mardi 15 juillet 2014

Mme Geoffrin vue par Sainte-Beuve (2)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle. 
 
Sainte Beuve

Elle conçut d’abord cette machine qu’on appelle un salon dans toute son étendue, et sut l’organiser au complet avec des rouages doux, insensibles, mais savants et entretenus par un soin continuel. Elle n’embrassa pas seulement dans sa sollicitude les gens de Lettres proprement dits, mais elle s’occupa des artistes, sculpteurs et peintres, pour les mettre tous en rapport entre eux et avec les gens du monde; en un mot, elle conçut l’Encyclopédie du siècle en action et en conversation autour d’elle. Elle eut chaque semaine deux dîners de fondation, le lundi pour les artistes : on y voyait les Vanloo, Vernet, Boucher, La Tour, Vien, Lagrenée, Soufflot, Lemoine, quelques amateurs de distinction et protecteurs des arts, quelques littérateurs comme Marmontel pour soutenir la conversation et faire la liaison des uns aux autres. Le mercredi, c’était le dîner des gens de Lettres: on y voyait d’Alembert, Mairan, Marivaux, Marmontel, le chevalier de Chastellux, Morellet, Saint-Lambert, Helvétius, Raynal, Thomas, Grimm, d’Holbach, Burigny de l’Académie des Inscriptions. Une seule femme y était admise avec la maîtresse de la maison : c’était Mlle de Lespinasse. Mme Geoffrin avait remarqué que plusieurs femmes dans un dîner distraient les convives, dispersent et éparpillent la conversation: elle aimait l’unité et à rester centre. Le soir, la maison de Mme Geoffrin continuait d’être ouverte, et la soirée se terminait par un petit souper très simple et très recherché, composé de cinq ou six amis intimes au plus, et cette fois de quelques femmes, la fleur du grand monde. Pas un étranger de distinction ne vivait ou ne passait à Paris sans aspirer à être admis chez Mme Geoffrin. Les princes y venaient en simples particuliers; les ambassadeurs n’en bougeaient dès qu’ils y avaient pied. L’Europe y était représentée dans la personne des Caraccioli, des Creutz, des Galiani, des Gatti, des Hume et des Gibbon.
En haut à gauche, Marivaux et Rousseau ; en bas à droite, d'Alembert ; debout, Mlle Clairon
On le voit déjà, de tous les salons du XVIIIe siècle, c’est celui de Mme Geoffrin qui est le plus complet. Il l’est plus que celui de Mme Du Deffand, qui, depuis la défection de d’Alembert et des autres à la suite de Mlle de Lespinasse, avait perdu presque tous les gens de Lettres. Le salon de Mlle de Lespinasse, à part cinq ou six amis de fond, n’était lui-même formé que de gens assez peu liés entre eux, pris çà et là, et que cette spirituelle personne assortissait avec un art infini. Le salon de Mme Geoffrin nous représente, au contraire, le grand centre et le rendez-vous du XVIIIe siècle. Il fait contrepoids, dans son action décente et dans sa régularité animée, aux petits dîners et soupers licencieux de Mlle Quinault, de Mlle Guimard, et des gens de finances, les Pelletier, les La Popelinière. Vers la fin ce salon voit se former, en émulation et un peu en rivalité avec lui, les salons du baron d’Holbach, de Mme Helvétius, en partie composés de la fleur des convives de Mme Geoffrin, et en partie de quelques têtes que Mme Geoffrin, avait trouvées trop vives pour les admettre à ses dîners. Le siècle s’ennuyait à la fin d’être contenu par elle et conduit à la lisière, il voulait parler de tout à haute voix et à coeur joie.
