Critique littéraire et écrivain,
Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du
siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle.
En parlant une fois avec intérêt de Mme Du Deffand, je
ne me suis pas interdit pour cela de m’occuper une autre fois de Mlle de
Lespinasse. Le critique ne doit point avoir de partialité et n’est
d’aucune coterie. il n’épouse les gens que pour un temps, et ne
fait que traverser les groupes divers sans s’y enchaîner jamais.
Il passe résolument d’un camp à l’autre; et de ce qu’il a
rendu justice d’un côté, ce ne lui est jamais une raison de
la refuser à ce qui est vis-à-vis. Ainsi, tour à tour,
il est à Rome ou à Carthage, tantôt pour Argos et tantôt
pour Ilion. Mlle de Lespinasse, à un certain moment, s’est brouillée
à mort avec Mme Du Deffand, après avoir vécu dix années
dans l’intimité avec elle. Les amis furent forcés alors d’opter
entre l’une ou l’autre de ces rivales déclarées, et il n’y
eut moyen pour aucun de continuer de se maintenir auprès de toutes
les deux. Pour nous, nous n’avons pas à opter: nous avons paru rester
très attaché et très fidèle à Mme Du
Deffand, nous n’en serons pas moins très attentif aujourd’hui à
Mlle de Lespinasse.
Julie de Lespinasse |
Les titres de Mlle de Lespinasse à l’attention de la postérité
sont positifs et durables. Au moment de sa mort, elle fut universellement
regrettée, comme ayant su, sans nom, sans fortune, sans beauté,
et par le seul agrément de son esprit, se créer un salon
des plus en vogue et des plus recherchés, à une époque
qui en comptait de si brillants. Toutefois, ce concert flatteur de regrets
qui s’adressaient à la mémoire de l’amie de d’Alembert n’aurait
laissé d’elle qu’une idée un peu vague et bientôt lointaine,
si la publication qu’on fit, en 1809, de deux volumes de Lettres d’elle,
n’était venue la révéler sous un aspect tout différent,
et montrer non plus la personne aimable et chère à la société,
mais la femme de coeur et de passion, la victime brûlante et dévorée.
Ces deux volumes de Lettres de Mlle de Lespinasse à M. de
Guibert sont un des monuments les plus curieux et les plus mémorables
de la passion. On a publié en 1820 sous le titre de Nouvelles
Lettres de M de Lespinasse, un volume qui ne saurait être d’elle,
qui n’est digne ni de son esprit ni de son coeur, et qui est aussi plat
que l’autre est distingué, ou, pour mieux dire, unique. Je prie
qu’on ne confonde pas du tout ce plat volume de 1820, pure spéculation
et fabrication de librairie, avec les deux volumes de 1809, les seuls qui
méritent confiance, et dont je veux parler. Ces Lettres d’amour
adressées à M. de Guibert furent publiées par la veuve
même de M. de Guibert, assistée dans ce travail par Barrère,
le Barrère de la Terreur, ni plus ni moins, qui aimait fort la littérature,
comme on sait, et surtout celle de sentiment. Au moment où ces Lettres
parurent, ce fut un grand émoi dans la société où
vivaient encore, à cette date, quelques anciens amis de Mlle de
Lespinasse. Ou déplora fort cette publication indiscrète;
on réprouva la conduite des éditeurs qui déshonoraient
ainsi, disait-on, la mémoire d’une personne jusque-là considérée,
et qui livraient son secret à tous sans en avoir le droit. On invoqua
la morale et la pudeur; on invoqua la renommée même de Mlle
de Lespinasse. Cependant on jouissait avidement de cette lecture qui passe
de bien loin en intérêt les romans les plus enflammés,
et qui est véritablement la nouvelle Héloïse en action.
Aujourd’hui la postérité, indifférente aux considérations
de personnes, ne voit plus que le livre; elle le classe dans la série
des témoignages et des peintures immortelles de la passion, et il
n’en est pas un si grand nombre qu’on ne les puisse compter. Dans l’antiquité,
on a Sapho pour quelques accents et quelques soupirs de feu qui nous sont
arrivés à travers les âges; on a la Phèdre
d’Euripide,
la Magicienne de Théocrite, la Médée
d’Apollonius
de Rhodes, la Didon de Virgile, l’Ariane de Catulle. Parmi
les modernes, on a les Lettres latines d’Héloïse; celles d’une
Religieuse portugaise; Manon Lescaut, la Phèdre
de
Racine, et quelques rares productions encore, parmi lesquelles les Lettres
de Mlle de Lespinasse sont au premier rang. Oh! si feu Barrère n’avait
jamais rien fait de pis dans sa vie que de publier ces Lettres, et s’il
n’avait jamais eu de plus grosse affaire sur la conscience, nous dirions
aujourd’hui de grand coeur en l’absolvant: Que la terre lui soit légère
!
