mardi 8 juillet 2014

La Révolution, vue par Morellet (4)

Homme d'Eglise et Encyclopédiste, l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires. Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
 
l'abbé Morellet
Quelques mouvements, avant-coureurs de nos calamités, avaient inquiété déjà, vers le mois d’avril 1789, les amis d’une sage réforme; bientôt toutes leurs espérances sont trompées, une horrible anarchie se prépare. J’y ai survécu avec mes regrets, le souvenir de quelques bonnes actions, et un reste d’effroi.
Une assemblée, convoquée sous le titre d’États-Généraux, se faisant, de son autorité privée, Assemblée nationale, devenant toute-puissante par l’abolition des ordres, abaissant l’autorité royale, envahissant les possessions du clergé, anéantissant les droits anciens de la noblesse, altérant la religion dominante, s’emparant de la personne du roi; le monarque en fuite; une constitution qui ne laisse subsister qu’un simulacre de monarchie; une seconde assemblée sans autre caractère que celui de la faiblesse des moins mauvais, dominée par les méchants; ceux-ci parvenant à former une troisième assemblée pire que les premières; la royauté insultée et avilie; l’habitation du souverain souillée de meurtres, sa déchéance, sa captivité; le trône, enfin, renversé, et la France devenue république; le jugement et la mort du roi sur un échafaud, suivie de celle de son auguste et malheureuse compagne et de sa vertueuse soeur; les nobles, les prêtres, emprisonnés, massacrés par milliers; les propriétés partout envahies, les autels profanés, la religion foulée aux pieds: tels sont les faits que rassemble cette époque, où les événements ont été d’un tel poids et se sont pressés en si grand nombre, que l’on croit avoir vécu des années en un mois et des mois en un jour, comme un quart d’heure d’un rêve pénible semble, au réveil, avoir rempli toute la duré d’une longue nuit.
Quand je rappelle ces grands événements dans le compte que je rends de ma vie, ce n’est pas que j’en aie été moi-même pars magna; en effet, quoique mes liaisons avec beaucoup de gens en place, et mes travaux, et l’espèce de connaissances que j’avais cultivées et que mes ouvrages indiquaient, eussent pu fort naturellement me faire appeler aux assemblées, je n’ai été membre d’aucune et je n’ai occupé aucune place dans l’état, mais je me suis trouvé assez lié avec les premiers auteurs de ce grand mouvement, et assez mêlé à la révolution, pour que, dans la suite de mes souvenirs, j’aie encore à parler des affaires publiques en parlant de moi.
Le 12 juillet 1789, le prince de Lambesc, est insulté aux Tuileries, à la tête du régiment Royal-Allemand; les bustes de M. Necker et du duc d’Orléans sont promenés dans Paris; on pille, dans la nuit du 12 au 13, les boutiques des armuriers.
charge du prince de Lambesc aux Tuileries
Le 13 fut marqué, par le pillage de la maison de Saint-Lazare, celui du garde-meuble, l’enlèvement des armes déposées aux Invalides, l’armement du peuple.
Enfin, le 14, le siège et la prise de la Bastille; le meurtre du gouverneur, le marquis de Launay, et M. de Flesselles; et les jours suivants, l’assassinat de M. Foulon et de M. Berthier, son gendre, ouvrirent cette longue carrière de crimes, où se précipitèrent les factions.
J’étais à Auteuil le 12, et je n’en revins que le 13 au matin. Je vis de près, dans les journées. suivantes, l’horrible agitation du peuple.
la triste fin de Flesselles et De Launay
Je passai, à mes fenêtres, dans la rue Saint-Honoré, près la place Vendôme, une grande partie de la nuit du 13 au 14, à voir des hommes de la plus vile populace armés de fusils, de broches, de piques, se faisant ouvrir les portes des maisons, se faisant donner à boire, à manger, de l’argent, des armes. Les canons traînés dans les rues, les rues dépavées, des barricades, le tocsin de toutes les églises, une illumination soudaine, annonçaient les dangers du lendemain. Le lendemain, les boutiques sont fermées; le peuple s’amasse, l’effroi et la fureur ensemble dans les yeux. Je connus dès lors que le peuple allait être le tyran de tous ceux qui avaient quelque chose à perdre, de toute autorité, de toute magistrature, des troupes, de l’Assemblée, du roi, et que nous pouvions nous attendre à toutes les horreurs qui ont accompagné, de tout temps, une semblable domination. J avoue que, dès ce moment, je fus saisi de crainte à la vue de cette grande puissance jusques-là désarmée, et qui commençait sentir sa force et à se mettre en état de l’exercer tout entière; puissance aveugle et sans frein, le vrai Léviathan de Thomas Hobbes, dont l’écriture a dit: Non est super terram potestas, quae comparetur ei, qui factus est, ut nullum timeret….. Ipse est rex super universos filios superbiae.
