mercredi 23 décembre 2015

Correspondance Littéraire : la mort de Rousseau

Périodique manuscrit destiné à l'aristocratie étrangère, la Correspondance Littéraire servit notamment à diffuser les thèses soutenues par le clan des encyclopédistes. 
Voici comment fut racontée la mort de Jean-Jacques Rousseau, le traître à la cause, au mois de juillet 1778
Jean-Jacques et Thérèse, à Ermenonville

La mort de J.-J. Rousseau.

L’opinion généralement établie sur la nature de la mort de J.-J. Rousseau n’a pas été détruite par une lettre que nous aurons l’honneur de vous envoyer sur cet événement, et qui est d’un médecin de Paris, M. Le Bègue de Presle, son ami. On persiste à croire que notre philosophe s’est empoisonné lui-même. Ce que nous savons de très bonne part, c’est qu’il avait eu pendant son séjour en Angleterre, et depuis, des accès de mélancolie très fréquents et accompagnés de convulsions extraordinaires; que, dans cet état, il fut plusieurs fois sur le point de se tuer. L’embarras de sa position, devenue plus fâcheuse qu’elle ne l’avait jamais été, l’inquiétude que lui causait la publication prétendue de ses Mémoires, soit qu’ils lui eussent été dérobés, soit qu’il les eût livrés lui-même, soit qu’il ne fût qu’effrayé des bruits répandus à ce sujet, l’abandon où l’avait réduit son humeur sauvage, tout cela avait altéré sensiblement sa tête. Cette âme naturellement susceptible et défiante, victime d’une persécution peu cruelle à la vérité, mais du moins fort étrange, aigrie par des malheurs qui furent peut-être son propre ouvrage, mais qui n’en étaient pas moins réels, tourmentée par une imagination qui exagérait toutes ses affections comme tous ses principes, plus tourmentée peut-être encore par les tracasseries d’une femme qui, pour demeurer seule maîtresse de son esprit, avait éloigné de lui ses meilleurs amis en les lui rendant suspects; cette âme, à la fois trop forte et trop faible pour porter tranquillement le fardeau de la vie, voyait sans cesse autour d’elle des abîmes et des fantômes attachés à lui nuire. Il n’y a pas loin sans doute de cette disposition d’esprit à la folie, et l’on ne peut guère appeler autrement la persuasion où il était depuis longtemps, et dont il était plus frappé encore depuis quelques mois, que toutes les puissances de l’Europe avaient les yeux sur lui et lui faisaient l’honneur de le regarder comme un monstre fort dangereux et qu’il fallait tâcher d’étouffer. Il s’était mis dans la tête qu’il y avait une ligue très puissante formée contre lui; et les chefs de cette ligue à Paris étaient, selon lui, par un assez bizarre assemblage, M. le duc de Choiseul, M. le docteur Tronchin, M. de Grimm et M. d’Alembert. (...) S'il croyait avoir à se plaindre de tous les souverains et de tous les ministres de l'Europe, il était encore plus mal avec les philosophes, et les prêtres étaient peut-être en dernier lieu ceux dont il attendait le moins de haine. Il était fermement convaincu qu'on avait cherché à soulever la populace de Paris contre lui. Il ne sortait guère de sa maison sans croire rencontrer des gens apostés pour épier ses démarches et pour saisir le moment de le faire lapider. Il soupçonnait l'univers entier et jusqu'aux Savoyards du coin, prétendant que pour l'humilier ils lui refusaient les services qu'ils offrent à tout le monde, Tous ces traits nous ont été rapportés par un homme tendrement attaché à M. Rousseau, et pénétré de l'état où il le voyait sans aucune espérance de le guérir. Sur tout objet étranger à la manie dont nous venons de parler, son esprit conserva jusqu'à la fin toute sa force et toute son énergie. (...)
le tombeau d'Ermenonville

samedi 19 décembre 2015

Correspondance Littéraire de Grimm : la mort de La Barre


Périodique manuscrit destiné à l'aristocratie étrangère, la Correspondance Littéraire servit notamment à diffuser les thèses soutenues par le clan des encyclopédistes. 
Voici comment Grimm relate l'affaire La Barre en juillet 1766, soit quelques jours après l'exécution du jeune homme.
 
Melchior Grimm
Procès du chevalier de La Barre.

On s’occupe beaucoup à Paris de l’effroyable aventure qui vient d’arriver à Abbeville, dont on n’a entendu parler que confusément, et qui aurait rempli toute l’Europe d’indignation et de pitié si les âmes cruelles qui ont été les auteurs de cette tragédie n’avaient forcé les avocats de l’innocence et de l’humanité au silence par leurs menaces. L’extrait d’une lettre d’Abbeville, joint à ces feuilles, vous mettra au fait des principales circonstances. On prétend que ce qu’on dit du sieur Belval n’est pas exactement vrai; mais il est constant que des animosités particulières ont dicté la sentence d’Abbeville, et l’on assure que des motifs de la même trempe l’ont fait confirmer par un arrêt du Parlement, qu’il faut conserver comme le monument d’une cruauté horrible au milieu d’un siècle qui se vante de sa philosophie et de ses lumières.
 