le comte de Guibert |
La vie de Mlle de Lespinasse commença de bonne heure par être
un roman et plus qu’un roman. « Quelque jour, écrivait-elle
à son ami, je vous conterai des choses qu’on ne trouve point dans
les romans de Prévost ni dans ceux de Richardson... Quelque soirée,
cet hiver, quand nous serons bien tristes, bien tournés à
la réflexion, je vous donnerai le passe-temps d’entendre un récit
qui vous intéresserait si vous le trouviez dans un livre, mais qui
vous fera concevoir une grande horreur pour l’espèce humaine...
Je devais naturellement me dévouer à haïr, j’ai mal
rempli ma destinée. » Elle était fille adultérine
de Mme d’Albon, une dame de condition de Bourgogne, dont la fille légitime
avait épousé le frère de Mme Du Deffand. C’est chez
ce frère que, dans un voyage en Bourgogne, Mme Du Deffand rencontra
à la campagne la jeune fille, alors âgée de vingt ans,
opprimée, assujettie à des soins domestiques inférieurs
et dans une condition tout à fait dépendante. Elle s’éprit
d’elle à l’instant, ou mieux, elles s’éprirent l’une de l’autre,
et on le conçoit; si on ne regarde qu’au mérite des esprits,
il n’arrive guère souvent que le hasard en mette aux prises de plus
distingués. Mme Du Deffand n’eut de cesse qu’elle n’eût tiré
cette jeune personne de sa province, et qu’elle ne l’eût logée
avec
elle au couvent de Saint-Joseph pour lui tenir compagnie, lui servir de
lectrice et lui être d’une ressource continuelle. La famille n’avait
qu’une crainte : c’était que cette jeune personne ne profitât
de sa position nouvelle et des protecteurs qu’elle y trouverait, pour revendiquer
le nom d’Albon et sa part d’héritage. Elle l’aurait pu, à
la rigueur, car elle était née du vivant de M. d’Albon, mari
de sa mère. Mme Du Deffand crut devoir prendre ses précautions;
et lui dicta assez peu délicatement ses conditions là-dessus,
avant de la faire venir près d’elle; pour quelqu’un qui appréciait
si bien son esprit, c’était bien mal connaître son coeur.
Cet arrangement de vie commune se fit en 1754, et dura jusqu’en 1764: dix
ans de ménage et de concorde, c’était bien long, plus long
qu’on n’aurait pu l’espérer entre deux esprits aussi égaux
en qualité et associés à des éléments
aussi impétueux. Mais, vers la fin, Mme Du Deffand, qui se levait
tard et n’était jamais debout avant dix heures du soir, s’aperçut
que sa jeune compagne recevait en son particulier chez elle, une bonne
heure auparavant, la plupart de ses habitués, et qu’elle prenait
ainsi pour elle seule la primeur des conversations. Elle se sentit lésée
dans son bien le plus cher, et poussa les hauts cris, comme s’il se fût
agi d’un vol domestique. L’orage fut terrible et ne se termina que par
une rupture. Mlle de Lespinasse quitta brusquement le couvent de Saint-Joseph;
ses amis se cotisèrent pour lui faire un salon et une existence
rue de Bellechasse. Ces amis, c’étaient d’Alembert, Turgot, le
chevalier de Chastellux, Brienne le futur archevêque et cardinal,
l’archevêque d’Aix Boisgelin, l’abbé de Boismont, enfin la
fleur des esprits d’alors. Cette brillante colonie suivit la spirituelle
émigrante et sa fortune. Dès ce moment, Mlle de Lespinasse
vécut à part et devint, par son salon et par son influence
sur d’Alembert, une des puissances reconnues du XVIIIe siècle.
