Critique littéraire et écrivain,
Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du
siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a notamment brossé les portraits des grandes salonnières du XVIIIè siècle.
Mme du Deffand en était là,
aveugle, ayant un appartement dans le couvent de Saint-Joseph, rue
Saint-Dominique (quelques chambres du même appartement qu’avait occupé
autrefois Mme de Montespan, la fondatrice); elle avait soixante-huit ans; elle
vivait dans le très grand monde, comme si elle n’était pas affligée de la plus
triste infirmité, l’oubliant tant qu’elle le pouvait, et tâchant de la faire
oublier à tous à force d’adresse et d’agrément; se levant tard, faisant de la
nuit le jour; donnant à souper chez elle ou allant souper en compagnie, ayant
pour société intime le président Hénault, Pont-de-Veyle, le monde des Choiseul
dont elle était parente, les maréchales de Luxembourg et de Mirepoix, et
d’autres encore dont elle se souciait plus ou moins, lorsque arriva d’Angleterre
à Paris, dans l’automne de 1765, un Anglais des plus distingués par l’esprit,
Horace Walpole ce fut le grand événement littéraire et romanesque (pour le
coup, c’est bien le mot) de la vie de Mme du Deffand, celui à qui nous devons
sa principale Correspondance et tout ce qui la fait mieux connaître. Cette
vieille aveugle s’éprit à l’instant de l’esprit vif, hardi, délicat et coloré
d’Horace Walpole, lequel n’était taillé sur le patron d’aucun de ceux qu’elle
voyait depuis cinquante ans. Elle sentit en lui aussitôt et les qualités
propres à cet homme si distingué et celles de la race forte à laquelle il
appartenait; elle lui en sut gré également; et elle qui n’avait jamais aimé
d’amour, qui n’avait eu que des caprices et point de roman; qui, en fait
d’amitiés, n’en comptait que trois jusqu’alors sérieuses dans sa vie, celle de
Formont et celle de deux femmes, dont l’une encore l’avait trompée; cette
moraliste à l’humeur satirique devint tout d’un coup tendre, émue autant
qu’amusée, d’une sollicitude active, passionnée; elle ne s’appartint plus.
Bref, aveugle et à soixante-huit ans elle trouva à placer son coeur, et cette
fois (pour la rareté du cas) elle le plaça sur un Anglais, homme recherché,
répandu, qui n’avait pas cinquante ans, dont elle aurait pu être la mère, qui
devait passer sa vie loin d’elle et qu’elle embarrassait fort par ses vivacités
de tendresse. Tant il est vrai qu’elle était destinée, comme on l’a dit, à être
toujours sage en jugement, et à faire toujours des sottises en conduite.
Horace Walpole |
Mais nous, nous ne trouverons pas
que c’était une sottise: car c’est le beau côté de Mme du Deffand, celui qui la
relève, qui nous montre que, pour avoir économisé jusque-là sa sensibilité,
elle n’en était pas dépourvue, qu’elle était capable de passion même. Enfin, si
l’on pardonne à Mme de Sévigné d’avoir aimé follement sa fille, on pardonnera à
Mme du Deffand d’avoir eu pour Walpole cette passion qu’on ne sait comment
qualifier, qui lui était entrée par l’esprit dans le coeur, mais qui était
fervente, élevée et pure.
La première fois qu’Horace
Walpole la vit à Paris, il en écrivit à l’un de ses amis (6 octobre 1765).
Après quelques détails sur ses propres variations d’impressions et d’humeur
depuis son arrivée:
« A présent, ajoutait-il, je
commence, tout à fait à l’anglaise, à m’octroyer le droit d’être à ma guise. Je
ris, je dis ce qui me passe par la tête. et je les force de m’écouter. Il y a
deux ou trois maisons où je suis entièrement sur ce pied-là... Je ne paie point
tribut à leurs grands auteurs du jour. Chaque femme, ici, en a un ou deux qui
ne bougent de chez elle... Le vieux président Hénault est la pagode de chez Mme
du Deffand, une vieille aveugle, une débauchée d’esprit, chez qui j’ai soupé la
nuit dernière. Le président est presque tout à fait sourd et a plus que fait
son temps.»