L’esprit que Mme Geoffrin apportait dans le ménagement et l’économie de ce petit empire qu’elle avait si largement conçu, était un esprit de naturel, de justesse et de finesse, qui descendait aux moindres détails, un esprit adroit, actif et doux. Elle avait fait passer le rabot sur les sculptures de son appartement: c’était ainsi chez elle au moral, et Rien en relief semblait sa devise. « Mon esprit, disait-elle, est comme mes jambes ; j’aime à me promener dans un terrain uni, mais je ne veux point monter une montagne pour avoir le plaisir de dire lorsque j’y suis arrivée: J’ai monté celte montagne. » Elle aimait la simplicité, et, au besoin, elle l’aurait affectée un peu. Son activité était de celles qui se font remarquer principalement par le bon ordre, une de ces activités discrètes qui agissent sur tous les points presque en silence et insensiblement. Maîtresse de maison, elle a l’oeil à tout; elle préside, elle gronde pourtant, mais d’une gronderie qui n’est qu’à elle; elle veut qu’on se taise à temps, elle fait la police de son salon. D’un seul mot: Voilà qui est bien, elle arrête à point les conversations qui s’égarent sur des sujets hasardeux et les esprits qui s’échauffent: ils la craignent et vont faire leur sabbat ailleurs. Elle a pour principe de ne causer elle-même que quand il le faut, et de n’intervenir qu’à de certains moments, sans tenir trop longtemps le dé. C’est alors qu’elle place des maximes sages, des contes piquants, de la morale anecdotique et en action, ordinairement aiguisée par quelque expression ou quelque image bien familière. Tout cela ne sied bien que dans sa bouche, elle le sait: aussi dit-elle « qu’elle ne veut pas que l’on prêche ses sermons, que l’on conte ses contes, ni qu’on touche à ses pincettes. »
Madame Geoffrin
S’étant de bonne heure posée en vieille femme et en maman des gens qu’elle reçoit, elle a un moyen de gouvernement, un petit artifice qui est à la longue devenu un tic et une manie: c’est de gronder; mais c’est à faire à elle de gronder. N’est pas grondé par elle qui veut; c’est la plus grande marque de sa faveur et de sa direction. Celui qu’elle aime le mieux est aussi le mieux grondé. Horace Walpole, avant d’avoir passé, enseignes déployées, dans le camp de Mme Du Deffand, écrivait de Paris à son ami Gray:
 
« (25 janvier 1766.) Mme Geoffrin, dont vous avez beaucoup entendu parler, est une femme extraordinaire, avec plus de sens commun que je n’en ai presque jamais rencontré. Une grande promptitude de coup d’oeil à découvrir les caractères, de la pénétration à aller au fond de chacun, et un crayon qui ne manque jamais la ressemblance; et elle est rarement en beau. Elle exige pour elle et sait se conserver, en dépit de sa naissance et de leurs absurdes préjugés d’ici sur la noblesse, une grande cour et des égards soutenus. Elle y réussit par mille petits artifices et bons offices d’amitié, et par une liberté et une sévérité qui semble être sa seule fin en tirant le monde à elle; car elle ne cesse de gronder ceux qu’elle a une fois enjôlés. Elle a peu de goût et encore moins de savoir, mais elle protège les artistes et les auteurs, et elle fait la cour à un petit nombre de gens pour avoir le crédit d’être utile à ses protégés. Elle a fait son éducation sous la fameuse Mme de Tencin, qui lui a donné pour règle de ne jamais rebuter aucun homme; car, disait l’habile matrone, « quand même neuf sur dix ne se donneraient pas un liard de peine pour vous, le dixième peut vous devenir un ami utile. » Elle n’a pas adopté ni rejeté en entier ce plan, mais elle a tout à fait gardé l’esprit de la maxime. En un mot, elle nous offre un abrégé d’empire qui subsiste au moyen de récompenses et de peines. »
L’office de majordome de son salon était en général confié à Burigny, l’un de ses plus anciens amis, et l’un des mieux grondés de tous. Quand il y avait quelque infraction au règlement et qu’il éclatait quelque imprudence de parole, c’était à lui qu’elle s’en prenait volontiers pour n’y avoir pas mis bon ordre.
