Homme d'Eglise et Encyclopédiste,
l'abbé Morellet (1727-1819) est l'un des rares hommes de la première
génération des Lumières à avoir vécu les événements révolutionnaires.
Son témoignage, extrait de ses Mémoires, n'en est que plus précieux.
Quelques mouvements, avant-coureurs de nos calamités, avaient
inquiété déjà, vers le mois d’avril 1789, les
amis d’une sage réforme; bientôt toutes leurs espérances
sont trompées, une horrible anarchie se prépare. J’y ai survécu
avec mes regrets, le souvenir de quelques bonnes actions, et un reste d’effroi.
Une assemblée, convoquée sous le titre d’États-Généraux,
se
faisant, de son autorité privée, Assemblée nationale,
devenant toute-puissante par l’abolition des ordres, abaissant l’autorité
royale, envahissant les possessions du clergé, anéantissant
les droits anciens de la noblesse, altérant la religion dominante,
s’emparant de la personne du roi; le monarque en fuite; une constitution
qui ne laisse subsister qu’un simulacre de monarchie; une seconde assemblée
sans autre caractère que celui de la faiblesse des moins mauvais,
dominée par les méchants; ceux-ci parvenant à former
une troisième assemblée pire que les premières; la
royauté insultée et avilie; l’habitation du souverain souillée
de meurtres, sa déchéance, sa captivité; le trône,
enfin, renversé, et la France devenue république; le jugement
et la mort du roi sur un échafaud, suivie de celle de son auguste
et malheureuse compagne et de sa vertueuse soeur; les nobles, les prêtres,
emprisonnés, massacrés par milliers; les propriétés
partout envahies, les autels profanés, la religion foulée
aux pieds: tels sont les faits que rassemble cette époque, où
les événements ont été d’un tel poids et se
sont pressés en si grand nombre, que l’on croit avoir vécu
des années en un mois et des mois en un jour, comme un quart d’heure
d’un rêve pénible semble, au réveil, avoir rempli toute
la duré d’une longue nuit.
Quand je rappelle ces grands événements dans le compte
que je rends de ma vie, ce n’est pas que j’en aie été moi-même
pars
magna; en effet, quoique mes liaisons avec beaucoup de gens en place,
et mes travaux, et l’espèce de connaissances que j’avais cultivées
et que mes ouvrages indiquaient, eussent pu fort naturellement me faire
appeler aux assemblées, je n’ai été membre d’aucune
et je n’ai occupé aucune place dans l’état, mais je me suis
trouvé assez lié avec les premiers auteurs de ce grand mouvement,
et assez mêlé à la révolution, pour que, dans
la suite de mes souvenirs, j’aie encore à parler des affaires publiques
en parlant de moi.
Le 12 juillet 1789, le prince de Lambesc, est insulté
aux Tuileries, à la tête du régiment Royal-Allemand;
les bustes de M. Necker et du duc d’Orléans sont promenés
dans Paris; on pille, dans la nuit du 12 au 13, les boutiques des armuriers.
charge du prince de Lambesc aux Tuileries |
Le 13 fut marqué, par le pillage de la maison de Saint-Lazare,
celui du garde-meuble, l’enlèvement des armes déposées
aux Invalides, l’armement du peuple.
Enfin, le 14, le siège et la prise de la Bastille; le meurtre
du gouverneur, le marquis de Launay, et M. de Flesselles; et les jours
suivants, l’assassinat de M. Foulon et de M. Berthier, son gendre, ouvrirent
cette longue carrière de crimes, où se précipitèrent
les factions.
J’étais à Auteuil le 12, et je n’en revins que le 13 au
matin. Je vis de près, dans les journées. suivantes, l’horrible
agitation du peuple.
la triste fin de Flesselles et De Launay |
Je passai, à mes fenêtres, dans la rue Saint-Honoré,
près la place Vendôme, une grande partie de la nuit du 13
au 14, à voir des hommes de la plus vile populace armés de
fusils, de broches, de piques, se faisant ouvrir les portes des maisons,
se faisant donner à boire, à manger, de l’argent, des armes.