En écrivant ainsi, il ne se
doutait pas encore que celle qu’il appelait une débauchée d’esprit allait se
prendre pour lui d’une véritable passion d’esprit, et que cette passion chez
elle deviendrait une passion de coeur, la seule peut-être qu’elle ait eue, et
qui dura quinze ans, aussi vive le dernier jour que le premier.
Je viens de regarder d’assez près
à cette relation de Walpole et de Mme du Deffand, et je trouve qu’en général on
n’est pas juste envers tous deux. De Walpole on ne veut guère voir que la
crainte qu’il avait, dans ce monde moqueur d’alors, d’encourir un ridicule par
cette passion affichée de la vieille aveugle: et quant à Mme du Deffand, nous
la jugeons trop comme l’ont fait Grimm, Marmontel, la coterie encyclopédique, à
travers laquelle la tradition nous est venue. Nous la jugeons trop, en un mot,
comme si nous étions du bord de son ennemie, Mlle de Lespinasse, ou de celui de
Mme Geoffrin. Le jugement sérieux, profond, véritable, sur Mme du Deffand,
c’est dans les Lettres de Walpole qu’il le faut chercher; car Walpole, malgré
ses rigueurs plus apparentes que réelles, appréciait sa vieille amie à tout son
prix et l’admirait extrêmement. Il revint plusieurs fois à Paris exprès pour
elle. Dans une lettre adressée au poète Gray et qu’il écrivait trois mois après
celle que j’ai citée (janvier 1766), il disait, en dessinant à ravir les deux
figures rivales de Mme Geoffrin et de Mme du Deffand:
« Sa grande ennemie, Mme du
Deffand, a été un moment maîtresse du Régent; elle est maintenant tout à fait
vieille et aveugle; nais elle a gardé toute sa vivacité, saillies, mémoire,
jugement, passions et agrément. Elle va à l’Opéra, à la Comédie, aux soupers et
à Versailles; elle donne à souper deux fois la semaine; elle se fait lire
toutes les nouveautés; elle fait de nouvelles chansons et des épigrammes, en
vérité admirables, et se ressouvient de tout ce qu’on a fait en ce genre depuis
quatre-vingts ans.Elle correspond avec Voltaire, dicte de charmantes lettres
à son adresse, le contredit, n’est bigote ni pour lui ni pour personne, et se
rit à la fois du Clergé et des philosophes. Dans la discussion où elle incline
aisément elle est pleine de chaleur, et pourtant elle n’a presque jamais tort.
Son jugement sur chaque sujet est aussi juste que possible: sur chaque point de
conduite elle se trompe autant qu’on le peut; car elle est tout amour et tout
aversion, passionnée pour ses amis jusqu’à l’enthousiasme, s’inquiétant
toujours qu’on l’aime, qu’on s’occupe d’elle, et violente ennemie, mais
franche. »
D’après ce premier portrait
auquel Walpole ajoutera encore plus d’un coup de pinceau, on peut déjà voir une
Mme du Deffand bien autrement vive et animée qu’on ne s’est plu à nous la
peindre d’ordinaire.