la stèle de La Barre, symbole de laïcité, vandalisée en 2013 (par des proches de CIVITAS ?)
La nuit du 8 au 9 août 1765, un crucifix de bois, placé sur un pont, à Abbeville, est mutilé à coups de sabre ou de couteau de chasse. Un peuple superstitieux et aveugle s’en fait un sujet de scandale. L’évêque d’Amiens, un des plus fanatiques d’entre les évêques de France, se transporte avec son clergé en procession sur les lieux, pour expier ce prétendu crime par une foule de cérémonies superstitieuses. On publie des monitoires pour en découvrir l’auteur. Cet usage de troubler par des monitoires les consciences timorées, d’allumer les imaginations faibles en enjoignant, sous peine de damnation éternelle, de venir à révélation de faits qui n’intéressent pas personnellement le déposant; cet usage, dis-je, est un des plus funestes abus de la jurisprudence criminelle en France. Plus de cent vingt fanatiques ou têtes troublées déposent. Aucun ne peut dénoncer l’auteur de la mutilation, qui sans doute n’avait pas appelé des témoins à son expédition; mais tous rapportent des ouï-dire, des bruits vagues, qui chargent la principale jeunesse de la ville de propos impies, de prétendues profanations, de quelques indécences qui pouvaient mériter tout au plus l’animadversion paternelle. La justice d’Abbeville instruit le procès de ces jeunes étourdis. Il n’est plus question de ce crucifix mutilé, mais on juge les prétendus crimes révélés au moyen des monitoires. Il est aisé de se figurer la consternation d’une petite ville, où cinq enfants des principales familles, tous mineurs, se trouvent impliqués dans une procédure criminelle. Leurs parents les avaient fait évader; mais la même animosité qui leur avait suscité cette mauvaise affaire dénonça leur fuite. On courut après eux, et des cinq l’on en prit deux, savoir le jeune chevalier de La Barre, et un enfant de dix-sept ans appelé Moisnel. La sentence rendue à Abbeville, le 28 février dernier, condamne Gaillard d’Étallonde à faire amende honorable, à avoir la langue et le poing coupés, et à être brûlé vif. Cet infortuné s’était heureusement sauvé en Angleterre avec deux de ses complices. Jean-François Le Fèvre, chevalier de La Barre, est condamné, par la même sentence, à faire amende honorable, à avoir la langue coupée, ensuite la tête tranchée et son corps réduit en cendres. On sursit, par cette sentence, au jugement des trois autres accusés, dont l’un, Charles-François Moisnel, était en prison avec le chevalier de La Barre. Les sentences criminelles ont besoin d’être confirmées par un arrêt du Parlement dans le ressort duquel on les rend. L’affaire d’Abbeville est portée au Parlement de Paris. Ici, ces jeunes malheureux, en se défendant par des mémoires imprimés, pouvaient espérer d’exciter la commisération publique; mais M. Le Fèvre d’Ormesson, président à mortier, bon criminaliste, dont le chevalier de La Barre était proche parent, s’étant fait montrer toute la procédure d’Abbeville, jugea qu’elle ne serait point confirmée par le Parlement, et empêcha qu’on défendît publiquement son parent et les autres accusés. Il espérait que ces enfants, renvoyés de l’accusation sans éclat, lui sauraient gré un jour d’avoir prévenu la trop grande publicité de cette affaire malheureuse. La sécurité de ce magistrat leur a été funeste; on peut poser en fait que le moindre mémoire, distribué à temps en leur faveur, aurait excité un cri si général que jamais le Parlement n’aurait osé confirmer la sentence d’Abbeville. Un arrêt du 4 juin passé l’a confirmée; et, après beaucoup de sollicitations inutiles pour obtenir grâce du roi, le chevalier de La Barre a été exécuté à Abbeville le 1er juillet. Il est mort avec un courage et avec une tranquillité sans exemple. L’arrêt le déclare atteint et convaincu d’avoir passé à vingt-cinq pas devant la procession du saint Sacrement sans ôter son chapeau et sans se mettre à genoux; d’avoir proféré des blasphèmes contre Dieu, la sainte Eucharistie, la sainte Vierge, les saints et les saintes mentionnés au procès; d’avoir chanté deux chansons impies; d’avoir rendu des marques de respect et d’adoration à des livres impurs et infâmes; d’avoir profané le signe de la croix et les bénédictions en usage dans l’Église. Voilà ce qui a fait trancher la tête à un enfant imprudent et mal élevé, au milieu de la France et du XVIIIe siècle; dans les pays d’inquisition, ces crimes auraient été punis par un mois de prison, suivi d’une réprimande. (...)
 
l'exécution eut le 1er juillet 1766

mardi 15 décembre 2015

Le Grand-Saint-Antoine et la peste dans Marseille – Marion Sigaut racont...

  

Une très amusante coïncidence... Marion Sigaut consacre sa dernière intervention à ce funeste épisode de l'histoire de Marseille.
Il y a trois semaines (ici-même), j'évoquais la figure bien connue de Mgr de Belsunce, héros de la terrible peste qui décima la ville en 1720.
Mgr de Belsunce

mercredi 9 décembre 2015

En quête de vérité - Marion Sigaut

   

Dans ses affabulations sur ce qu'elle nomme Les Lumières, Marion Sigaut reprend à son compte une très ancienne thèse, soutenue dès 1758 par le janséniste Abraham Chaumeix (on s'amusera du paradoxe !), et plus tard par l'abbé Barruel (1797-99) : celle d'un prétendu complot fomenté par les philosophes pour abattre l'autel et le trône.
Dans son réquisitoire, il n'est évidemment jamais question de l'hétérogénéité de ce mouvement intellectuel ni des dissensions qui n'ont cessé de le traverser.
Plutôt que d'insister, rappelons la définition qu'en donnait l'auteur Pierre Lepape dans son très bon Diderot (flammarion, 1991) :
"Ce n'est pas une conspiration, ce n'est même pas un parti au sens moderne du terme, mais c'est une manière de front commun implicite qui traverse, plus ou moins aisément, les classes sociales d'origine, les conditions, les spécialités, les talents et même les croyances religieuses. Ces hommes de lettres, plébéiens, bourgeois ou nobles, érudits ou techniciens, savants ou écrivains, chrétiens, déistes ou athées, se sentent engagés ensemble dans un combat qui les définit comme un groupe social nouveau caractérisé par son libre usage du savoir et par sa revendication d'une totale liberté d'expression. On pourrait parler d'une communauté dispersée dont Voltaire serait à la fois le prédicateur et le régent, d'Alembert l'organisateur, d'Holbach le trésorier, Rousseau le prieur mystique, et Diderot l'intarissable frère prêcheur."
un dîner de philosophes
 
 
 

samedi 5 décembre 2015

La Révolution, mouvement populaire : par Florence Gauthier

L'historienne Florence Gauthier remet parfaitement en perspective les événements de 1789. Elle rappelle notamment quelques vérités trop souvent éludées par les anti-républicains qui font feu de tout bois sur le net :
-ce qu'ont été les Etats Généraux dans l'histoire de France
-que les députés furent les fidei commis du peuple français
-que la Révolution, et notamment la Grande Peur qui parcourut le monde paysan durant l'été, fut également un mouvement populaire...
   

Florence Gauthier


mardi 1 décembre 2015

La Révolution vue par nos élèves


La révolution vue par nos lycéens :
(à partir d’un échantillon de 176 copies de lycéens interrogés, sans aucune préparation préalable sur la consigne suivante : « Raconte la Révolution française » en un temps limité de 25 minutes.)

par Laurence De Cock, professeure en lycée à Paris et Université Paris-Diderot




 La périodisation de l’événement

Dans quasiment l’intégralité des copies, la Révolution commence en 1789 et s’achève en 1789. Il arrive même qu’elle débute puis s’achève le 14 juillet 1789. C’est  la seule date qui apparaît systématiquement. L’année 1790 est inexistante. 1791 est citée une fois, 1792 9 fois ; 1793 3 fois, 1805 une fois, et 1815 une fois. La fétichisation de l’année 1789 est évidente. Raconter la Révolution française, c’est raconter 1789. Pour autant, la révolution n’est pas sans dénouement. Sans systématiquement situer l’intrigue dans le temps, la fuite de Varennes constitue un autre marqueur narratif important. Il arrive d’ailleurs que cette fuite devienne ce qui a provoqué 1789. Le roi ayant trahi, il est normal que le peuple se révolte. Varennes est l’élément dramatique par excellence. Il faut une cause immédiate au soulèvement. La trahison du roi renvoie à une scénarisation quasi fonctionnelle comme dans le récit ci-dessous d’un élève de 1ère :