Les canons traînés dans les rues, les rues dépavées,
des barricades, le tocsin de toutes les églises, une illumination
soudaine, annonçaient les dangers du lendemain. Le lendemain, les
boutiques sont fermées; le peuple s’amasse, l’effroi et la fureur
ensemble dans les yeux. Je connus dès lors que le peuple allait
être le tyran de tous ceux qui avaient quelque chose à perdre,
de toute autorité, de toute magistrature, des troupes, de l’Assemblée,
du roi, et que nous pouvions nous attendre à toutes les horreurs
qui ont accompagné, de tout temps, une semblable domination. J avoue
que, dès ce moment, je fus saisi de crainte à la vue de cette
grande puissance jusques-là désarmée, et qui commençait
sentir sa force et à se mettre en état de l’exercer tout
entière; puissance aveugle et sans frein, le vrai Léviathan
de Thomas Hobbes, dont l’écriture a dit: Non est
super
terram potestas, quae comparetur ei, qui factus est, ut nullum timeret…..
Ipse est rex super universos filios superbiae.
Je renvoie aux historiens les événements publics de la
révolution, qui ont suivi le 14 juillet, la nuit du 4 août,
le 5 octobre, la translation de l’Assemblée à Paris, etc.
Au mois de septembre, j’écrivis un petit ouvrage intitulé
Réflexions
du lendemain, dont le but était de relever la précipitation
et les vices des opérations faites sur les biens ecclésiastiques;
et principalement sur les dîmes. J’accordais que les biens ecclésiastiques
ne sont pas essentiellement des propriétés, comme les propriétés
incommutables et patrimoniales; mais j’établissais en même
temps qu’ils sont des propriétés usufruitières, et
par cela même aussi réelles, aussi sacrées que toutes
les autres.
Cet ouvrage fut suivi, au mois de décembre 1789, d’un autre écrit,
sous ce titre: Moyens de disposer utilement des biens ecclésiastiques.
J’y
abandonne la prétention du clergé de former un corps
politique possédant des biens en propriété incommutable,
comme ordre ou corps de l’état; j’admets le principe établi
par l’Assemblée nationale, que la possession des fonds et des dîmes
du clergé n’est qu’usufruitière; et je propose, au lieu d’attribuer
sans profit pour la nation plus de 70 millions de dîmes aux propriétaires,
ce qui ne laisserait pas de quoi pourvoir aux frais du culte, de conserver
au clergé sa dîme et ses fonds, en exigeant de chaque bénéficier
le tiers de son revenu, désormais affecté au paiement et
à l’extinction successive de la dette nationale. Ce tiers, même
en n’exigeant aucune taxe des cures à portion congrue et les portant
à 1200 livres, selon le vœu de l’Assemblée, était
estimé à plus de 30 millions; somme qui pouvait s’accroître
beaucoup par l’abolition des ordres monastiques et la vente de leurs biens.
Mais ces plans modérés, qui sauvaient en grande partie
les biens du clergé et le clergé lui-même, n’étaient
pas du goût des réformateurs, dont l’ambition démocratique
ne recula pas devant de plus grandes injustices.
J’ai décrit plus haut ma jolie possession de Thimer, dont le
revenu, ajouté à ce que j’avais d’ailleurs du gouvernement
et à la pension de quatre mille francs sur les économats,
me formait plus de trente mille livres de rente. Bientôt fut décrétée
la vente des terres et maisons attachées aux bénéfices,
et l’expulsion des titulaires. En juin 1790, je me rendis à Thimer
pour la dernière fois. Là, je vis vendre à l’enchère
la maison que j’avais réparée, meublée, ornée
à grands frais, les jardins que j’avais commencé à
planter, une habitation où j’avais déjà vécu
heureux, où je pouvais me flatter d’achever le reste de ma vie;
et forcé d’abandonner toutes ces jouissances à un étranger
qui m’a chassé de chez moi, j’ai répété souvent
:
Je ne parle là, comme on voit, que de l’habitation et du domaine
qu’on m’enlevait, et non des rentes en dîmes. C’est qu’en me recherchant
bien, je sens que c’est en effet l’habitation et le petit domaine que je
regrette, et non le revenu.