Walpole quitte Paris le 17 avril
1766, après un séjour de sept mois, et Mme du Deffand lui écrit dès le 19. Il
est vrai qu’elle avait déjà reçu une lettre de lui la veille, et cette lettre
était surtout pour lui recommander le secret, la prudence. A quoi bon,
dira-t-on, tant de prudence? C’est qu’alors il y avait un cabinet noir; on
décachetait les lettres, et une lettre trop tendre, trop vive, de la part d’une
femme de soixante-dix ans, une telle lettre divulguée pouvait aller au roi, à
la Cour, amuser les courtisans, faire composer, sur ce commerce un peu
singulier, quelques-uns de ces couplets satiriques comme Mme du Deffand
elle-même en savait si bien faire. Walpole ne se serait pas volontiers
accommodé de cela. Mme du Deffand était plus aguerrie « On s’est moqué de nous,
dites-vous; mais ici on se moque de tout, et l’on n’y pense pas l’instant
d’après. » Cette crainte de Walpole revient sans cesse; il modère le plus qu’il
peut sa vieille amie; il la raille d’être romanesque, sentimentale; il la pique
en la taxant de métaphysique, ce qu’elle abhorre le plus. Elle lui répond avec
colère, avec soumission, avec sentiment. Elle est ingénieuse à revenir sans
cesse sur ce qu’il lui défend, sur cette pensée constante qui n’est que vers
lui. S’il est malade, s’il n’écrit pas assez souvent, elle le menace
agréablement des plus violentes extrémités:
« Remarquez bien, dit-elle, que
ce ne sont point des lettres que j’exige, mais de simples bulletins: si vous me
refusez cette complaisance aussitôt je dirai à Viart (son secrétaire):Partez,
prenez vos bottes, allez à tire-d’aile à Londres, publiez dans toutes les rues
que vous y arrivez de ma part, que vous avez ordre de résider auprès d’Horace
Walpole, qu’il est mon tuteur, que je suis sa pupille, que j’ai pour lui une
passion effrénée, et que peut-être j’arriverai incessamment moi-même; que je
m’établirai à Strawberry-Hill, et qu’il n’y a point de scandale que je ne sois
prête à donner.
« Ah! mon tuteur, prenez vite un
flacon, vous êtes prêt à vous évanouir; voilà pourtant ce qui vous arrivera, si
je n’ai pas de vos nouvelles deux fois la semaine. »
Ici elle se moque. D’autres fois
elle est triste, amère, et jette sur la vie un coup d’oeil désespéré:
« Ah! mon Dieu! que vous avez
bien raison! l’abominable, la détestable chose que l’amitié! par où vient-elle?
à quoi mène-t-elle? sur quoi est-elle fondée? quel bien en peut-on attendre ou
espérer? Ce que vous m’avez dit est vrai; mais pourquoi sommes-nous sur terre,
et surtout pourquoi vieillit-on?.. J’admirais hier au soir la nombreuse
compagnie qui était chez moi; hommes et femmes me paraissaient des machines à
ressort qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans
réfléchir, sans sentir; chacun jouait son rôle par habitude: Mme la duchesse
d’Aiguillon crevait de rire; Mme de Forcalquier dédaignait tout; Mme de La
Vallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et
moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires: je pensais que j’avais
passé ma vie dans les illusions; que je m’étais creusé moi-même tous les abîmes
dans lesquels j’étais tombée; que tous mes jugements avaient été faux et
téméraires, et toujours trop précipités, et qu’enfin je n’avais parfaitement
bien connu personne; que je n’en avais pas été connue non plus, et que
peut-être je ne me connaissais pas moi-même. On désire un appui, on se laisse
charmer par l’espérance de l’avoir trouvé; c’est un songe que les circonstances
dissipent et sur qui elles font l’effet du réveil. »
On a les deux tons. Ce dernier
ton, c’est-à-dire l’accent pénétrant et sérieux, qui va au fond de tout, n’est
point rare dans ces Lettres de Mme du Deffand. Walpole, en bon Anglais qu’il
est malgré ses traits d’esprit à la française, lui a fait lire Shakespeare;
elle l’a aussitôt goûté, elle s’est récriée comme à la découverte d’un monde
nouveau: « Oh! j’admire votre Shakespeare. Je lus hier Othello, je viens de
lire Henri VI; je ne puis vous exprimer quel effet m’ont fait ces pièces, elles
m’ont ressuscitée. » Elle aussi, à sa manière, elle a sa vue du fond comme Shakespeare,
et sa Lettre LXIVe est ce que j’appelle chez elle son monologue d’Hamlet.
