dimanche 13 juillet 2014

Mlle de Lespinasse vue par Sainte-Beuve (2)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle. 
 
Sainte Beuve
Arrivons vite à son titre principal, à sa gloire d’amante. Malgré sa tendre amitié pour d’Alembert, amitié qui fut sans doute un peu plus à l’origine, on peut dire que Mlle de Lespinasse n’aima que deux fois dans sa vie: elle aima M. de Mora et M. de Guibert. C’est la lutte de ces deux passions, l’une expirante, mais puissante encore, l’autre envahissante et bientôt souveraine, c’est ce combat violent et acharné qui constitue le drame déchirant auquel nous a initiés la publication des Lettres. Les contemporains de Mlle de Lespinasse, ses amis les plus proches et les mieux informés, n’y avaient rien compris; Condorcet, écrivant à Turgot, lui parle souvent d’elle et de ses crises de santé, mais sans rien paraître soupçonner du fond; ceux qui, comme Marmontel, en avaient deviné quelque chose, se sont trompés tout à côté, et ont pris le change sur la date et l’ordre des sentiments. D’Alembert lui-même, si intéressé à bien voir, ne connut le mystère que par la lecture de certains papiers, après la mort de son amie. Ne cherchons donc la vérité sur les sentiments secrets de Mlle de Lespinasse que dans ses propres aveux et chez elle seule.
Julie de Lespinasse
Elle aimait M. de Mora depuis déjà cinq ou six ans quand elle rencontra, pour la première fois, M. de Guibert. Le marquis de Mora était le gendre du comte d’Aranda, ce ministre célèbre qui avait chassé les Jésuites d’Espagne; il était fils du comte de Fuentès, ambassadeur d’Espagne à la Cour de France. Tout atteste que M. de Mora, fort jeune encore, était un homme d’un mérite supérieur et destiné à un grand avenir, s’il avait vécu. Nous n’en avons pas seulement pour garant Mlle de Lespinasse, mais les moins sujets à s’engouer parmi les contemporains l’abbé Galiani, par exemple, qui, apprenant à Naples la mort de M. de Mora, écrivait à Mme d’Épinay (18 juin 1774): « Je n’ose parler de Mora. Il y a longtemps que je l’ai pleuré. Tout est destinée dans ce monde, et l’Espagne n’était pas digne d’avoir un M. de Mora. » Et encore (8 juillet): « Il y a des vies qui tiennent à la destinée des empires. Annibal, lorsqu’il apprit la défaite et la mort d’Asdrubal son frère, qui valait plus que lui, ne pleura point, mais il dit : Je sais à présent quelle sera la destinée de Carthage. J’en dis de même sur la mort de M. de Mora. » M. de Mora était venu en France vers 1766; c’est alors que Mlle de Lespinasse l’avait connu et l’avait aimé. Il avait fait plusieurs absences dans l’intervalle, mais il revenait toujours. Sa poitrine s’étant prise, on lui ordonna le climat natal, Il quitta Paris, pour n’y plus revenir, le vendredi 7 août 1772. Mlle de Lespinasse, qui, bien que philosophe et incrédule, était sur un point superstitieuse comme l’eût été une Espagnole, comme l’est une amante, remarqua qu’ayant quitté Paris un vendredi, ce fut un vendredi aussi qu’il repartit de Madrid (6 mai 1774), et qu’il mourut à Bordeaux le vendredi 27 mai. Quand il partit de Paris, la passion de Mlle de Lespinasse et celle qu’il lui rendait n’avaient jamais été plus vives. On en prendra idée quand on saura que, dans un voyage qu’il fit à Fontainebleau dans l’automne de 1771, M. de Mora avait écrit à son amie vingt-deux lettres en dix jours d’absence. Les choses étaient montées à ce ton, et l’on s’était quitté avec tous les serments et toutes les promesses, lorsque Mlle de Lespinasse, au mois de septembre 1772, rencontra pour la première fois au Moulin-Joli, chez M. Watelet, M. de Guibert.

