mardi 15 juillet 2014

Mme Geoffrin vue par Sainte-Beuve (1)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle. 
 
 
Sainte Beuve

Après tout ce que j’ai dit des femmes du XVIIIe siècle, il y aurait une trop grande lacune si je ne parlais de Mme Geoffrin, l’une des plus célèbres et dont l’influence a été le plus grande. Mme Geoffrin n’a rien écrit que quatre ou cinq lettres qu’on a publiées; on cite d’elle quantité de mots justes et piquants; mais ce ne serait pas assez pour la faire vivre ce qui la caractérise en propre et lui mérite le souvenir de la postérité, c’est d’avoir eu le salon le plus complet, le mieux organisé et, si je puis dire, le mieux administré de son temps, le salon le mieux établi qu’il y ait en en France depuis la fondation des salons, c’est-à-dire depuis l’hôtel Rambouillet.
 Le salon de Mme Geoffrin a été l’une des institutions du XVIIIe siècle.
Marie-Thérèse Geoffrin, par Nattier (1738)
Il y a des personnes peut-être qui s’imaginent qu’il suffit d’être riche, d’avoir un bon cuisinier, une maison confortable et située dans un bon quartier, une grande envie de voir du monde, et de l’affabilité à le recevoir, pour se former un salon: on ne parvient de la sorte qu’à ramasser du monde pêle-mêle, à remplir son salon, non à le créer; et si l’on est très riche, très actif, très animé de ce genre d’ambition qui veut briller, et à la fois bien renseigné sur la liste des invitations à faire, déterminé à tout prix à amener à soi les rois ou reines de la saison, on peut arriver à la gloire qu’obtiennent quelques Américains chaque hiver à Paris: ils ont des raouts brillants, on y passe, on s’y précipite, et, l’hiver d’après, on ne s’en souvient plus. Qu’il y a loin de ce procédé d’invasion à l’art d’un établissement véritable! Cet art ne fut jamais mieux connu ni pratiqué que dans le XVIIIe siècle, au sein de cette société régulière et pacifique, et personne ne le poussa plus avant, ne le conçut plus en grand, et ne l’appliqua avec plus de perfection et de fini dans le détail que Mme Geoffrin. Un cardinal romain n’y aurait pas mis plus de politique, plus d’habileté fine et douce, qu’elle n’en dépensa durant trente ans. C’est surtout en l’étudiant de près qu’on se convainc qu’une grande influence sociale a toujours sa raison, et que, sous ces fortunes célèbres qui se résument de loin en un simple nom qu’on répète, il y a eu bien du travail, de l’étude et du talent; dans le cas présent de Mme Geoffrin, il faut ajouter, bien du bon sens.
Mme Geoffrin ne nous apparaît que déjà vieille, et sa jeunesse se dérobe à nous dans un lointain que nous n’essaierons pas de pénétrer. Bourgeoise et très bourgeoise de naissance, née à Paris dans la dernière année du XVIIe siècle, Marie-Thérèse Rodet avait été mariée le 19 juillet 1713 à Pierre-François Geoffrin, gros bourgeois, un des lieutenants-colonels de la garde nationale d’alors, et l’un des fondateurs de la Manufacture des glaces. Une lettre de Montesquieu, du mois de mars 1748, nous montre Mme Geoffrin, à cette date, réunissant très bonne compagnie chez elle, et centre déjà de ce cercle qui devait, durant vingt-cinq ans, se continuer et s’agrandir. D’où sortait donc cette personne si distinguée et si habile, qui ne semblait point destinée à un tel rôle par sa naissance ni par sa position dans le monde? Quelle avait été son éducation première? L’impératrice de Russie, Catherine, avait adressé un jour cette question à Mme Geoffrin, qui lui répondit par une lettre qu’il faudrait joindre à tout ce qu’a dit Montaigne sur l’éducation:
 
