Critique littéraire et écrivain,
Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du
siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle.
Arrivons vite à son titre principal, à sa gloire d’amante.
Malgré sa tendre amitié pour d’Alembert, amitié qui
fut sans doute un peu plus à l’origine, on peut dire que Mlle de
Lespinasse n’aima que deux fois dans sa vie: elle aima M. de Mora et M.
de Guibert. C’est la lutte de ces deux passions, l’une expirante, mais
puissante encore, l’autre envahissante et bientôt souveraine, c’est
ce combat violent et acharné qui constitue le drame déchirant
auquel nous a initiés la publication des Lettres. Les contemporains
de Mlle de Lespinasse, ses amis les plus proches et les mieux informés,
n’y avaient rien compris; Condorcet, écrivant à Turgot, lui
parle souvent d’elle et de ses crises de santé, mais sans rien paraître
soupçonner du fond; ceux qui, comme Marmontel, en avaient deviné
quelque chose, se sont trompés tout à côté,
et ont pris le change sur la date et l’ordre des sentiments. D’Alembert
lui-même, si intéressé à bien voir, ne connut
le mystère que par la lecture de certains papiers, après
la mort de son amie. Ne cherchons donc la vérité sur les
sentiments secrets de Mlle de Lespinasse que dans ses propres aveux et
chez elle seule.
Julie de Lespinasse |
Elle aimait M. de Mora depuis déjà cinq ou six ans quand
elle rencontra, pour la première fois, M. de Guibert. Le marquis
de Mora était le gendre du comte d’Aranda, ce ministre célèbre
qui avait chassé les Jésuites d’Espagne; il était
fils du comte de Fuentès, ambassadeur d’Espagne à la Cour
de France. Tout atteste que M. de Mora, fort jeune encore, était
un homme d’un mérite supérieur et destiné à
un grand avenir, s’il avait vécu. Nous n’en avons pas seulement
pour garant Mlle de Lespinasse, mais les moins sujets à s’engouer
parmi les contemporains l’abbé Galiani, par exemple, qui, apprenant
à Naples la mort de M. de Mora, écrivait à Mme d’Épinay
(18 juin 1774): « Je n’ose parler de Mora. Il y a longtemps que je
l’ai pleuré. Tout est destinée dans ce monde, et l’Espagne
n’était pas digne d’avoir un M. de Mora. » Et encore (8 juillet):
« Il y a des vies qui tiennent à la destinée des empires.
Annibal, lorsqu’il apprit la défaite et la mort d’Asdrubal son frère,
qui valait plus que lui, ne pleura point, mais il dit : Je sais à
présent quelle sera la destinée de Carthage. J’en dis
de même sur la mort de M. de Mora. » M. de Mora était
venu en France vers 1766; c’est alors que Mlle de Lespinasse l’avait connu
et l’avait aimé. Il avait fait plusieurs absences dans l’intervalle,
mais il revenait toujours. Sa poitrine s’étant prise, on lui ordonna
le climat natal, Il quitta Paris, pour n’y plus revenir, le vendredi 7
août 1772. Mlle de Lespinasse, qui, bien que philosophe et incrédule,
était sur un point superstitieuse comme l’eût été
une Espagnole, comme l’est une amante, remarqua qu’ayant quitté
Paris un vendredi, ce fut un vendredi aussi qu’il repartit
de Madrid (6 mai 1774), et qu’il mourut à Bordeaux le vendredi
27
mai. Quand il partit de Paris, la passion de Mlle de Lespinasse et celle
qu’il lui rendait n’avaient jamais été plus vives. On en
prendra idée quand on saura que, dans un voyage qu’il fit à
Fontainebleau dans l’automne de 1771, M. de Mora avait écrit à
son amie vingt-deux lettres en dix jours d’absence. Les choses
étaient montées à ce ton, et l’on s’était quitté
avec tous les serments et toutes les promesses, lorsque Mlle de Lespinasse,
au mois de septembre 1772, rencontra pour la première fois au Moulin-Joli,
chez M. Watelet, M. de Guibert.