M. de Guibert, alors âgé de vingt-neuf ans, était un jeune colonel pour lequel toute la société s’était mise depuis peu en frais d’enthousiasme. Il venait de publier un Essai de Tactique, précédé d’un discours sur l’état de la politique et de la science militaire en Europe. Il y avait là des idées généreuses, avancées, comme on dirait aujourd’hui. Il discutait le système de guerre du grand Frédéric. Il allait concourir à l’Académie sur des sujets d’éloges patriotiques; il avait en portefeuille des tragédies sur des sujets nationaux. « Il ne prétend à rien moins, disait La Harpe, qu’à remplacer Turenne, Corneille et Bossuet. » Il serait trop aisé après coup et peu juste de venir faire une caricature de M. de Guibert, de cet homme que tout le monde, à commencer par Voltaire, considéra d’emblée comme voué à la grandeur et à la gloire, et qui a tenu si médiocrement la gageure. Héros avorté de cette époque de Louis XVI qui n’a eu que des promesses, M. de Guibert entra dans le monde la tête hante et sur le pied d’un génie; ce fut sa spécialité pour ainsi dire que d’avoir du génie, et vous ne trouvez pas une personne du temps qui ne prononce ce mot à son sujet. « Une âme, s’écriait-on, qui de tous côtés s’élance vers la gloire ! » Il était là dans une attitude difficile à soutenir, et la chute, à la fin, pour lui fut d’autant plus rude. Reconnaissons toutefois qu’un homme qui put être à ce point aimé de Mlle de Lespinasse, et qui, ensuite, eut le premier l’honneur d’occuper Mme de Staël, devait avoir de ces qualités vives, animées, qui tiennent à la personne, qui donnent le change sur les oeuvres tant que leur père est là présent. M. de Guibert avait ce qui divertit, ce qui remue et ce qui impose; il avait toute sa valeur dans un cercle brillant, mais se refroidissait vite et était comme dépaysé au sein de l’intimité. Dans l’ordre des sentiments, il avait le mouvement, le tumulte et le fracas de la passion, non pas la chaleur.
le comte de Guibert
Mlle de Lespinasse, qui finit par le juger ce qu’il était et par l’estimer à son faux sans pouvoir jamais s’empêcher de l’aimer, avait commencé avec lui par l’admiration. « L’amour, a-t-on dit, commence d’ordinaire par l’admiration, et il survit difficilement à l’estime, ou du moins il n’y survit qu’en se prolongeant par des convulsions. » Ce fut là, en elle, l’histoire de cette passion funeste qui fut si prompte qu’on a peine à y distinguer des degrés. Elle avait alors (faut-il le dire?) quarante ans; elle regrettait amèrement le départ de M. de Mora, ce véritable homme délicat et sensible, ce véritable homme supérieur, quand elle s’engagea à aimer M. de Guibert, ce faux grand homme, mais qui était présent et séduisant. Sa première lettre est datée du samedi soir 15 mai 1773. M. de Guibert allait partir et faire un long voyage en Allemagne, en Prusse, peut-être en Russie. On a la Relation imprimée de ce voyage de M. de Guibert, et il est curieux de mettre ces notes spirituelles, positives, instructives souvent, parfois emphatiques et romantiques, en regard des lettres de sa brûlante amie. M. de Guibert, au départ, a déjà un tort. Il dit qu’il part le mardi 18 mai, puis le mercredi, et il se trouve qu’il n’est parti que le jeudi 20, et sa nouvelle amie n’en avait rien su. Il est évident que ce n’est pas elle qui a eu la dernière pensée et le dernier adieu. Elle en souffre déjà, elle se reproche d’en souffrir; elle vient de recevoir une lettre de M. de Mora, toute pleine de confiance en elle; elle est prête à lui tout sacrifier, « mais il y a deux mois, ajoute-t-elle, je n’avais pas de sacrifice à lui faire. » Elle croit qu’elle aime encore M. de Mora, et qu’elle peut arrêter, immoler à volonté le nouveau sentiment qui la détache et l’entraîne loin de lui. La lutte commence, elle ne cessera plus un moment. M. de Mora absent, malade, fidèle (quoi qu’en ait dit cette méchante langue de Mme Suard), lui écrit, et, à chaque lettre, va raviver sa blessure, ses remords. Que sera-ce quand, revenant exprès pour elle, il va tomber plus malade et mourir en route à Bordeaux? Ainsi, jusqu’à la fin, on la verra partagée dans son délire entre le besoin, le désir de mourir pour M. de Mora, et l’autre désir de vivre pour M. de Guibert: « Concevez-vous, mon ami, l’espèce de tourment auquel je suis livrée? J’ai des remords de ce que je vous donne, et des regrets de ce que je suis forcée de retenir. » Mais nous ne sommes qu’au commencement.