Cette observation sur moi-même me donne occasion de faire remarquer
tout ce qu’il y avait d’odieux dans cette spoliation, et combien elle dut
être accablante surtout pour des hommes plus âgés et
plus pauvres que moi. Mais la perte de mon bénéfice n’était
rien: voici une douleur bien plus cruelle. Je vais raconter comment s’est
rompue alors, entre Mme Helvétius et moi, une liaison qui datait
de trente ans. Le malheur de ces temps funestes et l’intolérance
des gens de parti auraient dû épargner au moins une si fidèle
amitié.
Mme Helvétius, de la maison de Ligniville, une des plus anciennes
de Lorraine, après la mort de son mari, arrivée en 1771,
avait acheté une maison d Auteuil, où elle s’était
déterminée bientôt après à fixer son
séjour toute l’année, en renonçant à venir
à Paris passer l’hiver. Elle m’y avait d’abord donné un très
joli logement, formé d’un petit bâtiment isolé, au
fond de son jardin. Depuis sept ou huit ans, j’avais préféré
un autre appartement dans le corps de logis sur la rue; j’avais là
une bibliothèque assez nombreuse, tirée de mon cabinet de
Paris, la vue des coteaux de Meudon au midi, au nord celle du jardin de
Mme de Boufflers. Je venais passer communément à Auteuil
deux ou trois jours de la semaine, en y apportant mon travail.
Anne-Catherine Helvétius |
La société de Mme Helvétius était alors
formée, outre moi, de deux hommes de lettres habitant sa maison,
et vivant avec elle dans une grande intimité.
L’un, l’abbé de Laroche, était un ex-bénédictin
qu’Helvétius avait sécularisé tant bien que mal, en
obtenant un bref de Rome, appuyé d’un titre de bibliothécaire
du duc des Deux-Ponts, homme de sens et d’un assez bon esprit, honnête
et désintéressé, attaché à Helvétius
par la reconnaissance. En 1771, il se trouvait en Hollande, où il
était allé porter le manuscrit de l’Homme, qu’Helvétius
lui avait donné. En apprenant la nouvelle de sa mort, il revint,
auprès de sa veuve, et se dévoua entièrement à
elle. C’est l’époque où je fis mon premier voyage en Angleterre,
pressé par le lord Shelburne et par M. Trudaine. Je ne pouvais laisser
échapper une occasion que la modicité de ma fortune ne me
permettrait pas de retrouver. Je partis donc, laissant auprès de
madame Helvétius l’abbé de Laroche, qui méritait bien
sa confiance, et qui lui fut, en effet, d’un grand secours. Depuis ce temps,
l’abbé ne l’a plus quittée.
L’autre homme de lettres, qui formait avec l’abbé de Laroche
et moi la société intime et assidue de Mme Helvétius,
était M. de Cabanis, jeune homme âgé de vingt-un à
vingt-deux ans lorsqu’elle l’avait connu. Il était fils d’un bourgeois
de Brive-la-Gaillarde, subdélégué de l’intendant de
Limoges, et pour qui M. Turgot avait conçu de l’estime et pris de
la confiance, lorsqu’il avait administré cette province. Le jeune
homme, d’une jolie figure, avec beaucoup d’esprit et de talent, avait obtenu
aussi la bienveillance de M. Turgot. Madame Helvétius l’avait vu
chez lui, et avait partagé l’intérêt qu’il inspirait
à tout le monde. Il avait fait un voyage en Pologne à la
suite d’un évêque de Wilna que nous avions vu à Paris,
grand économiste, et qui le destinait à concourir à
quelque plan d’instruction publique qu’il projetait dans son pays. Il était
revenu avec une santé bien languissante. Madame Helvétius
lui proposa de venir se réparer à Auteuil, et véritablement
elle a pu se flatter de l’avoir rappelé à la vie. La tranquillité
du séjour, la salubrité de l’air, une chère bonne
et saine, achevèrent de le rétablir.
L’abbé, Cabanis et moi, nous avions vécu ensemble sous
le même toit plus de quinze ans, sans avoir jamais la moindre altercation.