On en riait, on en plaisantait avec elle-même, et l’on se soumettait à ce régime qui ne laissait pas d’être assez étroit et exigeant, mais qui était tempéré de tant de bonté et de bienfaisance. Ce droit de correction, elle se l’assurait à sa manière en plaçant de temps en temps sur votre tête quelque bonne petite rente viagère, sans oublier le cadeau annuel de la culotte de velours.(...)
Sa bienfaisance était grande autant qu’ingénieuse, et chez elle un vrai don de nature: elle avait l’humeur donnante, comme elle disait. Donner et pardonner, c’était sa devise. Le bienfait de sa part était perpétuel. Elle ne pouvait s’empêcher de faire des cadeaux à tous, au plus pauvre homme de Lettres comme à l’impératrice d’Allemagne, et elle les faisait avec cet art et ce fini de délicatesse qui ne permet pas de refuser sans une sorte de grossièreté. Sa sensibilité s’était perfectionnée par la pratique du bien et par un tact social exquis. Sa bienfaisance avait, comme toutes ses autres qualités, quelque chose de singulier et d’original qui ne se voyait qu’en elle. On en a cité mille traits charmants, imprévus, dont Sterne eût fait son profit; je n’en rappellerai qu’un. On lui faisait remarquer un jour que tout était chez elle en perfection, tout, excepté la crème, qui n’était point bonne. — « Que voulez-vous? dit-elle, je ne puis changer ma laitière. » — « Eh! qu’a donc fait cette laitière, pour qu’on ne la puisse changer? » — « C’est que je lui ai donné deux vaches. » — « La belle raison! » s’écria-t-on de toutes parts. Et en effet, un jour que cette laitière pleurait de désespoir d’avoir perdu sa vache, Mme Geoffrin lui en avait donné deux, une de plus pour la consoler d’avoir tant pleuré, et, depuis ce jour aussi, elle ne comprenait pas qu’elle pût jamais changer cette laitière. Voilà le rare et le délicat. Bien des gens eussent été capables de donner une vache ou même deux; mais de garder la laitière ingrate ou négligente, malgré sa mauvaise crème, c’est ce qu’on n’eût pas fait. Mme Geoffrin le faisait pour elle-même, pour ne pas se gâter le souvenir d’une action charmante. Elle voulait faire du bien à sa manière, c’était sa qualité distinctive. De même qu’elle grondait non pour corriger, mais pour son plaisir, de même elle donnait, non pour faire des heureux ou des reconnaissants, mais, avant tout, pour se rendre contente elle-même. Son bienfait était comme marqué à un coin de brusquerie et d’humeur; elle avait les remerciements en aversion: « Les remerciements, a-t-on dit, lui causaient une colère aimable et presque sérieuse. » Elle avait là-dessus toute une théorie poussée au paradoxe, et elle allait jusqu’à faire en toute forme l’éloge de l’ingratitude. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que, même en donnant, elle voulait se payer par ses mains, et qu’elle savait goûter toute seule la satisfaction d’obliger. Le dirai-je? je crois retrouver là, même au sein d’une nature excellente, ce coin d’égoïsme et de sécheresse inhérente au xvIIIe siècle. 