J’engage les curieux à relire le passage qui commence par ces mots: « Dites-moi
pourquoi, détestant la vie, je redoute la mort... » et qui finit par ces mots:
« J’avoue qu’un rêve vaudrait mieux. » Un critique anglais, au moment où les
Lettres parurent à Londres, remarquait avec justesse que Mme du Deffand semble
avoir combiné dans la trempe de son esprit quelque chose des qualités des deux
nations, le tour d’agrément et la légèreté de l’une avec la hardiesse et le
jugement vigoureux de l’autre.
Ce qu’elle avait aimé tout
d’abord dans Walpole, c’était sa liberté de penser et de juger. Elle aimait le
vrai avant tout, et qu’on fût bien soi-même. Le goût de son temps l’excédait: «
Ce qu’on appelle aujourd’hui éloquence m’est devenu si odieux, que j’y
préférerais le langage des halles; à force de rechercher l’esprit, on
l’étouffe. » Ses jugements littéraires, qui durent paraître d’une excessive
sévérité dans le moment, se trouvent presque tous confirmés aujourd’hui. « Ce
Saint-Lambert, dit-elle, est un esprit froid, fade et faux; il croit regorger
d’idées, et c’est la stérilité même. » Ce qu’elle dit là de Saint-Lambert, elle
le disait, sauf variantes, de bien d’autres. Comme elle choisit dans Voltaire!
comme elle distingue en lui le bon à travers le médiocre, ce qui est de source
d’avec le rabâchage! Elle fait de même chez Jean-Jacques: « Ne sachant que
lire, j’ai repris Héloïse de Rousseau; il y a des endroits fort bons, mais ils
sont noyés dans un océan d’éloquence verbiageuse. » Sur Racine, sur Corneille,
elle a des jugements sains et droits. Il n’y a qu’un seul ouvrage qu’elle
voudrait avoir fait, un seul, parce qu’il lui paraît, à tous égards, avoir
atteint la perfection, et cet ouvrage est Athalie. On a dit d’elle qu’en fait
de lectures, elle ne s’était jamais rien refusé que le nécessaire. C’est un mot
spirituel, mais léger. Sans doute elle n’avait pas eu de fonds de lecture
régulière, systématique. Comme on ne lui avait pas dit d’avance ce qu’il
fallait admirer, elle n’avait que son avis net, son instinct franc et lumineux;
d’ordinaire il la guidait bien.
« Vous autres Anglais,
disait-elle à Walpole, vous ne vous soumettez à aucune règle, à aucune méthode;
vous laissez croître le génie sans le contraindre à prendre telle ou telle
forme; vous auriez tout l’esprit que vous avez, si personne n’en avait eu avant
vous. Oh! nous ne sommes pas comme cela; nous avons des livres; les uns sont
l’art de penser; d’autres l’art de parler, d’écrire, de comparer, de juger,
etc. »
Mais si elle a l’air ici de
flatter Walpole et d’épouser le goût de sa nation, elle ne le complimente pas
toujours, et sait au besoin lui résister. Elle tient bon pour Montaigne, qu’il
ne goûtait pas; elle s’en étonne, elle lui oppose ses raisons en maint endroit:
« Je suis bien sûre que vous vous
accoutumerez à Montaigne; on y trouve tout ce qu’on a jamais pensé, et nul
style n’est aussi énergique; il n’enseigne rien, parce qu’il ne décide de rien;
c’est l’opposé du dogmatisme: il est vain, — eh! tous les hommes ne le sont-ils
pas? et ceux qui paraissent modestes ne sont-ils pas doublement vains? Le je et
le moi sont à chaque ligne; mais quelles sont les connaissances qu’on peut
avoir, si ce n’est par le je et le moi? Allez, allez, mon tuteur, c’est le seul
bon philosophe et le seul bon métaphysicien qu’il y ait jamais eu. »
Et dans un autre passage charmant
où elle le compare à Walpole dans son manoir de Strawberry-Hill, elle conclut:
« Allez, allez, Horace ressemble plus à Michel qu’il ne croit. » Ce qu’elle
aime aussi dans Montaigne, c’est qu’il avait un ami et qu’il croyait à
l’amitié. Ainsi cette personne; incrédule à tout, dans l’extrême vieillesse
était arrivée à croire à quelque chose, et c’est pour cela qu’il lui sera
beaucoup pardonné. (...)