Je renvoie aux historiens les événements publics de la révolution, qui ont suivi le 14 juillet, la nuit du 4 août, le 5 octobre, la translation de l’Assemblée à Paris, etc.
Au mois de septembre, j’écrivis un petit ouvrage intitulé Réflexions du lendemain, dont le but était de relever la précipitation et les vices des opérations faites sur les biens ecclésiastiques; et principalement sur les dîmes. J’accordais que les biens ecclésiastiques ne sont pas essentiellement des propriétés, comme les propriétés incommutables et patrimoniales; mais j’établissais en même temps qu’ils sont des propriétés usufruitières, et par cela même aussi réelles, aussi sacrées que toutes les autres.
Cet ouvrage fut suivi, au mois de décembre 1789, d’un autre écrit, sous ce titre: Moyens de disposer utilement des biens ecclésiastiques. J’y abandonne la prétention du clergé de former un corps politique possédant des biens en propriété incommutable, comme ordre ou corps de l’état; j’admets le principe établi par l’Assemblée nationale, que la possession des fonds et des dîmes du clergé n’est qu’usufruitière; et je propose, au lieu d’attribuer sans profit pour la nation plus de 70 millions de dîmes aux propriétaires, ce qui ne laisserait pas de quoi pourvoir aux frais du culte, de conserver au clergé sa dîme et ses fonds, en exigeant de chaque bénéficier le tiers de son revenu, désormais affecté au paiement et à l’extinction successive de la dette nationale. Ce tiers, même en n’exigeant aucune taxe des cures à portion congrue et les portant à 1200 livres, selon le vœu de l’Assemblée, était estimé à plus de 30 millions; somme qui pouvait s’accroître beaucoup par l’abolition des ordres monastiques et la vente de leurs biens.
Mais ces plans modérés, qui sauvaient en grande partie les biens du clergé et le clergé lui-même, n’étaient pas du goût des réformateurs, dont l’ambition démocratique ne recula pas devant de plus grandes injustices.
J’ai décrit plus haut ma jolie possession de Thimer, dont le revenu, ajouté à ce que j’avais d’ailleurs du gouvernement et à la pension de quatre mille francs sur les économats, me formait plus de trente mille livres de rente. Bientôt fut décrétée la vente des terres et maisons attachées aux bénéfices, et l’expulsion des titulaires. En juin 1790, je me rendis à Thimer pour la dernière fois. Là, je vis vendre à l’enchère la maison que j’avais réparée, meublée, ornée à grands frais, les jardins que j’avais commencé à planter, une habitation où j’avais déjà vécu heureux, où je pouvais me flatter d’achever le reste de ma vie; et forcé d’abandonner toutes ces jouissances à un étranger qui m’a chassé de chez moi, j’ai répété souvent :
Barbarus has segetes, etc.
Thimert, où Morellet possédait un prieuré

 

Quelques jours après la vente de ma maison et du corps de ferme qui en dépendait, je quittai le pays pour n’y plus revenir. Le concierge et sa femme, tous deux d’un âge avancé, et les plus honnêtes gens du monde, leurs trois enfants, deux garçons qui étaient mes jardiniers, et une jolie fille âgée de 16 ans, qui avait soin de ma laiterie, un homme de basse cour, intelligent et sûr, que j’avais tous gardés de mon prédécesseur, et que je traitais beaucoup mieux que lui, se désolaient et fondaient en larmes. Le curé et le vicaire, qui m’étaient aussi très attachés, partageaient notre douleur. Cette séparation me fit une impression si déchirante, que la plaie en saigne encore toutes les fois que mes souvenirs me reportent à ce triste moment
Je ne parle là, comme on voit, que de l’habitation et du domaine qu’on m’enlevait, et non des rentes en dîmes. C’est qu’en me recherchant bien, je sens que c’est en effet l’habitation et le petit domaine que je regrette, et non le revenu.