Mme de Tencin

L’élève de Mme de Tencin, l’amie de Fontenelle, reparaît jusque dans l’instant où elle se livre à son penchant de coeur; elle s’y livre, mais sans abandon encore et en concertant toute chose. On sait de Montesquieu aussi une très belle action de bienfaisance, après laquelle il se déroba avec brusquerie et presque avec dureté aux remerciements et aux larmes de l’obligé. Le mépris des hommes perce trop ici jusque dans le bienfaiteur. Est-ce donc bien prendre son temps pour les mépriser que de choisir précisément l’instant où on les élève, où on les attendrit et où on les rend meilleurs? Dans l’admirable chapitre de saint Paul sur la Charité, on lit, entre autres caractères de cette vertu divine : « Charitas non quaerit quae sua sunt... Non cogitat malum... La Charité ne recherche point ce qui lui est propre. Elle ne soupçonne pas le mal. » Ici, au contraire, cette bienfaisance mondaine et sociale cherche son plaisir, son goût particulier et sa satisfaction propre, et il s’y mêle de plus un peu de malice et d’ironie. Je sais tout ce qu’on peut dire en faveur de cette vertu respectable et charmante, alors même qu’elle songe à soi. Mme Geoffrin, quand on la prenait là-dessus, avait mille bonnes réponses, et fines comme elle: « Ceux, disait-elle, qui obligent rarement, n’ont pas besoin de maximes usuelles; mais ceux qui obligent souvent doivent obliger de la manière la plus agréable pour eux-mêmes, parce qu’il faut faire commodément ce qu’on veut faire tous les jours. » Il y a du Franklin dans cette maxime-là, du Franklin corrigeant et épaississant un peu le sens trop spirituel de la Charité selon saint Paul. Respectons, honorons donc la libéralité naturelle et raisonnée de Mme Geoffrin; mais reconnaissons toutefois qu’il manque à toute cette bonté et à cette bienfaisance une certaine flamme céleste, comme il manque à tout cet esprit et a cet art social du XVIIIe siècle une fleur d’imagination et de poésie, un fond de lumière également céleste. Jamais on ne voit dans le lointain le bleu du ciel ni la clarté des étoiles.
Nous avons pu déjà nous faire une idée de la forme et de la qualité de l’esprit de Mme Geoffrin. La qualité dominante chez elle était la justesse et le bon sens. Horace Walpole que j’aime à citer, bon juge et peu suspect, avait beaucoup vu Mme Geoffrin avant d’être à Mme Du Deffand; il la goûtait extrêmement et n’en parle jamais que comme d’une des meilleures têtes, un des meilleurs entendements qu’il ait rencontrés, et comme de la personne qui possède la plus grande connaissance du monde. Écrivant à lady Hervey après une attaque de goutte qu’il venait d’avoir, il disait :
 
« (Paris, 13 octobre 1765). Mme Geoffrin est venue l’autre soir, et s’est assise deux heures durant à mon chevet; j’aurais juré que c’était milady Hervey, tant elle fut pleine de bonté pour moi. Et c’était avec tant de bon sens, de bonne information, de bon conseil et d’à-propos! Elle a surtout une manière de vous reprendre qui me charme. Je n’ai jamais vu, depuis que j’existe, personne qui atteigne si au vif les défauts, les vanités, les faux airs d’un chacun, qui vous les développe avec tant de netteté, et qui vous en convainque si aisément. Je n’avais jamais aimé à être redressé auparavant; maintenant vous ne pouvez vous imaginer combien j’y ai pris goût. Je la fais à la fois mon Confesseur et mon Directeur, et je commence à croire que je serai à la fin une créature raisonnable, ce à quoi je n’avais jamais visé jusqu’ici. La prochaine fois que je la verrai, je compte bien lui dire: « O Sens-Commun, assieds-toi là: j’ai été jusqu’ici pensant de telle et telle sorte; dis, n’est-ce pas bien absurde? » Quant à toute autre espèce de sens et de sagesse, je ne les ai jamais aimés, et maintenant je vais les haïr à cause d’elle. Si cela valait la peine qu’elle s’en mêlât, je puis vous assurer, Madame, qu’elle pourrait me gouverner comme un enfant. »
Eu toute rencontre, il parle d’elle comme de la raison même :
On commence à se faire une idée de l’espèce de charme singulier et grondeur qu’exerçait autour d’elle le bon sens de Mme Geoffrin. Elle aimait à morigéner son monde, et elle faisait le plus souvent goûter la leçon. Il est vrai que si l’on ne s’y prêtait pas, si l’on se dérobait à son envie de conseiller et de redresser, elle n’était pas contente, et un petit accent plus sec vous avertissait qu’elle était piquée dans son faible, dans sa prétention de mentor et de directeur.
