec fierté de se mettre en quête pour des droits qu’il n’aurait pas dus à la tendresse. D’Alembert logeait d’abord rue Michel-le-Comte, chez sa nourrice, la bonne vitrière; il y avait bien loin de là à la rue de Bellechasse. Une maladie grave qui lui survint, et durant laquelle Mlle de Lespinasse l’alla soigner, lui fit ordonner par les médecins un meilleur air, et le décida à aller demeurer tout simplement avec son amie. Depuis ce jour, d’Alembert et Mlle de Lespinasse firent ménage, mais en tout bien tout honneur, et sans qu’on en jasât autrement (ndlr : en fait, ses échanges épistolaires avec Voltaire nous prouvent le contraire...). La vie de d’Alembert en devint plus douce, la considération de Mlle de Lespinasse s’en accrut.
d'Alembert
Mlle de Lespinasse n’était point jolie; mais, par l’esprit, par la grâce, par le don de plaire, la nature l’avait largement récompensée. Du premier jour qu’elle fut à Paris, elle y parut aussi à l’aise, aussi peu dépaysée que si elle y avait passé sa vie. Elle profita de l’éducation de ce monde excellent où elle vivait, comme si elle n’en avait pas eu besoin. Son grand art en société, un des secrets de son succès, c’était de sentir l’esprit des autres, de le faire valoir, et de sembler oublier le sien. Sa conversation n’était jamais au-dessus ni au-dessous de ceux à qui elle parlait; elle avait la mesure, la proportion, la justesse. Elle reflétait si bien les impressions des autres et recevait si visiblement l’effet de leur esprit, qu’on l’aimait pour le succès qu’on se sentait avoir près d’elle. Elle poussait cette disposition jusqu’à l’art: « Ah! que je voudrais, s’écriait-elle un jour, connaître le faible de chacun! » D’Alembert a relevé ce mot et le lui a reproché comme venant d’un trop grand désir de plaire, et de plaire à tous. Même dans ce désir et dans les moyens qu’il lui suggérait, elle restait vraie, elle était sincère. Elle disait d’elle-même et pour expliquer son succès auprès des autres, qu’elle avait le vrai de tout, tandis que d’autres femmes n’ont le vrai de rien. En causant, elle avait le don du mot propre, le goût de l’expression exacte et choisie; l’expression vulgaire et triviale lui faisait mal et dégoût elle en restait tout étonnée, et ne pouvait en revenir. Elle n’était pas précisément simple, tout en étant très naturelle. De même dans sa mise, « elle donnait, a-t-on dit, l’idée de la richesse qui, par choix, se serait vouée à la simplicité. » Son goût littéraire était plus vif que sûr; elle aimait, elle adorait Racine, comme le maître du coeur, mais elle n’aimait pas pour cela le trop fini, elle aurait préféré le rude et l’ébauché. Ce qui la prenait par une fibre secrète l’exaltait, l’enlevait aisément; il n’est pas jusqu’au Paysan perverti auquel elle ne fît grâce, pour une ou deux situations qui lui étaient allées à l’âme. Elle a imité Sterne dans deux chapitres, qui sont peu de chose. Comme écrivain, là où elle ne songe pas à l’être, c’est-à-dire dans sa Correspondance, sa plume est nette, ferme, excellente, sauf quelques mots tels que ceux de sensible et de vertueux, qui reviennent trop souvent, et qui attestent l’influence de Jean-Jacques. Mais nul lieu commun d’ailleurs, nulle déclamation; tout est de source et vient de nature. ( à suivre)