Cette observation sur moi-même me donne occasion de faire remarquer tout ce qu’il y avait d’odieux dans cette spoliation, et combien elle dut être accablante surtout pour des hommes plus âgés et plus pauvres que moi. Mais la perte de mon bénéfice n’était rien: voici une douleur bien plus cruelle. Je vais raconter comment s’est rompue alors, entre Mme Helvétius et moi, une liaison qui datait de trente ans. Le malheur de ces temps funestes et l’intolérance des gens de parti auraient dû épargner au moins une si fidèle amitié.
Mme Helvétius, de la maison de Ligniville, une des plus anciennes de Lorraine, après la mort de son mari, arrivée en 1771, avait acheté une maison d Auteuil, où elle s’était déterminée bientôt après à fixer son séjour toute l’année, en renonçant à venir à Paris passer l’hiver. Elle m’y avait d’abord donné un très joli logement, formé d’un petit bâtiment isolé, au fond de son jardin. Depuis sept ou huit ans, j’avais préféré un autre appartement dans le corps de logis sur la rue; j’avais là une bibliothèque assez nombreuse, tirée de mon cabinet de Paris, la vue des coteaux de Meudon au midi, au nord celle du jardin de Mme de Boufflers. Je venais passer communément à Auteuil deux ou trois jours de la semaine, en y apportant mon travail.
Anne-Catherine Helvétius
La société de Mme Helvétius était alors formée, outre moi, de deux hommes de lettres habitant sa maison, et vivant avec elle dans une grande intimité.
L’un, l’abbé de Laroche, était un ex-bénédictin qu’Helvétius avait sécularisé tant bien que mal, en obtenant un bref de Rome, appuyé d’un titre de bibliothécaire du duc des Deux-Ponts, homme de sens et d’un assez bon esprit, honnête et désintéressé, attaché à Helvétius par la reconnaissance. En 1771, il se trouvait en Hollande, où il était allé porter le manuscrit de l’Homme, qu’Helvétius lui avait donné. En apprenant la nouvelle de sa mort, il revint, auprès de sa veuve, et se dévoua entièrement à elle. C’est l’époque où je fis mon premier voyage en Angleterre, pressé par le lord Shelburne et par M. Trudaine. Je ne pouvais laisser échapper une occasion que la modicité de ma fortune ne me permettrait pas de retrouver. Je partis donc, laissant auprès de madame Helvétius l’abbé de Laroche, qui méritait bien sa confiance, et qui lui fut, en effet, d’un grand secours. Depuis ce temps, l’abbé ne l’a plus quittée.
L’autre homme de lettres, qui formait avec l’abbé de Laroche et moi la société intime et assidue de Mme Helvétius, était M. de Cabanis, jeune homme âgé de vingt-un à vingt-deux ans lorsqu’elle l’avait connu. Il était fils d’un bourgeois de Brive-la-Gaillarde, subdélégué de l’intendant de Limoges, et pour qui M. Turgot avait conçu de l’estime et pris de la confiance, lorsqu’il avait administré cette province. Le jeune homme, d’une jolie figure, avec beaucoup d’esprit et de talent, avait obtenu aussi la bienveillance de M. Turgot. Madame Helvétius l’avait vu chez lui, et avait partagé l’intérêt qu’il inspirait à tout le monde. Il avait fait un voyage en Pologne à la suite d’un évêque de Wilna que nous avions vu à Paris, grand économiste, et qui le destinait à concourir à quelque plan d’instruction publique qu’il projetait dans son pays. Il était revenu avec une santé bien languissante. Madame Helvétius lui proposa de venir se réparer à Auteuil, et véritablement elle a pu se flatter de l’avoir rappelé à la vie. La tranquillité du séjour, la salubrité de l’air, une chère bonne et saine, achevèrent de le rétablir.