On a dernièrement imprimé ce petit billet d’elle à David Hume, comme échantillon de sa façon de bourrer les gens quand elle en était contente; je n’y supprime que les fautes d’orthographe, car Mme Geoffrin ne savait pas l’orthographe, et ne s’en cachait pas:
 
« Il ne vous manquait, mon gros drôle, pour être un parfait petit-maître, que de jouer le beau rigoureux, en ne faisant pas de réponse à un billet doux que je vous ai écrit par Gatti. Et pour avoir tous les airs (aires)possibles, vous voulez vous donner celui d’être modeste. »
Mme de Tencin appelait les gens d’esprit de son monde ses bêtes; Mme Geoffrin continuait un peu de les traiter sur le même pied et à la baguette. Elle était grondeuse par état, par bonne grâce de vieille, par contenance.
Elle jugeait ses amis, ses habitués, en toute rectitude, et on a retenu d’elle des mots terribles qui lui échappaient, non plus en badinant. C’est elle qui a dit de l’abbé Trublet, qu’on appelait devant elle un homme d’esprit : « Lui, un homme d’esprit ! c’est un sot frotté d’esprit. » Elle disait du duc de Nivernais : « il est manqué de partout, guerrier manqué, ambassadeur manqué, auteur manqué, etc. » Rulhière lisait dans les salons ses Anecdotes manuscrites sur la Russie; elle aurait voulu qu’il les jetât au feu, et elle lui offrait de l’en dédommager par une somme d’argent. Rulhière s’indignait, et mettait en avant tous les grands sentiments d’honneur, de désintéressement, d’amour de la vérité; elle ne lui répondit que par ces mots: « En voulez-vous davantage? » On voit que Mme Geoffrin n’était douce que quand elle le voulait, et que cette bénignité d’humeur et de bienfaisance recouvrait une expérience amère.
le diplomate Rulhière
J’ai déjà cité Franklin à son sujet. Elle avait de ces maximes qui semblent provenir d’un même bon sens calculateur et ingénieux, tout pratique. Elle avait fait graver sur ses jetons cette maxime: « L’économie est la source de l’indépendance et de la liberté. » Et cette autre: « Il ne faut pas laisser croître l’herbe sur le chemin de l’amitié. »
Son esprit était de ces esprits fins dont Pascal a parlé, qui sont accoutumés à juger au premier abord et tout d’une vue, et qui ne reviennent guère à ce qu’ils ont une fois manqué. Ce sont des esprits qui redoutent un peu la fatigue et l’ennui, et dont le jugement sain et quelquefois perçant n’est pas continu. Mme Geoffrin, douée au plus haut degré de cette sorte d’esprit, différait tout à fait en cela de Mme Du Châtelet par exemple, laquelle aimait à suivre et à épuiser un raisonnement. Ces esprits délicats et rapides sont surtout propres à la connaissance du monde et des hommes; ils aiment à promener leur vue plutôt qu’à l’arrêter. Mme Geoffrin avait besoin, pour ne pas se lasser, d’une grande variété de personnes et de choses. Les empressements la suffoquaient ; la trop de durée, même d’un plaisir, le lui rendait insupportable; « de la société la plus aimable, elle ne voulait que ce qu’elle en pouvait prendre à ses heures et à son aise. » Une visite qui menaçait de se prolonger et de s’éterniser la faisait pâlir et tourner à la mort. Un jour qu’elle vit le bon abbé de Saint-Pierre s’installer chez elle pour toute une soirée d’hiver, elle eut un moment d’effroi, et, s’inspirant de la situation désespérée, elle fit si bien qu’elle tira parti du digne abbé, et le rendit amusant. Il en fut tout étonné lui-même, et, comme elle lui faisait compliment de sa bonne conversation en sortant, il répondit : « Madame, je ne suis qu’un instrument dont vous avez bien joué. » Mme Geoffrin était une habile virtuose.
