Critique littéraire et écrivain,
Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du
siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle.
Après tout ce que j’ai dit des femmes du XVIIIe siècle,
il y aurait une trop grande lacune si je ne parlais de Mme Geoffrin, l’une
des plus célèbres et dont l’influence a été
le plus grande. Mme Geoffrin n’a rien écrit que quatre ou cinq lettres
qu’on a publiées; on cite d’elle quantité de mots justes
et piquants; mais ce ne serait pas assez pour la faire vivre ce qui la
caractérise en propre et lui mérite le souvenir de la postérité,
c’est d’avoir eu le salon le plus complet, le mieux organisé et,
si je puis dire, le mieux administré de son temps, le salon le mieux
établi qu’il y ait en en France depuis la fondation des salons,
c’est-à-dire depuis l’hôtel Rambouillet.
Le salon de Mme Geoffrin
a été l’une des institutions du XVIIIe siècle.
Marie-Thérèse Geoffrin, par Nattier (1738) |
Il y a des personnes peut-être qui s’imaginent qu’il suffit d’être
riche, d’avoir un bon cuisinier, une maison confortable et située
dans un bon quartier, une grande envie de voir du monde, et de l’affabilité
à le recevoir, pour se former un salon: on ne parvient de la sorte
qu’à ramasser du monde pêle-mêle, à remplir son
salon, non à le créer; et si l’on est très riche,
très actif, très animé de ce genre d’ambition qui
veut briller, et à la fois bien renseigné sur la liste des
invitations à faire, déterminé à tout prix
à amener à soi les rois ou reines de la saison, on peut arriver
à la gloire qu’obtiennent quelques Américains chaque hiver
à Paris: ils ont des raouts brillants, on y passe, on s’y
précipite, et, l’hiver d’après, on ne s’en souvient plus.
Qu’il y a loin de ce procédé d’invasion à l’art d’un
établissement véritable! Cet art ne fut jamais mieux connu
ni pratiqué que dans le XVIIIe siècle, au sein de cette société
régulière et pacifique, et personne ne le poussa plus avant,
ne le conçut plus en grand, et ne l’appliqua avec plus de perfection
et de fini dans le détail que Mme Geoffrin. Un cardinal romain n’y
aurait pas mis plus de politique, plus d’habileté fine et douce,
qu’elle n’en dépensa durant trente ans. C’est surtout en l’étudiant
de près qu’on se convainc qu’une grande influence sociale a toujours
sa raison, et que, sous ces fortunes célèbres qui se résument
de loin en un simple nom qu’on répète, il y a eu bien du
travail, de l’étude et du talent; dans le cas présent de
Mme Geoffrin, il faut ajouter, bien du bon sens.
Mme Geoffrin ne nous apparaît que déjà vieille,
et sa jeunesse se dérobe à nous dans un lointain que nous
n’essaierons pas de pénétrer. Bourgeoise et très bourgeoise
de naissance, née à Paris dans la dernière année
du XVIIe siècle, Marie-Thérèse Rodet avait été
mariée le 19 juillet 1713 à Pierre-François Geoffrin,
gros bourgeois, un des lieutenants-colonels de la garde nationale d’alors,
et l’un des fondateurs de la Manufacture des glaces. Une lettre de Montesquieu,
du mois de mars 1748, nous montre Mme Geoffrin, à cette date, réunissant
très bonne compagnie chez elle, et centre déjà de
ce cercle qui devait, durant vingt-cinq ans, se continuer et s’agrandir.