    Le peuple est contre le Roi et décide de se soulever. Il y a eu la grande peur car des paysans avaient mis le feu à des châteaux de Bourgeois. Ils ont peur des représailles. Au travers du serment du jeu de paume, ils promettent de ne pas abandonner. De plus, le Roi emprisonne des résistants à la prison de la Bastille. Le Roi veut quitter le château avec Marie-Antoinette vers l’Autriche mais est reconnu et ramené à Versailles. Il ne doit plus sortir du château. Le peuple se sent trahi. Ils partent à la Bastille le 14 juillet 1789 et libèrent les prisonniers. Puis le roi et la reine sont décapités.

 
la trahison du roi aura marqué les esprits

 Les causes

Très peu de copies ne traitent pas des causes. La question du 
« pourquoi » est inhérente au raisonnement historique. Pour la plupart, les causes ne sont pas « intellectuelles » mais bien liées à des facteurs économiques et sociaux. Les philosophes des Lumières ne sont évoqués que 4 fois comme causes. Les élèves notent les impôts, les inégalités, et les injustices. Les causes sont aussi politiques, notamment le poids de la « monarchie absolue de droit divin ». Le terme de privilège est assez rare (10 fois) ; les élèves parlent d’« avantages ». Cette propension à minorer le rôle des idées est significative d’un raisonnement qui cherche à capter les raisons immédiatement perceptibles parce qu’en résonance avec un environnement familier (de la société, de la famille). L’élève va chercher dans son stock de savoirs sociaux des facteurs explicatifs avec lesquels il a une  proximité intuitive  comme en témoigne cet élève de Seconde qui mobilise un vocabulaire contemporain (chômage) ou approximatif et dramatique (famine, pendaison).

Suite à plusieurs régimes désastreux et le mécontentement du peuple face au chômage et la famine, le peuple décide de s’emparer de la Bastille le 14 juillet 1789 et de libérer les prisonniers. Le roi Louis XIV à cette époque s’enfuit avec la famille royale mais il est vite dénoncer et arrêté par les paysans. Peu de temps après ils furent tous pendus. Cette tragédie est à l’origine de la souffrance du peuple. En effet les nobles et les bourgeois ne sont pas concernés. Avant les débuts violents de cette révolution, ils se sont exilés dans les pays où règne la monarchie afin d’aider le roi a retrouver son trône car ils y voient en même temps leur propre intérêt.



Les protagonistes

Leur nombre est également très réduit. On distingue deux types d’acteurs : individuels et collectifs. Le nom le plus fréquent est celui de Louis XVI (113 fois) mais on trouve aussi parmi les individus révolutionnaires : Napoléon (12 fois), Robespierre (10 fois), Danton (2), Desmoulin (1) et une seule femme : Marie-Antoinette (20 fois). La révolution est donc une affaire d’hommes. Mais la révolution est un geste surtout collectif. Elle est le fait du peuple, de la population, des Français, des Parisiens, du Tiers-État, et ses sans-culottes (27 seulement). Les révolutionnaires ne sont pas divisés. Le terme de Girondins n’apparaît qu’une fois pour qualifier l’ensemble des révolutionnaires. Pas une seule mention de la scission entre Montagnards et Girondins, encore moins de la guerre civile et des contre-révolutionnaires. L’écriture reste irénique et consensuelle.



Les événements

Outre la prise de la Bastille quasiment systématique, la mort de Louis XVI (non datée) arrive en seconde position (45 fois). Le serment du jeu de Paume suit (30 fois). Les élèves le décrivent en détail avec la dramaturgie d’un acte théâtral. S’en suit la fuite de Varennes (29) détaillée de manière « anecdotique », c’est-à-dire dépolitisée, comme le moment où tout bascule. La DDHC – parfois uniquement sous forme d’acronyme – (25 fois); l’abolition des privilèges (5 fois) ; La Terreur qui n’est mentionnée que 10 fois ; la marche des femmes (1 fois). Il arrive là encore que le montage ne corresponde pas exactement à la réalité historique comme chez cet élève de Terminale :

    Suite à une volonté de changement de régime politique, le roi, Louis XVI et ses partisans feront régner ce que l’on appellera la “Terreur”, c’est à dire la peur d’être guillotiné sous peine de tel ou tel délit, La délation est alors d’actualité et les morts s’accumulent accentuant, les tensions au sein de la France. Sous la direction des philosophes aux idées nouvelles et révolutionnaires, les “sans- culottes” représentant le Tiers- État, visent à changer de régime et oublier la monarchie. Des symboles forts tels que la Marseillaise, le chant révolutionnaire des Français, devenu hymne national, sont créés afin de donner confiance et force aux révolutionnaires. Le 14 juillet 1789, la Bastille sera prise par les révolutionnaires et le roi Louis XVI sera guillotiné […].

L’échelle de l’événement est la France, et plus encore Paris. Il y a très peu d’autres États impliqués dans les récits d’élèves. L’Autriche et la Prusse apparaissent respectivement trois et deux fois.

 
la prise de la Bastille, événement symbolique

Qualifications et conséquences de l’événement

La violence apparaît de manière assez fréquente. On la devine dans l’usage du vocabulaire : « guillotiné », « décapité », 
« sanglant », « confrontation », etc., comme chez l’élève de Première ci-dessous :

    Pour finir, la révolution fut sanglante, il y eut énormément de blessés et de morts. Mais le résultat était bien là : le roi Louis XVI fut destitué de tout pouvoir et la France ne vivait plus sous la gouverne d’un tyran.

Pour autant, la Révolution n’est pas toujours une rupture, elle est parfois un simple « changement », un « mouvement », un « tournant », marquant un « mécontentement », avec des 
« incidents » et de la « rébellion ». Ce sont des qualificatifs minorés.

C’est surtout l’événement qui sert à valider le modèle républicain et le modèle démocratique. Si nous sommes dans la république des droits de l’homme, c’est grâce à la Révolution française comme l’indique cet élève de Première :

    […] Cette révolution est donc l’élément majeur du changement du 18e siècle car c’est le peuple qui a combattu pour un monde plus juste. La révolution française a donc abolie les privilèges, il y a eu la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le suffrage universel masculin.



Bilan de l’enquête

Le récit scolaire de la Révolution française relève du récit de fondation à partir d’un événement inaugurant et clôturant : l’année 1789. La quasi absence d’événements révolutionnaires (contrairement aux prescriptions) montre le caractère fossilisé et patrimonialisé de l’année 1789 qui condense l’ensemble de la révolution. La Révolution française n’a donc pas d’épaisseur historique, elle est déshistoricisée. Certains moments-clés de l’historiographie sont passés sous silence. C’est le cas notamment de la Terreur qui avait pourtant le potentiel tragique typique de la narration scolaire.
 
la Terreur n'existe pas...
La mise en intrigue de la révolution est naïve et diffère peu du récit lavissien. La tentative d’élargir les échelles, de faire des causalités intellectuelles ou de conceptualiser est plutôt un échec. La capacité « raconter » empêche la mise en forme narrative de la complexité. Le récit continue de fonctionner sur le modèle traditionnel : impulsion, héros, antihéros, dénouement, chute.