M. de Guibert, qui est à la mode et assez fat, laisse après lui, en partant, plus d’un regret. Il y a deux femmes, dont l’une qu’il aime, lui répond assez mal; et dont l’autre, de qui il est aimé, l’occupe peu. La pauvre Mlle de Lespinasse s’intéresse à ces personnes, à l’une surtout, et elle essaie de se glisser entre les deux. Que voulez-vous? quand on aime tout de bon, on n’est pas fier, et elle se dit avec le Félix de Polyeucte:
 
J’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables;
J’en ai de violents, j’en ai de pitoyables,
J’en ai même de...
Elle n’ose achever avec Corneille : J’en ai même de bas. Elle voudrait pour elle une place à part; elle ne sait trop encore laquelle :
 
« Réglons nos rangs, dit-elle, donnez-moi ma place; mais, comme je n’aime pas à en changer, donnez-la-moi un peu bonne. Je ne voudrais point celle de cette malheureuse personne, elle est mécontente de vous; et je ne voudrais point non plus celle de cette autre personne, vous en êtes mécontent. Je ne sais pas où vous me placerez, mais faites, s’il est possible, que nous soyons tous les deux contents; ne chicanez point; accordez-moi beaucoup, vous verrez que je n’abuse point. Oh! vous verrez comme je sais bien aimer ! Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer. »
Voilà l’éternelle note qui commence, elle ne cessera plus. Aimer, c’est là son lot. Phèdre, Sapho ni Didon ne l’eurent jamais plus entier ni plus fatal. Elle se trompe sur elle-même quand elle dit: « J’ai une force ou une faculté qui rend propre à tout: c’est de savoir souffrir, et beaucoup souffrir sans me plaindre. » Elle sait souffrir, mais elle se plaint, elle crie; elle passe en un clin-d’oeil de la convulsion à l’abattement: « Enfin, que vous dirai-je? l’excès de mon inconséquence égare mon esprit, et le poids de la vie écrase mon âme. Que dois-je faire? que deviendrai-je? Sera-ce Charenton ou ma paroisse qui me délivrera de moi-même? » Elle compte les lettres qu’elle reçoit; sa vie dépend du facteur: « Il y a un certain courrier qui, depuis un an, donne la fièvre à mon âme. » Pour se calmer dans l’attente, pour obtenir un sommeil qui la fuit, elle ne trouve rien de mieux que de recourir à l’opium, dont on la verra doubler les doses avec le progrès de son mal. Que lui importe la destinée des autres femmes, ces femmes du monde qui « la plupart n’ont pas besoin d’être aimées, car elles veulent seulement être préférées? » Elle, c’est être aimée qu’elle veut, ou plutôt c’est aimer, dût-elle ne pas être payée de retour: « Vous ne savez pas tout ce que je vaux; songez donc que je sais souffrir et mourir; et voyez après cela si je ressemble à toutes ces femmes, qui savent plaire et s’amuser. » Elle a beau s’écrier par instants: « Oh! je vous hais de me faire connaître l’espérance, la crainte, la peine, le plaisir: je n’avais pas besoin de tous ces mouvements; que ne me laissiez-vous en repos? Mon âme n’avait pas besoin d’aimer; elle était remplie d’un sentiment tendre, profond, partagé, répondu, mais douloureux cependant; et c’est ce mouvement qui m’a approchée de vous: vous ne deviez que me plaire, et vous m’avez touchée; en me consolant, vous m’avez attachée à vous... » Elle a beau maudire ce sentiment violent qui s’est mis à la place d’un sentiment plus égal et plus doux, elle a l’âme si prise et si ardente, qu’elle ne peut s’empêcher d’en être transportée comme d’ivresse: « Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à mon malheur. »