Je ne fais dans tout ceci qu’extraire et résumer les Mémoires du temps. C’est un plaisir plus grand qu’on ne suppose, de relire ces auteurs du XVIIIe siècle qu’on répute secondaires, et qui sont tout simplement excellents dans la prose modérée. Il n’y a rien d’agréable, de délicat et de distingué comme les pages que Marmontel a consacrées dans ses Mémoires à Mme Geoffrin et à la peinture de cette société. Morellet lui-même, quand il parle d’elle, est non pas un excellent peintre, mais un parfait analyste; la main qui écrit est bien un peu lourde, mais la plume est nette et fine. Il n’est pas jusqu’à Thomas, qu’on donne pour emphatique, qui ne soit très agréable et très heureux d’expression au sujet de Mme Geoffrin. On répète toujours que Thomas est enflé; mais nous-mêmes nous sommes devenus, dans notre habitude d’écrire, si enflés, si métaphoriques, que Thomas relu me paraît simple.
Stanislas de Pologne
Le grand événement de la vie de Mme Geoffrin fut le voyage qu’elle fit en Pologne (1766), pour aller voir le roi Stanislas Poniatowski. Elle l’avait connu tout jeune homme à Paris, et l’avait rencontré comme tant d’autres dans ses bienfaits. A peine monté sur le trône de Pologne, il lui écrivit: Maman, votre fils est roi; et il la pria avec instance de le venir visiter. Elle n’y résista point, malgré son âge déjà avancé; elle passa par Vienne, et y fut l’objet marqué des attentions des souverains. On a cru qu’une petite commission diplomatique se glissa au fond de ce voyage. On a les lettres de Mme Geoffrin écrites de Varsovie, elles sont charmantes; elles coururent Paris, et ce n’était pas avoir bon air dans ce temps-là que de les ignorer. Voltaire choisit ce moment pour lui écrire comme à une puissance; il la priait d’intéresser le roi de Pologne à la famille Sirven. Mme Geoffrin avait bonne tête, et ce voyage ne la lui tourna point. Marmontel, en lui écrivant, avait paru croire que ces attentions dont une simple particulière était l’objet de la part des monarques, allaient faire une révolution dans les idées; Mme Geoffrin le remet au vrai point de vue :
 
« Non, mon voisin, lui répond-elle (voisin, parce que Marmontel logeait dans sa maison), non, pas un mot de tout cela: il n’arrivera rien de tout ce que vous pensez. Toutes choses resteront dans l’état où je les ai trouvées, et vous retrouverez aussi mon coeur tel que vous le connaissez, très sensible à l’amitié. »
Écrivant à d’Alembert, de Varsovie également, elle disait, en se félicitant de son lot, et sans ivresse :
 
« Ce voyage fait, je sens que j’aurai vu assez d’hommes et de choses pour être convaincue qu’ils sont partout à peu près les mêmes. J’ai mon magasin de réflexions et de comparaisons bien garni pour le reste de ma vie. »
Et elle ajoute dans un sentiment aussi touchant qu’élevé, sur son royal pupille:
 
« C’est une terrible condition que d’être roi de Pologne. Je n’ose lui dire à quel point je le trouve malheureux; hélas! il ne le sent que trop souvent. Tout ce que j’ai vu depuis que j’ai quitté mes pénates me fera remercier Dieu d’être née Française et particulière. »
Au retour de ce voyage où elle avait été comblée d’honneurs et de considération, elle redoubla de modestie habile. On peut croire que cette modestie, chez elle, n’était qu’une manière plus douce, et pleine de goût, de porter son amour-propre et sa gloire. Mais elle excellait à cette manière discrète et proportionnée. Comme Mme de Maintenon, elle était de cette race des glorieuses modestes. Quand on la complimentait et qu’on l’interrogeait sur ce voyage, qu’elle répondit ou qu’elle ne répondît pas, elle ne mettait d’affectation ni dans ses paroles ni même dans son silence. Personne ne connaissait mieux qu’elle, mieux que cette bourgeoise de Paris, l’art d’en user avec les grands, d’en tirer ce qu’il fallait sans s’effacer ni se prévaloir, et de se tenir en tout et avec tous d’un air aisé sur la limite des bienséances.