La Révolution française est déconflictualisée, on saisit mal les enjeux du soulèvement, les demandes politiques des révolutionnaires et les divisions entre acteurs. Le rapport au politique est ici consensuel. Le révolutionnaire est une catégorie typique de l’histoire scolaire qui classe les acteurs selon des typologies considérées comme facilitant l’appropriation. Ces catégorisations empêchent d’aborder la complexité des acteurs et des actes et ainsi, les élèves, cherchant à remobiliser des connaissances dans le cadre scolaire, opèrent une catégorisation par proximité intuitive, c’est-à-dire que l’intelligibilité de l’événement opère un détour par le sens commun. Il se produit une socialisation du savoir historique, forme d’apprivoisement des connaissances historiques qui transitent par l’immédiateté de l’expérience personnelle des élèves, à savoir leurs représentations sociales. Cette manière d’imbriquer des savoirs « déjà là » (savoirs sociaux) et des « savoirs reçus dans et par l’école » (savoirs scolaires, contenus d’enseignement) produit du raisonnement historique, d’où des analogies et des anachronismes, comme celui-ci :

    Lors de la révolution française, le signe dominant est la prise de la Bastille le 14 juillet 1789 qui est maintenant la fête nationale. C’est un grand massacre et en s’attaquant à la Bastille, ils s’attaquent à l’armée française. (1ère)

Ou encore :

    De plus, le Roi emprisonne des résistants à la prison de la Bastille. (1ère)

Ce phénomène de mise en conformité entre le sens commun et les savoirs historiques est sans doute accentué, dans notre cas, par la forte présence sociale de la Révolution française (commémorations, symboles républicains, fictions, etc.).

On peut pour terminer s’interroger sur cette conscience historique bricolée du moment révolutionnaire. La focalisation sur le politique, dans son sens le plus restrictif, centré autour de la conquête de nouveaux droits (de l’homme), introduit peut-être une vision excessivement moralisante du fait politique et complique la réflexion sur la nature révolutionnaire de l’événement, notamment dans ses usages assumés de la violence.

Quelques élèves tentent pourtant de mobiliser leurs connaissances historiques pour comprendre le contemporain. C’est le cas du premier exemple ci-dessous (Terminale) où l’usage de la première personne et le caractère pamphlétaire de l’écrit témoignent d’une confusion passé/présent :

    Nous sommes en juillet 1789, tout exactement le 14. Nous sommes à la Bastille. Nous prenons celle-ci. Nous nous battons. Nous souhaitons libérer notre pays de l’emprise du mal : la monarchie absolue de droit divin. On en a marre que la monarchie nous contrôle. Ce symbole ne sera plus le symbole de l’État mais le nôtre. Même s’il n’y avait que trois ou quatre prisonniers, on voulait les libérer pour arrêter cette calomnie ; tout le monde criait, se battait. C’était le début de la Révolution Française. La bataille fut rude, on a combattu toutes ces inégalités. Stop à la société d’ordres et au clergé qui ont tous les droits.
 
l'Ancien Régime, c'est "le mal"... (image extraite d'un manuel d'histoire)
Mais aussi de ce dernier texte qui tente une projection analogique vers les révolutions arabes :

    […] Le 14 juillet 1789, le peuple a pris la Bastille. C’était la fin de la monarchie absolue. Louis XVI et sa famille ont été emprisonnés jusqu’à leur décapitation. Le 26 août 1789, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ont été écrit pour donner l’égalité pour tout le monde. Les Français sont égaux. Après cet épisode, la France a connu plusieurs régimes jusqu’à l’installation réelle d’une démocratie. On peut comparer relier la révolution française à ce qui se passe dans le monde arabe. [14] (Terminale)

L’École aurait sans doute un rôle à jouer pour interroger autrement ce moment révolutionnaire que comme la matrice d’un « toujours déjà là ». Il s’agirait d’en faire un laboratoire d’observation des inventions politiques, sociales, économiques et humaines ; d’en accepter les tâtonnements, les heurts, les violences, les détours et les surprises. Cela suppose une démarche scolaire totalement novatrice. On commencerait par varier constamment les focales : monde urbain/rural ; Paris/province ; métropoles/colonies ; par jouer avec les temporalités : l’élasticité, les pesanteurs, les accélérations, les usages mémoriels, puis par accepter une véritable perspective genrée de la Révolution qui ne se réduise pas à une simple double page désormais obligatoire dans les manuels sur « les femmes dans la Révolution », comme si les actes de ces dernières pouvaient se penser sans ceux des hommes.

L’enjeu consiste donc à tenter de vivifier le sujet. Les élèves s’animent lorsque sont bousculées leurs représentations et qu’est restituée une historicité à l’événement qu’empêche toute téléologie ; Quels sont les possibles du moment ? Qu’est-ce qui a eu lieu ? Qu’est-ce qui aurait pu avoir lieu ?

La Révolution française permet d’interroger autrement les concepts – liste non exhaustive – de violence, justice/injustice, universel, rapports de domination, redistribution des richesses, démocratie, ou même de guerre. Elle aide à sortir des catégories usuelles d’entendement de « valeurs » surdéterminées par un présent au nom duquel on instrumentalise le passé. C’est pourquoi il ne serait sans doute pas inutile de revisiter la matrice originelle de son inscription scolaire.

mercredi 25 novembre 2015

Naissance de la République – Une conférence de Marion Sigaut



Autant son intervention sur la Régence m'avait semblé pertinente (voir ici), autant celle-ci, consacrée à l'avènement de la République, se contente de recycler les vieilles lunes esquissées autrefois par des penseurs contre-révolutionnaires comme Barruel, de Maistre ou encore Talmeyr (voir ici).
Que ceux qui m'ont reproché de ne pas commenter plus largement les précédentes vidéos de Marion Sigaut me pardonnent, je n'ai pas tenu plus de 10 minutes...
En fait, dès lors que l'historienne qualifie de "coups d'état" les événements de juin et d'octobre 1789, il ne me semble guère utile de poursuivre plus avant (on trouve cette même thèse chez les auteurs cités plus haut).
Ite missa est... Et plutôt que de s'échiner à réfuter une énième fois ces inepties, rappelons en quelques lignes ce qui s'est véritablement passé au cours de ces mois de mai et juin 1789.
Au moment de l'ouverture des Etats Généraux s'est immédiatement posée la question fondamentale : allait-on voter par tête (ce que réclamaient les quelques 600 députés du Tiers) ou par ordre (ce que comptait imposer le roi) ?
ouverture des Etats Généraux