Tant que M. de Guibert est absent, elle se contient un peu, si on peut appeler cela se contenir. Il revient pourtant à la fin d’octobre (1773), après avoir été distingué du grand Frédéric, avoir assisté aux manœuvres du camp de Silésie, et resplendissant d’un nouvel éclat. C’est ici qu’il est impossible, avec un peu d’attention, de ne pas noter un moment décisif, le moment qu’il faudrait voiler, et qui répond à celui de la grotte dans l’épisode de Didon. Une année après, dans une lettre de Mlle de Lespinasse, datée de minuit (1775), on lit ces mots qui laissent peu de doute: « C’est le 10 février de l’année dernière (1774) que je fus enivrée d’un poison dont l’effet dure encore.... » Et elle continue cette commémoration délirante et douloureuse, dans laquelle l’image, le spectre de M. de Mora, mourant à deux cents lieues de là, revient se mêler à l’image plus présente, et plus charmante qui l’enveloppe d’un attrait funeste.
Julie de Lespinasse
A partir de ce moment, la passion est au comble, et, durant les deux volumes, il n’y a plus une page qui ne soit de flamme. Des personnes scrupuleuses, tout en lisant et goûtant ces Lettres, ont fort blâmé M. de Guibert de ne les avoir pas détruites, de ne les avoir pas rendues à Mlle de Lespinasse, qui les lui redemande souvent. Il ne paraît pas, en effet, que l’ordre et l’exactitude aient été au nombre des qualités de M. de Guibert: il brouille volontiers les lettres de son amie, il les mêle à ses autres papiers, il les laisse volontiers tomber de ses poches par mégarde, en même temps qu’il oublie de cacheter les siennes. Il lui en rend quelquefois; mais il s’en trouve alors dans le nombre qui ne sont pas d’elle. Voilà M. de Guibert au naturel. Pourtant, je ne vois pas pourquoi on le rendrait responsable et coupable aujourd’hui du plaisir que nous font ces Lettres. Il en a sans doute beaucoup rendu; il y en a eu beaucoup de détruites. Mais Mlle de Lespinasse en écrivait tant ! Ce n’en est qu’une poignée conservée au hasard que nous avons ici. Qu’importe? le fil est bien suffisant. C’est presque partout la même lettre toujours nouvelle, toujours imprévue, qui recommence.
Je ne veux qu’y prendre çà et là quelques mots pour donner l’idée de ce qui est partout à l’état de lave et de torrent:
 
« Moi ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir...
« Mon ami, je n’ai plus d’opium dans la tête ni dans le sang, j’y ai pis que cela, j’y ai ce qui ferait bénir le ciel, chérir la vie, si ce qu’on aime était animé du même mouvement.
« Oui, vous devriez m’aimer à la folie; je n’exige rien, je pardonne tout, et je n’ai jamais un mouvement d’humeur. Mon ami, je suis parfaite, car je vous aime en perfection.
« Savez-vous pourquoi je vous écris? C’est parce que cela me plaît: vous ne vous en seriez jamais douté, si je ne vous l’avais dit.
« Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez pas le devenir je n’ai aucune sorte de confiance en vous; vous m’avez fait le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer une âme honnête: vous me privez, peut-être pour jamais, dans ce moment-ci, de la seule consolation que le Ciel accordait aux jours qui me restent à vivre: enfin, que vous dirai-je? vous avez tout rempli: le passé, le présent et l’avenir ne me présentent que douleur, regrets et remords; eh bien! mon ami, je pense, je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité...
« Que diriez-vous de la disposition d’une malheureuse créature qui se montrerait à vous pour la première fois, agitée, bouleversée par des sentiments si divers et si contraires? Vous la plaindriez: votre bon coeur s’animerait; vous voudriez secourir, soulager cette infortunée. Eh bien! mon ami, c’est moi; et ce malheur, c’est vous qui le causez, et cette âme de feu et de douleur est de votre création... »
Et à travers ces déchirements et ces plaintes, un mot charmant, le mot éternel et divin, revient à bien des endroits, et il rachète tout. Voici une de ses lettres en deux lignes, et qui en dit plus que toutes les paroles:
 
« De tous les instants de ma vie (1774).
« Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends. »
Il est très rare en France de rencontrer, poussé à ce degré, le genre de passion et de mal sacré dont Mlle de Lespinasse fut la victime. Ce n’est pas un reproche que je fais (Dieu m’en garde!) aux aimables personnes de notre nation: c’est une simple remarque que d’autres ont exprimée avant moi. Un moraliste du xviiie siècle, qui savait son monde, M. de Meilhan, a dit: « En France, les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes. » M. de Mora ne trouvait pas même que les femmes espagnoles pussent entrer en comparaison avec son amie: « Oh! elles ne sont pas dignes d’être vos écolières, lui disait-il sans cesse; votre âme a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous les glaces de la Laponie. » Et c’était de Madrid qu’il écrivait cela. Il ne la trouvait comparable qu’à une Péruvienne, à une fille du Soleil. « Aimer et souffrir, s’écrie-t-elle en effet, le Ciel ou l’Enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà ce que je voudrais sentir; voilà le climat que je voudrais habiter. » Et elle prend en pitié le climat tempéré où l’on vit, où l’on végète, où l’on agite l’éventail autour d’elle: « Je n’ai connu que le climat de l’Enfer, quelquefois celui du Ciel. » — « Ah! mon Dieu! dit-elle encore, que la passion m’est naturelle, et que la raison m’est étrangère! Mon ami, jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon. » C’est cet abandon qui fait l’intérêt et l’excuse de cette situation morale, la plus vraie et la plus déplorable qui se soit jamais trahie au regard.
Cette situation d’âme est même si visiblement déplorable, qu’elle s’offre à nous sans danger, je le crois, tant l’idée de maladie y est inhérente, et tant il s’y montre pêle-mêle de délire, de fureur et de malheur. Tout en admirant une nature capable d’une si forte manière de sentir, on est tenté, en lisant, de supplier le Ciel de détourner de nous, et de ce que nous aimons, une telle fatalité invincible, un tel coup de tonnerre. J’essaierai de noter la marche de cette passion, autant qu’on peut noter ce qui est l’irrégularité et la contradiction même. Avant le voyage de M. de Guibert en Allemagne, Mlle de Lespinasse l’aime, mais n’a pas encore cédé. Elle l’admire, elle s’exalte, elle souffre cruellement déjà, et se fait du poison de tout. Il revient, elle s’enivre, elle cède; elle a des remords; elle le juge mieux; elle voit avec effroi sa méprise; elle le voit tel qu’il est, homme de bruit, de vanité, de succès, non d’intimité, ayant, avant tout, besoin de se répandre, agité, excité du dehors sans être profondément ému. Mais à quoi sert-il de devenir clairvoyante? L’esprit d’une femme, si grand qu’il soit, a-t-il jamais arrêté son coeur? « L’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. » C’est La Rochefoucauld qui dit cela, et Mlle de Lespinasse le justifie. Elle continue donc de l’aimer tout en le jugeant. Elle souffre de plus en plus; elle l’appelle et le gourmande avec un mélange d’irritation