Comme toutes les puissances, elle eut l’honneur d’être attaquée. Palissot essaya de la traduire deux fois sur la scène à titre de patronne des Encyclopédistes. Mais, de toutes les attaques, la plus sensible à Mme Geoffrin dut être la publication des Lettres familières de Montesquieu, que l’abbé de Guasco fit imprimer en 1767 pour lui être désagréable. Quelques mots de Montesquieu contre Mme Geoffrin indiquent assez ce qu’on pourrait d’ailleurs deviner, qu’il entre toujours un peu d’intrigue et de manège partout où il y a des hommes à gouverner, même quand ce sont les femmes qui s’en chargent. Mme Geoffrin, d’ailleurs, eut le crédit de faire arrêter l’édition, et on mit des cartons aux endroits où il était question d’elle.
La dernière maladie de Mme Geoffrin présenta des circonstances singulières. Tout en soutenant de ses libéralités l’Encyclopédie, elle avait toujours gardé un fond ou un coin de religion. La Harpe raconte qu’elle avait à sa dévotion un confesseur capucin, confesseur à très large manche, pour la commodité de ses amis qui en auraient eu besoin; car si elle n’aimait pas, quand on était de ses amis, qu’on se fit mettre à la Bastille, elle n’aimait pas non plus qu’on mourût sans confession. Pour elle, tout en vivant avec les philosophes, elle allait à la messe, comme on va en bonne fortune, et elle avait sa tribune à l’église des Capucins, comme d’autres auraient eu leur petite maison. L’âge augmenta cette disposition sérieuse ou bienséante. A la suite d’un Jubilé qu’elle suivit trop exactement dans l’été de 1776, elle tomba en paralysie, et sa fille, profitant cet état, ferma la porte aux philosophes, dont elle craignait l’influence sur sa mère. D’Alembert, Marmontel, Morellet, furent brusquement exclus; on juge de la rumeur. Turgot écrivait à Condorcet: « Je plains cette pauvre Mme Geoffrin de sentir cet esclavage, et d’avoir ses derniers moments empoisonnés par sa vilaine fille. » Mme Geoffrin ne s’appartenait plus; même en revenant à elle, elle sentit qu’il lui fallait choisir entre sa fille et ses amis, et le sang l’emporta: « Ma fille, disait-elle en souriant, est comme Godefroy de Bouillon, elle a voulu défendre mon tombeau contre les Infidèles. » Elle faisait passer sous main à ces mêmes Infidèles ses amitiés et ses regrets; elle leur envoyait des cadeaux. Sa raison était affaiblie, mais sa forme d’esprit subsistait toujours, et elle se réveillait pour dire de ces mots qui la montraient encore semblable à elle-même. On s’entretenait autour de son lit des moyens que les Gouvernements pourraient employer pour rendre les peuples heureux, et chacun d’inventer de grandes choses: « Ajoutez-y, dit-elle, le soin de procurer des plaisirs, chose dont on ne s’occupe pas assez. »
Elle mourut sur la paroisse de Saint-Roch, le 6 octobre 1777. — Le nom de Mme Geoffrin et son genre d’influence nous ont naturellement rappelé un autre nom aimable, qu’il est trop tard ici pour venir balancer avec le sien. La Mme Geoffrin de nos jours, Mme Récamier, eut de plus que l’autre la jeunesse, la beauté, la poésie, les grâces, l’étoile au front, ajoutons, une bonté non pas plus ingénieuse, mais plus angélique. Ce que Mme Geoffrin eut de plus dans son gouvernement de salon bien autrement étendu et considérable, ce fut une raison plus ferme et plus à domicile en quelque sorte, qui faisait moins de frais et d’avances, moins de sacrifices au goût des autres; ce fut ce bon sens unique dont Walpole nous a si bien rendu l’idée, un esprit non seulement délicat et fin, mais juste et perçant.

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