C’est assez indiquer le côté que
j’appelle classique dans le sens élevé du mot chez Mme du Deffand, celui par
lequel elle est en dehors et au-dessus de son siècle. Je n’insisterai pas ici
sur les portraits qu’elle a tracés des personnes de sa société. Elle excellait
dans le portrait et y fixait les ridicules, les sottises, d’une façon
pittoresque, ineffaçable. Elle ne voyait volontiers dans les différentes
manières d’être que des variétés de la sottise universelle. Du fond de son
fauteuil, aveugle qu’elle était, elle voyait tout; elle emploie perpétuellement
ce mot voir; elle oublie qu’elle n’a plus d’yeux, et on l’oublie en l’écoutant.
Elle jugeait même du jeu des acteurs, des actrices, et c’est elle qui a marqué
d’un mot le caractère de Mlle Raucourt à ses débuts: " C’est une démoniaque
sans chaleur."
J’ai dit qu’Horace Walpole revint
d’Angleterre la voir plusieurs fois. Il est curieux de recueillir les
impressions de ce spirituel et clairvoyant ami: il se relève dans notre esprit
et se fait absoudre de ses petites duretés et froideurs à son égard par la
manière dont il parle d’elle à d’autres qu’elle. Il ne rougit point, je vous
assure, de parler de sa chère vieille amie. A chaque voyage, il la trouve comme
rajeunie, et il est bien pour quelque chose dans le miracle.
« A soixante-treize ans, dit-il
(7 septembre 1769), elle a le même feu qu’a vingt-trois. Elle fait des
couplets, les chante, se ressouvient de tous ceux qu’on a faits. Ayant vécu
depuis la plus agréable époque jusqu’à celle qui est la plus raisonneuse, elle
unit les bénéfices des deux âges sans leurs défauts, tout ce que l’un avait
d’aimable sans la vanité, tout ce que l’autre a de raisonnable sans la morgue. Je
l’ai entendue discuter avec toutes sortes de gens sur toutes sortes de sujets,
et je ne l’ai jamais trouvée en faute. Elle rabat les savants, redresse les
disciples, et trouve le mot pour chacun. Aussi vive d’impressions que Mme de
Sévigné (quel éloge dans la bouche de Walpole!), elle n’a aucune de ses
préventions, mais un goût plus universel. Avec une machine des plus frêles, son
énergie de vitalité l’emporte dans un train de vie qui me tuerait, s’il me
fallait rester ici. Si nous revenons à une heure du matin de souper à la
campagne, elle vous propose de s’en aller faire un tour aux boulevards ou à la
foire, parce qu’il est de trop bonne heure pour se coucher. J’eus grand’peine,
la nuit dernière, de lui persuader, quoiqu’elle ne fût pas bien, de ne pas rester
debout jusqu’à deux ou trois heures pour la comète; car elle avait, à cette
intention, fait dire à un astronome d’apporter son télescope chez le président
Hénault, dans l’idée que cela m’amuserait. »
Le pauvre président Hénault, on
le voit, n’était pas mort; mais, depuis des années, il n’en valait guère mieux,
et n’était qu’une ruine. Mme du Deffand, jusqu’à la fin de sa vie, resta la
même, vive, infatigable, d’une faiblesse herculéenne, comme disait Walpole.
Elle ne dormait plus: elle avait plus que jamais besoin de passer sa nuit dans
le monde: « Quand cela nuira à ma santé, disait-elle, ou que cela ne
s’accordera pas avec le régime des gens avec qui j’aime à vivre, je me
coucherai à minuit s’il le faut. » Comme le vieux Venceslas, elle ne voulait s’endormir
que le plus tard possible:
"Ce que j’ôte à mes nuits, je
l’ajoute à mes jours."