et de tendresse: « Remplissez donc mon âme, ou ne la tourmentez plus; faites que je vous aime toujours, ou que je ne vous aie jamais aimé; enfin, faites l’impossible, calmez-moi, ou je meurs. » Au lieu de cela, il a des torts; il trouve moyen, dans sa légèreté, de blesser même son amour-propre; elle le compare avec M. de Mora; elle rougit pour lui, pour elle-même, de la différence: « Et c’est vous qui m’avez rendue coupable envers cet homme ! Cette pensée soulève mon âme, je m’en détourne. » Le repentir, la haine, la jalousie, le remords, le mépris de soi et quelquefois de lui-même, elle éprouve en un instant tous les tourments des damnés. Pour s’assoupir, pour se distraire et faire trêve à son supplice, elle recourt à tout. Elle essaie de Tancrède qui la touche et qu’elle trouve beau, mais rien n’est au ton de son âme. Elle essaie de la musique d’Orphée qui réussit mieux, et qui lui procure de douloureuses délices. Elle recourt surtout à l’opium pour suspendre sa vie et engourdir sa sensibilité dans les attentes. Elle prend quelquefois la résolution de ne plus ouvrir les lettres qu’elle reçoit; elle en garde une cachetée pendant six jours. Il y a des jours, des semaines, où elle se croit presque guérie, revenue à la raison, au calme; elle célèbre la raison et sa douceur: ce calme même est une illusion. Sa passion n’a fait la morte que pour se réveiller plus ardente et plus ulcérée. Elle ne regrette plus alors ce calme trompeur, insipide: « Je vivais, disait-elle; mais il me semblait que j’étais à côté de moi. » Elle le hait, elle le lui dit, mais on sait ce que cela veut dire: « Vous savez bien que quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. » Sa vie se passe ainsi à aimer, à haïr, à défaillir, à renaître, à mourir, c’est-à-dire à aimer toujours. Tout finit chaque fois par un pardon, par un raccommodement, par une étreinte plus violente. M. de Guibert pense à sa fortune et à son établissement; elle s’en occupe pour lui. Oui, elle s’occupe de le marier. Quand il se marie (car il a le front de se marier au plus fort de cette passion), elle s’y intéresse; elle loue sa jeune femme qu’elle rencontre: hélas! c’est peut-être à cette louange généreuse que nous devons la conservation des Lettres, que tout d’ailleurs, entre de telles mains rivales, semblait devoir anéantir. On croirait que ce mariage de M. de Guibert va tout rompre; la noble insensée le croit d’abord elle-même; mais erreur! la passion se rit de ces impossibilités sociales et de ces barrières. Elle continue donc, malgré tout, à aimer M. de Guibert, sans plus rien lui demander que de se laisser aimer. Après bien des luttes, tout est revenu le dernier jour, comme s’il n’y avait rien eu de brisé entre eux. Aussi bien, elle se sent mourir; elle redouble l’usage de l’opium. Elle ne veut plus que vivre au jour le jour, sans avenir: la passion a-t-elle donc de l’avenir? « Je ne me sens le besoin d’être aimée qu’aujourd’hui; rayons de notre dictionnaire les mots jamais, toujours. » Le second volume n’est plus qu’un cri aigu avec de rares intermittences. On n’imagine pas quelles formes inépuisables elle sait donner au même sentiment: le fleuve de feu déborde à chaque pas en sources rejaillissantes. Résumons avec elle: « Tant de contradictions, tant de mouvements contraires sont vrais et s’expliquent par ces trois mots: Je vous aime. »
Remarquez qu’à travers cette vie d’épuisement et de délire, Mlle de Lespinasse voit le monde; elle reçoit ses amis tant qu’elle peut; elle les étonne bien parfois avec ses variations d’humeur, mais ils attribuent cette altération chez elle à ses regrets de l’absence, puis de la mort de M. de Mora. « Ils me font l’honneur de croire que je suis restée abîmée par la perte que j’ai faite. » Ils l’en louent et l’en admirent, ce qui redouble sa honte. Le pauvre d’Alembert, qui demeure sous le même toit, essaie vainement de la consoler, de l’entretenir; il ne peut comprendre qu’elle le repousse par moments avec une sorte d’horreur. Hélas! c’était l’horreur qu’elle avait de sa propre dissimulation avec un tel ami. Cette longue agonie eut son terme. Mlle de Lespinasse expira le 23 mai 1776, à l’âge de quarante-trois ans et demi. Sa passion pour M. de Guibert durait depuis plus de trois ans.