M. de Guibert, alors âgé de vingt-neuf ans, était
un jeune colonel pour lequel toute la société s’était
mise depuis peu en frais d’enthousiasme. Il venait de publier un Essai
de Tactique, précédé d’un discours sur l’état
de la politique et de la science militaire en Europe. Il y avait là
des idées généreuses, avancées, comme
on dirait aujourd’hui. Il discutait le système de guerre du grand
Frédéric. Il allait concourir à l’Académie
sur des sujets d’éloges patriotiques; il avait en portefeuille des
tragédies sur des sujets nationaux. « Il ne prétend
à rien moins, disait La Harpe, qu’à remplacer Turenne,
Corneille et Bossuet. » Il serait trop aisé
après coup et peu juste de venir faire une caricature de M. de Guibert,
de cet homme que tout le monde, à commencer par Voltaire, considéra
d’emblée comme voué à la grandeur et à la gloire,
et qui a tenu si médiocrement la gageure. Héros avorté
de cette époque de Louis XVI qui n’a eu que des promesses, M. de
Guibert entra dans le monde la tête hante et sur le pied d’un génie;
ce fut sa spécialité pour ainsi dire que d’avoir du génie,
et vous ne trouvez pas une personne du temps qui ne prononce ce mot à
son sujet. « Une âme, s’écriait-on, qui de tous côtés
s’élance vers la gloire ! » Il était là dans
une attitude difficile à soutenir, et la chute, à la fin,
pour lui fut d’autant plus rude. Reconnaissons toutefois qu’un homme qui
put être à ce point aimé de Mlle de Lespinasse, et
qui, ensuite, eut le premier l’honneur d’occuper Mme de Staël, devait
avoir de ces qualités vives, animées, qui tiennent à
la personne, qui donnent le change sur les oeuvres tant que leur père
est
là présent. M. de Guibert avait ce qui divertit, ce qui remue
et ce qui impose; il avait toute sa valeur dans un cercle brillant, mais
se refroidissait vite et était comme dépaysé au sein
de l’intimité. Dans l’ordre des sentiments, il avait le mouvement,
le tumulte et le fracas de la passion, non pas la chaleur.
le comte de Guibert |
Mlle de Lespinasse, qui finit par le juger ce qu’il était et
par l’estimer à son faux sans pouvoir jamais s’empêcher de
l’aimer, avait commencé avec lui par l’admiration. « L’amour,
a-t-on dit, commence d’ordinaire par l’admiration, et il survit difficilement
à l’estime, ou du moins il n’y survit qu’en se prolongeant par des
convulsions. » Ce fut là, en elle, l’histoire de cette passion
funeste qui fut si prompte qu’on a peine à y distinguer des degrés.
Elle avait alors (faut-il le dire?) quarante ans; elle regrettait amèrement
le départ de M. de Mora, ce véritable homme délicat
et sensible, ce véritable homme supérieur, quand elle s’engagea
à aimer M. de Guibert, ce faux grand homme, mais qui était
présent et séduisant. Sa première lettre est datée
du samedi soir 15 mai 1773. M. de Guibert allait partir et faire un long
voyage en Allemagne, en Prusse, peut-être en Russie. On a la Relation
imprimée de ce voyage de M. de Guibert, et il est curieux de mettre
ces notes spirituelles, positives, instructives souvent, parfois emphatiques
et romantiques, en regard des lettres de sa brûlante amie. M. de
Guibert, au départ, a déjà un tort. Il dit qu’il part
le mardi 18 mai, puis le mercredi, et il se trouve qu’il n’est parti que
le jeudi 20, et sa nouvelle amie n’en avait rien su. Il est évident
que ce n’est pas elle qui a eu la dernière pensée et le dernier
adieu. Elle en souffre déjà, elle se reproche d’en souffrir;
elle vient de recevoir une lettre de M. de Mora, toute pleine de confiance
en elle; elle est prête à lui tout sacrifier, « mais
il y a deux mois, ajoute-t-elle, je n’avais pas de sacrifice à lui
faire. » Elle croit qu’elle aime encore M. de Mora, et qu’elle peut
arrêter, immoler à volonté le nouveau sentiment qui
la détache et l’entraîne loin de lui. La lutte commence, elle
ne cessera plus un moment. M. de Mora absent, malade, fidèle (quoi
qu’en ait dit cette méchante langue de Mme Suard), lui écrit,
et, à chaque lettre, va raviver sa blessure, ses remords. Que sera-ce
quand, revenant exprès pour elle, il va tomber plus malade et mourir
en route à Bordeaux? Ainsi, jusqu’à la fin, on la verra partagée
dans son délire entre le besoin, le désir de mourir pour
M. de Mora, et l’autre désir de vivre pour M. de Guibert: «
Concevez-vous, mon ami, l’espèce de tourment auquel je suis livrée?