« J’ai perdu, disait-elle, mon père et ma mère au berceau. J’ai été élevée par une vieille grand’mère qui avait beaucoup d’esprit et une tête bien faite. Elle avait très peu d’instruction; mais son esprit était si éclairé, si adroit, si actif, qu’il ne l’abandonnait jamais; il était toujours à la place du savoir. Elle parlait si agréablement des choses qu’elle ne savait pas, que personne ne désirait qu’elle les sût mieux; et quand son ignorance était trop visible, elle s’en tirait par des plaisanteries qui déconcertaient les pédants qui avaient voulu l’humilier. Elle était si contente de son lot, qu’elle regardait le savoir comme une chose très inutile pour une femme. Elle disait: « Je m’en suis si bien passée, que je n’en ai jamais senti le besoin. Si ma petite-fille est une bête, le savoir la rendrait confiante et insupportable; si elle a de l’esprit et de la sensibilité, elle fera comme moi, elle suppléera par adresse et avec du sentiment à ce qu’elle ne saura pas; et quand elle sera plus raisonnable, elle apprendra ce à quoi elle aura plus d’aptitude, et elle l’apprendra bien vite. » Elle ne m’a donc fait apprendre, dans mon enfance, simplement qu’à lire; mais elle me faisait beaucoup lire; elle m’apprenait à penser en me faisant raisonner; elle m’apprenait à connaître les hommes en me faisant dire ce que j’en pensais, et en me disant aussi le jugement qu’elle en portait. Elle m’obligeait à lui rendre compte de tous mes mouvements et de tous mes sentiments, et elle les rectifiait avec tant de douceur et de grâce, que je ne lui ai jamais rien caché de ce que je pensais et sentais: mon intérieur lui était aussi visible que mon extérieur. Mon éducation était continuelle... »
J’ai dit que Mme Geoffrin était née à Paris: elle n’en sortit jamais que pour faire en 1766, à l’âge de soixante-sept ans, son fameux voyage de Varsovie. D’ailleurs elle n’avait pas quitté la banlieue; et, même quand elle allait faire visite à la campagne chez quelque ami, elle revenait habituellement le soir et ne découchait pas. Elle était d’avis « qu’il n’y a pas de meilleur air que celui de Paris, » et, en quelque lieu qu’elle eût pu être, elle aurait préféré son ruisseau de la rue Saint-Honoré, comme Mme de Staël regrettait celui de la rue du Bac. Mme Geoffrin ajoute un nom de plus à cette liste des génies parisiens qui ont été doués à un si haut degré de la vertu affable et sociale, et qui sont aisément civilisateurs.
le salon de Mme Geoffrin, par Lemonnier
Son mari paraît avoir peu compté dans sa vie, sinon pour lui assurer la fortune qui fut le point de départ et le premier instrument de la considération qu’elle sut acquérir. On nous représente M. Geoffrin vieux, assistant silencieusement aux dîners qui se donnaient chez lui aux gens de Lettres et aux savants. On essayait, raconte-t-on, de lui faire lire quelque ouvrage d’histoire ou de voyages, et, comme on lui donnait toujours un premier tome sans qu’il s’en aperçût, il se contentait de trouver « que l’ouvrage était intéressant, mais que l’auteur se répétait un peu. » On ajoute que, lisant un volume de l’Encyclopédie ou de Bayle qui était imprimé sur deux colonnes, il continuait dans sa lecture la ligne de la première colonne avec la ligne correspondante de la seconde, ce qui lui faisait dire « que l’ouvrage lui paraissait bien, mais un peu abstrait. » Ce sont là des contes tels qu’on en dut faire sur le mari effacé d’une femme célèbre. Un jour, un étranger demanda à Mme Geoffrin ce qu’était devenu ce vieux Monsieur qui assistait autrefois régulièrement aux dîners et qu’on ne voyait plus? — « C’était mon mari, il est mort. »
Mme Geoffrin eut une fille, qui devint la marquise de Ma Ferté-Imbault, femme excellente, dit-on, mais qui n’avait pas la modération de sens et la parfaite mesure de sa mère, et de qui celle-ci disait en la montrant : « Quand je la considère, je suis comme une poule qui a couvé un oeuf de cane. »
avec son époux, directeur de la manufacture royale de glaces, future St Gobain