Heureux temps! toute la vie alors était tournée à
la sociabilité; tout état disposé pour le plus doux
commerce de l’esprit et pour la meilleure conversation. Pas un jour de
vacant, pas une heure. Si vous étiez homme de Lettres et tant soit
peu philosophe, voici l’emploi régulier que vous aviez à
faire de votre semaine: dimanche et jeudi, dîner chez le baron d’Holbach;
lundi et mercredi, dîner chez Mme Geoffrin; mardi, dîner chez
M. Helvétius; vendredi, dîner chez Mme Necker. Je ne parle
pas des déjeuners du dimanche de l’abbé Morellet, qui ne
vinrent, je crois, qu’un peu plus tard. Mlle de Lespinasse, n’ayant moyen
de donner à dîner ni à souper, se tenait très
exactement chez elle de cinq heures à neuf heures du soir, et son
cercle se renouvelait tous les jours dans cet intervalle de la première
soirée.
Ce qu’elle était comme maîtresse de maison et comme lien
de société, avant et même depuis l’invasion et les
délires de sa passion funeste, tous les Mémoires du temps
nous le disent. Elle s’était fort attachée à d’Alembert,
enfant illégitime comme elle, et qui, comme elle, avait négligé
avec fierté de se mettre en quête pour des droits qu’il n’aurait
pas dus à la tendresse. D’Alembert logeait d’abord rue Michel-le-Comte,
chez sa nourrice, la bonne vitrière; il y avait bien loin de là
à la rue de Bellechasse. Une maladie grave qui lui survint, et
durant laquelle Mlle de Lespinasse l’alla soigner, lui fit ordonner par
les médecins un meilleur air, et le décida à aller
demeurer tout simplement avec son amie. Depuis ce jour, d’Alembert et Mlle
de Lespinasse firent ménage, mais en tout bien tout honneur, et
sans qu’on en jasât autrement (ndlr : en fait, ses échanges épistolaires avec Voltaire nous prouvent le contraire...). La vie de d’Alembert en devint plus
douce, la considération de Mlle de Lespinasse s’en accrut.
d'Alembert |
Mlle de Lespinasse n’était point jolie; mais, par l’esprit, par
la grâce, par le don de plaire, la nature l’avait largement récompensée.
Du premier jour qu’elle fut à Paris, elle y parut aussi à
l’aise, aussi peu dépaysée que si elle y avait passé
sa vie. Elle profita de l’éducation de ce monde excellent où
elle vivait, comme si elle n’en avait pas eu besoin. Son grand art en société,
un des secrets de son succès, c’était de sentir l’esprit
des autres, de le faire valoir, et de sembler oublier le sien. Sa conversation
n’était jamais au-dessus ni au-dessous de ceux à qui elle
parlait; elle avait la mesure, la proportion, la justesse. Elle reflétait
si bien les impressions des autres et recevait si visiblement l’effet de
leur esprit, qu’on l’aimait pour le succès qu’on se sentait avoir
près d’elle. Elle poussait cette disposition jusqu’à l’art:
« Ah! que je voudrais, s’écriait-elle un jour, connaître
le faible de chacun! » D’Alembert a relevé ce mot et le lui
a reproché comme venant d’un trop grand désir de plaire,
et de plaire à tous. Même dans ce désir et dans les
moyens qu’il lui suggérait, elle restait vraie, elle était
sincère. Elle disait d’elle-même et pour expliquer son succès
auprès des autres, qu’elle avait le vrai de tout, tandis
que d’autres femmes n’ont le vrai de rien. En causant, elle avait
le don du mot propre, le goût de l’expression exacte et choisie;
l’expression vulgaire et triviale lui faisait mal et dégoût
elle en restait tout étonnée, et ne pouvait en revenir. Elle
n’était pas précisément simple, tout en étant
très naturelle. De même dans sa mise, « elle donnait,
a-t-on dit, l’idée de la richesse qui, par choix, se serait vouée
à la simplicité. » Son goût littéraire
était plus vif que sûr; elle aimait, elle adorait Racine,
comme le maître du coeur, mais elle n’aimait pas pour cela le trop
fini, elle aurait préféré le rude et l’ébauché.
Ce qui la prenait par une fibre secrète l’exaltait, l’enlevait aisément;
il n’est pas jusqu’au Paysan perverti auquel elle ne fît grâce,
pour une ou deux situations qui lui étaient allées à
l’âme. Elle a imité Sterne dans deux chapitres, qui sont peu
de chose. Comme écrivain, là où elle ne songe pas
à l’être, c’est-à-dire dans sa Correspondance, sa plume
est nette, ferme, excellente, sauf quelques mots tels que ceux de sensible
et
de vertueux, qui reviennent trop souvent, et qui attestent l’influence
de Jean-Jacques. Mais nul lieu commun d’ailleurs, nulle déclamation;
tout est de source et vient de nature. ( à suivre)
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