Fort des revendications exprimées dans les cahiers de doléances (vote par tête, égalité fiscale, égalité des droits, abolition des droits seigneuriaux...), le Tiers-Etat entend bien imposer au pouvoir royal ce pour quoi il a été mandaté.
Or, dès la première quinzaine de mai, une forte délégation des deux ordres privilégiés (noblesse, clergé) s'est montrée favorable aux projets de réformes du Tiers avant de se rallier définitivement à lui.
A l'appel de Sieyes, "les représentants de la nation" se proclament dès lors "Assemblée Nationale"(17 juin).
Dans la foulée, l'immense majorité du clergé rejoint ladite Assemblée. Un tiers de la noblesse suit le mouvement. 
En somme, le roi a désormais devant lui "la nation assemblée" (selon le mot de Bailly). Comment va-t-il reprendre la main ? Que va-t-il décider ?
La réponse tombe le 23 juin, dans les deux déclarations qu'il fait lire devant la nouvelle Assemblée.
Non, il n'acceptera pas le vote par tête, sinon pour certaines questions mineures.
Non, il n'envisage pas l'admission de tous à tous les emplois.
En refusant d'entendre les demandes de la nation, Louis XVI se voit opposer cette fin de non-recevoir de Mirabeau : "Nous ne quitterons nos places que par la force des baïonnettes."
Quatre jours plus tard, le roi lui-même invite "son fidèle clergé et sa fidèle noblesse" à rallier le Tiers. L'Assemblée Nationale est devenue constituante...




lundi 23 novembre 2015

Obscurantisme à Marseille

On reparle beaucoup, aujourd'hui, du nécessaire combat de la Raison contre l'obscurantisme religieux.
Au moment d'interroger le siècle des Lumières, mes élèves me demandent eux aussi de donner corps à cette notion fourre-tout dont les médias nous ont tant rebattu les oreilles depuis le mois de janvier 2015.
Comment leur répondre sinon en les confrontant à leur tour à l'inacceptable ?
On a déjà évoqué le débat théologique qui a suivi le tremblement de terre de Lisbonne (ici), puis la question de répression de l'homosexualité sous l'Ancien Régime (ici), et encore l'affreuse mise à mort de ce chenapan de La Barre (ici)... 
Intéressons-nous aujourd'hui à un épisode funeste de notre histoire, à cette peste qui ravagea Marseille en 1720 et provoqua la mort de 35 à 40000 de ses habitants.
Intéressons-nous notamment aux premiers mandements et ordonnances de Mgr de Belsunce, l'évêque de la ville, donnés peu après la déclaration de l'état de peste (fin juin- début juillet).


Voici un extrait de la première ordonnance, en date du 15 juillet 1720 : "Nous ordonnons à tous les prêtres de notre diocèse (...) de dire désormais chaque jour à leur messe, et jusqu'à nouvel ordre, l'oraison de St-Roch (...) Nous ordonnons aussi à toutes les religieuses de cette ville (...) de communier jeudi et dimanche prochain (...) Nous recommandons enfin à tous Curés et Prêtres desservant les églises de ce diocèse d'exhorter les fidèles à retourner à Dieu par une prompte et sincère pénitence, et par une entière et parfaite soumission d'esprit et de coeur aux sacrées décisions de l'église ; moyen sûr et unique d'arrêter le bras d'un Dieu irrité, qui nous menace, qui nous châtie depuis longtemps, et qui est peut-être prêt à frapper de nouveaux et plus rudes coups."
  Le 2nd mandement, daté du 30 juillet, apparaît encore plus inconséquent (j'allais dire criminel...).
"... ne faisant point de procession générale dans cette occasion, pour éviter une dangereuse communication, nous avons ordonné et ordonnons que dans toutes les églises de cette ville, immédiatement après la grand'messe, ou après la dernière dans les églises ou on n'en chante pas, on dira pendant neuf jours consécutifs, et à genoux, l'Antienne, Verset et Oraison de St-Roch, pour obtenir du Seigneur, par l'intercession de ce grand Saint, la cessation d'un fléau aussi terrible (...) Nous exhortons tous les fidèles de notre diocèse, de l'un et l'autre sexe,  à se confesser et à communier, accordant quarante jours d'indulgence à toutes les personnes qui le feront (...)"
Et de se montrer plus vindicatif encore trois mois plus tard :
"Malheur à vous et à nous, mes Très Chers Frères, si tout ce que nous voyons, si tout ce que nous éprouvons depuis si longtemps de la colère d'un Dieu vengeur du crime, n'est pas encore capable, dans ces jours de mortalité, de nous faire rentrer en nous-mêmes (...) de nous porter enfin à avoir recours à la miséricorde du Seigneur, dont la main, en s'appesantissant si terriblement sur nous, nous montre en même temps la grâce qu'il ne veut accorder qu'à la sincérité de notre pénitence !(...) Et nous qui ne sommes peut-être pas moins coupables (sic) que ceux de nos Frères sur lesquels le Seigneur vient d'exercer ses plus redoutables vengeances, nous pourrions être tranquille, ne rien craindre pour nous-même, et ne pas faire tous nos efforts, pour tâcher, par une prompte pénitence, d'échapper au glaive de l'Ange exterminateur?"
Des prières, des messes et des processions pour combattre la peste... Voilà, en dépit du bon sens le plus élémentaire, ce que préconisa ce très vénérable évêque... Et que recommandait le bon sens ? L'article Peste de l'Encyclopédie l'exprime en peu de mots.  Hélas, Jaucourt (l'auteur de l'article) n'était pas évêque, et encore moins en charge de l'évêché de Marseille...

 
Rendons toutefois cette justice à Mgr de Belsunce. En cette fin d'année 1720, bon nombre d'hommes d'église choisirent de fuir la ville et d'abandonner la population à son triste sort. Lui, du moins, demeura jusqu'au bout au côté de ses paroissiens.
Quatre siècles plus tard, sa statue orne encore le parvis de la cathédrale de Marseille.


NB : au moment de publier cet article, on m'informe de la réaction du Père Hervé Benoît (prêtre à la Basilique de Foruvière) au massacre du Bataclan. Je reproduis ci-dessous, sans le commenter ni corriger, un large extrait de son hallucinante diatribe.

Je vais allez plus loin. Tant pis pour les lecteurs sensibles. Regardez les photos des spectateurs quelques instants avant le drame. Ces pauvres enfants de la génération bobo, en transe extatique, « jeunes, festifs, ouverts, cosmopolites… » comme dit le “quotidien de révérence”. Mais ce sont des morts-vivants. Leurs assassins, ces zombis-haschishin, sont leurs frères siamois. Mais comment ne pas le voir ? C’est tellement évident ! Même déracinement, même amnésie, même infantilisme, même inculture… Les uns se gavaient de valeurs chrétiennes devenues folles : tolérance, relativisme, universalisme, hédonisme… Les autres, de valeurs musulmanes devenues encore plus folles au contact de la modernité : intolérance, dogmatisme, cosmopolitisme de la haine… Les uns portent le maillot du PSG – « Fly Emirates » en effaçant le berceau de Louis XIV, et les autres profitent du même argent pour se faire offrir un costume en bombes. Une minute avant leur mort, les uns et les autres étaient penchés sur leurs smartphones, comme accrochés au sein de leur nourrice. Ce n’est pas le retour du Moyen Âge, contrairement à ce que disent les crétins, c’est la postmodernité dans toute son absurdité. Le drame de l’humanisme athée, qui aime le diable, la mort, la violence, et qui le dit… et qui en meurt ! Le signe de la mort et du chaos ne flotte pas que sur les rues de Paris, un vendredi soir maudit. 130 morts, c’est affreux ! Et 600 morts, c’est quoi ? C’est le chiffre des avortements en France le même jour (Ministère de la Santé – merci Orwell !). Où est l’horreur, la vraie ?