lettre de Julie à d'Alembert : "hélas, quand vous lirez ceci, je serai du poids qui m'accable"
Au milieu de cette passion qui dévore et qui semble ne souffrir rien d’étranger, ne croyez pas que la Correspondance ne laisse point voir l’esprit charmant qui s’unissait à ce noble coeur. Que de moqueries fines en passant sur le bon Condorcet, sur le chevalier de Chastellux, sur Chamfort, sur les personnes de la société ! que de grâce! Les sentiments élevés, généreux, le patriotisme et la virilité des vues, se révèlent aussi en plus d’un endroit, et nous font apprécier la digne amie de Turgot et de Malesherbes. Quand elle cause avec lord Shelburne, elle sent tout ce qu’il y a de grand et de vivifiant pour la pensée à être né sous un Gouvernement libre: « Comment n’être pas désolé d’être né dans un Gouvernement comme celui-ci? Pour moi, faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître, j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des Communes que d’être même le roi de Prusse. » Si peu disposée qu’elle soit à bien augurer en rien de l’avenir, elle a un moment de transport et d’espoir quand elle voit ses amis devenus ministres, et qui mettent courageusement la main à l’oeuvre de la régénération publique. Mais, même alors, qu’est-ce donc qui l’occupe le plus? Elle se fait apporter les lettres qui lui viennent de M. de Guibert, partout où elle est, chez Mme Geoffrin, chez M. Turgot lui-même, à table, pendant le dîner. — « Que lisez-vous donc ainsi? lui demandait une voisine, la curieuse Mme de Bouflers. C’est sans doute quelque Mémoire pour M. Turgot? » — « Eh! oui, justement, Madame, c’est un Mémoire que j’ai à lui remettre tout à l’heure, et je veux le lire avant de le lui donner. »
Ainsi tout pour elle se rapporte à la passion, tout l’y ramène, et c’est la passion seule qui donne la clef de ce coeur étrange et de cette destinée si combattue. Le mérite inappréciable des Lettres de Mlle de Lespinasse, c’est qu’on n’y trouve point ce qu’on trouve dans les livres ni dans les romans; on y a le drame pur au naturel, tel qu’il se révèle çà et là chez quelques êtres doués: la surface de la vie tout à coup se déchire, et on lit à nu. Il est impossible de rencontrer de tels êtres, victimes d’une passion sacrée et capables d’une douleur si généreuse, sans éprouver un sentiment de respect et d’admiration, au milieu de la profonde pitié qu’ils inspirent. Pourtant, si l’on est sage, on ne les envie pas; on préférera un intérêt calme, doucement animé; on traversera, comme elle le fit un jour, les Tuileries par une belle matinée de soleil, et avec elle on dira : « Oh! qu’elles étaient belles! le divin temps qu’il faisait! l’air que je respirais me servait de calmant; j’aimais, je regrettais, je désirais; mais tous ces sentiments avaient l’empreinte de la douceur et de la mélancolie. Oh! cette manière de sentir a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion! Oui, je crois que je m’en dégoûte; je ne veux plus aimer fort; j’aimerai doucement... » Et pourtant, au même moment ou elle dit qu’elle aimera doucement, elle ajoute: « mais jamais faiblement. »Et voilà la morsure qui la reprend. 
 
 

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