J’ai des remords de ce que je vous donne, et des regrets de ce que je suis
forcée de retenir. » Mais nous ne sommes qu’au commencement.
M. de Guibert, qui est à la mode et assez fat, laisse après
lui, en partant, plus d’un regret. Il y a deux femmes, dont l’une qu’il
aime, lui répond assez mal; et dont l’autre, de qui il est aimé,
l’occupe peu. La pauvre Mlle de Lespinasse s’intéresse à
ces personnes, à l’une surtout, et elle essaie de se glisser entre
les deux. Que voulez-vous? quand on aime tout de bon, on n’est pas fier,
et elle se dit avec le Félix de Polyeucte:
J’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables;
J’en ai de violents, j’en ai de pitoyables, J’en ai même de... |
Elle n’ose achever avec Corneille : J’en ai même de bas. Elle
voudrait pour elle une place à part; elle ne sait trop encore laquelle
:
« Réglons nos rangs, dit-elle, donnez-moi
ma place; mais, comme je n’aime pas à en changer, donnez-la-moi
un peu bonne. Je ne voudrais point celle de cette malheureuse personne,
elle est mécontente de vous; et je ne voudrais point non plus celle
de cette autre personne, vous en êtes mécontent. Je ne sais
pas où vous me placerez, mais faites, s’il est possible, que nous
soyons tous les deux contents; ne chicanez point; accordez-moi beaucoup,
vous verrez que je n’abuse point. Oh! vous verrez comme je sais bien aimer
! Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer. »
|
Voilà l’éternelle note qui commence, elle ne cessera
plus. Aimer, c’est là son lot. Phèdre, Sapho ni Didon ne
l’eurent jamais plus entier ni plus fatal. Elle se trompe sur elle-même
quand elle dit: « J’ai une force ou une faculté qui rend propre
à tout: c’est de savoir souffrir, et beaucoup souffrir sans me plaindre.
» Elle sait souffrir, mais elle se plaint, elle crie; elle passe
en un clin-d’oeil de la convulsion à l’abattement: « Enfin,
que vous dirai-je? l’excès de mon inconséquence égare
mon esprit, et le poids de la vie écrase mon âme. Que dois-je
faire? que deviendrai-je? Sera-ce Charenton ou ma paroisse qui me délivrera
de moi-même? » Elle compte les lettres qu’elle reçoit;
sa vie dépend du facteur: « Il y a un certain courrier qui,
depuis un an, donne la fièvre à mon âme. » Pour
se calmer dans l’attente, pour obtenir un sommeil qui la fuit, elle ne
trouve rien de mieux que de recourir à l’opium, dont on la verra
doubler les doses avec le progrès de son mal. Que lui importe la
destinée des autres femmes, ces femmes du monde qui « la plupart
n’ont pas besoin d’être aimées, car elles veulent seulement
être préférées? » Elle,
c’est être aimée qu’elle veut, ou plutôt c’est aimer,
dût-elle ne pas être payée de retour: « Vous ne
savez pas tout ce que je vaux; songez donc que je sais souffrir
et mourir; et voyez après cela si je ressemble à toutes ces
femmes, qui savent plaire et s’amuser. » Elle a beau s’écrier
par instants: « Oh! je vous hais de me faire connaître l’espérance,
la crainte, la peine, le plaisir: je n’avais pas besoin de tous ces mouvements;
que ne me laissiez-vous en repos? Mon âme n’avait pas besoin d’aimer;
elle était remplie d’un sentiment tendre, profond, partagé,
répondu,
mais
douloureux cependant; et c’est ce mouvement qui m’a approchée de
vous: vous ne deviez que me plaire, et vous m’avez touchée; en me
consolant, vous m’avez attachée à vous... » Elle a
beau maudire ce sentiment violent qui s’est mis à la place d’un
sentiment plus égal et plus doux, elle a l’âme si prise et
si ardente, qu’elle ne peut s’empêcher d’en être transportée
comme d’ivresse: « Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments
où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à
mon malheur. »
Tant que M. de Guibert est absent, elle se contient un peu, si on peut
appeler cela se contenir. Il revient pourtant à la fin d’octobre
(1773), après avoir été distingué du grand
Frédéric, avoir assisté aux manœuvres du camp de Silésie,
et resplendissant d’un nouvel éclat. C’est
ici qu’il est impossible, avec un peu d’attention, de ne pas noter un moment
décisif, le moment qu’il faudrait voiler, et qui répond à
celui de la grotte dans l’épisode de Didon. Une année après,
dans une lettre de Mlle de Lespinasse, datée de minuit (1775), on
lit ces mots qui laissent peu de doute: « C’est le 10 février
de l’année dernière (1774) que je fus enivrée d’un
poison dont l’effet dure encore.... » Et elle continue cette commémoration
délirante et douloureuse, dans laquelle l’image, le spectre de M.
de Mora, mourant à deux cents lieues de là, revient se mêler
à l’image plus présente, et plus charmante qui l’enveloppe
d’un attrait funeste.
Julie de Lespinasse |
A partir de ce moment, la passion est au comble, et, durant les deux
volumes, il n’y a plus une page qui ne soit de flamme. Des personnes scrupuleuses,
tout en lisant et goûtant ces Lettres, ont fort blâmé
M. de Guibert de ne les avoir pas détruites, de ne les avoir pas
rendues à Mlle de Lespinasse, qui les lui redemande souvent. Il
ne paraît pas, en effet, que l’ordre et l’exactitude aient été
au nombre des qualités de M. de Guibert: il brouille volontiers
les lettres de son amie, il les mêle à ses autres papiers,
il les laisse volontiers tomber de ses poches par mégarde, en même
temps qu’il oublie de cacheter les siennes. Il lui en rend quelquefois;
mais il s’en trouve alors dans le nombre qui ne sont pas d’elle. Voilà
M. de Guibert au naturel. Pourtant, je ne vois pas pourquoi on le rendrait
responsable et coupable aujourd’hui du plaisir que nous font ces Lettres.
Il en a sans doute beaucoup rendu; il y en a eu beaucoup de détruites.
Mais Mlle de Lespinasse en écrivait tant ! Ce n’en est qu’une poignée
conservée au hasard que nous avons ici. Qu’importe? le fil est bien
suffisant. C’est presque partout la même lettre toujours nouvelle,
toujours imprévue, qui recommence.
Je ne veux qu’y prendre çà et là quelques mots
pour donner l’idée de ce qui est partout à l’état
de lave et de torrent:
« Moi ami, je vous aime comme il faut aimer, avec
excès, avec folie, transport et désespoir...
« Mon ami, je n’ai plus d’opium dans la tête
ni dans le sang, j’y ai pis que cela, j’y ai ce qui ferait bénir
le ciel, chérir la vie, si ce qu’on aime était animé
du même mouvement.
« Oui, vous devriez m’aimer à la folie; je
n’exige rien, je pardonne tout, et je n’ai jamais un mouvement d’humeur.
Mon ami, je suis parfaite, car je vous aime en perfection.
« Savez-vous pourquoi je vous écris? C’est
parce que cela me plaît: vous ne vous en seriez jamais douté,
si je ne vous l’avais dit.
« Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez
pas le devenir je n’ai aucune sorte de confiance en vous; vous m’avez fait
le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer
une âme honnête: vous me privez, peut-être pour jamais,
dans ce moment-ci, de la seule consolation que le Ciel accordait aux jours
qui me restent à vivre: enfin, que vous dirai-je? vous avez tout
rempli: le passé, le présent et l’avenir ne me présentent
que douleur, regrets et remords; eh bien! mon ami, je pense, je juge tout
cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un
sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction
et de la fatalité...