D’où sortait donc cette personne si distinguée et si habile,
qui ne semblait point destinée à un tel rôle par sa
naissance ni par sa position dans le monde? Quelle avait été
son éducation première? L’impératrice de Russie, Catherine,
avait adressé un jour cette question à Mme Geoffrin, qui
lui répondit par une lettre qu’il faudrait joindre à tout
ce qu’a dit Montaigne sur l’éducation:
« J’ai perdu, disait-elle, mon père et ma
mère au berceau. J’ai été élevée par
une vieille grand’mère qui avait beaucoup d’esprit et une tête
bien faite. Elle avait très peu d’instruction; mais son esprit était
si éclairé, si adroit, si actif, qu’il ne l’abandonnait
jamais; il était toujours à la place du savoir. Elle parlait
si agréablement des choses qu’elle ne savait pas, que personne ne
désirait qu’elle les sût mieux; et quand son ignorance était
trop visible, elle s’en tirait par des plaisanteries qui déconcertaient
les pédants qui avaient voulu l’humilier. Elle était si contente
de son lot, qu’elle regardait le savoir comme une chose très inutile
pour une femme. Elle disait: « Je m’en suis si bien passée,
que je n’en ai jamais senti le besoin. Si ma petite-fille est une bête,
le savoir la rendrait confiante et insupportable; si elle a de l’esprit
et de la sensibilité, elle fera comme moi, elle suppléera
par
adresse et avec du sentiment à ce qu’elle ne saura pas; et quand
elle sera plus raisonnable, elle apprendra ce à quoi elle aura plus
d’aptitude, et elle l’apprendra bien vite. » Elle ne m’a donc fait
apprendre, dans mon enfance, simplement qu’à lire; mais elle me
faisait beaucoup lire; elle m’apprenait à penser en me faisant raisonner;
elle m’apprenait à connaître les hommes en me faisant dire
ce que j’en pensais, et en me disant aussi le jugement qu’elle en portait.
Elle m’obligeait à lui rendre compte de tous mes mouvements et de
tous mes sentiments, et elle les rectifiait avec tant de douceur et de
grâce, que je ne lui ai jamais rien caché de ce que je pensais
et sentais: mon intérieur lui était aussi visible que mon
extérieur. Mon éducation était continuelle... »
|
J’ai dit que Mme Geoffrin était née à Paris: elle
n’en sortit jamais que pour faire en 1766, à l’âge de soixante-sept
ans, son fameux voyage de Varsovie. D’ailleurs elle n’avait pas quitté
la banlieue; et, même quand elle allait faire visite à la
campagne chez quelque ami, elle revenait habituellement le soir et ne découchait
pas. Elle était d’avis « qu’il n’y a pas de meilleur air que
celui de Paris, » et, en quelque lieu qu’elle eût pu être,
elle aurait préféré son ruisseau de la rue Saint-Honoré,
comme Mme de Staël regrettait celui de la rue du Bac. Mme Geoffrin
ajoute un nom de plus à cette liste des génies parisiens
qui ont été doués à un si haut degré
de la vertu affable et sociale, et qui sont aisément civilisateurs.
le salon de Mme Geoffrin, par Lemonnier |
Son mari paraît avoir peu compté dans sa vie, sinon pour
lui assurer la fortune qui fut le point de départ et le premier
instrument de la considération qu’elle sut acquérir. On nous
représente M. Geoffrin vieux, assistant silencieusement aux dîners
qui se donnaient chez lui aux gens de Lettres et aux savants. On essayait,
raconte-t-on, de lui faire lire quelque ouvrage d’histoire ou de voyages,
et, comme on lui donnait toujours un premier tome sans qu’il s’en aperçût,
il se contentait de trouver « que l’ouvrage était intéressant,
mais que l’auteur se répétait un peu. » On ajoute que,
lisant un volume de l’Encyclopédie ou de Bayle qui était
imprimé sur deux colonnes, il continuait dans sa lecture la ligne
de la première colonne avec la ligne correspondante de la seconde,
ce qui lui faisait dire « que l’ouvrage lui paraissait bien, mais
un peu abstrait. » Ce sont là des contes tels qu’on en dut
faire sur le mari effacé d’une femme célèbre. Un jour,
un étranger demanda à Mme Geoffrin ce qu’était devenu
ce vieux Monsieur qui assistait autrefois régulièrement aux
dîners et qu’on ne voyait plus? — « C’était mon mari,
il est mort. »
Mme Geoffrin eut une fille, qui devint la marquise de Ma Ferté-Imbault,
femme excellente, dit-on, mais qui n’avait pas la modération de
sens et la parfaite mesure de sa mère, et de qui celle-ci disait
en la montrant : « Quand je la considère, je suis comme une
poule qui a couvé un oeuf de cane. »
avec son époux, directeur de la manufacture royale de glaces, future St Gobain |
Mme Geoffrin tenait donc de sa grand’mère, et elle nous apparaît
d’ailleurs seule de sa race. Son talent, comme tous les talents, était
tout personnel. Mme Suard nous la représente imposant le respect
avec douceur, « par sa taille élevée, par ses cheveux
d’argent couverts d’une coiffe nouée sous le menton, par sa mise
si noble et si décente, et son air de raison mêlé à
la bonté. » Diderot, qui venait de faire une partie de piquet
avec elle au Grandval, chez le baron d’Holbach, où elle était
allée dîner (octobre 1760), écrivait à une amie
: « Mme Geoffrin fut fort bien. Je remarque toujours le goût
noble et simple dont cette femme s’habille : c’était, ce jour-là,
une étoffe simple, d’une couleur austère, des manches larges,
le linge le plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus
recherchée de tout côté. » Mme Geoffrin avait
alors soixante-et-un ans. Cette mise de vieille, si exquise en modestie
et en simplicité, lui était particulière, et rappelle
l’art tout pareil de Mme Maintenon. Mais Mme Geoffrin n’avait pas à
ménager ni à soutenir les restes d’une beauté qui
brillait encore par éclairs dans le demi-jour; elle fut franchement
vieille de bonne heure, et elle supprima l’arrière-saison. Tandis
que la plupart des femmes sont occupées à faire retraite
en bon ordre et à prolonger leur âge de la veille, elle prit
d’elle-même les devants, et elle s’installa sans marchander dans
son âge du lendemain. « Toutes les femmes, disait-on d’elle,
se mettent comme la veille, il n’y a que Mme Geoffrin qui se soit toujours
mise comme le lendemain. »
Mme Geoffrin passe pour avoir pris ses leçons de grand monde
chez Mme de Tencin, et pour s’être formée à cette école.