mardi 17 novembre 2015

L'Encyclopédie (12)


Un jour de novembre 1764, alors qu'il cherche à consulter un de ses articles dans l'un des dix volumes déjà imprimés (mais pas encore distribués),  Diderot découvre avec stupeur que son texte a été retouché. Quelqu'un a repris en main la 1ère épreuve, à laquelle il a donné son "bon à tirer", et y a apporté des modifications ! Après inspection, il constate, la mort dans l'âme, que les autres volumes ont eux aussi été mutilés...
Seul le libraire Lebreton avait accès aux premières épreuves. D'ailleurs, le coupable reconnaît bientôt son crime. C'est lui qui qui s'est improvisé censeur, supprimant certains articles, en caviardant d'autres qui lui semblaient trop hardis. Et qu'on se le dise, il n'est pas question de réimprimer plus de 9000 pages !
Mis devant le fait accompli, Diderot est contraint de se résigner. Mais la lettre qui suit, envoyée au libraire le 12 novembre, montre combien cette trahison l'a meurtri :
 
Diderot
Ne m’en sachez nul gré, monsieur, ce n’est pas pour vous que je reviens ; vous m’avez mis dans le cœur un poignard que votre vue ne peut qu’enfoncer davantage. Ce n’est pas non plus par attachement à l’ouvrage que je ne saurais que dédaigner dans l’état où il est. Vous ne me soupçonnez pas, je crois, de céder à l’intérêt. Quand vous ne m’auriez pas mis de tout temps au-dessus de ce soupçon, ce qui me revient à présent est si peu de chose, qu’il m’est aisé de faire un emploi de mon temps moins pénible et plus avantageux. Je ne cours pas enfin après la gloire de finir une entreprise importante qui m’occupe et fait mon supplice depuis vingt ans ; dans un moment, vous concevrez combien cette gloire est peu sûre. Je me rends à la sollicitation de M. Briasson (libraire associé à l'entreprise). Je ne puis me défendre d’une espèce de commisération pour vos associés qui n’entrent pour rien dans la trahison que vous m’avez faite, et qui en seront peut-être avec vous les victimes. Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite ; vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées, et d’en recueillir quelque considération qu’ils ont bien méritée, et dont votre injustice et votre ingratitude les aura privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis : à peine votre livre paraîtra-t-il, qu’ils iront aux articles de leur composition, et que voyant de leurs propres yeux l’injure que vous leur avez faite, ils ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris. Les cris de MM. Diderot, de Saint-Lambert, Turgot, d’Holbach, de Jaucourt et autres, tous si respectables pour vous et si peu respectés, seront répétés par la multitude. Vos souscripteurs diront qu’ils ont souscrit pour mon ouvrage, et que c’est presque le vôtre que vous leur donnez. Amis, ennemis, associés élèveront leur voix contre vous. On fera passer le livre pour une plate et misérable rapsodie. Voltaire, qui nous cherchera et ne nous trouvera point, ces journalistes, et tous les écrivains périodiques, qui ne demandent pas mieux que de nous décrier, répandront dans la ville, dans la province, en pays étranger, que cette volumineuse compilation, qui doit coûter encore tant d’argent au public, n’est qu’un ramas d’insipides rognures. (...)  

À votre ruine et à celle de vos associés que l’on plaindra, se joindra, mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais. Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l’on vous citera dans l’avenir comme un homme capable d’une infidélité et d’une hardiesse auxquelles on n’en trouvera point à comparer. C’est alors que vous jugerez sainement de vos terreurs paniques et des lâches conseils des barbares ostrogoths et des stupides vandales qui vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu’il en arrive, je serai à couvert. On n’ignorera pas qu’il n’a été en mon pouvoir ni de pressentir ni d’empêcher le mal quand je l’aurais soupçonné ; on n’ignorera pas que j’ai menacé, crié, réclamé. Si, en dépit de vos efforts pour perdre l’ouvrage, il se soutient, comme je le souhaite bien plus que je ne l’espère, vous n’en retirerez pas plus d’honneur, et vous n’en aurez pas fait une action moins perfide et moins basse ; s’il tombe, au contraire, vous serez l’objet des reproches de vos associés et de l’indignation du public auquel vous avez manqué bien plus qu’à moi. Au demeurant, disposez du peu qui reste à exécuter comme il vous plaira ; cela m’est de la dernière indifférence. Lorsque vous me remettrez mon volume de feuilles blanches, je vous donne ma parole d’honneur de ne le pas ouvrir que je n’y sois contraint pour l’application de vos planches. Je m’en suis trop mal trouvé la première fois : j’en ai perdu le boire, le manger et le sommeil. J’en ai pleuré de rage en votre présence ; j’en ai pleuré de douleur chez moi, devant votre associé, M. Briasson, et devant ma femme, mon enfant, et mon domestique. J’ai trop souffert, et je souffre trop encore pour m’exposer à recevoir la même peine. Et puis, il n’y a plus de remède. (...)

 Ne vous donnez pas la peine de me répondre ; je ne vous regarderai jamais sans sentir mes sens se retirer, et je ne vous lirai pas sans horreur.

(à suivre ici)

samedi 14 novembre 2015

Article "Fanatisme" du Dictionnaire Philosophique


Voltaire n'a jamais été aussi actuel, hélas... 

unes du 14/11/2015
 

On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne comme la petite-vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que les assemblées et les discours. On s’échauffe rarement en lisant : car alors on peut avoir le sens rassis. Mais quand un homme ardent et d’une imagination forte parle à des imaginations faibles, ses yeux sont en feu, et ce feu se communique ; ses tons, ses gestes, ébranlent tous les nerfs des auditeurs. Il crie : Dieu vous regarde, sacrifiez ce qui n’est qu’humain ; combattez les combats du Seigneur ; et on va combattre.
Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère.
Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances : il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu. (…)
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.
Ah, Voltaire... aujourd'hui, tu pleurerais
(…) Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?
Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés parmi eux ; leurs yeux s’enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.
(…) Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait...

jeudi 12 novembre 2015

Le tremblement de terre de Lisbonne (3)


La catastrophe de Lisbonne, suivie d'autres secousses qui surviennent peu après en Europe du nord-ouest, va raviver le débat philosophico-théologique autour de la question du mal et de la souffrance humaine. 
Séisme à Lisbonne