Mme Geoffrin tenait donc de sa grand’mère, et elle nous apparaît d’ailleurs seule de sa race. Son talent, comme tous les talents, était tout personnel. Mme Suard nous la représente imposant le respect avec douceur, « par sa taille élevée, par ses cheveux d’argent couverts d’une coiffe nouée sous le menton, par sa mise si noble et si décente, et son air de raison mêlé à la bonté. » Diderot, qui venait de faire une partie de piquet avec elle au Grandval, chez le baron d’Holbach, où elle était allée dîner (octobre 1760), écrivait à une amie : « Mme Geoffrin fut fort bien. Je remarque toujours le goût noble et simple dont cette femme s’habille : c’était, ce jour-là, une étoffe simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus recherchée de tout côté. » Mme Geoffrin avait alors soixante-et-un ans. Cette mise de vieille, si exquise en modestie et en simplicité, lui était particulière, et rappelle l’art tout pareil de Mme Maintenon. Mais Mme Geoffrin n’avait pas à ménager ni à soutenir les restes d’une beauté qui brillait encore par éclairs dans le demi-jour; elle fut franchement vieille de bonne heure, et elle supprima l’arrière-saison. Tandis que la plupart des femmes sont occupées à faire retraite en bon ordre et à prolonger leur âge de la veille, elle prit d’elle-même les devants, et elle s’installa sans marchander dans son âge du lendemain. « Toutes les femmes, disait-on d’elle, se mettent comme la veille, il n’y a que Mme Geoffrin qui se soit toujours mise comme le lendemain. »
Mme de la Ferté-Imbault, fille de Mme Geoffrin
Mme Geoffrin passe pour avoir pris ses leçons de grand monde chez Mme de Tencin, et pour s’être formée à cette école. On cite ce mot de Mme de Tencin, qui, la voyant sur la fin fort assidue à la visiter, disait à ses habitués: « Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici? elle vient voir ce qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. » Cet inventaire en valait la peine, puisqu’il se composait tout d’abord de Fontenelle, de Montesquieu, de Mairan. Mme de Tencin est bien moins remarquable comme auteur d’histoires sentimentales et romanesques, où elle eut peut-être ses neveux pour collaborateurs, que par son esprit d’intrigue, son manège adroit, et par la hardiesse et la portée de ses jugements. Femme peu estimable, et dont quelques actions même sont voisines du crime, on se trouvait pris à son air de douceur et presque de bonté, si on l’approchait. Quand ses intérêts n’étaient point en cause, elle vous donnait des conseils sûrs et pratiques, dont on avait à profiter dans la vie. Elle savait le fin du jeu en toute chose. Plus d’un grand politique se serait bien trouvé, même de nos jours, d’avoir présente cette maxime, qu’elle avait coutume de répéter: « Les gens d’esprit font beaucoup de fautes en conduite, parce qu’ils ne croient jamais le monde aussi bête qu’il est. » Les neuf Lettres d’elle qu’on a publiées, et qui sont adressées au duc de Richelieu pendant la campagne de 1743, nous la montrent en plein manège d’ambition, travaillant à se saisir du pouvoir pour elle et pour son frère le cardinal, dans ce court moment où le roi, émancipé par la mort du cardinal de Fleury, n’a pas encore de maîtresse en titre. Jamais Louis XV n’a été jugé plus à fond et avec des sentiments de mépris plus clairvoyants et mieux motivés que dans ces neuf Lettres de Mme de Tencin. Dès l’année 1743, cette femme d’intrigue a des éclairs de coup d’oeil qui percent l’horizon: « A moins que Dieu n’y mette visiblement la main, écrit-elle, il est physiquement impossible que l’État ne culbute. » C’est cette maîtresse habile que Mme Geoffrin consulta et de qui elle reçut de bons conseils, notamment celui de ne refuser jamais aucune relation, aucune avance d’amitié; car si neuf sur dix ne rapportent rien, une seule peut tout compenser; et puis comme cette femme de ressource disait encore, « tout sert en ménage, quand on a en soi de quoi mettre les outils en oeuvre. »

Mme Geoffrin hérita donc en partie du salon et du procédé de Mme de Tencin; mais, en contenant son habileté dans la sphère privée, elle l’étendit singulièrement et dans une voie tout honorable. Mme de Tencin remuait ciel et terre pour faire de son frère un premier ministre: Mme Geoffrin laissa de côté la politique, ne s’immisça jamais dans les choses de religion, et, par son art infini, par son esprit de suite et de conduite, elle devint elle-même une sorte d’habile administrateur et presque un grand ministre de la société, un de ces ministres d’autant plus influents qu’ils sont moins en titre et plus permanents.

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