On cite ce mot de Mme de Tencin, qui, la voyant sur la fin fort assidue
à la visiter, disait à ses habitués: « Savez-vous
ce que la Geoffrin vient faire ici? elle vient voir ce qu’elle pourra recueillir
de mon inventaire. » Cet inventaire en valait la peine, puisqu’il
se composait tout d’abord de Fontenelle, de Montesquieu, de Mairan. Mme
de Tencin est bien moins remarquable comme auteur d’histoires sentimentales
et romanesques, où elle eut peut-être ses neveux pour collaborateurs,
que par son esprit d’intrigue, son manège adroit, et par la hardiesse
et la portée de ses jugements. Femme peu estimable, et dont quelques
actions même sont voisines du crime, on se trouvait pris à
son air de douceur et presque de bonté, si on l’approchait. Quand
ses intérêts n’étaient point en cause, elle vous donnait
des conseils sûrs et pratiques, dont on avait à profiter dans
la vie. Elle savait le fin du jeu en toute chose. Plus d’un grand politique
se serait bien trouvé, même de nos jours, d’avoir présente
cette maxime, qu’elle avait coutume de répéter: « Les
gens d’esprit font beaucoup de fautes en conduite, parce qu’ils ne croient
jamais le monde aussi bête qu’il est. » Les neuf Lettres d’elle
qu’on a publiées, et qui sont adressées au duc de Richelieu
pendant la campagne de 1743, nous la montrent en plein manège d’ambition,
travaillant à se saisir du pouvoir pour elle et pour son frère
le cardinal, dans ce court moment où le roi, émancipé
par la mort du cardinal de Fleury, n’a pas encore de maîtresse en
titre. Jamais Louis XV n’a été jugé plus à
fond et avec des sentiments de mépris plus clairvoyants et mieux
motivés que dans ces neuf Lettres de Mme de Tencin. Dès l’année
1743, cette femme d’intrigue a des éclairs de coup d’oeil qui percent
l’horizon: « A moins que Dieu n’y mette visiblement la main, écrit-elle,
il est physiquement impossible que l’État ne culbute. » C’est
cette maîtresse habile que Mme Geoffrin consulta et de qui elle reçut
de bons conseils, notamment celui de ne refuser jamais aucune relation,
aucune avance d’amitié; car si neuf sur dix ne rapportent rien,
une seule peut tout compenser; et puis comme cette femme de ressource disait
encore, « tout sert en ménage, quand on a en soi de quoi mettre
les outils en oeuvre. »Mme de la Ferté-Imbault, fille de Mme Geoffrin |
Mme Geoffrin hérita donc en partie du salon et du procédé
de Mme de Tencin; mais, en contenant son habileté dans la sphère
privée, elle l’étendit singulièrement et dans une
voie tout honorable. Mme de Tencin remuait ciel et terre pour faire de
son frère un premier ministre: Mme Geoffrin laissa de côté
la politique, ne s’immisça jamais dans les choses de religion, et,
par son art infini, par son esprit de suite et de conduite, elle devint
elle-même une sorte d’habile administrateur et presque un grand ministre
de la société, un de ces ministres d’autant plus influents
qu’ils sont moins en titre et plus permanents.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour commenter cet article...