En effet, comment expliquer qu'un Dieu nécessairement bon et parfait puisse vouloir le malheur de l'homme ?
A cette question, l'homme d'Eglise avance l'idée du châtiment divin. Ainsi, lors de la peste de Marseille (1720), Mgr de Belsunce envisageait déjà auprès de ses fidèles la colère d'un "Dieu justement irrité par nos crimes" avant de les encourager à "une sincère et prompte pénitence, et à une entière soumission aux décisions de l'Eglise". Il appelait ensuite ses ouailles à communier et à pratiquer le jeûne afin de "détourner à jamais de dessus nos têtes le plus redoutable de tous les fléaux."
Dans ses Réflexions sur le désastre de Lisbonne, le janséniste Laurent Rondet (1717-85) évoque quant à lui la responsabilité du Portugal, "théâtre sanglant de cette Inquisition odieuse, mais encore le berceau d'une Société qui a bien dégénéré de l'auguste nom qu'elle s'est attribué" (comprenez : les Jésuites). Le débat sur le désastre de Lisbonne fournit aux Jansénistes le prétexte idéal pour raviver le combat contre leurs ennemis tout en posant la question de la réforme des moeurs religieuses. 
C'est dans ce contexte, et notamment contre la thèse providentialiste, que Voltaire va faire paraître début 1756 son célèbre Poème sur le désastre de Lisbonne. S'interrogeant sur la place des catastrophes dans un monde régi par Dieu, le philosophe va passer en revue, l'une après l'autre, les théories de ses adversaires.  
A la question : Le Mal serait-il un châtiment infligé par le Créateur ?, Voltaire répond :
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
« Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes ? »
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?

Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices

A cette autre théorie, qui prétend que le Mal absolu ne saurait exister, et qu'il est forcément compensé par un Bien ultérieur, Voltaire répond par l'ironie :
 Ce malheur, dites-vous, est le bien d’un autre être.
De mon corps tout sanglant mille insectes vont naître ;
Quand la mort met le comble aux maux que j’ai soufferts,
Le beau soulagement d’être mangé des vers !

Voltaire réfute enfin la théorie du Mal rédempteur :
Il (Dieu)visita la terre, et ne l’a point changée!
Un sophiste arrogant nous dit qu’il ne l’a pu ;
« Il le pouvait, dit l’autre, et ne l’a point voulu :
Il le voudra, sans doute » ; et, tandis qu’on raisonne,
Des foudres souterrains engloutissent Lisbonne...

Maigre consolation pour l'Homme, s'il doit attendre l'au-delà pour obtenir sa rédemption !


(à suivre)

samedi 7 novembre 2015

Le tremblement de terre de Lisbonne (2)


Le tremblement de terre de Lisbonne raconté par deux mémorialistes du XVIIIè siècle.
Lisbonne, novembre 1755

***


Extrait des Mémoires du Marquis d'Argenson
 
d'Argenson
20 novembre— On a eu hier une nouvelle affreuse. La ville de Lisbonne a été abîmée soudainement par un tremblement de terre, et ce qui a échappé à ce météore était en proie aux flammes au départ du courrier. Ainsi brûlèrent jadis Sodome et Gomorrhe ; cela en rappelle l'image. Mais quelle nation est sans péché ? Ceux qui viennent de la fausseté du cœur sont les plus grands. L'hypocrisie, la fourberie, l'orgueil, accablent plus les Espagnes que les autres pays. Encore l'Italie est-elle plus excusable par la servitude. Mais combien déplaît à Dieu cette humeur hautaine des prêtres, leur orgueil et leur avarice, qui les ont portés à tromper ces pauvres chrétiens par l'inquisition et par leur magnificence? Quoi! un Dieu pauvre, un Dieu doux, voilà comme on le sert!
Dans ces pays catholiques, l'amour vénal partout, les pucelages achetés des parents, la vérole sans soin de la guérir, le pauvre livré à la vermine, etc. On peut douter que les trois villes hébraïques du temps de Loth fussent aussi coupables que celle-ci.
Le roi et la reine ont été épargnés; ils étaient à leur maison de Bélem. Les églises abîmées, les palais, les ministères portugais et étrangers, que de richesses perdues! Nous craignons aussi bien des banqueroutes pour nos connaissances. Les Anglais y font de grosses pertes.
— Il y a quelques jours, il passa un globe de feu tout près de Paris, et qui pouvait le brûler. M. Cassini annonça au roi le tremblement de terre du 1er novembre (à Lisbonne), disant qu'il devait v avoir un grand mouvement sur la terre, ce qu'il avait reconnu à l'agitation du pendule de l'Observatoire.
Oh ! que la puissance publique a bien peu de principes philosophiques et politiques ! Quel heureux malheur que la destruction d'une grande ville ! Pourquoi des villes ? Pour la mollesse, pour le luxe, pour l'orgueil, pour l'agio. Que
22 novembre 1755. — La secousse à Madrid a duré sept minutes. Le roi étoit à l'Escurial; il est venu à Madrid, et a passé la nuit aux environs de cette ville sous une tente. L'église de Séville a été fendue en deux.

2 décembre. — Le tremblement de terre de Lisbonne s'est fait sentir en Hollande, et jusqu'au Groenland. Un vaisseau a péri à 150 lieues en mer. La ville de Porto est submergée.

***

Extrait du Journal de Barbier 


 Le 1er de ce mois de novembre, événement terrible dans la nature, embarrassant pour les physiciens et humiliant pour les théologiens. Il y a eu dans la ville même de Lisbonne, capitale de Portugal, bâtie sur le bord du fleuve du Tage, port de mer considérable, un tremblement de terre des plus violents, qui a duré huit ou dix minutes dans toute sa force. Les eaux du fleuve se sont élevées au-dessus des maisons. La terre s'est ouverte, et la belle partie de la ville sur le bord du Tage, le palais du Roi, les hôtels, les maisons des plus gros banquiers ont été renversés, écroulés, engloutis, et il est dit dans la Gazette de France que, pendant ce désastre du côté du port, le feu était dans l'autre partie de la ville, apparemment par un volcan. On ne sait encore des nouvelles de ce malheur que par un courrier qui est parti sur-le-champ. Le Roi et toute la famille royale étoient heureusement aux environs de la ville dans une maison de plaisance, qui ont été, dit-on, vingt-quatre heures sans avoir de quoi manger. On comptait déjà plus de cinquante mille personnes de péries (…). Le Tage a été tellement gonflé et élevé, qu'à cent lieues de là il était grossi de dix pieds. Il se fait un très gros commerce à Lisbonne. Le port est toujours rempli de vaisseaux. Ou dit que les Anglais perdent cinquante millions. La France perd aussi considérablement. Ce n'est pas tout ; cette secousse de la terre s'est fait sentir en même temps en Espagne, à Madrid et dans plusieurs villes principales. Le roi d'Espagne est sorti de sa maison de l'Escurial et a couché dans les champs, sous des tentes, ainsi que le peuple de Madrid ; la ville de Cadix a pensé être submergée. Les eaux ont renversé une chaussée et enlevé plus de deux cents personnes qui passaient dessus en voiture ou autrement. On dit même que ce tremblement s'est fait sentir à Rayonne et à Bordeaux. Ou n'a encore que des nouvelles imparfaites de ce désastre par quelques lettres et par la Gazette de France du 22 de ce mois; il y en aura apparemment une relation circonstanciée, quand on en sera mieux instruit.
Gazette de France du 22 novembre 1755

vendredi 6 novembre 2015

Le tremblement de terre de Lisbonne (1)