« Que diriez-vous de la disposition d’une malheureuse
créature qui se montrerait à vous pour la première
fois, agitée, bouleversée par des sentiments si divers et
si contraires? Vous la plaindriez: votre bon coeur s’animerait; vous voudriez
secourir, soulager cette infortunée. Eh bien! mon ami, c’est moi;
et ce malheur, c’est vous qui le causez, et cette âme de feu et de
douleur est de votre création... »
|
Et à travers ces déchirements et ces plaintes, un mot
charmant, le mot éternel et divin, revient à bien des endroits,
et il rachète tout. Voici une de ses lettres en deux lignes, et
qui en dit plus que toutes les paroles:
« De tous les instants de ma vie (1774).
« Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous
attends. »
|
Il est très rare en France de rencontrer, poussé à
ce degré, le genre de passion et de mal sacré dont
Mlle de Lespinasse fut la victime. Ce n’est pas un reproche que je fais
(Dieu m’en garde!) aux aimables personnes de notre nation: c’est une simple
remarque que d’autres ont exprimée avant moi. Un moraliste du xviiie
siècle, qui savait son monde, M. de Meilhan, a dit: « En France,
les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes. » M.
de Mora ne trouvait pas même que les femmes espagnoles pussent entrer
en comparaison avec son amie: « Oh! elles ne sont pas dignes d’être
vos écolières, lui disait-il sans cesse; votre âme
a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes
semblent être nées sous les glaces de la Laponie. »
Et c’était de Madrid qu’il écrivait cela. Il ne la trouvait
comparable qu’à une Péruvienne, à une fille du Soleil.
« Aimer et souffrir, s’écrie-t-elle en effet, le Ciel ou l’Enfer,
voilà à quoi je me dévouerais, voilà ce que
je voudrais sentir; voilà le climat que je voudrais habiter.
» Et elle prend en pitié le climat tempéré
où l’on vit, où l’on végète, où l’on
agite l’éventail autour d’elle: « Je n’ai connu que le climat
de l’Enfer, quelquefois celui du Ciel. » — « Ah! mon Dieu!
dit-elle encore, que la passion m’est naturelle, et que la raison m’est
étrangère! Mon ami, jamais on ne s’est fait voir avec cet
abandon. » C’est cet abandon qui fait l’intérêt et l’excuse
de cette situation morale, la plus vraie et la plus déplorable qui
se soit jamais trahie au regard.
Cette situation d’âme est même si visiblement déplorable,
qu’elle s’offre à nous sans danger, je le crois, tant l’idée
de maladie y est inhérente, et tant il s’y montre pêle-mêle
de délire, de fureur et de malheur. Tout en admirant une nature
capable d’une si forte manière de sentir, on est tenté, en
lisant, de supplier le Ciel de détourner de nous, et de ce que nous
aimons, une telle fatalité invincible, un tel coup de tonnerre.
J’essaierai de noter la marche de cette passion, autant qu’on peut noter
ce qui est l’irrégularité et la contradiction même.
Avant le voyage de M. de Guibert en Allemagne, Mlle de Lespinasse l’aime,
mais n’a pas encore cédé. Elle l’admire, elle s’exalte, elle
souffre cruellement déjà, et se fait du poison de tout. Il
revient, elle s’enivre, elle cède; elle a des remords; elle le juge
mieux; elle voit avec effroi sa méprise; elle le voit tel qu’il
est, homme de bruit, de vanité, de succès, non d’intimité,
ayant, avant tout, besoin de se répandre, agité, excité
du dehors sans être profondément ému. Mais à
quoi sert-il de devenir clairvoyante? L’esprit d’une femme, si grand qu’il
soit, a-t-il jamais arrêté son coeur? « L’esprit de
la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur
raison. » C’est La Rochefoucauld qui dit cela, et Mlle de Lespinasse
le justifie. Elle continue donc de l’aimer tout en le jugeant. Elle souffre
de plus en plus; elle l’appelle et le gourmande avec un mélange
d’irritation et de tendresse: « Remplissez donc mon âme, ou
ne la tourmentez plus; faites que je vous aime toujours, ou que je ne vous
aie jamais aimé; enfin, faites l’impossible, calmez-moi, ou je meurs.