Je les aimais tous les deux, l’abbé de Laroche moins que Cabanis;
mais j’avais surtout pour celui-ci une estime véritable et une tendre
amitié. Si la différence d’âge ne lui laissait point
partager ce sentiment, il le payait au moins, je crois, de quelque bienveillance
et même de quelque estime. Nous vivions fort paisiblement auprès
de la même amie, qui n’avait pour. aucun des trois une préférence
qui aurait déplu aux deux autres, lorsqu’éclatèrent
les premiers mouvements qui ont amené la révolution, et puis
en 1789 la révolution elle-même.
Jusque-là nos opinions politiques et philosophiques différaient
peu; la liberté, la tolérance, l’horreur du despotisme et
de la superstition, le désir de voir réformer les abus, étaient
nos sentiments communs. Mais nos opinions commencèrent à
devenir un peu divergentes vers le mois de juin 1789, où le peuple
de Paris prit un degré d’agitation qui faisait craindre de plus
terribles excès, et où l’Assemblée elle-même
paraissait recevoir ses impressions du peuple. Une grande inquiétude
entra dès lors dans mon esprit; je craignis qu’on ne passât
bientôt le but, ce qui est toujours pis que de rester en deçà,
parce qu’en ce gène on peut bien ajouter de nouveaux pas à
ceux qu’on a déjà faits lorsqu’on est encore en arrière,
mais on ne revient jamais sur ceux qu’on a dits de trop. J’étais
à Auteuil exprimant toutes mes craintes le 12 juillet, où
le grand mouvement de Paris, causé par le renvoi de M. Necker, commença
d’éclater. Je ne pouvais faire partager mes inquiétudes à
l’abbé de Laroche ni à Cabanis. Ces messieurs croyaient fermement
aux projets qu’on attribuait au roi ou aux princes, de canonner Paris à
boulets rouges, et de dissoudre l’Assemblée nationale; et contre
ces projets prétendus, tous les moyens leur paraissaient bons. Les
agitations des clubs, les motions incendiaires du Palais-Royal, les résistances
ouvertes à l’autorité, les prisons de l’Abbaye Saint-Germain
forcées, pour délivrer quelques soldats aux gardes justement
punis, tout cela ne leur déplaisait point. Ils allaient tous deux,
depuis quelque temps, exagérant insensiblement leurs principes.
Cabanis s’était lié avec Mirabeau; plusieurs autres députés
des plus violents, tels que Volney, l’abbé Sieyès, Bergasse,
qui a depuis compris qu’il était allé trop loin; Chamfort
qui, sans être député, mettait à défendre
les opinons les plus emportées l’adresse de son esprit et la noirceur
de sa misanthropie, fréquentaient Auteuil et y laissaient des traces
de leurs sentiments. Il était dès lors difficile que nous
fussions d’accord. Les disputes se multipliaient, et devenaient tous les
jours plus vives.
Mme Helvétius avait alors un parti raisonnable à prendre;
c’était de rester neutre entre ses amis; de se retrancher dans son
ignorance, et d’embrasser un doute modeste sur de si hautes questions.
Elle devait même ce doute à l’estime et à l’attachement
qu’elle me montrait depuis tant d’années; elle pouvait croire que,
m’étant occupé toute ma vie de ces grands objets, avec un
esprit droit qu’on ne me refusait pas, les opinions des ses autres amis
ne devaient pas avoir pour elle plus d’autorité que la mienne. Si
même ce parfait scepticisme était impraticable pour un caractère
vif comme le sien, elle pouvait, je ne dirai pas me dissimuler ses sentiments
mais souffrir que j’eusse les miens, et me les laisser défendre
sans en être blessée.
Voilà ce qu’elle ne fit qu’à demi; au moins quand nous
étions en société; car, dans le tête-à-tête,
elle m’écoutait comme autrefois, et alors elle convenait que mes
adversaires n’avaient pas toujours raison.
Je vivais pourtant au milieu de ces contradictions renouvelées
sans cesse, et sous une sorte d’oppression qui tenait souvent mes opinions
captives, me réduisait au silence, et me forçait d’entendre
débiter les maximes les plus fausses, les doctrines les plus funestes,
et quelquefois jusqu’à des espèces d’apologies des crimes
qui ont accompagné la révolution, lorsqu’un événement
changea tout à coup ma situation de la manière la plus triste
et la plus imprévue.
(à suivre)
(à suivre)
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