Dans un des voyages qu’il fit à
Paris (août 1775), Walpole, au débotté, voit arriver à son hôtel Mme du
Deffand; elle assiste à sa toilette, ce qui n’a nul inconvénient,
remarque-t-elle, puisqu’elle ne voit rien. Walpole va souper avec elle et ne la
quitte qu’à deux heures et demie dans la nuit, et le matin, avant d’avoir les
yeux bien ouverts, il avait déjà une lettre à lire de sa part. « Bref, dit-il, son
âme est immortelle, et force son corps à lui tenir compagnie. »
Il y a deux traditions sur Mme du
Deffand: la tradition purement française, qui nous est arrivée à travers ceux
qu’elle avait jugés si sévèrement, à travers les gens de Lettres et les Encyclopédistes;
il y a autre chose encore, la tradition directe et plus vraie, plus intime, et
c’est chez Walpole qu’il faut l’aller puiser comme à sa source. On y trouve
avec surprise une femme ardente, passionnée, capable de dévouement, et même
bonne. « Ah! mon Dieu! la grande et estimable vertu que la bonté!
s’écrie-t-elle en un endroit. Je fais tous les jours la résolution d’être
bonne, je ne sais si j’y fais des progrès... » Rapprochez de cela, en
contraste, un de ces mots terribles comme elle en dit, à la manière de La
Rochefoucauld: « Il n’y a pas une seule personne à qui on puisse confier ses
peines sans lui donner une maligne joie, et sans s’avilir à ses yeux. » Eh
bien! les deux traditions, celle qui la fait insensible, et celle qui la montre
passionnée, doivent se combiner pour donner une vue complète. Mais la clef
profonde de ce coeur est dans son sentiment pour Walpole. Mme du Deffand
regrette à un certain endroit que Walpole n’ait pas été son fils, ce qui eût
été possible à la rigueur d’après les âges. Et, en effet, on peut voir dans
cette soudaine passion d’une vieillesse stérile une sorte de tendresse
maternelle qui n’a jamais eu son objet, et qui tout à coup s’éveille sans
savoir son vrai nom. Pour n’en pas être choqué et en saisir l’instinct secret,
appelez-la une tendresse d’adoption. Elle aime Walpole comme la plus tendre des
mères aurait aimé un fils longtemps perdu et tout à coup retrouvé. Beaucoup de
ces passions singulières et bizarres, où la sensibilité s’abuse, ne sont
souvent ainsi que des revanches de la nature qui nous punit de n’avoir pas fait
les choses simples en leur saison.
Je ne dirai rien des lettres de
Mme du Deffand au point de vue historique, et du jour curieux qu’elles jettent
sur la fin de Louis XV et sur les premières années de Louis XVI. Je ne dirai
même rien de l’esprit et du ton de sa société qui se perpétua assez fidèlement
après elle dans le cercle des Beauvau, et jusque dans le salon de la princesse
de Poix sous l’Empire. Je ne veux plus que rappeler une chose, c’est cette
dernière lettre si contenue et si touchante qu’elle dicta pour Walpole. Le
fidèle secrétaire Viart, qui venait de l’écrire, ne put la relire tout haut à
sa maîtresse sans laisser éclater ses sanglots; elle lui dit alors ce mot si
profondément triste dans son naïf étonnement: « Vous m’aimez donc? » La plaie
de toute sa vie est là, incrédulité et désir. — Elle avait recommandé que son
chien Tonton fût envoyé à Walpole pour qu’il s’en chargeât après elle. Le
fidèle Viart, dans la lettre où il raconte à Walpole les détails de la maladie
et de la mort, ajoute en terminant: « Je garderai Tonton jusqu’au départ de M.
Thomas Walpole; j’en ai le plus grand soin. Il est très doux; il ne mord
personne; il n’était méchant qu’auprès de sa maîtresse. » Or, dans une lettre
de Walpole, datée du 4 mai 1781, je lis ces mots: « Le petit chien de ma pauvre
chère Mme du Deffand est arrivé. Elle m’avait fait promettre d’en prendre soin
la dernière fois que je la vis; ce que je ferai très religieusement, et je
rendrai la pauvre bête aussi heureuse que possible. » Je n’ai pas voulu faire
comme Buffon, et oublier le chien de l’aveugle.
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