» Au lieu de cela, il a des torts; il trouve moyen, dans sa légèreté,
de blesser même son amour-propre; elle le compare avec M. de Mora;
elle rougit pour lui, pour elle-même, de la différence: «
Et c’est vous qui m’avez rendue coupable envers cet homme ! Cette pensée
soulève mon âme, je m’en détourne. » Le repentir,
la haine, la jalousie, le remords, le mépris de soi et quelquefois
de lui-même, elle éprouve en un instant tous les tourments
des damnés. Pour s’assoupir, pour se distraire et faire trêve
à son supplice, elle recourt à tout. Elle essaie de Tancrède
qui
la touche et qu’elle trouve beau, mais rien n’est au ton de son âme.
Elle essaie de la musique d’Orphée qui réussit mieux,
et qui lui procure de douloureuses délices. Elle recourt surtout
à l’opium pour suspendre sa vie et engourdir sa sensibilité
dans les attentes. Elle prend quelquefois la résolution de ne plus
ouvrir les lettres qu’elle reçoit; elle en garde une cachetée
pendant six jours. Il y a des jours, des semaines, où elle
se croit presque guérie, revenue à la raison, au calme; elle
célèbre la raison et sa douceur: ce calme même est
une illusion. Sa passion n’a fait la morte que pour se réveiller
plus ardente et plus ulcérée. Elle ne regrette plus alors
ce calme trompeur, insipide: « Je vivais, disait-elle; mais il me
semblait que j’étais à côté de moi. »
Elle le hait, elle le lui dit, mais on sait ce que cela veut dire: «
Vous savez bien que quand je vous hais, c’est que je vous aime à
un degré de passion qui égare ma raison. » Sa vie se
passe ainsi à aimer, à haïr, à défaillir,
à renaître, à mourir, c’est-à-dire à
aimer toujours. Tout finit chaque fois par un pardon, par un raccommodement,
par une étreinte plus violente. M. de Guibert pense à sa
fortune et à son établissement; elle s’en occupe pour lui.
Oui, elle s’occupe de le marier. Quand il se marie (car il a le front de
se marier au plus fort de cette passion), elle s’y intéresse; elle
loue sa jeune femme qu’elle rencontre: hélas! c’est peut-être
à cette louange généreuse que nous devons la conservation
des Lettres, que tout d’ailleurs, entre de telles mains rivales, semblait
devoir anéantir. On croirait que ce mariage de M. de Guibert va
tout rompre; la noble insensée le croit d’abord elle-même;
mais erreur! la passion se rit de ces impossibilités sociales et
de ces barrières. Elle continue donc, malgré tout, à
aimer M. de Guibert, sans plus rien lui demander que de se laisser aimer.
Après bien des luttes, tout est revenu le dernier jour, comme s’il
n’y avait rien eu de brisé entre eux. Aussi bien, elle se sent mourir;
elle redouble l’usage de l’opium. Elle ne veut plus que vivre au jour le
jour, sans avenir: la passion a-t-elle donc de l’avenir? « Je ne
me sens le besoin d’être aimée qu’aujourd’hui; rayons de notre
dictionnaire les mots jamais, toujours. » Le second volume
n’est plus qu’un cri aigu avec de rares intermittences. On n’imagine pas
quelles formes inépuisables elle sait donner au même sentiment:
le fleuve de feu déborde à chaque pas en sources rejaillissantes.
Résumons avec elle: « Tant de contradictions, tant de mouvements
contraires sont vrais et s’expliquent par ces trois mots: Je vous aime.