L’abbé, Cabanis et moi, nous avions vécu ensemble sous le même toit plus de quinze ans, sans avoir jamais la moindre altercation. Je les aimais tous les deux, l’abbé de Laroche moins que Cabanis; mais j’avais surtout pour celui-ci une estime véritable et une tendre amitié. Si la différence d’âge ne lui laissait point partager ce sentiment, il le payait au moins, je crois, de quelque bienveillance et même de quelque estime. Nous vivions fort paisiblement auprès de la même amie, qui n’avait pour. aucun des trois une préférence qui aurait déplu aux deux autres, lorsqu’éclatèrent les premiers mouvements qui ont amené la révolution, et puis en 1789 la révolution elle-même.
Jusque-là nos opinions politiques et philosophiques différaient peu; la liberté, la tolérance, l’horreur du despotisme et de la superstition, le désir de voir réformer les abus, étaient nos sentiments communs. Mais nos opinions commencèrent à devenir un peu divergentes vers le mois de juin 1789, où le peuple de Paris prit un degré d’agitation qui faisait craindre de plus terribles excès, et où l’Assemblée elle-même paraissait recevoir ses impressions du peuple. Une grande inquiétude entra dès lors dans mon esprit; je craignis qu’on ne passât bientôt le but, ce qui est toujours pis que de rester en deçà, parce qu’en ce gène on peut bien ajouter de nouveaux pas à ceux qu’on a déjà faits lorsqu’on est encore en arrière, mais on ne revient jamais sur ceux qu’on a dits de trop. J’étais à Auteuil exprimant toutes mes craintes le 12 juillet, où le grand mouvement de Paris, causé par le renvoi de M. Necker, commença d’éclater. Je ne pouvais faire partager mes inquiétudes à l’abbé de Laroche ni à Cabanis. Ces messieurs croyaient fermement aux projets qu’on attribuait au roi ou aux princes, de canonner Paris à boulets rouges, et de dissoudre l’Assemblée nationale; et contre ces projets prétendus, tous les moyens leur paraissaient bons. Les agitations des clubs, les motions incendiaires du Palais-Royal, les résistances ouvertes à l’autorité, les prisons de l’Abbaye Saint-Germain forcées, pour délivrer quelques soldats aux gardes justement punis, tout cela ne leur déplaisait point. Ils allaient tous deux, depuis quelque temps, exagérant insensiblement leurs principes. Cabanis s’était lié avec Mirabeau; plusieurs autres députés des plus violents, tels que Volney, l’abbé Sieyès, Bergasse, qui a depuis compris qu’il était allé trop loin; Chamfort qui, sans être député, mettait à défendre les opinons les plus emportées l’adresse de son esprit et la noirceur de sa misanthropie, fréquentaient Auteuil et y laissaient des traces de leurs sentiments. Il était dès lors difficile que nous fussions d’accord. Les disputes se multipliaient, et devenaient tous les jours plus vives.
Mme Helvétius avait alors un parti raisonnable à prendre; c’était de rester neutre entre ses amis; de se retrancher dans son ignorance, et d’embrasser un doute modeste sur de si hautes questions. Elle devait même ce doute à l’estime et à l’attachement qu’elle me montrait depuis tant d’années; elle pouvait croire que, m’étant occupé toute ma vie de ces grands objets, avec un esprit droit qu’on ne me refusait pas, les opinions des ses autres amis ne devaient pas avoir pour elle plus d’autorité que la mienne. Si même ce parfait scepticisme était impraticable pour un caractère vif comme le sien, elle pouvait, je ne dirai pas me dissimuler ses sentiments mais souffrir que j’eusse les miens, et me les laisser défendre sans en être blessée.
Voilà ce qu’elle ne fit qu’à demi; au moins quand nous étions en société; car, dans le tête-à-tête, elle m’écoutait comme autrefois, et alors elle convenait que mes adversaires n’avaient pas toujours raison.
Je vivais pourtant au milieu de ces contradictions renouvelées sans cesse, et sous une sorte d’oppression qui tenait souvent mes opinions captives, me réduisait au silence, et me forçait d’entendre débiter les maximes les plus fausses, les doctrines les plus funestes, et quelquefois jusqu’à des espèces d’apologies des crimes qui ont accompagné la révolution, lorsqu’un événement changea tout à coup ma situation de la manière la plus triste et la plus imprévue.
(à suivre)

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