Par Grégory Quenet, professeur d’université, auteur  de « Les tremblements de terre en France aux XVIIe et XVIIIe siècles »
 
Grégory Quenet
Le séisme se produit un samedi, jour de la Toussaint, vers 9h40 du matin. En neuf minutes se succèdent quatre secousses, tellement violentes que le ciel est obscurci par la poussière des bâtiments qui s'écroulent et par les vapeurs sulfureuses. Quelques instants plus tard, un tsunami d'une hauteur de 5 à 10 mètres balaie la partie basse et littorale de la ville, le Terreiro do Paço , suivi d'un nouveau tremblement de terre vers 11 heures.
Lisbonne, 1755

Les chutes de cheminées, l'éparpillement des feux domestiques et parfois l'action des pillards déclenchent un gigantesque incendie qui dure cinq ou six jours. Les flammes causent d'ailleurs la plus grande partie des dégâts, notamment parmi les biens mobiliers et les marchandises, et atteignent une telle intensité qu'elles sont visibles à Santarem, à environ 70 kilomètres au nord-est. Les secousses se répéteront : plus de 500 jusqu'en septembre 1756, accentuant la panique et la désorganisation de la société lisbonnine.
(…)Le bilan matériel est impressionnant. Seuls 3000 des 20000 édifices existants demeurent habitables. Sur les 40 églises principales, 35 ont été réduites à l'état de ruine, et les autres plus ou moins endommagées. Sur 65 couvents, 11 seulement sont restés debout. La maison royale perd ses plus beaux fleurons, essentiellement à cause de l'incendie : l'église patriarcale et l'Opéra, une partie de ses collections de bijoux et de tableaux, sa bibliothèque de 70 000 volumes et le trésor gardé dans les magasins des Indes.
Les explications physiques des séismes ne sont pas une nouveauté. Depuis le Moyen Age, il est admis que, si Dieu est cause première, les causes secondes obéissent à des mécanismes physiques. En 1755-1756, la nouveauté réside dans la floraison de nouvelles théories électriques, minéralogistes, anti-newtoniennes... et dans la manière de s'interroger sur l'action humaine. Certains auteurs, comme la marquise de Bricqueville, vont même jusqu'à imputer la multiplication des secousses aux nouvelles machines électriques.
Cette approche ouvre la voie à des questions inédites sur la responsabilité des populations locales, comme sur la possibilité d'utiliser des mesures autoritaires pour protéger les habitants contre leur gré. Les très nombreuses publications qui suivent le désastre de Lisbonne, le concours organisé en 1756 par l'académie de Rouen sur la cause des tremblements de terre résonnent de ces interrogations. Le vainqueur, Isnard, souligne que « si la vie était plus chère au commun des hommes que le soin d'amasser des richesses, on ne volerait pas vers les mêmes écueils où l'on s'était déjà brisé : on ne rebâtirait jamais une ville sur le même rivage, où les tremblements de terre l'ont renversée » .
Ces débats appartiennent bien à la pensée des Lumières. Condorcet souligne que la protection contre le mal physique est un objectif à viser dans le long terme par la mobilisation des institutions académiques et l'éducation. L'inquiétude va de pair avec la tâche exaltante, mais écrasante, de devoir inventer le bonheur ici-bas.
S'impose en effet, à l'époque, l'idée qu'il revient aux hommes de lutter contre le mal. Dans ce contexte, une tragédie telle que le séisme de 1755 prend un sens nouveau. Certes, les explications et les terreurs anciennes n'ont pas disparu d'un seul coup. La plupart des livres et des journaux consacrés à la catastrophe de Lisbonne l'expliquent par la colère divine
 s'abattant sur les pécheurs. Le roi George II décrète un jour de jeûne et de repentance pour le 6 février 1756 en Angleterre et en Irlande en réponse au séisme de Lisbonne.
 Reste que, pour la première fois, le mal apparaît comme un scandale que rien ne peut justifier, ce qui s'exprime dans de nombreux écrits. La plus forte prise de position en ce sens est le Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire, dont le retentissement est considérable.
 
Lisbonne, 1755
Ces vers sont une réponse cinglante à l'« optimisme ». Dans cette conception, la catastrophe est envisagée comme un détail à l'échelle de la Création, si parfaite et si complexe que l'homme ne peut la percevoir dans son ensemble ; le mal physique, souvent incompréhensible pour l'homme, serait justifié par la Providence. Ces arguments théologiques, qui avaient connu jusque-là un grand succès, ne résistent pas à la mise en scène de la souffrance des innocents, un sentiment de scandale qui transparaît notamment dans le poème de Voltaire. En 1759, Candide ridiculise un peu plus le « tout est bien dans le meilleur des mondes possibles » de Pangloss.

Voltaire ne renonce pas tout à fait à penser la catastrophe en des termes religieux - ses écrits postérieurs témoignent d'une recherche incessante pour concilier le mal avec l'existence d'une puissance divine. Toutefois, ce qui naît à l'occasion du tremblement de terre de 1755, c'est bien une vision laïcisée de la catastrophe naturelle. Le débat scientifique se développe indépendamment de toute problématique religieuse sur la Providence. Les récits privés sur les séismes se passent des références à Dieu. Les descriptions submergent les remarques générales sur la signification de la catastrophe. C'est dans la nature et dans l'action humaine qu'il faut chercher les explications et les remèdes aux catastrophes naturelles.
Ce hiatus inédit entre Dieu et la nature introduit une figure nouvelle, celle de l' « accident », qui va dominer tout le XIXe siècle. On considérait auparavant la catastrophe naturelle comme inscrite dans un plan divin ; l'accident, lui, est un choc, une rencontre aléatoire et injustifiable. Selon cette définition, le séisme de Lisbonne est le premier « accident » moderne. De mémoire d'homme, aucune ville européenne de la taille de Lisbonne n'avait été détruite dans le passé par un tremblement de terre ; et Lisbonne n'était pas particulièrement menacée. Rien ne pouvait laisser prévoir ce drame. Une épidémie de peste mortelle, un incendie gigantesque auraient assurément moins ébranlé les contemporains.
L'accident, fruit du hasard et non d'une « colère divine », est imprévisible. Ce qui engendre une plus grande inquiétude. Mais également une plus grande liberté. Une tension apparaît entre, d'un côté, la nécessité d'essayer de prévenir les événements funestes, de l'autre, la conscience de ne jamais pouvoir définitivement réduire la part de l'imprévisible.
Ce sont donc à la fois des doutes et une confiance nouvelle dans les capacités des hommes à anticiper et à surmonter les catastrophes naturelles qui s'expriment au lendemain du séisme de Lisbonne. « Il ne serait peut-être [pas] impossible de découvrir quelque signe de l'arrivée des tremblements de terre, mais ce n'est point dans ce siècle qu'on pourrait jouir de cette découverte » , explique un participant au concours de Rouen en 1756. 

(à suivre)