»
Remarquez qu’à travers cette vie d’épuisement et de délire,
Mlle de Lespinasse voit le monde; elle reçoit ses amis tant qu’elle
peut; elle les étonne bien parfois avec ses variations d’humeur,
mais ils attribuent cette altération chez elle à ses regrets
de l’absence, puis de la mort de M. de Mora. « Ils me font l’honneur
de croire que je suis restée abîmée par la perte que
j’ai faite. » Ils l’en louent et l’en admirent, ce qui redouble sa
honte. Le pauvre d’Alembert, qui demeure sous le même toit, essaie
vainement de la consoler, de l’entretenir; il ne peut comprendre qu’elle
le repousse par moments avec une sorte d’horreur. Hélas! c’était
l’horreur qu’elle avait de sa propre dissimulation avec un tel ami. Cette
longue agonie eut son terme. Mlle de Lespinasse expira le 23 mai 1776,
à l’âge de quarante-trois ans et demi. Sa passion pour M.
de Guibert durait depuis plus de trois ans.
lettre de Julie à d'Alembert : "hélas, quand vous lirez ceci, je serai du poids qui m'accable" |
Au milieu de cette passion qui dévore et qui semble ne souffrir
rien d’étranger, ne croyez pas que la Correspondance ne laisse point
voir l’esprit charmant qui s’unissait à ce noble coeur. Que de moqueries
fines en passant sur le bon Condorcet, sur le chevalier de Chastellux,
sur Chamfort, sur les personnes de la société ! que de grâce!
Les sentiments élevés, généreux, le patriotisme
et la virilité des vues, se révèlent aussi en plus
d’un endroit, et nous font apprécier la digne amie de Turgot et
de Malesherbes. Quand elle cause avec lord Shelburne, elle sent tout ce
qu’il y a de grand et de vivifiant pour la pensée à être
né sous un Gouvernement libre: « Comment n’être pas
désolé d’être né dans un Gouvernement comme
celui-ci? Pour moi, faible et malheureuse créature que je suis,
si j’avais à renaître, j’aimerais mieux être le dernier
membre de la Chambre des Communes que d’être même le roi de
Prusse. » Si peu disposée qu’elle soit à bien augurer
en rien de l’avenir, elle a un moment de transport et d’espoir quand elle
voit ses amis devenus ministres, et qui mettent courageusement la main
à l’oeuvre de la régénération publique. Mais,
même alors, qu’est-ce donc qui l’occupe le plus? Elle se fait apporter
les lettres qui lui viennent de M. de Guibert, partout où elle est,
chez Mme Geoffrin, chez M. Turgot lui-même, à table, pendant
le dîner. — « Que lisez-vous donc ainsi? lui demandait une
voisine, la curieuse Mme de Bouflers. C’est sans doute quelque Mémoire
pour M. Turgot? » — « Eh! oui, justement, Madame, c’est un
Mémoire que j’ai à lui remettre tout à l’heure, et
je veux le lire avant de le lui donner. »
Ainsi tout pour elle se rapporte à la passion, tout l’y ramène,
et c’est la passion seule qui donne la clef de ce coeur étrange
et de cette destinée si combattue. Le mérite inappréciable
des Lettres de Mlle de Lespinasse, c’est qu’on n’y trouve point ce qu’on
trouve dans les livres ni dans les romans; on y a le drame pur au naturel,
tel qu’il se révèle çà et là chez quelques
êtres doués: la surface de la vie tout à coup se déchire,
et on lit à nu. Il est impossible de rencontrer de tels êtres,
victimes d’une passion sacrée et capables d’une douleur si généreuse,
sans éprouver un sentiment de respect et d’admiration, au milieu
de la profonde pitié qu’ils inspirent. Pourtant, si l’on est sage,
on ne les envie pas; on préférera un intérêt
calme, doucement animé; on traversera, comme elle le fit un jour,
les Tuileries par une belle matinée de soleil, et avec elle on dira
: « Oh! qu’elles étaient belles! le divin temps qu’il faisait!
l’air que je respirais me servait de calmant; j’aimais, je regrettais,
je désirais; mais tous ces sentiments avaient l’empreinte de la
douceur et de la mélancolie. Oh! cette manière de sentir
a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion! Oui, je crois
que je m’en dégoûte; je ne veux plus aimer fort; j’aimerai
doucement... » Et pourtant, au même moment ou elle dit qu’elle
aimera doucement, elle ajoute: « mais jamais faiblement. »Et
voilà la morsure qui la reprend.
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